Mélanges/Tome I/95

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imprimerie de la Vérité (Ip. 323-326).

LE DROIT DE VETO

15 avril 1882

Le président des États-Unis vient de refuser sa sanction au projet de loi, voté à une forte majorité par les deux chambres du congrès, pour prohiber l’immigration chinoise pendant vingt ans. En conséquence, ce bill tombe à l’eau, à moins qu’il ne soit voté de nouveau par les chambres à une majorité des deux tiers des membres, ce qui n’est guère probable.

Ce droit de veto que possède le président des États-Unis, et qu’il exerce très fréquemment pour défaire ce que les chambres ont fait, offre un singulier contraste avec nos institutions politiques. Et au risque de scandaliser les admirateurs quand même du système de gouvernement anglais, nous avouons franchement que nous trouvons la constitution américaine beaucoup supérieure à la nôtre.

Quoi qu’on en dise, la constitution américaine est plus conservatrice, dans le vrai sens du mot, que la constitution de notre pays ; l’unité du pouvoir y est beaucoup mieux conservée qu’ici ou en Angleterre.

Au Canada et en Angleterre, le droit de veto existe en théorie, mais depuis quarante ou cinquante ans, l’élément populaire, la chambre des communes, a tellement empiété sur les droits du souverain, que ce pouvoir de refuser sa sanction à un projet de loi, pouvoir inhérent à la couronne, est lettre morte.

Si le gouverneur-général du Canada, par exemple, s’avisait de faire ce que le président des États-Unis vient de faire, s’il mettait son veto sur un bill populaire voté par les deux chambres à une forte majorité, quel concert de récriminations n’entendrions-nous pas ! Et s’il persistait dans son refus de sanctionner le bill, et s’il était soutenu par l’Angleterre, nous serions dans quelques semaines au beau milieu d’une révolution.

Il en serait de même en Angleterre, si la reine osait exercer sa prérogative royale à l’encontre de la volonté des chambres. Elle serait obligée de « se soumettre ou de se démettre, » heureuse encore si elle ne payait pas de sa tête son acte de témérité.

Aux États-Unis, quand le président jette un bill au panier, il n’y a pas la plus légère commotion populaire ; les plus chauds partisans du malheureux projet grognent un peut ; mais personne ne songe à contester au président son droit de veto, personne ne le menace.

Sans être admirateur aveugle des États-Unis, et tout en repoussant l’idée de l’annexion, nous sommes bien forcés d’admettre que la constitution américaine n’est pas aussi démagogique qu’on le croit ordinairement : qu’elle est même bien moins démagogique que le système de gouvernement anglais, gâté comme il l’est par le parlementarisme des quarante dernières années.

Aux États-Unis, la constitution est meilleure que le peuple qu’elle régit ; c’est elle qui tient ensemble ces éléments disparates, c’est elle qui en fait, si non une nation homogène, au moins un peuple.



29 avril 1882

Le Canada émet une singulière théorie constitutionnelle au sujet du droit de veto que possède la couronne et ses représentants. Cette théorie confirme ce que nous avons dit dans un récent article sur nos mœurs politiques comparées aux mœurs politiques des habitants de la République voisine. Nous avons soutenu que les Anglais et les Canadiens sont plus démagogiques, qu’ils reconnaissent moins l’unité du pouvoir que les Américains. Et pour prouver notre thèse, nous avons cité l’exemple du président Arthur qui a refusé de sanctionner le bill supprimant pendant vingt ans l’immigration chinoise, bien que ce bill eût été voté par les deux chambres à une forte majorité. Cet exercice du droit de veto n’a soulevé aucune tempête populaire aux États-Unis. Nous ajoutions qu’un semblable acte de la part de la reine d’Angleterre ou du gouverneur-général du Canada causerait une commotion extraordinaire et nous conduirait peut-être à la révolution. Depuis quarante ans, la démagogie a fait de si terribles ravages dans les pays soumis au régime anglais qu’aujourd’hui les droits de la couronne et du chef de l’État sont absolument détruits. Nous sommes régis par le parlementarisme pur, ce qui est la pire de toutes les formes de gouvernement.

Le Canada vient confirmer notre manière de voir. Sous le titre de Trop de zèle, il blâme ceux qui font des démarches auprès du gouverneur-général pour l’engager à opposer son veto au fameux bill de M. Girouard concernant le mariage entre beaux-frères et belles-sœurs. Notre confrère fait la déclaration de principes que voici :

L’exercice des prérogatives royales n’est plus de notre pays, terre d’Amérique. Aussi serions-nous peiné de voir se réaliser le sort dont est menacé le bill de M. Girouard.

Notre confrère admet que le bill de M. Girouard est inconstitutionnel, qu’il constitue un véritable empiètement de la part du parlement fédéral sur les droits des législatures locales, et cependant, chose singulière, il veut que le gouverneur-général le sanctionne comme si rien n’en était. Il faut que le parlementarisme, c’est-à-dire le culte de la majorité, ait une terrible prise sur celui qui tient la plume au Canada pour le faire parler de la sorte.

Nous ne partageons nullement la manière de voir de notre confrère. Nous sommes en faveur du sage exercice des prérogatives royales, car nous aimons cent fois mieux vivre sous une monarchie tempérée que sous le parlementarisme moderne qui n’est autre chose que le droit de la force.

Nous croyons que c’est le devoir du gouverneur-général de protéger la constitution contre les empiètements des parlementaristes Si le bill de M. Girouard constitue un empiètement, de la part du fédéral sur les droits des provinces, ce n’est pas une majorité parlementaire qui peut lui enlever ce vice radical, et le gouverneur-général devrait certainement y opposer son veto.