Mélanges/Tome I/82

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imprimerie de la Vérité (Ip. 292-294).

LE LIEN COLONIAL


1er septembre 1881.


Certain journal canadien-français[1] de cette ville affecte depuis, quelque temps, un attachement excessif au « lien colonial. » Cet espèce d’engouement pour la « métropole » qui se manifeste tout à coup chez notre confrère, nous agace autant qu’il nous mystifie.

Il faut rendre justice à l’Angleterre, sans doute, mais il faut le faire sans tomber dans le lyrisme, chose déplorable.

Si le Canada français n’a pas été traité comme l’Irlande, il faut se rappeler que c’est une simple question de géographie qui en est la cause. Notre proximité des États-Unis nous a valu bien des « faveurs » que nous aurions vainement demandées à la « sympathie » et à la « générosité » de la fière Albion. N’oublions pas cela. Et n’oublions pas non plus que si nous n’avons pas été absorbés, écrasés, anéantis, ce n’est pas la faute de l’Angleterre. Elle y a travaillé constamment pendant près d’un siècle.

Aujourd’hui, il est vrai, nous jouissions d’une pleine liberté : mais si l’Angleterre nous a rendu justice, c’est en partie parce qu’elle ne pouvait pas, ou qu’elle n’osait pas faire autrement, et en parti aussi parce que nous maltraiter n’était pas une affaire payante.

Tout cela, il me semble, n’exige point, de notre part, une reconnaissance sans borne, encore moins l’aplatissement.

Et ce lien colonial, bien coupable serait celui qui voudrait le briser par des moyens violents ; mais bien naïf serait le journaliste qui prétendrait que ce lien doit exister éternellement Le Canada n’est plus d’aucune utilité pour l’Angleterre, qui, par conséquent, ne doit pas tenir mordicus à nous garder sous sa tutelle.

Et de notre côté, avons-nous un besoin impérieux du « lien colonial ? » Qu’est-ce que ce lien nous donne en vérité ?

L’honneur de faire partie de l’empire britannique sur lequel le soleil ne se couche jamais. C’est un grand honneur, indubitablement, mais cet honneur n’est accompagné d’aucun avantage matériel bien apparent, et il pourrait bien nous causer des désagréments sérieux.

Par exemple, que l’Angleterre et les États-Unis s’avisent un bon matin de se quereller et de régler leur différend à coups de canons, c’est vraisemblablement notre pays qui serait le principal théâtre d’une guerre dans laquelle nous n’aurions aucun intérêt.

Le « lien colonial », dit-on, nous empêchera un jour d’être englobés par notre puissante voisine. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Comme nous venons de le dire, une guerre entre les États-Unis et la Grande Bretagne est chose fort possible. Advenant cette guerre, et advenant une victoire américaine, ce qui est encore possible, quel serait le sort du Canada ? Notre pays serait annexé infailliblement à la République voisine, sans que nous eussions rien fait pour mériter ce châtiment.

Nous voulons être bien compris : Nous ne désirons lias que l’on commence une agitation politique pour obtenir la rupture du lien colonial ; cette rupture, nous en sommes certain, ne manquera pas de s’opérer tôt ou tard sans que nous y mettions la main. Du reste, notre position est satisfaisante, pour le moment, et nous aurions tort de nous en plaindre.

Nos observations n’ont d’autre but que de faire comprendre à qui de droit que le lyrisme n’est pas de mise en parlant de l’Angleterre et du « lien colonial. » Soyons justes, soyons respectueux, mais soyons dignes. Surtout, tenons-nous debout pour parler à la Grande Bretagne. Nous avons droit à cette position, n’y renonçons pas.


  1. Le Canadien.