Mélanges et correspondance d’économie politique/Erreurs où peuvent tomber les bons auteurs qui ne savent pas l’économie politique

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ERREURS


où peuvent tomber les bons auteurs qui ne savent pas l’économie politique.


On a remarqué que tous les grands poètes avaient toute l’instruction que comportait leur époque. Homère et Virgile n’avaient pas autant de connaissances géographiques que Danville ; mais ils en savaient autant qu’aucun géographe ancien. Quand on lit dans Racine le beau discours où Mithridate confie à ses fils le projet qu’il a conçu d’aller en Italie attaquer les Romains, on peut croire que Mithridate se fait illusion sur le succès de son entreprise ; mais son plan de campagne est très-plausible. Voltaire, instruit par Copernic et Newton, fort dans la Henriade une description du mécanisme de l’univers, dont on admire l’exactitude autant que les beaux vers. Il semble qu’un sentiment secret avertit les grands génies que des écrits destinés à vivre long-temps ne doivent

pas porter à la postérité des témoignages de leur ignorance.

Quel motif n’est-ce pas pour les écrivains dont les ouvrages doivent durer long-temps de n’y consigner aucune erreur dont l’avenir puisse leur demander compte, et dont, même de leur temps, on pouvait se garantir ? J’ai eu plusieurs fois des occasions de remarquer que Voltaire et Montesquieu s’étaient gravement mépris dans des questions d’économie politique ; j’aurais pu cent fois relever de semblables erreurs. Je ne l’ai pas fait, non de peur d’être accusé d’une jalousie ou d’une malveillance qui auraient été bien ridicules de ma part, mais parce qu’il ne fallait pas employer à des controverses les pages que je voulais consacrer a l’instruction. Le petit nombre d’erreurs que j’ai relevées dans les grands écrivains, avaient pour objet de rectifier des illusions dangereuses et encore subsistantes, ou bien de rendre plus claires des démonstrations fondées sur une analyse exacte, c’est-à-dire une description fidèle de la nature même de chaque chose, qui seule a signalé les fautes de ces grands hommes. Le tort qu’ils ont eu n’est pas de s’être trompés, mais d’avoir donné comme des vérités ce qu’ils étaient hors d’état de démontrer.

Lorsqu’une fois cette démonstration existe, une fois que tout esprit juste et diligent peut se convaincre qu’une certaine assertion n’est qu’un préjugé sans fondement, ou que tel fait inexplicable jusqu’à lui est désormais complètement éclairci, nul auteur jaloux de parler à la postérité ne peut plus, sans se compromettre, consigner dans ses écrits des preuves de son ignorance ou de la fausseté de ses jugemens. Dans le siècle qui suivra le nôtre, il ne sera pas moins honteux pour un publiciste de s’appuyer sur le système de la balance du commerce, qu’il ne serait honteux pour un physicien de nos jours de s’étayer des tourbillons de Descartes.

Et qu’on ne s’imagine pas que l’on puisse impunément se montrer ignorant sur des faits étrangers au sujet qu’on traite. Quoiqu’un auteur dramatique ne soit pas absolument oblige de savoir l’astronomie, on s’est beaucoup égayé de notre temps aux dépens d’un héros de tragédie qui disait :

Et du pôle brûlant jusqu’au pôle glacé…

Un auteur russe[1], faisant le portrait d’une héroïne de roman, et désirant donner une haute idée de ses perfections, nous assure qu’elle brillait sans taches comme le soleil. Or, il est permis de trouver que ce soleil sans taches est une fort grande tache même dans un roman, car ce n’est que par le moyen des taches du soleil que l’on a découvert la rotation de cet astre sur lui-même.

Ou la littérature est une science de mots qui ne signifient rien, et alors elle n’est qu’un pur bavardage, ou bien il faut que ces mots expriment des idées, et alors il convient que ce soient des idées justes. Mais comment peut-on exprimer des idées justes sur quoi que ce soit, sans un peu d’étude ? Il faut connaître au moins les plus simples élémens des choses dont on parle.

On peut, dira-t-on, ne pas parler du tout, notamment de ce qu’on ne sait pas. Alors il faudrait ne parler de rien, car toute la nature physique et morale est le sujet de la littérature.

L’économie politique, à plus forte raison, tient à tout, puisqu’elle s’occupe de nos biens, des agens et des lois de la nature, aussi bien que des produits combinés de la nature et de l’art. Comment éviter de parler des choses qui nous entourent de toutes parts, de nos facultés intellectuelles et de nos facultés corporelles, de nos besoins et de nos désirs, c’est-a-dire de nos passions ; de l’entretien de notre famille, c’est-à-dire de ce que nous avons de plus cher ?

Si Boileau avait eu quelques notions d’économie politique, il n’aurait pas, en beaux vers, loué Louis XIV de ses

Pompeux bâti mens,
Des loisirs d’un héros nobles amusemens.


Il n’aurait pas, en parlant de nos voisins, déploré

Ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes.


Nous ne sommes pas tributaires pour les choses que nous achetons, quand ce que nous recevons vaut ce que nous donnons en échange. On peut s’en fier à l’intérêt personnel du soin qu’ont les nations de ne pas donner plus pour recevoir moins.

La Fontaine reproduit avec sa grâce accoutumée, dans sa fable des Membres et l’Estomac, l’apologue dont se servit Ménénius pour ramener le peuple de Rome ; et il ajoute en parlant de l’autorité royale :

Elle reçoit et donne, et la chose est égale.

Tout travaille pour elle ; et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le marchand, gage le magistrat,
Maintient le laboureur, donne paie au soldat,
Distribue en tous lieux ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’État, etc.


Bien loin que tout tire son aliment de la grandeur royale, la vérité est que c’est le peuple qui l’alimente et la soutient. C’est une imagé aussi fausse que celle qui représente l’État sous l’emblème de la famille dont le prince est le père.

Et qu’on ne dise pas que des expressions plus exactes seraient sans grâce. La fable du Laboureur et ses enfans, de ce même La Fontaine, a plus de charme encore que celle-là, et elle est, d’un bout à l’autre, conforme aux plus exactes vérités que nous découvre l’économie des nations :

Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le père mort, les fils vous retournent le champ

De çà de là, si bien qu’au bout de l’an
Il en rapporta davantage.
D’argent point de caché ; mais le père fut sage
De leur montrer avant sa mort
Que le travail est un trésor.

Non-seulement le travail est un trésor, mais ce trésor est un fonds. Cent cinquante ans après, on ne se serait pas exprimé avec plus de justesse ; il vaudrait mieux que ce ne fût pas par hasard.

Goldsmith a fait un morceau de poésie intitulé : le Village abandonné ; morceau célèbre par la sensibilité exquise et la teinte de mélancolie qui s’y trouvent répandues. En voici un passage fidèlement traduit. Ce que je dis porte sur la pensée ; ce ne sont point des chicanes de mots :


« Malheur au pays où les richesses s’accumulent et où la population décline ! Il est assez indiffèrent que les princes, que les grands fleurissent ou disparaissent : un souffle les a faits et peut en faire d’autres. Mais une race vigoureuse de paysans, l’orgueil des campagnes, une fois détruite, ne renaît plus. »


Ainsi parle le poète anglais.


Rien n’est beau que le vrai. Or, il n’est pas vrai que la population décline là ou les richesses s’accumulent. Si le grand seigneur dont parle Goldsmith avait accumulé des richesses, il aurait enrichi le pays au lieu de l’appauvrir ; il en aurait accru la population au lieu de la détruire : car des capitaux favorisent toujours la population. Il a fait un château et un parc de luxe… Ce n’est point accumuler, cela : c’est dissiper. Il a changé des capitaux productifs en choses qui ne rendent rien. »

Il est très-vrai qu’il n’y a rien de si facile faire qu’un grand ; mais on ne peut pas dire qu’une race de paysans vigoureux une fois détruite ne renaît plus. Partout où l’influence des bonnes lois et de la liberté s’est fait sentir, il s’est formé des hommes vigoureux de corps et d’esprit.

Buffon parlant d’histoire naturelle n’en aurait que plus de mérite, s’il n’y avait pas mêlé des erreurs sur la population. Voici son passage :

« A prendre la terre entière et l’espèce humaine en génépi, la quantité des hommes doit, comme celle des animaux, être en tout temps, à très-peu près, la même, puisqu’elle dépend de l’équilibre des causes physiques ; équilibre auquel tout est parvenu depuis long-temps, et que les efforts des hommes, non plus que toutes les circonstances morales, ne peuvent rompre, ces circonstances dépendant elles-mêmes de ces ce causes physiques dont elles ne sont que des effets particuliers. Quelque soin que l’homme puisse prendre de son espèce, il ne la rendra jamais plus abondante en un lieu, que pour la détruire ou la diminuer dans un autre. Lorsqu’une portion de la terre est surchargée d’hommes, ils se dispersent, ils se répandent, ils se détruisent ; et il s’établit en même temps des lois et des usages qui souvent ne préviennent que trop cet excès de multiplication[2]. »

Quand on admettrait la réalité de cet équilibre des causes physiques, comment les circonstances morales ne peuvent-elles le rompre ? Une province bien cultivée, sous une administration sage, ne produit-elle pas plus de blé que sous un pacha despotique ? Et n’en résulte-t-il pas une population plus nombreuse ? Est-il vrai que la race des hommes ne devient pas plus nombreuse dans un lieu sans diminuer dans un autre ? Les millions qu’a enfantés l’Amérique ont-ils dépeuplé l’Europe ? Avouons-le, ces assertions, dépourvues de vérité, sont des ombres qui déparent un bel ouvrage.

Si la poésie, si l’histoire naturelle sont susceptibles de recevoir de nouveaux attraits d’une connaissance plus exacte de l’économie politique, combien ces observations n’acquerront-elles pas plus de force, quand des ouvrages qui ont pour objet la morale et la politique, sont soumis aux mêmes épreuves ?

Fénelon devait-il établir à Salente des magistrats auxquels tous les négocians devaient rendre compte de leurs affaires de commerce, de leurs entreprises, des magistrats qui leur auraient défendu de hasarder plus de la moitié de leurs biens ? N’est-ce pas préconiser une atteinte à la propriété, un outrage à la liberté d’industrie ? Et sans la propriété, sans l’industrie, que serait devenue la prospérité de Salente ? Louis XIV et son despotisme, et ses guerres n’ont jamais fait le mal qui serait résulté des conseils de ce bon Fénelon, l’apôtre et le martyr de la vertu et du bien des hommes. Il pense être le défenseur de la liberté du commerce, et il prohibe les marchandises étrangères ; il règle les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des maisons pour toutes les conditions différentes.

Ce qui est complètement innocent, ou même complètement indifférent, n’est du ressort d’aucun gouvernement qui a la prétention de n’être pas une tyrannie. Mais ce principe qui tient aux progrès qu’a faits la science des choses morales et politiques n’était pas à l’usage des publicistes de l’antiquité, que les modernes ont trop long-temps pris pour modèles.

Plusieurs des admirables préceptes de morale que nous ont laissés Socrate, Épictète, et quelques autres moralistes anciens, ne sont pas applicables, faute par eux d’avoir assez bien connu la nature de l’homme et des choses. Il est arrivé même que des préceptes incompatibles avec la nature des choses sociales, et qui se sont glissés dans les Saintes Écritures, ont prêté des armes aux incrédules. Il est constant, par exemple, que nulle société civile ne pourrait subsister sans l’accumulation des capitaux, qui sont les fruits du travail et les instrumens de l’industrie ; c’est prêcher la dissolution, que de dire : « Voyez les oiseaux du ciel, ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, ils n’amassent rien dans des greniers ; mais votre père céleste les nourrit… Pourquoi aussi vous inquiétez-vous pour le vêtement ? considérez les lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent ; et cependant Salomon, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. Ne vous inquiétez donc point, en disant : que mangerons-nous, que boirons nous, de quoi serons-nous vêtus, comme font les païens, qui recherchent toutes ces choses[3] ? » Une telle incurie ne saurait avoir pour résultats que la paresse, la misère et tous les vices.

On est également fâché de trouver dans un livre, vénéré des chrétiens, qu’une pièce de monnaie, parce qu’elle porte l’effigie de César, appartient à César[4]. Même sous la domination romaine, les pièces de monnaie n’étaient pas la propriété du prince ; elles ne sont point telles sous les plus absurdes tyrannies[5].

Même dans les temps modernes, même au dix-huitième siècle, les sciences morales et politiques étaient trop peu avancées pour que les Moralistes ne courussent pas le risque de tomber dans de grossières erreurs. J’ouvre les Considérations sur les mœurs, de Duclos ; et je lis : « Les négocians ne font aucune entreprise, il ne leur arrive aucun avantage que le public ne le partage avec eux. Tout les autorise à estimer leur profession. Les commerçans sont le premier ressort de l’abondance. Les financiers ne sont que des canaux c< propres à la circulation de l’argent, et qui ce trop souvent s’engorgent, etc. »

Il y a dans ce peu de lignes quatre propositions qui s’éloignent de la vérité, parce qu’elles reposent sur une complète ignorance de la nature des choses économiques. Il n’est pas vrai que les négocians n’aient aucun avantage que le public ne le partage avec eux. Tous les profits fondés sur un monopole quelconque enrichissent au contraire le spéculateur aux dépens du public.

Tout ne les autorise pas à s’en faire accroire sur la dignité de leur profession : s’ils font du bien à l’État par leur industrie, ce n’est point par générosité, c’est pour leur propre intérêt ; et quelquefois une avidité peu louable devient funeste aux consommateurs à qui leurs produits sont nécessaires ; un commis-voyageur qui va de maison en maison offrir sa marchandise, n’est pas tenté d’être fier.

Il est loin d’être prouvé que le commerce soit le premier ressort de l’abondance ; beaucoup de gens, et à leur tête Adam Smith, sont d’avis que l’industrie agricole y influe davantage.

Enfin, les financiers (et par ce mot Duclos veut parler des traitans, des hommes qui traitent avec le gouvernement) ne sont point des agens de circulation : ce sont des canaux qui pompent les richesses pour être consommées et non pour les faire circuler. Ils s’engraissent avec une partie des richesses publiques, et font détruire le reste par le gouvernement. Il n’y a que les personnes étrangères au phénomène de la consommation qui s’imaginent encore que les valeurs payées par le peuple retournent au peuple par le moyen de la consommation[6].

La connaissance de l’économie sociale est absolument nécessaire à l’historien ; elle l’arme de cet esprit de critique qui l’empêche d’être dupe des témoignages d’autrui. Montesquieu soutient que le monde contenait anciennement cinquante fois plus d’habitans qu’il n’en a de nos jours ; et il ne manque pas de récits merveilleux pour appuyer son opinion, à commencer par les cent portes de Thèbes, de chacune desquelles il pouvait sortir à la fois dix mille combattans : ce qui fait un million de combattans et une population de dix à douze millions d’âmes pour une seule ville !

La Syrie, l’Asie-Mineure, au dire des Anciens, n’étaient pas moins bien habitées. Mais si l’on rejette les effets miraculeux, on reconnaît l'impossibilité de ces populations exagérées. Avec quoi auraient vécu ces myriades d'habitans ? avec des produits, sans doute. Or, comment peut-on se procurer la masse immense de produits variés nécessaire pour nourrir, vêtir, loger cette multitude d’êtres humains ? L’industrie seule peut y pourvoir, soit qu’elle s’applique à l’agriculture ou aux manufactures, au commerce, aux arts quels qu’ils soient. Mais nous savons que pour que l'industrie ait son développement, il faut des capitaux et la paix. Or, la paix n’était guère connue des Anciens, dont les états, avant la conquête des Romains, avaient peu d’étendue et de nombreuses querelles avec des voisins inquiets ; on était toujours proche des frontières les uns des autres. On ne faisait cas que des talens militaires. La force, et non le droit dominait en toute occasion.

De grands capitaux ne peuvent être que le fruit de longues épargnes et d’institutions, sinon bonnes, du moins tolérables, et fort contraires à ce que nous connaissons de la politique, des habitudes et des préjugés des Anciens. Un arbitraire capricieux et l’esclavage domestique suffisent pour interdire à l’industrie tout développement majeur. Chez les Anciens, la sécurité des populations paraît avoir tenu à des accidens heureux et peu communs, tels que la vie d’un bon prince. Les arts étaient méprisés et abandonnés aux esclaves, c’est-à-dire à des hommes dépourvus de cette intelligence étendue propre à concevoir de vastes entreprises et de l’intérêt personnel qui les fait exécuter. L’art le mieux cultivé était celui de la guerre, qui fait fuir tous les autres. Les seuls événemens qui se représentent dans les histoires de l’antiquité doivent nous faire penser que des bâtimens d’exploitation, des ateliers pourvus d’outils, et tout ce qui suppose des occupations suivies, devaient y être perpétuellement menacés. Un pareil ordre de choses est incompatible avec une vaste production, et sans une vaste production, point de nombreuse population.

On sait l’état de dépérissement où la France était tombée vers la fin du règne de Louis XIV. Il faut à ce sujet consulter les ouvrages du maréchal de Vauban, esprit juste et consciencieux : il dit qu’après avoir, durant quarante ans, visité, en sa qualité d’ingénieur, la plus grande partie des provinces du royaume, il avait été effrayé des progrès de ce dénuement.

Il partage le peuple de France en dix parts, et il atteste qu’une de ces parts est réduite à la mendicité et mendie effectivement. Les cinq parties qui viennent après, ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là, parce quelles-mêmes sont réduites, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition.

« Des quatre autres parties qui restent, ajoute Vauhan, trois sont fort mal aisées et embarrassées de dettes et de procès. Enfin, dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, dérobe, ecclésiastiques et laïques, toute la haute noblesse et les gens en charges militaires et civiles, les bons marchands, les bourgeois rentes et les mieux accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles. Et je ne croirais pas mentir, quand je dirais, poursuit Vauban, qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire fort à l’aise. »

Tels furent les résultats d’un règne de 64 ans et qu’on dit glorieux ! C’est l’économie politique seule qui permet à l’historien de remonter d’un effet connu à une cause inconnue, ou bien de descendre d’une cause connue à un effet que les annales des peuples ont néglige de rapporter.

Mais c’est surtout pour les chefs des nations, qu’il est honteux de ne pas savoir ce qui fait vivre les nations, ce qui leur donne la force et la santé. L’empereur Napoléon s’imaginait que la force brutale gouvernait le monde : il ne se fiait qu’à elle seule ; et il a vu ainsi s’évanouir entre ses mains les alliances, l’agriculture, le commerce, le territoire même de la France, lorsqu’il dépendait de lui de tirer parti de ces avantages, de les accroître et d’être le prince le plus puissant du pays le plus prospère du monde : tellement que ce pays déchu par sa faute a joui, sous ses imbéciles successeurs, d’une prospérité bien supérieure à celle qu’elle avait connue sous son règne. Elle en a joui par le seul effet de la paix et d’un gouvernement trop faible pour être oppressif ; l’industrie a fait des progrès, les arts, le commerce, la population, ont pris de grands développemens. Napoléon pouvait recueillir le fruit de tous ces avantages et de beaucoup d’autres. Il pouvait devenir grand et puissant ; il donnait son nom à son siècle, sans sortir de sa maison de campagne.

Il suffit de connaître les idées peu justes qu’il avait en économie politique, pour comprendre pourquoi tout cela n’a pas eu lieu. Persuadé que le numéraire est la principale richesse d’un pays, il ne croyait pas appauvrir le sien en enlevant à la population des sommes qu’il devait reverser dans la circulation par ses dépenses ; il croyait favoriser les manufactures en excitant ses courtisans au faste et à la dissipation ; il s’imaginait favoriser la multiplication des hommes, en décimant la population[7].

Lorsque ses fautes ont eu consommé sa chute, il a cherché, sous le nom de ses secrétaires, à justifier son système ; mais l’examen de son système n’en justifie pas l’auteur, et sert à expliquer les désastres qui en ont été les résultats. Il suffit de lire le Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases[8].

« Je n’ai garde, disait l’empereur, de tomber dans la faute des hommes à systèmes modernes, de me croire par moi seul la sagesse des nations. »

Quel homme plus que Bonaparte s’est jamais cru au-dessus de la sagesse des nations ? N’est-ce pas lui, plus que tout autre personnage historique, qui a mis son inflexible volonté à la place de la volonté des autres ? Or, cette volonté se fondait sur les idées les plus systématique qui furent jamais, c’est-à-dire sur une nature des choses qu’il s’était figurée, plutôt que sur une pâture des choses observée et constatée par l’analyse. Lorsqu’on lui disait une vérité qui le contrariait, il répondait : Vous vous trompez. Lorsqu’on lui représentait une chose comme impossible, il prétendait que ce mot-là n’était pas français.

« La vraie sagesse des nations est l’expérience. Voyez comme raisonnent les économistes… »

Qui le sait mieux que les économistes, dont tout le travail consiste à mettre en ordre des expériences, à rendre compte des faits, à étudier comment arrivent leurs conséquences ? Et c’est précisément contre l’inflexibilité de ces principes, que se révoltent ceux qui mettent leur volonté à la place de la nature des choses. Les variations de la température de l’atmosphère disloquent ou font crouler un pont de fer : est-ce la trahison, qui lui vaut cet échec ?

« Voyez comme raisonnent les économistes[9] ; ils nous vantent sans cesse la prospérité de l’Angleterre, et nous la montrent constamment pour modèle : mais c’est elle dont le système de douanes est le plus lourd, le plus absolu ; et ils déclament sans cesse contre les douanes. Ils proscrivent aussi les prohibitions ; et c’est l’Angleterre qui a donné l’exemple des prohibitions. »

C’est comme si l’on disait : Vous prétendez que les impôts appauvrissent les peuples : l’expérience est contre vous : les hommes qui paient le plus d’impôts, sont les plus riches ; vous voyez bien que les impôts enrichissent les contribuables. L’argument dont se sert ici Bonaparte a été cent fois réfuté. On paie des impôts quand on est riche ; mais on n’est pas riche parce qu’on paie des impôts. Adam Smith fait ressortir pour l’Angleterre dix causes de prospérité pour une de déclin. Il n’y a pas de prospérité mieux expliquée que celle-là, malgré les maux très-positifs que supporte l’Angleterre, bien expliqués aussi, et qu’elle peut mieux supporter qu’une autre nation, parce qu’elle est plus riche.

« Les prohibitions sont en effet nécessaires pour certains objets. Elles ne sauraient être suppléées par la force des droits d’entrée : à la contrebande et la fantaisie feraient manquer le but du législateur. »

La question n’est pas ici de savoir quels sont les moyens d’atteindre le but du législateur, mais de savoir quel est le but qu’on doit se proposer. Ce n’est jamais le point de vue sous lequel les questions sont envisagées par les despotes. Leur volonté est le but qu’il faut atteindre, et ils n’estiment les gens qu’à proportion de l’habileté et de la promptitude avec lesquelles ils y parviennent.

« Les douanes que les économistes blâment, ce ne doivent point être un objet de fisc, il est vrai ; mais elles doivent être la garantie et les soutiens d’un peuple. Elles doivent suivre la nature et l’objet du commerce. La Hollande sans productions, sans manufactures, n’ayant qu’un commerce d’entrepôt ce et de commission, ne devait connaître ni entraves, ni barrières. La France, au contraire, ce riche en productions de toutes sortes, devait sans cesse être en garde contre les importations d’une rivale, qui lui demeurait encore supérieure ; elle devait l’être contre l’avidité, l’égoïsme, l’indifférence de purs commissionnaires. »

C’est comme si l’on disait que chaque particulier doit se tenir en garde contre l’épicier qui aspire à lui vendre du poivre, et contre le tailleur qui aspire à lui vendre un habit ; tandis que l’intérêt du consommateur lui conseille, au contraire, d’acheter du poivre et un habit aux hommes qui les vendent, s’ils peuvent les avoir par ce moyen-là à meilleur marché.

Bonaparte accorde aux économistes que les douanes ne devraient pas être un moyen de lever un impôt ; or, les économistes, au contraire, pensent que les douanes sont un des moins mauvais moyens de lever de l’argent. Puisque les produits de l’agriculture et des fabriques sont assujettis à des droits, il est juste que ceux du commerce le soient également. C’est uniquement comme moyens de prospérité publique, que les économistes blâment les droits d’entrée. L’industrie intérieure prospère d’autant mieux que la nation achète plus de marchandises étrangères, car elle ne peut les acheter qu’avec ses propres produits, même lorsqu’elle les paie en argent, puisqu’elle ne peut acheter cet argent autrement qu’avec ses produits.

« Nous sommes encore en France bien arriérés sur ces matières délicates ; elles sont encore étrangères ou confuses pour la masse de la société. »

Voilà l’unique vérité qui se trouve dans cet article du journal de Saint-Hélène. Mais si quelqu’un s’est opposé aux saines doctrines, n’est-on pas fondé à en adresser le reproche à celui qui a détruit, dans les écoles publiques et dans l’institut, l’enseignement des sciences morales et politiques ; qui, pendant vingt ans, a arraché la jeunesse aux études raisonnables pour la faire périr dans ses camps, dans ses batailles et dans ses retraites ; qui a désolé l’agriculture, le commerce et les arts par une foule d’entraves et d’impôts ; qui a empêché les communications des nations entre elles, protégé i les vieux préjugés de toutes les couleurs, proscrit l’impression des bons ouvrages et déblatéré dans ses audiences contre les hommes et les principes qui avaient pour but le plus grand bien des hommes ?

« Cependant quels pas n’avions-nous pas faits, ce poursuit Napoléon ; quelle rectitude d’idées ce n’avait pas répandue la seule classification ce graduelle que j’avais consacrée, de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, objets si distincts, et d’une graduation si réelle ce et si grande !

« 1o L’agriculture, l’âme, la base première de l’empire ;

2o L’industrie, l’aisance, le bonheur de la population ;

3o Le commerce extérieur, la surabondance, le bon emploi des deux autres.

Les intérêts de ces trois bases essentielles sont divergens, quelquefois opposés. Je les ai constamment servis dans leur rang naturel ; mais je n’ai jamais pu ni dû les satisfaire à la fois. Le temps fera connaître ce qu’ils me doivent tous, les ressources nationales que je leur ai créées, l’affranchissement des Anglais que j’avais ménagé. »

Les intérêts de l’agriculture, des manufactures et du commerce ne sont pas opposés avec la paix, la sûreté et la liberté ; ces trois élémens de prospérité reçoivent tous les développemens dont ils sont susceptibles et dans la proportion qui leur convient le mieux. Les intérêts des nations, et par conséquent ceux de l’Angleterre et de la France, ne sont pas plus en contradiction que ceux de deux provinces d’un même pays qui jouissent l’une et l’autre d’une libre communication. Mais, pour comprendre cela, il fallait entendre l’économie politique, dans laquelle Napoléon était resté de cent ans en arrière.

Les lumières en France ont repris une marche progressive pendant le règne des Bourbons, non que le gouvernement lui-même fût devenu plus éclairé, au contraire ; mais il ne prêtait pas à son mauvais sens l’appui de son habileté, et l’état de paix favorisait les études de tous genres. Celle qu’on pouvait suivre dans les écoles publiques n’était pas la plus profitable ; mais la lecture des bons ouvrages, celle des journaux écrits par des hommes de mérite, et les communications sociales ont favorisé les développemens de l’esprit qui se sont manifestés ensuite dans les révolutions politiques qui ont changé la dynastie, et la plupart de nos institutions.

L’étude de l’économie politique sera tous les jours mieux appréciée, on concevra des idées plus justes sur ces matières, et beaucoup d’erreurs encore protégées par le préjugé n’oseront plus se montrer à l’avenir.


  1. Karemsine, dans sa Julia.
  2. Buffon, sur les animaux carnassiers.
  3. Mathieu, chap. vi, versets 26, 28, 29, 31, 32.
  4. Mathieu, chap. xxii.
  5. Ceci nous montre le danger des finisses fouines. C’est sur celle-là qu’était fondé l’argument du père Letellier, pour persuader à Louis XIV qu’il pouvait sans scrupule dépouiller tous ses sujets. C’est le compelle intrare qui a servi à justifier toutes les rigueurs de l’inquisition.
  6. Voy. partie vii, Cours complet d’Économie.
  7. Voyez les discours qu’il faisait tenir par Fontanes an Sénat lorsqu’il proposait les levées de conscrits. J’ai moi-même entendu Napoléon tenir le même langage. Il ne comprend pas qu’un conscrit remplacé par un marmot, en même temps qu’il présentait un même nombre d’hommes, laissait un capital de moins.
  8. Tom. iv, pag. 331 et suiv.
  9. La suite fait voir que par le mot économistes, Bonaparte n’entendait pas uniquement les sectateurs de Quesnay, mais ceux qui suivent la méthode d’Adam Smith, ceux qu’on appelle quelquefois économistes politiques.