Mélanges/Tome I/62

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imprimerie de la Vérité (Ip. 189-193).

COLONISATION


LES ABUS QUI LA PARALYSENT
LE REMÈDE


1er octobre 1880[1]


En 1869, la législature de Québec votait une loi concernant la vente et l’administration des terres publiques. Cette loi, sans être parfaite, était passable. En 1872, en 1875, en 1878 on l’a amendée, c’est-à-dire mutilée. Aujourd’hui, la loi est non-seulement lettre morte, c’est un véritable embarras. Ce sont surtout les modifications apportées à la loi en 1872 (36 Victoria chapitre 8) et en 1878 (41 et 42 Victoria, chapitre 5) qui ont fait de ce statut une plaie publique.

En 1872, par une philantropie mal entendue et sous prétexte de favoriser les colons, la législature décréta ce qui suit :

Article 9. Chaque fois que sous l’autorité de la vingtième section de l’acte ci-dessus cité, le commissaire des terres de la couronne révoquera aucune vente, permis d’occupation, tenure par bail ou licence, une telle révocation constituera une confiscation pleine ou entière de toutes sommes de deniers payées pour l’achat, la concession, l’occupation ou la tenure par bail, etc., mais le dit commissaire pourra, en tout temps, accorder toute compensation ou indemnité qu’il croira juste et équitable ; pourvu que chaque fois qu’un billet de location aura été annulé, il en sera donné avis dans la Gazette Officielle de Québec, et cet avis sera affiché à la porte de l’église la plus rap- prochée du lot ou des lots dont le billet de location aura été annulé ; et il sera loisible au possesseur du dit lot ou lots, dans l’espace de soixante jours de la date de telle publication et affichage et tel avis, d’en appeler au lieutenant-gouverneur en conseil, et le commissaire des terres de la couronne ne disposera d’aucun des dits lots en faveur d’aucune autre personne, jusqu’à ce que le dit délai soit expiré, ou l’appel, s’il y en a, soit décidé.

C’était déjà rendre l’annulation de la vente des lots très difficile, en ajoutant à la loi un tourniquet dont les spéculateurs, et non les colons de bonne foi, profitèrent. Mais voici l’amendement que le gouvernement libéral fit adopter en 1878.

Article I.   Chaque fois que le commissaire des terres de la couronne jugera convenable d’annuler, en vertu des dispositions de la vingtième section de l’acte concernant la vente et l’administration des terres publiques, 32 Victoria chap. II, aucune vente ou permis d’occupation de terres situées dans une ou plusieurs municipalités, il devra publier au moins deux fois dans la Gazette Officielle de Québec, une liste des terres dont il a l’intention de canceller la vente ou le permis d’occupation, avec un avis annonçant que, deux mois après la date de cette dernière publication du dit avis, il annulera telle vente ou permis d’occupation.

Les deux articles suivants pourvoient à l’affichage par le secrétaire-trésorier de la liste des terres dont il s’agit d’annuler la vente et à l’avertissement, par carte postale, des occupants menacés.

À partir du jour où ces amendements furent sanctionnés, l’annulation de la vente d’un lot devint pratiquement impossible : Et voici comment :

M. X. a plusieurs lots sur lesquels il n’a rempli aucune des conditions exigées par la loi, lesquelles sont : occupation de la terre dans les six mois de la date de la vente et pendant deux ans, défrichement et culture, dans quatre ans, de dix arpents par cent et construction d’une maison habitable d’au moins seize pieds sur vingt. Le département veut annuler la vente et donne l’avis préalable, voulu par l’amendement. Aussitôt M. X., qui est un homme plus ou moins influent dans son comté, va trouver son député, si celui-ci est ministériel ; le député glisse un mot tout bas à l’oreille du ministre et l’avis disparaît, et la vente n’est pas annulée. Si le député de M. X. n’a pas le bonheur d’être ministériel, M. X. fera jouer d’autres ficelles. Le résultat sera le même.

Cet amendement est tout à l’avantage du spéculateur. Le véritable colon n’en profite nullement. D’abord, parce que le colon de bonne foi remplit généralement les conditions de la vente. Et ensuite parce que aucun commissaire, à moins que ce ne soit un véritable barbare, ne songera jamais à annuler la vente d’un lot faite à un colon de bonne foi, mais qu’un malheur aurait empêché de remplir à la lettre les conditions que la loi lui impose. Et en troisième lieu, supposez un commissaire barbare et un colon malheureux, mais sincère, croyez-vous en bonne vérité que ce dernier pourra jamais faire jouer assez de ficelles pour garder son lot ?

Grâce au système actuel, il y a des centaines, des milliers de lots pris par des spéculateurs qui n’ont jamais rempli, qui ne rempliront jamais, et qui n’ont pas l’intention de remplir une seule des conditions voulues par le statut. Ils se sont emparés des meilleures terres publiques de la province et ils attendent qu’elles aient pris de la valeur pour les vendre à gros profits. Si vous ne me croyez pas, allez visiter n’importe quel township et vous vous convaincrez facilement que je n’exagère rien. Je connais tel endroit où il y a treize lots de suite qui ont été pris par le même individu et sur lesquels il n’y a pas un arbre d’abattu. Et il y a un nombre illimité de cas semblables.

Cet état de choses, on le conçoit sans peine, paralyse nécessairement la colonisation. Un colon voudrait s’établir sur un lot pris par un spéculateur qui n’a pas rempli les conditions voulues. Mais il lui faut d’abord faire annuler la vente. Je suppose un colon qui puisse faire jouer plus de ficelles que le spéculateur, ce qui est très difficile à concevoir. Il réussit enfin à convaincre le département que le lot sur lequel il veut s’établir doit être enlevé au spéculateur ; il lui faut attendre au moins quatre mois et demi avant de pouvoir se mettre à l’œuvre — Deux insertions de l’avis dans la Gazette officielle, deux mois de délai après la dernière insertion avant que l’annulation puisse se faire, et après l’annulation, un autre délai de deux mois avant que le lot puisse être vendu. Ainsi en supposant que tout aille comme sur des roulettes, le colon devra attendre quatre mois et demi avant de prendre possession de son lot. Très probablement, le « galon rouge » aidant, le délai sera de cinq, six ou sept mois, peut-être plus encore. Quel est le pauvre diable de colon, je vous le demande, qui va entreprendre une pareille procédure ?

Et si le colon se place à côté des lots de notre spéculateur, quel est le sort qui lui est réservé ? Pendant des années, il mangera des mouches, ou plutôt les mouches le mangeront, il n’aura pas de voisins, pas de chemins. Et par son dur labeur il donnera de la valeur aux terres de son puissant rival qui se moquera de lui, de la loi et du commissaire des terres de la couronne.

Ce n’est pas un tableau de fantaisie que je fais là, c’est la triste et navrante vérité. C’est l’histoire de chaque jour, de chaque nouvel établissement. Et l’on prétend qu’il est possible de coloniser sérieusement dans de telles conditions et que la loi est faite pour protéger le colon de bonne foi ! Comme dirait M. Frs. Langelier, l’auteur des amendements de 1878, « c’est une mauvaise plaisanterie. »

Mais quel remède peut-on apporter à tous ces maux ?

D’abord, il faut faire disparaître de nos statuts les amendements ridicules qui rendent la loi lettre morte. Il faut faire une guerre sans miséricorde aux spéculateurs. Il faut protéger le vrai colon en exigeant rigoureusement que ceux qui prennent des lots les défrichent et les occupent, ou les fassent défricher et occuper par d’autres. Voilà ce qu’il est absolument nécessaire de faire sans délai si l’on veut que la colonisation, sorte de l’état de langueur où elle se trouve.

Mais il y a une réforme bien plus radicale encore qui est réclamée par tous les gens éclairés, par tous ceux qui connaissent les besoins de la colonisation et qui ont vraiment à cœur cette œuvre nationale : Il faut soustraire la colonisation et l’agriculture aux intrigues, aux tiraillements politiques.

Qu’on crée un département de colonisation et d’agriculture, à l’instar du département de l’instruction publique, sur lequel le gouvernement et la législature auraient la haute surveillance[2] mais où les misérables tireurs de ficelles n’auraient pas accès.

Qu’on nous donne un surintendant qui connaisse son métier et qui soit à l’abri des funestes influences de celui-ci et de celui-là ; qu’on nous donne un département bien organisé, avec des règlements sensés et avec un ou deux « grands voyers » qui voyageraient continuellement et qui auraient l’œil partout, et alors la colonisation, au lieu de languir, prendra un merveilleux élan.


  1. Cet article a paru dans le Canadien, de Québec, dont nous étions alors l’un des rédacteurs.
  2. Il ne faut pas conclure de là que la constitution du département de l’instruction publique repose sur un principe admissible. Une organisation qui serait excellente pour la colonisation ne convient pas nécessairement à l’éducation. Car la colonisation relève de l’État, tandis que l’éducation relève, de droit, de l’autorité domestique et de l’autorité religieuse, et non point du pouvoir civil.