Mélite/Acte 5/Scène 6

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Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE VI.


TIRCIS, la Nourrice360, ÉRASTE, MÉLITE,
CLORIS.



TIRCIS.


De grâce, mon souci, laissons cette causeuse 361 :
Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
Que ces frivoles soins te viennent divertir :
Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes 362,
À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
Et ma fidélité, qu’il va récompenser…


LA NOURRICE363.


Vous donnera bientôt autre chose à penser.
Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
Vient demander raison de sa place usurpée.


ÉRASTE, à Mélite
.


Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
De sortir de sa gêne en sortant de la vie 364.
Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
Et de qui l’imposture avec de faux écrits
A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.


MÉLITE.


Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
Que serois-tu d’avis de lui répondre ?


TIRCIS.


Que serois-tu d’avis de lui répondre ?_Écoute
Quatre mots à quartier 365.


ÉRASTE.


Quatre mots à quartier.__Que vous avez de tort
De prolonger ma peine en différant ma mort !
De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice 366,
Ou ma main préviendra votre lente justice.


MÉLITE.


Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
Avance nos amours au lieu de les détruire ;
De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
Le sort tire un remède afin de nous guérir.
Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
Obligés désormais de ce que tour à tour
Nous nous sommes rendu 367 tant de preuves d’amour,
Et de ce que l’excès de ma douleur sincère 368
A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
Que cette occasion prise comme aux cheveux,
Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
Par où votre repos sera mieux établi.


ÉRASTE.


Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
Et puisque c’est de là que vos félicités…


LA NOURRICE, à Éraste.


Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
Ils tiennent le passé dans quelque indifférence 369,
N’osant se hasarder à des ressentiments
Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
Saura bien se venger sur vous à l’avenir
D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.


ÉRASTE, à Cloris.


Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
Celui qui l’en tira pût occuper sa place 370,
Éraste, qu’un pardon purge de son forfait 371,
Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
Mélite répondra de ma persévérance :
Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
Encore avez-vous vu mon amour irrité
Mettre tout en usage en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
De réduire ses feux dans une amitié sainte,
Mes amoureux desirs, vers elle superflus 372,
Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.


TIRCIS.


Que t’en semble, ma sœur ?


CLORIS.


Que t’en semble, ma sœur ?_Mais toi-même, mon frère ?


TIRCIS.


Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.


CLORIS.


Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
Que mon affection voulut prendre la loi.


TIRCIS.


Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent 373,
Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens 374,
Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
Fassent les puissants Dieux que par cette alliance 375
Il ne reste entre nous aucune défiance,
Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
Nos ans puissent couler avec plus de douceur !


ÉRASTE.


Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
Mais ma félicité ne peut être accomplie
Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis 376
D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.


CLORIS.


Aimez-moi seulement, et pour la récompense
On me donnera bien le loisir que j’y pense.


TIRCIS.


Oui, sous condition qu’avant la fin du jour 377
Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour 378.


CLORIS.


Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.


MÉLITE.


C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
Dont un autre destin m’a mise en impuissance 379 :
Accorde cette grâce à nos justes desirs.


TIRCIS.


Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs 380.


ÉRASTE.381


Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant 382,
Laissez-les disposer de votre sentiment.


CLORIS.383


En vain en ta faveur chacun me sollicite,
J’en croirai seulement la mère de Mélite :
Son avis m’ôtera la peur du repentir 384,
Et ton mérite alors m’y fera consentir.


TIRCIS.


Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre 385.


LA NOURRICE.
(Tous rentrent, et elle demeure seule 386.)


Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi 387 !
Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte 388,
On ne se moque point des femmes de ma sorte,
Et je ferai bien voir à vos feux empressés
Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.


Scène V

Acte V, scène VI

Variantes


360. Il y a nourrice, sans article, dans les éditions de 1633-52.

361. En marge, dans l’édition de 1633 : La Nourrice paroit à l’autre bout du théâtre, avec Éraste, l’épée nue à la main, et ayant parlé à lui quelque temps à l’oreille, elle le laisse à quartier (voyez p. 93, note 2), et s’avance vers Tirsis.

362. Var. Tous nos pensers sont dus à ces chastes délices
Dont le ciel se prépare à borner nos supplices :
Le terme en est si proche, il n’attend que la nuit.
Vois qu’en notre faveur déjà le jour s’enfuit,
Que déjà le soleil, en cédant à la brune,
Dérobe tant qu’il peut sa lumière importune,
Et que pour lui donner mêmes contentements
Thétis court au-devant de ses embrassements.
la nourr. Vois toi-même un rival qui, la main à l’épée,
Vient quereller sa place à faux titre occupée,
Et ne peut endurer qu’on enlève son bien.
Sans l’acheter au prix de son sang et du tien.
mél. Retirons-nous, mon cœur. tirs. Es-tu lassé de vivre?
clor. Mon frère, arrêtez-vous. tirs. Voici qui t’en délivre :
Parle, tu n’as qu’à dire, éraste, à Mélite. Un pauvre criminel,
[À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel.] (1633-57)

363. Var. la nourrice, montrant Éraste. (1644-57)

364. Var. De sortir de torture en sortant de la vie,
Vous apporte aujourd’hui sa tête à l’abandon,
Souhaitant le trépas à l’égal du pardon.
Tenez donc, vengez-vous de ce traître adversaire,
Vengez-vous de celui dont la plume faussaire
Désunit d’un seul trait Mélile de Tirsis,
Cloris d’avec Philandre. mélite, à Tirsis. À ce compte, édaircis
Du principal sujet qui nous mettoit en doute,
Qu’es-tu d’avis, mon cœur, de lui répondre ? (1633-57)

365. À quartier, à l’écart : voyez la note 2 de la p. 93.

366. Var. Vite, dépêchez-vous d’abréger mon supplice. (1633)

367. Toutes les éditions portent : « Nous nous sommes rendus. » Voyez l’introduction du Lexique.

368. Var. Et de ce que l’excès de ma douleur amère. (1633-57)

369. Var. Ils tiennent le passé dedans l’indifférence. (1633-57)

370. Var. Celui qui l’en tira pût entrer en sa place. (1633-60)

371. Var. Éraste, qu’un pardon purge de tous forfaits,
Est prêt de réparer les torts qu’il vous a faits.
Mélite répondra de sa persévérance :
Il ne l’a pu quitter qu’en perdant l’espérance ;


Encore avez-vous vu son amour irrité
Faire d’étranges coups en cette extrémité ;
Et c’est avec raison que sa flamme contrainte. (1633-57)

372. Var. Ses amoureux desirs, vers elle superflus. (1633-57)

373. Var. Bien que dedans tes yeux tes sentiments se lisent (1633-57)

374. Var. Excusable pudeur, soit donc, je le consens,
Trop sûr que mon avis s’accommode à ton sens. (1633-57).

375. En marge, dans l’édition de 1633 : Il parle à Éraste et lui baille la main de Cloris.

376. Var. Jusqu’à ce que ma belle après vous m’ait permis. (1633-57)

377. Var. Oui, jusqu’à cette nuit, qu’ensemble, ainsi que nous,
Vous goûterez d’Hymen les plaisirs les plus doux.
clor. Ne le présumez pas, je veux après Philandre as
L’éprouver tout du long de peur de me méprendre.
la nourr. at Mais de peur qu’il n’en fasse autant que l’autre a fait,
Attache-le d’un nœud qui jamais ne défait.
[clor. Vois prodiguez en vain vos foibles artifices.] 1633-57)

378. Var. Vous vous rendrez sensible à son naissant amour. (1660)

379. Var. Dont un destin meilleur m’a mise en impuissance. (1633-57)

380. Var. la nourr. au Tu ferois mieux de dire : À ses propres plaisirs. (1633-57)

381. Var. éraste, à Cloris. (1648)

382. Var. Et dans un point où gît tout mon contentement.
Comme partout ailleurs, suivez leur jugement. (1633-57)

383. Var. cloris, à Éraste. (1648)

384. Var. Ayant eu son avis, sans craindre un repentir.
Ton mérite et sa foi m’y feront consentir. (1633-57)

385. Var. Nourrice, va t’offrir pour nourrice à Philandre. (1633)

386. Cette indication manque dans les éditions de 1633-60.

387. Var. Vous êtes bien pressés de me laisser ainsi. (1633-48)
Var. Vous êtes bien hâtés de me quitter ainsi. (1664 et 68)

388. Var. Allez, je vais vous faire à ce soir telle niche,
Qu’au lieu de labourer, vous lairrez tout en friche av. (1633-48)


as. Ne le présumes (sic) pas. je veux après Philandre. (1633)

at. la nourrice, à Cloris. (1648)

au. la nourrice, à Mélite. (1648)

av. Ces deux vers terminent la pièce dans les éditions indiquées.