Mélanges/Tome I/89

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imprimerie de la Vérité (Ip. 306-310).

LES PARTIS POLITIQUES
QU’EST-CE QU’UN CONSERVATEUR ?

8 avril 1882

Nous croyons le moment opportun d’étudier froidement, sans passion comme sans faiblesse, la position et les principes des partis politiques dans la province de Québec. C’est ce que nous allons faire dans la série d’articles que nous commençons aujourd’hui.

Placé en dehors de toutes les organisations politiques, n’ayant d’autre but que d’éclairer et de former l’opinion, nous nous proposons de dire la vérité, et rien autre chose que la vérité.

Conservateur, libéral. Voilà deux mots qui se prononcent souvent dans la province de Québec. Mais nous serions curieux de connaître le nombre de nos compatriotes, même parmi les gens instruits, qui comprennent bien ce que ces deux mots signifient. Combien de gens, qui se disent conservateurs, seraient fort empêchés de répondre à cette simple question : Qu’est-ce qu’un conservateur ? Et combien de braves Canadiens affichent leur alliance au parti libéral, sans s’être jamais demandé quelles sont les doctrines de ce parti.

Les journaux de parti parlent beaucoup de conservatisme et de libéralisme, mais plusieurs d’entre eux ne paraissent pas avoir une notion bien claire du sujet qu’ils traitent. Parmi les journaux qui appuient ce qu’on appelle le parti conservateur, on en voit de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. S’il y a moins de nuances d’opinion dans la presse dite libérale, c’est uniquement parce qu’elle est moins nombreuse.

Mais laissons de côté pour le moment les organes des partis politiques ; nous aurons occasion de nous en occuper plus tard ; et abordons la question : Que signifient les mots conservateur et libéral ?

Les libéraux disent que le parti conservateur se nomme ainsi parce qu’il fait des efforts inouïs pour conserver le pouvoir lorsqu’il le possède, et pour l’obtenir lorsqu’il en est privé.

Admettons que cela soit. Ne pourrait-on pas, avec non moins de raison, appeler les libéraux des conservateurs ? Car, franchement parlant, et tout esprit de parti mis de côté, est-ce que les libéraux ne paraissent pas aimer le pouvoir autant que leurs adversaires ?

Les conservateurs, eux, disent qu’ils se donnent ce titre parce qu’ils veulent conserver les institutions existantes. Sans nous demander aujourd’hui si tous ceux qui prétendent au titre de conservateurs travaillent réellement au maintien de nos institutions, voyons si cette définition du mot conservateur est bien ce qu’une définition doit être.

Si toutes les institutions de tous les pays étaient ce qu’elles devraient être, si partout elles étaient basées sur la justice, si toujours elles respectaient ce qu’il faut respecter, alors on pourrait dire que le vrai conservatisme est le maintien de l’état de choses existant. Mais il peut fort bien arriver, et de fait il arrive très souvent que les lois, les institutions d’un pays lèsent profondément la justice, oppriment les consciences, gênent l’Église. Pourrait-on dire que ceux qui veulent le maintien de ces lois et de ces institutions sont de vrais conservateurs ? Évidemment non. Il faut donc chercher ailleurs une définition du mot conservateur, une définition catholique, c’est-à-dire une définition qui puisse s’appliquer à tous les peuples, à tous les temps, à toutes les situations.

Un vrai conservateur est un homme qui travaille à la conservation, non de certaines lois, non de telle ou telle institution, non du statu quo, mais de la nation. Et comment doit-il y travailler ? Par la justice. Justitia elevat gentes. C’est la justice qui élève les peuples et les conserve. Et qu’est-ce que la justice ? C’est la vertu qui nous porte à rendre à chacun ce qui lui est dû. Un auteur français a dit que « la justice est le premier besoin des peuples et la sauvegarde des gouvernements. » Tout homme qui aime réellement la justice est vraiment conservateur, et tout homme qui n’aime pas la justice n’est pas conservateur, quel que soit le nom qu’il se donne. Or, tout homme qui est parfaitement pénétré de l’esprit de Jésus-Christ, tout homme qui est, sincèrement chrétien, aime la justice. Donc, tout bon catholique est vraiment conservateur dans la plus large acception du mot, et plus il s’éloigne de la Vérité du Christ, moins il est conservateur.

On dira peut-être que cette définition ne peut pas s’appliquer au Canada pour plusieurs raisons. D’abord, on prétend souvent que les institutions de notre pays sont à peu près parfaites, et qu’en travaillant à les conserver on travaille à la conservation nationale. Il nous sera donné, plus d’une fois, d’examiner avec nos lectures, si toutes nos institutions, toutes nos lois sont aussi parfaites qu’on le croit. Mais admettons, pour un instant, que tel soit le cas. Ces institutions, ces lois peuvent changer ; de bonnes qu’elles sont, elles peuvent devenir mauvaises. Faudrait-il alors, tout de même, donner à celui qui travaillerait à les maintenir le titre de conservateur ? La réponse est facile. Il convient donc de trouver, dès à présent, une définition du mot conservateur qui puisse toujours être vraie. Cette définition, nous l’avons donnée, nous la répétons : le vrai conservateur est celui qui aime la justice.

Et pense-t-on, par exemple, qu’on doive donner le titre de conservateur à un homme qui corrompt le peuple, qui le fait boire, qui le démoralise de toutes manières sous prétexte de conserver les lois et les institutions du pays ? Est-ce que celui-là travaille à conserver la nation ? Le gros bon sens de nos lecteurs répondra pour nous.

Mais, nous dira-t-on encore, votre définition ne peut pas s’appliquer à notre pays, parce qu’il faut tenir compte des protestants. Il ne faut pas oublier que nous vivons dans un pays dont la population est mixte.

Nous tenons compte des protestants, et nous disons que la règle que nous avons posée pour juger du conservatisme d’un homme s’applique aussi bien à eux qu’aux catholiques.

Il y a des protestants qui possèdent des vérités, qui pratiquent des vertus, qui ont conservé, en un mot, une partie de l’antique Foi. Et ils ne sont quelque chose que parce qu’ils n’ont pu se débarrasser de toutes les vérités qu’enseigne l’Église. Ceux qui nient tout, l’enseignement catholique ne sont pas des protestants, mais des athées. Or moins un protestant s’éloigne des doctrines de l’Église, plus il aime la justice, plus, par conséquent, il est vraiment conservateur. Notre définition s’applique donc à tout le monde, aux catholiques comme aux protestants. Aimez la justice, faites tous vos efforts pour la faire triompher, et vous travaillerez, par là, à conserver votre pays, vous serez de véritables conservateurs.

Les saints sont les plus grands conservateurs du monde. De là, il ne faut pas conclure à la sainteté de tous ceux qui se disent conservateurs, et dont le conservatisme consiste trop souvent à suivre aveuglément, à tort et à travers, certains chefs politiques.

Dans un prochain article nous répondrons à la question : Qu’est-ce qu’un libéral ?