Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec Malthus

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Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 286-314).
À M. MALTHUS.


Monsieur,


J’ai en le plaisir de recevoir l’exemplaire des Definitions in political Economy que vous m’avez destiné, et je suis extrêmement sensible à ce souvenir de votre part. Vous ne pouvez douter du grand intérêt que j’ai mis à la lecture de cet ouvrage qui contribuera beaucoup aux progrès de l’économie politique ; car on ne dispute le plus souvent que faute de s’entendre. Il facilitera pour beaucoup de Français l’intelligence des ouvrages écrits en votre langue.

Vous avez, monsieur, heureusement surmonté, dans bien des cas, une difficulté qui accompagne toutes les définitions et surtout en économie politique. Il est rare qu’une définition puisse suffire pour faire entendre la nature d’une chose et ses propriétés, parce que, dans la plupart des cas, sa nature est compliquée et ses propriétés nombreuses. Veut-on faire connaître une chose sous tous ses rapports ? la définition devient trop longue. Si l’on ne caractérise que les rapports principaux, elle est incomplète. De quelque manière qu’on s’y prenne on prête à la critique ; je l’ai éprouvé ; vous l’éprouverez peut-être, et cependant je me flatte que nos efforts n’auront pas été superflus.

Je n’entreprendrai point de vous dire tous les endroits de votre dernier ouvrage que j’ai admirés, ils sont trop nombreux pour les relever, et je vous avoue que dans vos attaques contre MM. Macculloch et Ricardo en particulier, l’expérience et la raison me paraissent entièrement de votre côté. Je suis sensible aux expressions obligeantes dont vous accompagnez mon nom dans plusieurs endroits du livre ; mais je crois vous devoir quelques explications sur les endroits où vous me refusez votre suffrage. Il m’est trop précieux pour que je ne cherche pas à le conquérir.

Vous dites, page 19 : He (M. Say) has strangely identified utility and value, and made the utility of a commodity proportionnal to its value, etc.

Vingt passages de mon Traité indiquent cependant bien clairement que je n’attribue de la valeur qu’à l’utilité qui a été donnée par l’industrie. Je dis que les hommes ne mettent aucun prix à ce qui n’est bon à rien ; mais non que tout ce qui est utile a un prix. La plus légère observation aurait suffi pour me donner un démenti ; ma doctrine entière prouve le contraire. Je dis (4e éd., t. 2, pag. 5) : Des besoins des hommes les uns sont satisfaits par l’usage que nous faisons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. (Voilà bien les choses qui possèdent ce que Smith appelle a value in use) comme elle (la nature) les donne à tous, personne n’est obligé de les acquérir au prix d’un sacrifice quelconque. Elles n’ont donc point de valeur échangeable.

Je poursuis en disant : D’autres besoins ne peuvent être satisfaits que par l’usage que nous faisons de certaines choses auxquelles on n’a pu donner l’utilité qu’elles ont, sans leur avoir fait subir une modification, sans avoir opéré un changement dans leur état, sans avoir pour cet effet surmonté une difficulté quelconque. Tels sont les biens que nous n’obtenons que par les procédés de l’agriculture, du commerce ou des arts. Ce sont les seuls qui aient une valeur échangeable. Ne voilà-t-il pas the value in exchange de Smith !

Pouvez-vous équitablement dire que je confonds l’utilité avec la valeur, tandis que je distingue l’utilité qui se paie et celle qui ne se paie pas ?

Vous posez, monsieur, quatre règles fort sages pour l’emploi des termes : 1o vous voulez que le sens qu’on y attache ne contredise pas celui qu’un usage général leur attribue. Je n’ai fait qu’analyser le sens qu’on attache au mot utilité ; je ne l’ai point détourné. 2o Vous voulez qu’on adopte le sens des auteurs qui font autorité, à moins qu’on ne donne de bonnes raisons pour le changer ; je corrobore et j’explique, dans le cas ci-dessus, l’expression de Smith. 3o Vous voulez que le nouvel emploi que l’on fait d’une expression contribue aux progrès de la science. Il m’a semblé qu’en montrant que la production consiste uniquement à donner de la valeur en donnant de l’utilité, j’ai posé l’économie politique sur sa véritable base. 4o Vous voulez que le sens adopté soit toujours conforme à lui-même et s’accorde avec celui de tous les autres termes : or, on convient généralement sur le continent que le sens que je donne au mot utilité est concordant avec toute ma doctrine. Nul auteur, jusqu’à votre dernier ouvrage, n’avait, je crois, donné comme moi un gage de cette concordance en rapprochant, comme je l’ai fait dans mon Épitome, tous les termes employés dans mes ouvrages et en montrant les rapports qui les lient.

Si le terme utilité en particulier est conforme aux règles que vous-même avez posées, comment pouvez-vous m’accuser de les avoir violées toutes les quatre à l’occasion de ce mot ? J’en appelle à votre justice.

En même temps que je prends la défense du mot utilité, comme le seul propre à faire entendre en quoi consiste la production, je confesserai que ma doctrine des débouchés que vous avez combattue dans vos autres ouvrages, et dans celui-ci (page 65), est en effet sujette à quelques restrictions. Je l’ai tellement senti que, dans la cinquième édition de mon Traité (tome Ier, page 194 et suivantes), qui a été publiée en trois volumes à la fin de l’année dernière, j’ai exposé cette restriction, quoique MM. Ricardo, Mill et M’Culloch aient adopté ma doctrine à cet égard, et que le ministère actuel de la Grande-Bretagne en ait fait la base de son nouveau système commercial ; il vaut mieux s’attacher à l’investigation des faits et de leur enchaînement qu’à des syllogismes. Dans cette cinquième édition, j’ai en même temps combattu vivement les abstractions sur lesquelles on bâtit une économie politique idéale. Je regrette beaucoup qu’il ne me reste pas un seul exemplaire à vous offrir de cette dernière édition, dont plusieurs parties sont complètement récrites et corrigées.

Je me trouve heureux que vous ayez donné (bien que tacitement) votre approbation à une doctrine que j’ai mise en avant le premier, qui a été adoptée en Russie, en Allemagne, en Italie, mais point que je sache jusqu’à ce moment par les économistes anglais. J’ai distingué, comme vous savez, dans l’œuvre de la production, le capital du service que rend le capital ; la valeur de ce service peut être représentée par l’intérêt, valeur différente de celle du capital, de même que le service que rend la terre est représenté par le fermage (rent), dont la valeur est autre que la valeur de la terre. C’est sur ce fondement que j’ai admis trois sortes de services productifs, tandis que les économistes anglais n’en admettent qu’un, celui de l’industrie (labour). C’est sur le même fondement que vous admettez (page 201) le profit du capital comme un des élémens de la valeur des choses, et que dans vos définitions (page 242) vous mettez au rang des services productifs (conditions of the supply of commodities) le percentage qui représente le secours que l’industrieux tire d’un capital. Mais pourquoi refusez-vous au service de la terre, quand elle est une propriété, ce que vous accordez au service du capital ?

La doctrine de Ricardo, que le profit de la terre ne fait pas partie du prix des choses, vous fait-elle illusion ? Mais vous admettez-vous-même (page 216), aussi bien que moi, que the numbers, powers, and wants of those who wish to obtain a commodity, is the foundation of all value. Cela étant, les besoins des hommes, dans un certain état de la société, ne peuvent-ils pas être tels qu’ils mettront un prix aux services que peut rendre un fonds de terre, et qu’ils paieront en conséquence ce service à celui qui est propriétaire de la terre, de même qu’ils paient au manouvrier propriétaire de deux bras le service que deux bras peuvent rendre ?

Encore un mot, monsieur, au sujet des produits immatériels auxquels vous refusez impitoyablement le nom de produits, quoique vous-même ayez créé de beaux et bons produits de ce genre. Est-ce parce qu’ils ne peuvent rien ajouter au capital du pays ? Mais quand un propriétaire foncier a consommé dans l’année son revenu de l’année, il n’a pas ajouté la moindre valeur au capital du pays : on ne nie pourtant pas que sa terre, son capital et son industrie aient donné un produit égal à ce qu’il a consommé. De même, quand un service personnel a été rendu, il y a eu un besoin satisfait par un service qui a été payé et consommé ; il est donc un produit au même titre que la satisfaction produite par une pêche qu’on a mangée, à laquelle vous ne refusez pas d’être un produit, quoiqu’il n’en reste rien au bout de l’an. Tous les économistes de la Grande-Bretagne nieraient cette vérité, qu’elle n’en existerait pas moins ; et ils s’exposeraient à ce qu’on leur fît la célèbre réponse de Galilée : E pur si muove.

J’espère, monsieur, que vous me pardonnerez la franchise de mes observations, qui ne me sont dictées que par l’amour de notre belle science, et par le cas infini que je fais de votre caractère et de vos opinions. Je ne finirai pas ma lettre sans rendre de nouveaux hommages aux clartés qui résultent de votre dernier travail, que je contribuerai à faire connaître à notre public par une notice dans la Revue encyclopédique.

Agréez de nouveau l’assurance de ma haute considération et de mon respectueux dévouement.

Paris, 24 février 1817.


M. MALTHUS à J.-B. SAY


Mon cher Monsieur,


Votre obligeante et intéressante lettre, de même que le présent qui l’accompagnait[1], par la faute des libraires, ne me sont parvenus qu’à la fin de mai. Je partais de chez moi, et depuis ce moment, ayant souvent changé de place et ayant eu beaucoup d’affaires, il m’a été impossible d’écrire.

Je suis bien satisfait de voir que vous approuviez en grande partie mon dernier ouvrage, et que vous pensiez que j’ai réussi à aplanir plusieurs des difficultés qui appartiennent aux définitions en économie politique.

Je serais bien fâché d’avoir mal représenté quelqu’une de vos idées, et vous me rendez certainement la justice de croire que ce n’a pas été à dessein. Je conviens, quoique peut-être je ne l’aie pas exprimé assez clairement dans mon livre, que vous n’attribuez pas de la valeur à toutes sortes d’utilités qui ne sont pas le résultat d’un travail ; que vous faites une distinction non moins juste qu’importante entre les richesses sociales et les richesses naturelles ; et que vous considérez les premières comme ayant une valeur d’échange que les autres n’ont pas ; mais je soumets à votre candeur de décider si ce que j’ai dit, dans la dernière partie de la phrase citée dans votre lettre, ne doit pas être considéré comme une explication de ce qui se trouve dans la première partie, et si la dernière partie n’est pas complètement justifiée par la doctrine contenue dans ce passage de votre dernière édition, que je viens de me procurer : « La chose la plus inutile et même la plus incommode, comme un manteau de cour, a ce qu’on appelle ici son utilité, si l’usage dont elle est, quel qu’il soit, suffit pour qu’on y attache un prix. Ce prix est la mesure de l’utilité qu’elle a au jugement des hommes, de la satisfaction qu’ils retirent de sa consommation. » J’avoue que l’espèce d’utilité caractérisée par le terme inutile est fort distincte de l’utilité à laquelle vous faites allusion lorsque vous dites que le prix d’une chose est la mesure de l’utilité qu’elle a.

De même, lorsque vous citez le cas dans lequel l’utilité d’un objet ne vaut pas ce qu’elle coûte, le sens dans lequel le mot utilité doit être pris est tout-à-fait différent de celui qu’un lui donne communément. Dans le nouveau sens que vous lui donnez, vous seriez forcé d’avouer que la quantité de nourriture, qui vaut, suivant le cours du jour, 1000 livres sterling, n’est pas plus utile qu’un diamant du même prix, et partout, excepté dans le cas d’un don gratuit de la nature, la signification des mots utilité et valeur se trouverait identique.

Or, ce langage me semble non-seulement contraire à l’usage commun, mais tout-à-fait incommode. Si l’on employait ainsi les termes utile et utilité, comment pourrait-on exprimer ce que nous avons souvent occasion d’exprimer, je veux dire la différence essentielle qui existe entre ce qui peut véritablement rendre un service à tous les hommes, et ce qui a simplement un prix élevé et ne peut satisfaire que les caprices d’un petit nombre d’hommes ? Je conviens que tout ce qui peut passer pour une richesse, tout ce qui a du prix, a une sorte d’utilité, et qu’on peut en tirer parti ; et je n’aurais aucune objection contre cette proposition, que la production n’est qu’une production d’utilité, si elle ne conduisait pas à cette conséquence, que le prix et la valeur sont la mesure de l’utilité. Mais comme vous en tirez cette conséquence, et comme l’application du mot utilité, dans ce sens, n’est pas nécessaire à l’explication de la production, je crains d’être obligé de soutenir l’opinion que ce mot doit cotiser ver son acception ordinaire.

Je suis très-heureux de voir que vous jugiez que quelque limitation doit être admise dans votre doctrine des débouchés. Pour être assurés de nos progrès en économie politique, j’ai toujours été d’opinion qu’il fallait fréquemment recourir à l’expérience, et vérifier si nos théories s’accommodent avec les faits qui nous entourent. Voilà pourquoi je ne pouvais admettre votre doctrine telle qu’elle était d’accord présentée. Il faut convenir que la question change entièrement quand vous dites que ce qui est produit par la terre, le travail et le capital, n’est pas Un produit quand le vente qu’on en peut faire ne paie pas les services employés dans cette production suivant leur prix courant. Il est évident qu’il ne s’aurait y avoir une superfétation de produits de cette espèce ; car, ainsi que vous l’observez judicieusement, la proposition ainsi conçue implique qu’il y a une demande effective pour le produit. Mais il est contraire à l’usage (et même à votre propre définition du mot produit : L’utilité créée constitue le produit) de dire que lorsque, par suite d’une superfétation, les produits tombent au-dessous de leurs frais de production, ils ne méritent plus le nom de produits. Vous devez convenir qu’à l’égard de ceux qui avaient coutume de les acheter, ils satisfont les mêmes besoins qu’auparavant, et que les portions qui forment l’excédant peuvent servir à d’autres personnes, et conservent une valeur quelconque, tout insuffisante qu’elle est pour rembourser les frais de production. Étant des résultats de l’industrie humaine, ayant de l’utilité et de la valeur, je ne vois pas comment nous pourrions leur refuser le nom de produits ; or, ces produits, vous convenez vous-même que l’on peut en trop produire.

C’est toujours un plaisir pour moi quand je vois que nous sommes d’accord, et je suis de votre opinion, en pensant que le profit du capital doit décidément être distingué dit capital qui le fournit. Adam Smith fait cette distinction, quand il dit que le prix se compose des salaires du travail et de la rente du fonds de terre. Il observe de plus que le capital qui sert à la production et indemnise son employeur par un profit à tant pour cent du capital avancé, est lui-même composé des mêmes trois élémens, et, par conséquent, que le tout se compose de trois élémens.

Vous me demandez pourquoi, lorsque j’admets le profit du capital comme un des élémens de la valeur, je refuse à la rente (au fermage) ce que j’accorde au profit. Je réponds que, dans le travail de la production, je suis bien loin de déprimer le service productif de la terre, ou de convenir que les hommes ne mettent pas un prix et souvent un très-haut prix à ce même service ; prix qui est payé au propriétaire sous la forme d’un fermage. Néanmoins, je pense que le fermage n’a pas, sur les prix d’une grande quantité de produits, la même influence que les salaires et les profits.

Adam Smith lui-même dit que le fermage entre dans le prix des marchandises d’une autre manière que les salaires et les profits ; c’est-à-dire non comme une cause, mais comme un effet. Il est en effet certain que tandis qu’il y a dans un district en particulier ce qu’il nomme un taux naturel et ordinaire de salaires et de profits, il n’y a rien de pareil à un taux naturel et ordinaire des fermages, puisqu’il y a dans le même district des terres de diverses qualités ; qu’il y en a qui se louent 2, 3, 4 livres sterling l’acre, et d’autres qui ne se louent que 3, 4, 5 shillings ; et pourtant un boisseau de blé provenant d’un terrain à 5 shillings l’acre se vendra aussi cher qu’un boisseau de blé égal en qualité, qui sera venu sur un terrain de 3 livres sterling l’acre. En conséquence, bien qu’il soit vrai que, en cherchant les élémens du prix de la plupart des choses, on le trouve composé en grande partie de fermage en diverses proportions, néanmoins, il n’est aucun pays à peine où le prix d’un boisseau de blé excède notablement les frais de main-d’œuvre et de profits de capitaux indispensables pour le produire dans les circonstances les plus défavorables. Le fermage n’influe donc pas sur le prix du blé au même degré que la main-d’œuvre et le capital.

M. Ricardo a tiré de trop larges inductions de la doctrine des différentes qualités du sol, et est tombé par la dans quelques erreurs ; mais la doctrine était originairement la mienne, comme il en convient lui-même[2] ; et toutes les fois qu’elle sera bien exposée et bien comprise, je suis convaincu qu’on trouvera tout à la fois importante et vraie ; c’est-à-dire qu’on trouvera qu’elle rend parfaitement raison de quelques phénomènes observés, notamment de la différence qui se trouve entre le monopole des propriétaires et un monopole ordinaire ; entre le monopole de la machine appelée terre et des machines de construction humaine.

À l’égard de ces objets immatériels auxquels vous paraissez croire que je refuse trop obstinément le nom de produits ou de richesses, j’ai bien examiné la matière, sans aucun préjugé contre votre doctrine. Je trouve bien quelques objections à opposer à la doctrine matérielle d’Adam Smith ; mais je suis convaincu qu’il y a des objections encore plus fortes à opposer à la doctrine immatérielle. Je dois 40nc, pour obéir à mes propres règles, adhérer à la première.

Ce n’est pas ici une question de fait, comme le mouvement de la terre auquel la réponse de Galilée s’applique si bien ; mais c’est une question de définition et de classification. Si le sens et le langage ordinaire sont de quelque poids, il faut convenir que lorsqu’il est question de richesses, et que nous comparons celles de différentes nations, notre attention est presque exclusivement fixée sur des objets matériels. Vous dites vous-même : « Une nation où il se trouverait une foule de musiciens, de prêtres, d’employés, pourrait être une nation fort bien divertie, bien endoctrinée et admirablement bien administrée ; mais voilà tout. » Et si, en même temps, elle était mal nourrie, mal vêtue et mal logée, je suis bien sûr que vous la trouveriez pauvre, quels que fussent les talens pour la musique, la prédication, et l’administration, qu’on y rencontrerait. Il n’y a pas long-temps que la pauvreté des savans, des auteurs, et notamment des poètes, était passée en proverbe. Cela ne montre-t-il pas que nous évaluons les biens de ces classes-là non par leurs talens, mais par les produits matériels dont leurs talens leur donnent le pouvoir de disposer ? Et s’ils ne peuvent disposer que de peu de produits matériels, nous les regardons comme pauvres. La nation à laquelle ils appartiennent est aussi regardée comme pauvre, si, par suite d’un goût exagéré pour leurs productions immatérielles, elle est obligée de se passer de produits matériels, et ne peut acheter que peu de marchandises au dehors.

En restreignant la signification des richesses aux objets matériels, je pense donc que nous employons ce mot dans son sens naturel et ordinaire ; et lorsqu’il s’agit de l’estimation quelconque des richesses de différens pays et des causes de leur accroissement, je trouve un prodigieux avantage à n’appeler richesses que ce qui est susceptible d’augmentation et de diminution. Mais du moment que la ligne de démarcation entre les objets matériels et immatériels est ôtée, l’explication des causes qui déterminent la richesse des nations, et tout moyen de l’évaluer, deviennent extrêmement difficiles, sinon impossibles.

Nul des deux écrivains qui ont adopté la doctrine des produits immatériels ne se sont accordés sur la manière de les évaluer et de les mesurer. Quelques-uns des services productifs que le marquis Garnier regarde comme productifs sont regardés par vous comme improductifs, parce qu’ils sont inutiles. Mais comment, peut-on estimer des services personnels, si ce n’est par le salaire qu’on en retire ? et où peut être la ligne de démarcation entre ce qui est utile et ce qui ne l’est pas ? Il serait même absurde de considérer une multiplication de services inutiles, quoiqu’ils fussent bien payés, comme une augmentation de richesses proportionnée à ces mêmes salaires.

L’objection opposée à la doctrine immatérielle qui vient de la difficulté de mesurer l’utilité des services, est plus forte encore si on l’oppose à M. Storch et à l’auteur de l’article qui a été mis sur la cinquième édition de votre ouvrage, dans la Revue encyclopédique.

M. Storch dit nettement : « Le revenu d’une nation ne s’apprécie pas, comme le revenu d’un individu, d’après sa valeur, mais d’après son utilité, ou d’après les besoins qu’il peut satisfaire. » La Revue appuie beaucoup sur l’utilité et la richesse des qualités morales qui peuvent résulter des services personnels et de ceux du gouvernement. Mais comment faire une évaluation quelconque de cette espèce d’utilité et de richesse ?

Si les besoins d’une société avaient pour objet principalement les qualités morales et intellectuelles, et fort peu les produits matériels, jamais elle ne passerait pour riche. Sans mettre en doute les avantages que procurent un bon gouvernement et des qualités morales, même pour la production d’une richesse matérielle, on est obligé d’avouer qu’une nation peut être morale et bien gouvernée et cependant pauvre. Une bonne instruction, une bonne morale et un bon gouvernement valent mieux que la richesse, mais ne sont pas de la richesse, suivant la commune acception de ce mot. Et comme les progrès de la richesse (dans la commune acception de ce mot) supposent une évaluation et une mesure, et que tandis qu’elle serait sous une forme immatérielle, elle échappe à toute appréciation, je ne peux qu’être d’avis que nous avons plus à perdre qu’à gagner, par une définition de la richesse différente de celle qui a été sanctionnée tout à la fois par l’usage et par le principal fondateur de la science de l’économie politique.

Vous m’accorderez volontiers, pour la franchise de mes observations, le même pardon que vous réclamez avec tant de justice pour les vôtres. Je me persuade que nous cherchons l’un et l’autre la vérité avec anxiété, et que nul de nous deux ne peut s’offenser d’une discussion libre et de bonne foi de nos opinions réciproques ; c’est de là que la vérité doit le plus vraisemblablement sortir.

Permettez-moi de conclure cette longue lettre, par laquelle je crains de vous avoir ennuyé, en vous assurant de mon respect bien sincère et de mon estime.

T. Rob. MALTHUS.


J.-B. SAY à T.-R. MALTHUS.


Paris, juillet 1827.


Mon cher Monsieur,


À des objections faites avec candeur, permettez-moi de répondre de même. Il me semble qu’il est de notre devoir de contribuer autant qu’il dépend de nous à éclairer les points de l’économie politique qui peuvent laisser des doutes dans les bons esprits ; et, en mon particulier, j’éprouve d’autant plus le besoin de m’éclairer que mon projet est de publier l’année prochaine, sur cette matière, un ouvrage plus complet que tout ce que j’ai fait jusqu’ici.

Je conçois très-bien qu’on puisse me blâmer relativement à l’extension que je donne au mot utilité, en l’appliquant à tout ce qui peut servir à satisfaire les besoins des hommes. Ces besoins étant de natures fort diverses, on devrait être porté à croire qu’il y avait des utilités fort diverses. Cependant, aux yeux de l’économiste politique, qui cherche à savoir ce qui est richesse et ce qui n’est pas richesse, il n’y en a que de deux sortes : l’utilité donnée par la nature, et qui ne coûte rien, et l’utilité créée par l’industrie, la seule qui coûte de la peine et qui soit de la richesse, parce qu’elle a une valeur échangeable, une valeur au moyen de laquelle on peut faire des achats.

Aux yeux du moraliste, il est important d’examiner l’espèce de besoin que les choses peuvent satisfaire ; car il y a des besoins qui sont justifiables et d’autres qui ne le sont pas. Quant à l’économiste politique, pour qui il n’est question que de savoir d’où naît la valeur, il doit seulement caractériser et nommer la qualité commune à toutes les choses capables de satisfaire les besoins quels qu’ils soient, qui causent la demande d’où naît la valeur. J’ai cru pouvoir nommer cette qualité commune utilité, de utilitas, uti, parce qu’on peut en user, s’en servir. Si j’avais trouvé un mot qui convînt plus parfaitement et tout à la fois, au blé et au diamant, je l’aurais employé volontiers, mais je n’en connais point.

Vous ne croyez pas, monsieur, qu’il soit besoin de cette utilité ainsi caractérisée pour expliquer la production ; il me semble, au contraire, que si j’ai eu le bonheur d’expliquer la production, je ne le dois qu’à cette analyse.

S’il y a des moyens de communiquer aux choses cette qualité essentielle, si elle fait la richesse de ceux qui la communiquent, il y a donc des moyens de créer de la richesse. De là la description de ces moyens, et par suite de la production. Il fallait bien montrer comment on produit également en pétrissant du pain et en polissant des diamans. Je ne fais pas grand cas de ceux qui fabriquent des chapelets, mais ils produisent s’ils font une chose à laquelle il y a des hommes qui jugent à propos de mettre un prix ; et si l’on me demande pourquoi ces pauvres gens y mettent un prix, il faut bien que je réponde : c’est par la raison que les chapelets ont une utilité pour eux. Ce n’est pas à moi qu’il faut s’en prendre, si je ne décris pas mieux un fait positif : c’est à l’imperfection de nos langues.

Notre discussion sur les débouchés commence à n’être plus qu’une dispute de mots. Vous voulez que j’accorde le nom de produits à des marchandises qui peuvent satisfaire un certain nombre de besoins et qui ont une certaine valeur, quoique cette valeur soit insuffisante pour rembourser la totalité de leurs frais de production. Mais le fond de ma doctrine sur la production établit clairement qu’il n’y a de production complète qu’autant que tous les services nécessaires pour cette œuvre sont payés par la valeur du produit. Lorsqu’on dépense six francs en travaux et en argent, et qu’on ne produit qu’une valeur de cinq francs, il est évident qu’il n’y a réellement eu de produit qu’une utilité valant cinq francs ; si elle a coûté davantage à produire il y a eu un déficit d’utilité et de valeur, et c’est à ce déficit que je refuse le nom de produit. Je crois donc être autorisé à dire que tout ce qui est véritablement produit trouve à se placer ; que tout ce qui ne se place pas a été une dépense faite inconsidérément sans rien produire ; et ma doctrine des débouchés demeure entière.

À l’égard de l’influence du fermage (rent) sur la valeur des produits, je suis de votre avis, en ce que je conviens que le fermage influe peu sur les prix. Il égalise les frais de production du blé qui vient sur les bonnes terres et ceux du blé qui vient sur les mauvaises ; ce qui détermine la quantité de blé qu’on peut amener sur un marché quelconque au-dessus d’un tel prix : la population du pays et sa richesse déterminent, d’un autre côté, la quantité demandée ; et c’est ce rapport entre ces deux quantités (want and supply) qui détermine le prix où le blé est porté. Mais je ne m’étendrai pas ici sur cette doctrine qui ne peut être exposée par lettres, et que je me réserve de développer dans un grand ouvrage l’année prochaine.

Vous remarquez fort justement, monsieur, que les produits immatériels ne peuvent entrer en ligne de compte dans les accroissemens de richesses ; aussi n’est-ce point là ce qui nous divise : le point discuté c’est l’explication qu’il faut donner de ce résultat. Vous dites que c’est parce que ces choses ne constituent pas de véritables produits ; et je dis que c’est parce qu’ils sont consommés à mesure qu’ils sont produits. Je ne pense pas que ce dernier résultat doive leur faire refuser le nom de produits ; car une chose consommée n’en a pas moins été produite. Le revenu d’un propriétaire, d’un fermier, après que ces revenus sont consommés, ne figurent pas moins dans les revenus de l’année, soit que l’on considère les revenus du pays en général ou que l’on considère le revenu de ces individus en particulier ; et ni Adam Smith, ni vous, monsieur, ni personne ne refusez de les comprendre dans le compte des productions de l’année, comme des revenus très-réels. Voilà pourquoi j’ai pu parler des produits immatériels des musiciens, des prêtres et des gouvernans, quoiqu’il n’en reste rien. Les consommateurs ont joui des services que ces personnes ont rendus ; ces services ont été l’objet d’un échange, puisqu’on les a pavés ; et cet échange consommé, les deux parties contractantes ont consommé, chacune de son côté, le produit qui a été l’objet de leur transaction ; il y a parité parfaite avec tout autre produit, et vous ne voulez pas que ce soient des produits ! C’est s’élever contre la nature des choses ; or, je crois que lorsque l’usage, lorsque l’autorité d’Adam Smith sont contre la nature des choses, ils doivent céder, car la nature des choses finira toujours par être la plus forte ; ce n’est pas seulement le monde physique qui tourne dans un certain sens ; c’est le monde moral : e pur si muove.

Mais une multiplication de services inutiles ne peut pas être, dites-vous, une augmentation de richesses. — Permettez-moi, monsieur, de vous demander si une multiplication de colifichets et de superfluités est davantage une augmentation de richesses, quand ils sont consommés ? Cependant ce sont des produits matériels, du moment que les hommes sont assez sots pour y mettre un prix. Comme moralistes, vous et moi, nous pouvons blâmer cette production et cette consommation ; comme économistes, nous devons les regarder comme réelles. Je peux, comme citoyen, m’affliger du grand nombre de fonctionnaires publics salariés au moyen du budget ; mais si la nation est assez peu avancée pour avoir besoin de ces fonctionnaires, et assez peu éclairée pour consentir à payer un tel budget, c’est un fait affligeant, sans doute, mais c’est un fait ; dès-lors, comme savans, nous devons le décrire et nous devons le classer avec ses analogues.

L’usage s’y oppose. — Mais si l’usage tend à confondre les idées que nous croyons de notre devoir d’éclaircir, devons-nous consacrer par notre approbation un usage erroné ? J’ai beaucoup d’égard pour les usages même ridicules, mais je ne les favorise pas de mon appui. Je tire mon chapeau devant la procession quand elle passe ; mais je ne vais point à la procession.

Vous trouvez plus forte encore, monsieur, l’objection tirée de l’impossibilité de mesurer l’utilité des produits immatériels. — Mais pour constater la production qui consiste en produits immatériels et même en produits matériels, nous n’avons nul besoin de mesurer leur utilité réelle. Vous et moi, nous évaluerions fort peu une bague ou un bénitier ; mais si nous étions intéressés dans une fabrique de bijouteries ou de porcelaines, nous évaluerions fort bien les bagues et les bénitiers qui nous seraient demandés pour la consommation de la Russie ou du Mexique. Il en est de même des produits immatériels ; il ne faut pas les évaluer selon ce qu’ils valent à nos yeux, mais aux yeux de ceux qui les demandent. Si ces pauvres gens font de mauvaises consommations, tant pis pour eux ; mais la chose consommée n’en a pas moins été produite.

Vous m’opposez l’opinion de M. Storch et de l’auteur d’un article de la Revue encyclopédique. Vous me permettrez de récuser ces autorités : les auteurs dont vous parlez ne comprennent nullement cette partie de l’économie politique.

Pardonnez, monsieur, les efforts que je tente dans la seule vue d’augmenter le nombre des idées que j’ai le bonheur de partager avec vous, et agréez les nouvelles assurances que je vous donne ici de ma haute considération et de mon respectueux dévouement.

J.-B. SAY.

  1. C’était l’article Économie politique dans l’Encyclopédie progressive.
  2. Voyez une brochure : On the nature and progress of the rent, publiée en 1815, dont la substance se trouve reproduite dans mon ouvrage plus considérable sur quelques-uns des principes de l’économie politique.