Mélanges/Tome I/32

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imprimerie de la Vérité (Ip. 109-112).

LE ROLE DU JOURNAL


14 juillet 1881


L’influence des journaux sur l’avenir d’un peuple est immense.

Nous ne croyons pas au progrès nécessaire et constant du genre humain. Souvent nous reculons au lieu d’avancer. Mais il y a un art dans lequel l’homme a fait d’incontestables progrès depuis un siècle ; c’est l’art de tuer son semblable. On a inventé le canon Krupp, le fusil à aiguille, la mitrailleuse, la torpille. Et, chose étrange, les inventeurs de ces machines de mort, sont honorés publiquement et grassement payés.

Yous nous demanderez, peut-être, quel rapport il peut y avoir entre le canon Krupp, la mitrailleuse, la torpille et la presse, cette « quatrième puissance » en l’honneur de laquelle on ne manque jamais de vider un verre à la fin de chaque banquet public. Nous y voyons, quelque singulier que cela puisse paraître, une analogie parfaite.

La presse est aux intelligences, ce que les engins de guerre modernes sont aux corps : Un moyen de tuer beaucoup et de loin.

Faut-il en conclure que la presse n’opère que le mal, qu’elle soit impuissante pour le bien ? Non, assurément. De même que le canon Krupp, la mitrailleuse et la torpille peuvent servir à la défense d’une cause sainte, à repousser d’injustes invasions, de même aussi le journal peut être un instrument de bien s’il est employé à défendre la vérité contre le mensonge et l’erreur. Et de même que le soldat qui combat pour le droit peut et doit se servir des armes les plus perfectionnées, de même aussi c’est une obligation pour le chrétien de s’emparer de la presse pour mieux défendre l’Église et la société.

Mais à cause de la dépravité des hommes et de leur penchant au mal, nous croyons qu’il eût été mieux pour le monde si l’on n’eût jamais inventé, ni le fusil à aiguille ni la presse périodique.

Remarquez-le bien : nous ne disons pas que la presse soit nécessairement mauvaise. Rien, si l’on excepte le péché, n’est nécessairement mauvais. Mais le journal, se prêtant plus facilement au mal qu’au bien, offrant plus de facilités, plus de ressources aux méchants qu’aux bons, doit être considéré comme dangereux et nuisible, et, par conséquent, regrettable.

Les hommes se sont toujours fait la guerre, et ils se la feront jusqu’à la fin des siècles. Car la guerre, comme la mort, comme les maladies, comme tous les fléaux, est entrée dans le monde avec le premier péché, et comme la mort, les maladies et les autres fléaux, elle n’en sortira qu’avec le dernier fils d’Adam. Mais autrefois les guerres, même injustes, avaient quelque chose de noble. Les hommes se battaient face à face, corps à corps. Le courage et la vaillance remportaient presque toujours la victoire. Une armée, à cette époque, n’aurait pu être écrasée parce que la main d’un traître aurait rempli les cartouches de sable.

La guerre des intelligences se faisait, dans les temps anciens, par les livres manuscrits, par les discussions publiques. Le mal avait des armes, il est vrai, mais le bien possédait des avantages signalés. Le savoir et le travail pouvaient espérer de vaincre l’ignorance et la paresse.

Aujourd’hui, que voyons-nous ?

Dans les armées, la force physique et la bravoure n’ont guère de valeur. Un nain, en embuscade, peut abattre vingt colosses ; quelques torpilles, placées nuitamment, peuvent détruire toute une flotte ; la victoire dépend souvent d’un accident de terrain. Le tueur d’hommes a remplacé le soldat.

Et dans le domaine des idées ? Un seul esprit, médiocre peut, au moyen du journal, faire plus de mal dans une demi-heure que cent intelligences d’élite n’en peuvent réparer dans un an. Le journaliste se cache derrière l’anonyme, tout comme le guérilla moderne, derrière un rocher. Embusquées dans le journal, l’envie, la jalousie, la médisance, la calomnie, la haine, la vengeance, lancent leurs traits empoisonnés sur les réputations les plus pures, sur les caractères les plus nobles, sur les institutions les plus respectables, sur les choses les plus saintes. Insinuations malveillantes, faits-divers perfides, correspondances mensongères, articles diffamatoires, voilà les armes redoutables que le journal met à la disposition des méchants. Les bons, il est vrai, peuvent et doivent se servir du journal pour défendre la vérité et le droit. Mais, encore une fois, le mal trouve, dans la presse, plus de ressources que le bien.

Le journaliste a une terrible responsabilité devant Dieu et les hommes. Il exerce un pouvoir presque sans bornes. Il parle, tous les jours, à des milliers de lecteurs dont il forme imperceptiblement l’esprit et le cœur.

Beaucoup se font illusion sur l’importance du rôle que joue la presse dans la société moderne. Un grand nombre croient sincèrement ne lire les journaux que par passe-temps, ou pour se renseigner sur les affaires commerciales, qui n’ont d’autres idées que celles qu’ils puisent dans quelque feuille de trottoir. Ils y cherchent les nouvelles, les renseignements, et ils y trouvent leurs opinions et leurs préjugés.

L’eau qui tombe goutte à goutte, finit par user la pierre la plus dure. Le journal, lu aujourd’hui, lu demain, lu tous les jours, réussit à graver son image dans l’esprit le plus paresseux.

Il est absolument faux de dire que tel journal n’a pas d’influence. Il n’y a pas de feuille périodique, si mal imprimée, si mal rédigée qu’elle soit, qui n’ait sa part d’influence pour le bien ou pour le mal, qui ne creuse son sillon dans le champ des intelligences.

La presse façonne les peuples à son image, surtout si elle est mauvaise. Le peuple le plus religieux du monde, le plus soumis à l’autorité, qui ne lirait que de mauvais journaux, deviendrait, au bout de trente ans, un peuple d’impies et de révoltés. Humainement parlant, il n’y a pas de prédication qui tienne contre la mauvaise presse. Que disons-nous, grand Dieu, les miracles mêmes n’y tiennent pas ! Ne croyez-vous pas que Lourdes, Salette et Paray le Monial auraient converti la France, sans les mauvais journaux ?

Avons-nous besoin de dire que, pour être bon, le journal doit être catholique, et que plus une feuille s’éloigne de la vraie doctrine, plus elle est mauvaise. L’indifférentisme n’est pas plus permis en journalisme qu’en politique. La parole de Notre-Seigneur : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui ne ramasse point répand, » s’adresse indistinctement à tous les hommes.

Est-il nécessaire qu’un journal, pour être bon, parle sans cesse de religion ? Non, mais il doit toujours être prêt à la défendre, il doit réfuter les erreurs qui se produisent dans la mauvaise presse, à la tribune, au parlement, dans les livres. Il doit apprécier les événements au point de vue de la justice éternelle, et ne jamais faire appel aux préjugés ni aux mauvaises passions, ne jamais trahir la vérité lorsqu’elle est attaquée, ne jamais transiger sur les principes immuables. Le mensonge, les propos scandaleux, les grivoiseries, lui sont rigoureusement interdits.

Les journaux « purement scientifiques, » « purement littéraires, » purement politiques, « purement d’affaires » sont mauvais, ou plutôt impossibles. Car il est impossible, et si c’était possible, il ne serait pas permis d’exclure toute idée de Dieu de la science, de la littérature, de la politique et des affaires. Une science athée, une littérature athée, une politique athée, des affaires athées, voilà le hideux rêve des philosophes modernes.

Il faut que l’homme de science, l’homme d’état, le littérateur et le négociant tiennent compte de Dieu. Ce sont là des vérités élémentaires. Qu’ils sont nombreux, cependant, ceux qui les ignorent ou qui agissent comme s’ils les ignoraient ? Pour notre part, nous voulons donner le bon exemple en les pratiquant rigoureusement nous-même.