Mémoire historique sur le Livre intitulé Calila et Dimna

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MÉMOIRE

HISTORIQUE


Sur le Livre intitulé Calila et Dimna.




Je pourrais, en publiant le texte Arabe du livre qui porte, chez les Orientaux., le nom de Calila et Dimna, et qui est plus connu parmi nous sous celui de Fables Indiennes ou Fables de Bidpai ou Pilpai, renvoyer les lecteurs qui désireraient connoître l’origine et l’histoire de cet ouvrage célèbre, aux diverses notices que j’ai publiées successivement des traductions Hébraïque, Persane et Latines de ce même livre, dans les tomes IX et X des Notices des manuscrits. Mais ce recueil étant entre les mains de peu de personnes, et d’ailleurs {es résultats de mes recherches étant répandus dans plusieurs volumes, il m’a paru plus convenable de réunir ici ces résultats, et de les présenter à mes lecteurs, dégagés des discussions critiques auxquelles j’ai dû me livrer dans ces notices particulières.

Je dois avertir d’abord que tout ce que je dirai en général de l’histoire de ce livre, ne s’applique qu’au corps de l’ouvrage, dont la principale partie est les aventures de Calila et Dimna, et ne préjuge rien sur les doutes qu’on peut élever relativement à quelques livres ou chapitres qui paraissent n’avoir point appartenu primitivement à ce recueil, et y avoir été ajoutés après coup.

Origine Indienne du Livre de Calila et Dimna.

Une tradition généralement reçue attribue aux Indiens la première composition de ce recueil de fables. Quelques personnes, il est vrai, l’attribuoient à Abd-allah ben-Almokaffa, comme nous l’apprend Ebn-Khilcan ; mais cette opinion isolée est contredite par le témoignage unanime d’une multitude d’écrivains Arabes et Persans, qui reconnoissent tous que cet Abd-allah ben-Almokaffa n’a fait que traduire ce livre du pehlvi ou de l’ancienne langue des Perses, en arabe, et qu’il avoit été apporté de l’Inde et traduit en pehlvi, sous le règne du grand Chosroës ou Khosrou Nouschiréwan, par un médecin Persan nommé Barzoui ou Barzouyèh. Masoudi, historien Arabe de la première moitié du ive siècle de l’hégire, attribue le livre de Calila à un roi de l’Inde ; et la préface qui se lisoit à la tête de la traduction Pehlvie, et que le traducteur Arabe nous a conservée, ne laisse aucun doute sur l’origine Indienne de ce livre. Ferdousi a consigné cette même tradition dans le Schah-namèh ; et s’il est un fait que la critique la plus rigoureuse ne puisse contester, ce serait assurément celui-là, quand même on n’auroit à faire valoir en sa faveur que cette imposante réunion de témoignages.

Mais nous pouvons aujourd’hui remonter encore plus près de la source de ces traditions historiques, depuis que les savans travaux des Anglais nous ont ouvert la carrière de la littérature Samscrite, et que nous possédons, tant en original que dans une traduction Angloise, les Fables de Vischnou-Sarma, ou le recueil d’apologues intitulé Hitoupadésa.

Ce n’est point que je veuille dire que nous ayons dans ce livre Indien, l’original du livre de Calila. La différence qui est entre ces deux ouvrages est trop grande, pour que le dernier puisse être considéré comme une traduction ou une copie du premier ; mais aussi ils offrent trop de traits de ressemblance, pour qu’il soit permis de douter que, du moins, ils ont une source commune. La conséquence que je tire de ces ressemblances paroîtra encore plus forte, et l’objection fondée sur des différences que je suis loin de contester, sera considérablement atténuée, si l’on prend la peine de faire attention aux observations suivantes.

1° Si l’on admet les traditions relatives à la mission de Barzouyèh dans l’Inde, et je ne vois pas pourquoi on se refuserait à admettre du moins le fonds de ce récit, on est autorisé à soutenir que Barzouyèh rapporta de l’Inde, outre le livre de Calila et Dimna, divers autres ouvrages du même genre[1], et qu’il en composa un recueil auquel on donna le nom de Livre de Calila et Dimna, parce que le récit des aventures de ces deux chacals formoit la première et la principale partie de ce recueil. Cette hypothèse, d’ailleurs très naturelle, est fondée sur la nature même de ce recueil : il suffit de l’ouvrir pour se convaincre qu’à l’exception des deux premiers chapitres, qui sont inséparables l’un de l’autre et forment un seul tout, les autres n’ont, ni entre eux, ni avec ces deux premiers, qui contiennent le récit des aventures de Calila et Dimna, aucune liaison nécessaire ; qu’ils ne se tiennent que par le cadre dans lequel l’auteur du recueil a jugé à propos de les renfermer, en les mettant tous dans la bouche du sage Bidpai qui les raconte au roi Dabschélim ; qu’enfin on eût pu en retrancher plusieurs ou y en ajouter beaucoup d’autres, sans altérer en rien la forme de ce recueil.

2° Ce n’est pas simplement une conjecture, c’est un fait, que le livre de Calila, tel que nous l’avons dans le texte Arabe que je publie, contient plusieurs chapitres qui ne faisoient point partie du recueil primitif. Ces chapitres ont été ajoutés dans la traduction Pehlvie[2]. C’est ce que nous assure Abou’lmaali Nasr-allah, auteur de l’ancienne version Persane du livre de Calila, faite du temps du sultan Gaznévide Bahram-schah. Ces chapitres ajoutés sont au nombre de six ; mais il ne faut point tenir compte de deux de ces chapitres, dont la composition ne peut être attribuée aux Indiens : le premier est le récit de la mission de Barzouyèh dans l’Inde[3] ; le second, la vie de Barzouyèh. Il ne reste donc que quatre chapitres à supprimer, ce qui réduit à dix les chapitres traduits par Barzouyèh de l’indien en persan.

Alors, des quatorze chapitres qui forment le livre Arabe de Calila et Dimna, dix doivent être considérés comme traduits d’un original Indien ; ce sont les suivans, conformément à l’ordre observé dans cette édition Arabe :

V. Le Lion et le Taureau, ou le premier chapitre des aventures de Calila et Dimna.
VI. Le procès de Dimna, ou le second chapitre des mêmes aventures.
VII. La Colombe au collier.
VIII. Les Hiboux et les Corbeaux.
IX. Le Singe et la Tortue.
X. Le Moine et la Belette.
XI. Le Rat et le Chat.
XII. Le Roi et l’Oiseau.
XIII. Le Lion et le Chacal.
XV. La Lionne et le Cavalier.

Les chapitres ajoutés sont :

XIV. Les aventures d’Iladh, Baladh, Irakht et Kibarioun.
XVI. Le Moine et son Hôte.
XVII. Le Voyageur et l’Orfèvre.
XVIII. Le Fils du Roi et ses Compagnons.

Quelques manuscrits attribuent ces quatre chapitres, d’une manière vague, aux Persans, c’est-à-dire, aux Persans du temps de Nouschiréwan ; un manuscrit de Berlin en fait honneur à Buzurdjmihr, fils de Bakhtéghan.

3° L’auteur du Hitoupadésa ou des Fables de Vischnou-Sarma annonce aussi avoir puisé les matériaux de son ouvrage dans un écrit plus ancien, intitulé Pantcha-tantra. Ce dernier ouvrage, il est vrai, n’est point entre nos mains, et nous ne pouvons vérifier par nous-mêmes ses rapports avec le livre de Calila ; mais nous devons en croire le savant M. Colebrooke, à qui la littérature Samscrite a tant d’obligations. Or, M. Colebrooke, dans la préface qu’il a mise à la tête de l’édition Samscrite du Hitoupadésa, donnée à Sérampore, en 1810, nous assure positivement avoir trouvé le plus grand rapport entre le Pantcha-tantra et le livre de Calila : encore est-il permis de supposer que ces rapports lui eussent paru et plus exacts et plus nombreux, s’il eût pris, pour objet de comparaison, le texte Arabe d’Ebn-Almokaffa, et non la traduction Persane de Hosaïn Vaëz, traduction qui porte le titre d’Anvari Sohaili, et dans laquelle l’original Arabe a éprouvé toute sorte de suppressions et d’interpolations. Je donnerai, à la suite de ce mémoire, un extrait de la préface de M. Colebrooke.

Toutes ces considérations réunies me paroissent plus que suffisantes pour répondre aux objections qu’on pourrait faire contre l’origine Indienne du livre de Caliia ; objections qui, d’ailleurs, ne seraient fondées que sur le défaut de ressemblance parfaite entre le livre de Calila et Dimna et le Hitoupadésa, ou même, si l’on veut, le Pantcha-tantra.

Mais il est encore une raison décisive en faveur de l’origine Indienne de ce livre, c’est qu’à travers même le voile des traductions, et malgré, l’espèce de transformation que ce livre a du subir en passant de l’indien en pehlvi, du pehlvi en arabe, de l’arabe en persan, on y retrouve encore des caractères frappans de cette origine. Qu’il me soit permis de développer ici cette idée, en copiant ce que j’ai déjà dit ailleurs.

D’abord, on chercherait inutilement, dans ce livre, des traces du magisme, du culte du feu et des élémens, de la rivalité d’Ormuzd et d’Ahriman, des anciennes traditions historiques et mythologiques de la Perse, des attributs et des fonctions des Amschaspands et des Izeds, du Zend-avesta et de son auteur. On n’y voit jamais (je parle ici de la version Arabe, la plus ancienne que nous connoissions) les noms de Cayoumarath, de Djemschid, de Dhohhak, de Féridoun, de Rostam, de Minotchehr et autres héros de la Perse. Ni Alexandre, ni Darius, n’y sont nommés ; le Neurouz, ni aucune fête des Persans, n’y est rappelé. Les animaux symboliques décrits dans les livres de Zoroastre, gravés sur les ruines des anciens monumens de la Perse, ou sur les pierres fines que le temps a épargnées, sont inconnus à l’auteur de ce recueil.

Au contraire, les traces de l’indianisme, quoique peut-être affoiblies déjà et altérées dans la traduction Pehlvie, y sont en grand nombre. De là la fréquente mention des moines et des fakirs, l’abstinence du chacal religieux qui refuse de manger de tout ce qui a vie, la malédiction prononcée par un moine contre un serpent, dans l’apologue de la Grenouille et du Serpent ; de là la métamorphose d’une souris en femme, par les prières d’un saint, et sa restitution à l’état de souris, par le même moyen[4] ; de là encore des noms propres d’animaux qui ont une signification dans la langue Indienne et n’en ont point, à notre connoissance, en persan, tels que Dimna ou Damanaca[5], Schanzébèh ou Sanjavaca ; titawi, sorte d’oiseau dont le nom n’est ni persan ni arabe, mais bien indien, tittéba ; de là enfin, une mention fréquente des brahmes ou brahmanes.

La fable du Moine et de la Belette rappelle la familiarité des Indiens avec la mangouste, qui s’apprivoise facilement, vit dans les maisons comme le chat parmi nous, les purge des rats, des souris, des mulots, et est l’ennemi né des couleuvres et des serpens qu’elle saisit avec une adresse inexprimable. Il est vraisemblable que, dans l’original Indien, c’étoit de la mangouste qu’il s’agissoit dans cet apologue[6]. Les singes et les tortues, souvent mis en scène dans ces fables, appartiennent plutôt à l’Inde qu’à la Perse.

Et qu’on n’objecte pas qu’il n’y est point question de Vischnou, de Crischna, des avatara ou incarnations, de toute la mythologie Indienne, et autres choses de ce genre. Si l’on prend, comme cela doit être, pour base de cet examen critique, la version Arabe, on verra quelle est écrite du style le plus simple, sans aucune érudition, et on en conclura, ou qu’il en étoit de même de l’original Indien, ou plutôt que Barzouyèh n’a pris de cet original que la morale, la politique et les apologues, et qu’il a supprimé tout ce qui avoit trait à la mythologie et à la croyance Indienne. On peut bien faire une semblable supposition, puisque la traduction du Hitoupadésa en persan, faite dans l’Inde par un musulman, il y a à peine cent soixante ans, est pareillement dépouillée de tout ce qui appartient à la religion, de l’Inde.

Je ne crains donc point d’affirmer que toutes les règles de la saine critique assurent à l’Inde l’honneur d’avoir donné la naissance à ce recueil d’apologues, qui fait encore aujourd’hui l’admiration de l’Orient et de l’Europe elle-même.

La conclusion que je tire de tout ce que je viens d’exposer, n’est pas absolument que le Pantcha-tantra soit antérieur à Barzouyèh, ce qui cependant est extrêmement vraisemblable ; elle n’est pas même qu’avant Barzouyèh, tous les apologues que celui-ci réunit dans le livre de Calila, fussent déjà rassemblés, dans l’Inde, en un seul recueil. Tout ce que je prétends établir, c’est que les originaux des aventures de Calila et Dimna, et des autres apologues réunis à celui-là, avoient effectivement été apportés de l’Inde dans la Perse. Leur réunion en un seul corps d’ouvrage, la forme sous laquelle ils sont présentés, le cadre qui les renferme, purent être de l’invention de Barzouyèh, ou, si l’on veut, de Buzurdjmihr : cela est peu important. Je croirois cependant que, dès-lors, le dialogue entre Dabschélim et Bidpai, les questions du roi et les réponses du philosophe, formoient le cadre des aventures de Caliia et Dimna, et que l’auteur Persan ne fit que renfermer d’autres apologues sous ce même cadre.

Traduction Pehlvie du Livre de Calila.

Que le livre de Calila, apporté de l’Inde en Perse par le médecin Barzouyèh, sous le règne de Nouschiréwan, ait été traduit en pehlvi à cette même époque, c’est, ce me semble, ce dont on ne saurait raisonnablement douter. On a quelquefois attribué cette traduction à Buzurdjmihr ; mais je ne crains point de dire que c’est une méprise. Barzouyèh, selon toute apparence, ne rapporta pas de l’Inde les originaux Indiens des aventures de Calila et Dimna et des autres apologues dont il forma un seul recueil. Les témoignages historiques nous apprennent qu’il les traduisit en pehlvi, et que, de retour à la cour de Nouschiréwan, il en fît la lecture devant ce prince, ou du moins il les lui offrit : C’est d’ailleurs ce que l’on devrait supposer, quand même on ne le lirait nulle part. Buzurdjmihr n’eut d’autre part à ce recueil, si nous en croyons le Schah-namèh et ce que nous lisons dans les prolégomènes mêmes du livre de Calila, que d’ajouter, à la tête de l’ouvrage, un chapitre où Barzouyèh est censé parler lui-même[7] ; et rendre compte de sa naissance, de son éducation et de sa vie, jusqu’à l’époque de son voyage dans l’Inde. Suivant les traditions conservées dans le Schah-namèh, Barzouyèh, au lieu d’accepter les présens et les faveurs dont vouloit le combler Nouschiréwan ; demanda pour toute récompense que Buzurdjmihr fût chargé par le monarque de rédiger ce chapitre, et qü’on le plaçât à la tête du livre de Calila. Il voulut s’assurer l’immortalité, en attachant ainsi son nom à celui du prince et de son illustre ministre, et sur-tout à un livre qui lui paroissoit devoir se transmettre à la postérité la plus reculée. Ne semble-t-il pas entendre Aman prescrire à Assuérus le traitement dû à celui que le roi veut honorer, et exiger que le premier ministre devienne l’instrument de son triomphe ?

Quoique j’adopte, pour le fond, les traditions consignées dans les prolégomènes du livre de Calila et dans le Schah-nameh, sur le voyage et les travaux de Barzouyèh, je ne prétends point qu’on doive ajouter foi à tous les détails. Il est possible que le voyage de Barzouyèh dans l’Inde n’ait point été fait par l’ordre de Nouschiréwan, et dans la seule vue de chercher à se procurer un livre dont la renommée étoit venue jusqu’en Perse ; et si quelqu’un croit devoir révoquer en doute ces circonstances, bien que je ne voie aucune bonne raison de les nier, je les abandonne volontiers au jugement des lecteurs. Il n’en est pas de même du fond du récit ; il me paraît impossible de ne pas l’admettre.

La traduction Pehlvie du livre de Calila a eu le sort de tout ce qui constituoit la littérature Persane, au temps de la dynastie des Sassanides. Elle fut détruite en grande partie lors de la conquête de la Perse par les Arabes, et sacrifiée au zèle aveugle des premiers musulmans ; et le peu qui échappa alors à la destruction, tomba dans l’oubli et disparut, lorsque la langue Pehlvie fut remplacée per l’arabe et le parsi, et que des traductions Arabes ou Persanes eurent mis quelques-uns des monumens de cette ancienne littérature, à la portée des successeurs plus éclairés de ces farouches et fanatiques propagateurs de l’islamisme.

D’Herbelot a dit que le جاودان خيرد Djawidan khired, ou Sagesse éternelle, ouvrage de morale et de politique, attribué à l’ancien souverain de la Perse, Houschenc, étoit la même chose que le Homayoun-namèh همايون نامه ; et comme ce dernier titre est celui que porte, dans la traduction Turque, le livre de Calila, cela a donné occasion à tous ceux qui, depuis ce célèbre orientaliste, ont parlé du livre de Calila, de supposer que ce même livre, dans la version Pehlvie, étoit intitulé Djawidan khired. Cette assertion me paraît sans nul fondement ; je ne connois aucune autorité en sa faveur. Le Djawidan khired attribué à Houschenc, est un ouvrage entièrement différent du livre de Calila. J’ai dit ailleurs ce qui a pu donner lieu à cette méprise, qui, au surplus, n’est pas la seule dans laquelle d’Herbelot soit tombé en parlant du livre de Calila. Les écrivains qui l’ont copié, ne peuvent être invoqués comme autorités, et je ne crains point de dire que c’est une erreur qui ne doit plus être répétée.

Traduction Arabe du Livre de Calila, par Abd-allah ben-Almokaffa.

Beaucoup d’écrivains ont parlé d’une manière peu exacte de la traduction Arabe du livre de Calila et de son auteur. Sans nous arrêter à relever leurs erreurs, nous exposerons ce qui concerne cette traduction, en nous conformant aux autorités irrécusables que nous avons produites ailleurs.

Abd-allah, fils d’Almokaffa, dont le nom propre en persan étoit Rouzbèh روزبه, et qui a été mal-à-propos appelé par un grand nombre d’écrivains, fils d’Almokanna, étoit né dans la province de Perse, et dans la religion des mages dont il fit long-temps profession. Son père, appelé Dadouyèh, avoit été chargé, sous le gouvernement du fameux Haddjadj ben-Yousouf, de la perception des impôts dans l’Irak et la province de Farès. Comme il s’étoit rendu coupable d’extorsions et de vexations dans l’exercice de sa place, Haddjadj le fit mettre à la torture ; et sa main s’étant retirée par l’effet des tourmens qu’il éprouva, on le surnomma depuis ce temps-là مقفّح Mokaffa ; le verbe تقغًح signifiant en arabe, se gripper, se recroqueviller. Son fils Abd-allah, dont il est question ici, étoit attaché au service d’Isa ben-Ali, oncle paternel des deux premiers khalifes de la maison d’Abbas, Saffah et Mansour. Ce fut entre les mains d’Isa qu’Abd-allah abjura sa religion paternelle et embrassa l’islamisme. Son orthodoxie fut cependant toujours très-suspecte. On l’accuse d’avoir travaillé, mais en vain, avec quelques autres ennemis du mahométisme, à imiter, et même à surpasser le style de l’Alcoran, que tout bon musulman doit tenir pour inimitable, et pour supérieur à ce que peuvent produire les talens humains les plus éminens.

On demandoit un jour à Abd-allah, fils d’Almokaffa, de qui il avoit appris les règles de la civilité. J’ai été moi-même mon maître, répondit-il ; toutes les fois que j’ai vu un autre faire quelque bonne action, je l’ai imitée, et quand j’ai vu quelqu’un faire une chose malhonnête, je l’ai évitée.

Abd-allah étoit naturellement enclin à la raillerie, et ce penchant, auquel il s’abandonnoit imprudemment, ne contribua pas peu à sa fin tragique, comme on le verra. On peut croire, d’après cela, que le jugement que porta de lui le célèbre Khalil ben-Ahmed, étoit bien fondé. Ces deux hommes savans s’étant un jour rencontrés, on demanda à Khalil, lorsqu’ils se furent séparés, ce qu’il pensoit d’Abd-allah. Il a, répondit-il, plus de science que de jugement. Abd-allah, interrogé de même au sujet de Khalil, décida qu’il avoit plus de jugement que de science.

À peine le khalife Mansour étoit-il sur le trône, qu’il eut à se défendre contre un compétiteur redoutable, son oncle Abd-allah, fils d’AIi. Celui-ci cependant, complètement battu en l’année 137 par les armées de Mansour, que commandoit Abou-Moslem, s’enfuit et se retira dans l’Irak, auprès de ses deux frères, Soleïman et Isa, dont le premier étoit gouverneur des provinces de Basra, Bahraïn et Oman, et le second gouvernoit la province d’Ahwaz. Soleïman et Isa sollicitèrent et obtinrent de Mansour la grâce de leur frère Abd-allah, et, s’étant chargés de rédiger l’acte d’amnistie que Mansour avoit consenti à lui accorder, ils vinrent pour cela à Basra, et confièrent la rédaction de cet acte à Abd-allah, fils d’Almokaffa, qui étoit secrétaire d’Isa, et qui passoit pour être très-habile dans la rédaction des actes contenant des stipulations ou engagemens réciproques. La manière dont Abd-allah s’acquitta de cette commission choqua Mansour, qui peut-être nourrissoit secrètement le projet de sacrifier, quand il en trouveroit l’occasion, son oncle Abd-allah, fils d’AIi, ce qu’il exécuta effectivement en l’année 139. Informé que l’acte d’amnistie avoit été rédigé par Abdallah, fils d’Almokaffa, il envoya un ordre secret à Sofyan, fils de Moawia, gouverneur de la ville de Basra, de faire mourir le fils d’Almokaffa. Cet ordre ne pouvoit venir plus à propos pour Sofyan, qui avoit été très-souvent l’objet des railleries et des sarcasmes les plus piquans d’Abd-allah, fils d’AImokaffa, et qui avoit juré d’en tirer vengeance. Abd-allah s’étant présenté chez Sofyan, pour s’acquitter d’une mission dont l’avoit chargé Isa, fils d’AIi, Sofyan profita de cette occasion pour satisfaire sa vengeance et celle de Mansour ; il fit prendre Abd-allah, puis ayant fait chauffer un four, il fit couper l’un après l’autre et jeter dans le four les membres de ce malheureux. Enfin, il y fit jeter tout son corps et fit fermer le four sur lui, en disant : Je n’ai encouru aucun blâme en faisant de toi un exemple, parce que tu es un impie, qui as corrompu les hommes. Il faisoit allusion aux soupçons d’athéisme, ou du moins de magisme, dont Abd-allah étoit assez généralement l’objet.

La mort d’Abd-allah, fils d’Almokaffa, ne pouvoit demeurer secrète. Ses protecteurs Soleïman et Isa, oncles de Mansour, informés qu’on l’avoit vu entrer dans la maison de Sofyan, et qu’il avoit disparu depuis cet instant, accusèrent Sofyan de sa mort ; et le firent conduire lié et garotté devant Mansour. On fit comparoître les témoins, qui déposèrent que le fils d’Almokaffa étoit entré chez Sofyan, et qu’on ne l’avoit point vu sortir de cette maison. Le khalife dit d’abord qu’il examinerait cette affaire ; puis s’adressant aux témoins, il les intimida, en leur donnant à entendre qu’Abd-aliah n’étoit pas mort, qu’il pouvoit, s’il le vouloit, le faire comparaître à l’instant même devant eux, et qu’alors il les mettrait à mort, comme faux témoins. En conséquence, ces gens-là rétractèrent leurs dépositions, et les deux princes Soleïman et Isa ne parlèrent plus de cette affaire, voyant bien que c’était par ordre de Mansour qu’Abd-allah, fils d’Almokaffa, avoit été tué.

Soleïman, fils d’Ali, étant mort en l’an 142, la fin tragique d’Abd-allah, fils d’Almokaffa, doit être antérieure à cette date. Je serais même porté à croire, d’après l’ensemble de tout ce récit, qu’elle précéda la mort du rebelle Abd-allah, fils d’Ali, tué, comme je l’ai dit, par ordre du khalife Mansour, en l’année 139.

Quoi qu’il en soit, on ne peut douter du moins que l’auteur du Schah-namèh ne soit tombé dans un anachronisme, en rapportant au khalifat de Mamoun la traduction Arabe du livre de Calila, puisque Mamoun n’a commencé à régner qu’en 198.

Le livre de Calila n’est pas le seul qui ait été traduit du pehlvi en arabe par Abd-allah, fils d’Almokaffa ; nous savons qu’il avoit aussi traduit en arabe les principales parties, peut-être même le corps entier, de l’ancienne histoire des Perses, et que ses traductions ont été l’une des sources où a puisé l’auteur du Schah-namèh. Il est aussi connu par des poésies Arabes ; le recueil intitulé Hammasa en contient un fragment.

Abd-allah ne se contenta pas de traduire le livre de Calila ; il y ajouta, à ce qu’il paraît, une préface.

La portion des prolégomènes du livre de Calila, qui me paroît appartenir incontestablement au traducteur Arabe, est celle qui, dans mon édition, est intitulée : باب عرض الكتان تزحمة عند اسه et qui a pour objet d’exposer dans quelle intention ce livre a été écrit, quelle utilité on peut retirer de sa lecture, et comment on doit le lire pour le faire avec fruit. J’ai développé ailleurs les motifs qui me déterminent à penser que ce chapitre est effectivement l’ouvrage du traducteur Arabe.

Quant à la traduction, il nous est impossible de dire jusqu’à quel point Abd-allah a pu s’écarter du texte Pehlvi. On ne peut se faire une idée de l’extrême variété qui règne dans les manuscrits de la version Arabe. Cette variété est telle qu’on est quelquefois tenté de croire qu’il existe plusieurs versions Arabes de ce livre, tout-à-fait différentes l’une de l’autre. J’aime mieux penser cependant qu’il n’y a eu qu’une seule traduction du pehlvi en arabe, celle d’Abd-allah, fils d’Almokaffa ; mais que cette traduction a été dans la suite interpolée par les copistes ou par des hommes de lettres qui ont cru l’embellir en allongeant le récit, multipliant les incidens, y insérant de nouvelles fables, des proverbes, des allusions, soit à l’Alcoran, soit aux traditions, retranchant aussi parfois ce qui leur paroissoit manquer de justesse ou d’élégance, accommodant enfin l’ouvrage à leur goût ou à celui de leur siècle.

Les seuls moyens critiques qui s’offrent à nous, pour reconnoître ces interpolations, ce sont la version Grecque de Siméon Seth, qui doit avoir été faite vers l’an 1080 de J. C., et la version Persane d’Abou’Imaali Nasr-allah ben-Abd-alhamid : elles sont faites l’une et l’autre d’après l’arabe et sont certainement les plus anciennes de toutes celles que nous connoissons. La version Grecque de Siméon Seth, quoiqu’elle ne soit pas exempte d’interpolations, me paroît s’approcher beaucoup de la simplicité primitive de la traduction Arabe d’Abd-allah. Quant à la traduction Persane qui est au plutôt de l’an 510, l’auteur a lui-même pris beaucoup de libertés en la faisant, et d’ailleurs il est vraisemblable que dans le cours de trois siècles et demi, la version Arabe d’Abd-allah avoit déjà subi bien des altérations et des transformations.

Obligé d’opter entre les diverses rédactions que me présentoient six ou sept manuscrits que j’avois sous les yeux, j’ai cru que celle qui étoit la plus concise, qui offroit le moins d’allusions à la religion, aux opinions, à la littérature des Arabes, dont le récit enfin étoit plus simple, devoit être préférée, non précisément comme la meilleure, mais du moins comme celle qui devoit représenter le plus fidèlement l’ouvrage d’Abd-allah. Le manuscrit qui m’offroit cette rédaction étoit aussi le plus ancien, et il méritoit encore la préférence sous divers autres rapports. Malheureusement il avoit plusieurs lacunes assez mal restituées, et dans quelques endroits le récit paroissoit tronqué, soit par la négligence du copiste, soit par la faute d’un manuscrit plus ancien sur lequel a été copié celui-ci. Dans ces différens cas, j’ai eu principalement recours à deux manuscrits qui ont beaucoup de rapports entre eux, et dont la rédaction me semble tenir le second rang dans l’ordre des temps. Les autres manuscrits, ainsi que la version Persane de Nasr-allah, et la version Hébraïque, ou la traduction Latine qu’en a faite Jean de Capoue, m’ont servi assez souvent pour fixer mon choix entre les diverses leçons.

L’ordre des chapitres de la version Arabe n’est pas le même dans tous les manuscrits. Je ferai connoître ces différences.

À la tête de la version Arabe du livre de Calila, se trouve, et dans mon édition et dans presque tous les manuscrits, une introduction attribuée à un personnage appelé Behnoud, fils de Sahwan, et plus connu sous le nom d’Ali, fils d’Alschah Farési. Si ces noms ne sont pas supposés, cette introduction est l’ouvrage d’un Persan. Je ne la crois pas fort ancienne, parce qu’elle ne se trouve ni dans la version Persane de Nasr-allah, ni dans la version Grecque de Siméon Seth, ni dans la traduction Hébraïque attribuée au rabbin Joël[8].

Quoi qu’il en soit, cette introduction se lisant dans le plus, ancien de nos manuscrits, je n’ai pas voulu l’omettre, quoique j’en fasse peu de cas. Je vais en donner une idée succincte.

Alexandre, après avoir soumis les rois de l’Occident, tourna ses armes vers l’Orient. Il triompha de tous les souverains de la Perse et des autres contrées qui osèrent lui résister. Dans sa marche pour entrer dans l’empire de la Chine, il fit sommer le prince qui régnoit alors sur l’Inde, et qui se nommoit Four, ou, suivant quelques manuscrits, Fourek, de reconnoître son autorité et de lui faire hommage. Four, au lieu d’obéir, se prépara à la guerre, et prit toutes les mesures propres à assurer son indépendance. Alexandre, qui n’avoit, jusque-là, éprouvé que de foibles résistances, instruit des préparatifs formidables du roi de l’Inde, craignit de recevoir, dans cette occasion, quelque échec qui ternirait la gloire de ses armes : les éléphans des Indiens lui inspiraient sur-tout une grande crainte. Il résolut donc d’avoir recours à la ruse ; et après avoir consulté les astrologues sur le choix du jour le plus favorable à l’exécution de ses desseins, il fit faire, par les plus habiles ouvriers qui suivoient son armée, des figures creuses de chevaux et de cavaliers en bronze : il fit remplir l’intérieur de ces figures de naphte et de soufre, et il ordonna qu’après les avoir revêtues de harnois et d’habits, on les plaçât sur le premier rang de son armée, et qu’au moment d’engager le combat on mît le feu aux matières inflammables qu’elles contenoient. Le jour choisi pour l’action étant arrivé, Alexaudre fit faire une nouvelle sommation au roi Indien. Celui-ci n’y obéit pas plus qu’à la première, et les deux armées s’ébranlèrent. Four avoit placé ses éléphans sur la première ligne ; les gens d’Alexandre, de leur côté, firent avancer les figures de bronze qui avoient été chauffées. Les éléphans ne les eurent pas plutôt saisies avec leurs trompes, que, se sentant brûler, ils jetèrent par terre ceux qui les montoient et prirent la fuite, foulant aux pieds et écrasant tous ceux qu’ils rencontraient. Toute l’armée Indienne étant ainsi culbutée et mise en déroute, Alexandre appela à grands cris Four à un combat singulier. Le monarque Indien accepta le défi et se présenta aussitôt sur le champ de bataille. Les deux champions combattirent une grande partie du jour, sans que la victoire se déclarât pour l’un ni pour l’autre. Alexandre commençoit à désespérer du succès, lorsque son armée, par ses ordres, poussa un grand cri. Le roi Indien, croyant que ses troupes étoient attaquées inopinément par des forces ennemies sorties d’une embuscade, se retourna pour voir ce que c’étoit, et Alexandre profitant de cet instant, lui porta un coup qui le précipita de son cheval ; d’un second coup, il l’étendit mort. L’armée Indienne recommença alors le combat, bien déterminée à périr ; cependant, vaincue de nouveau, elle céda aux promesses d’Alexandre. Le vainqueur, après avoir mis ordre aux affaires de ce pays, et en avoir donné le gouvernement à un de ses officiers, qu’il établit roi à la place de Four, quitta l’Inde pour suivre l’exécution de ses projets. À peine se fut-il éloigné, que les Indiens secouèrent le joug qu’il leur avoit imposé, et se choisirent pour souverain un homme de la race royale, nommé Dabschélim.

Lorsque Dabschélim se vit affermi sur le trône, la fortune l’ayant favorisé dans toutes ses entreprises, il s’abandonna à ses passions, et exerça sur ses sujets une tyrannie sans bornes. Il y avoit alors dans les états de Dabschélim, un brahmane nommé Bidpaï[9], qui jouissoit d’une grande réputation de sagesse, et que chacun consultoit dans les occasions importantes. Ce philosophe désirant ramener le prince, que l’orgueil de la domination avoit égaré, à des sentimens de justice et d’humanité, assembla ses disciples, afin de délibérer avec eux sur les moyens qu’il convenoit de prendre pour atteindre le but qu’il se proposoit. Il leur représenta qu’il étoit de leur devoir et de leur intérêt d’ouvrir les yeux au roi sur les vices de son administration ; et pour les convaincre que la faiblesse aidée d’une ruse adroite pouvoit réussir là où la force et la violence échoueraient, il leur cita la fable des Grenouilles qui parvinrent à l’aide des Oiseaux à tirer vengeance de l’ÉIéphant qui les fouloit aux pieds[10].

Les disciples de Bidpaï s’excusèrent tous de donner leur avis ; mais ils représentèrent au philosophe les dangers auxquels l’exposeroit l’exécution de son entreprise hardie. Bidpaï leur déclara qu’il ne se désisterait, par aucun motif que ce pût être, de son projet ; qu’il iroit trouver le roi et lui faire des représentations ; et il leur recommanda de se réunir de nouveau auprès de lui, lorsqu’ils apprendraient qu’il serait de retour de la cour : après quoi il les congédia.

Bidpaï se présenta donc chez le roi. Admis à son audience, il le salua et demeura dans le silence. Dabschélim, étonné de ce silence, ne douta point que le philosophe n’eût à lui communiquer quelque affaire importante ; il lui adressa le premier la parole, et l’invita à faire connoître le sujet pour lequel il étoit venu ; mais il ne lui laissa pas ignorer que s’il se mêloit des affaires que les rois doivent se réserver, il ne manquerait pas de punir son audace téméraire. Le philosophe, après avoir demandé et obtenu du roi la permission de lui parler avec franchise, commença par lui exposer que les qualités qui distinguent l’homme des autres animaux, ce sont la sagesse, la tempérance, la raison et la justice, qualités qui renferment toutes les vertus, et qui élèvent celui en qui elles se trouvent réunies, au-dessus de toutes les chances malheureuses de la fortune. Il dit ensuite que, s’il avoit hésité à prendre la parole, c’étoit un effet de la crainte respectueuse que lui inspirait la présence du roi ; que les sages ne recommandoient rien tant que le silence ; mais que néanmoins il alloit user de la liberté que le roi lui avoit accordée. Puis entrant en matière, il reprocha à Dabschélim de ne point imiter les vertus de ses ancêtres, de la puissance desquels il avoit hérité, et d’appesantir au contraire sur ses sujets le joug de sa tyrannie, et il l’exhorta à changer de conduite. Dabschélim, outré de colère, lui fît de vifs reproches de sa témérité, et commanda qu’on le mît en croix ; mais on ne se fut pas plutôt saisi du philosophe pour exécuter l’ordre du roi, que celui-ci, changeant de résolution, révoqua son arrêt et se contenta de faire jeter Bidpaï dans un cachot. À cette nouvelle, les disciples du brahmane se dispersèrent et cherchèrent leur sûreté dans des contrées éloignées. Un long espace de temps s’écoula sans que Dabschélim se ressouvînt de Bidpaï, et que personne osât prononcer devant le roi le nom du philosophe. Une nuit cependant que le prince ne put prendre de sommeil, il réfléchit sur les mouvemens célestes et le système de l’univers. Comme il cherchoit inutilement à se rendre compte de quelque problème relatif aux révolutions des astres, il se ressouvint de Bidpaï, et se repentit de l’injustice qu’il avoit commise à son égard. Sur-le-champ il l’envoya chercher, et lui ordonna de répéter tout ce qu’il avoit dit la première fois. Bidpaï, après avoir protesté de la pureté de ses intentions, obéit ; et Dabschélim l’ayant écouté avec attention et avec des signes de repentance, lui fit ôter ses liens, et lui déclara qu’il vouloit lui confier l’administration de son empire. Bidpaï ne consentit qu’avec peine à accepter cette charge. La nouvelle de son élévation ne se fut pas plutôt répandue, que ses disciples se hâtèrent de revenir de leur bannissement volontaire, dans les états de Dabschélim ; et ils y établirent une fête à perpétuité, en mémoire de l’heureux changement survenu dans la conduite du roi.

L’administration de Bidpaï eut, pour tout le royaume et pour le souverain, les effets les plus heureux, et les vertus de Dabschélim lui soumirent tous les rois de l’Inde, qui s’empressèrent à l’envi de reconnoître sa suprématie. Pour Bidpaï, ayant rassemblé ses disciples, il leur rendit compte des motifs qui i’avoient engagé à exposer sa vie pour l’intérêt du royaume et le soin de sa propre renommée, et les instruisit que le roi l’avoit chargé de composer un livre qui contînt les préceptes les plus importans de la sagesse. Il les engagea à écrire chacun sur le sujet qu’ils voudroient choisir et à lui soumettre leurs travaux, ce qu’ils lui promirent[11].

Cependant Dabschélim, quand il se vit affermi sur son trône, et lorsque sa bonne conduite lui eut soumis tous ses ennemis, aspira à un autre genre de gloire. Les rois ses prédécesseurs avoient tous attaché leurs noms à quelque ouvrage composé par les sages et les philosophes de leur temps : désirant laisser un semblable monument de son règne, il ne trouva que Bidpaï qui pût remplir ses vues ; l’ayant mandé près de lui, il lui fit part de ses intentions, et le pria de s’occuper sans délai de la composition d’un ouvrage qui, tout en paraissant uniquement destiné à former les mœurs des particuliers, eût cependant pour véritable but d’apprendre aux rois comment ils doivent gouverner, pour s’assurer de l’obéissance et de la fidélité de leurs sujets. Il lui témoigna aussi le désir que, dans cet ouvrage, les graves préceptes de la morale et les austères leçons de la sagesse fussent mêlés à des récits divertissans et à des anecdotes amusantes. À la demande du brahmane, le roi lui accorda un an de délai pour exécuter cet ouvrage, et lui assura les fonds nécessaires pour cette entreprise.

Bidpaï crut d’abord devoir assembler ses disciples et délibérer avec eux sur la marche qu’il convenoit d’adopter pour remplir à la satisfaction du roi le plan que ce prince avoit conçu ; mais il ne tarda pas à reconnoître qu’il devoit renoncer à tout secours étranger, et se charger lui-même de ce travail, en prenant seulement avec lui, pour secrétaire, un de ses disciples. Ayant donc fait provision de papier et des alimens nécessaires pour sa subsistance et celle de son secrétaire pendant un an, il se renferma avec lui dans un cabinet, dont l’accès fut interdit à tout autre. Là, le philosophe s’occupant sans relâche du travail dont il s’étoit chargé, dictoit à son disciple, puis revoyoit ce que celui-ci avoit écrit. L’ouvrage fut exécuté ainsi, et composé de quatorze chapitres[12] qui, chacun, contenoient une question et la réponse à cette question. Tous les chapitres furent ensuite réunis en un seul livre, auquel Bidpaï donna le nom de Livre de Calila et Dimna. Bidpaï mit en scène, dans cet ouvrage, des animaux domestiques et sauvages et des oiseaux, afin que le commun des lecteurs y trouvât un amusement et un passe-temps agréable, tandis que les hommes sensés y puiseroient un sujet de réflexions solides : il voulut aussi que tout ce qui peut être utile à l’homme pour le réglement de sa conduite, l’administration de ses affaires, le gouvernement de sa famille, en un mot pour sa félicité en ce monde et en l’autre, s’y trouvât réuni, et qu’il y apprît à obéir aux souverains et à se garantir de tout ce qu’il importe à son bonheur d’éviter.

Bidpaï consacra le premier chapitre à représenter ce qui arrive à deux amis, lorsqu’un semeur de faux rapports s’introduit dans leur société : il voulut que son disciple le fît parler dans ce chapitre, conformément au plan adopté par le roi, en sorte que les préceptes de la sagesse y fussent joints à des récits amusans. Bidpaï cependant fit réflexion que la sagesse perd tout son prix quand elle se trouve associée à des discours frivoles. Rien ne lui paroissoit donc, ainsi qu’à son disciple, plus difficile que de remplir à cet égard le désir du roi, quand tout d’un coup il leur vint dans l’esprit d’employer pour interlocuteurs deux animaux. Par-là, tandis que le choix des personnages mis en scène offrait un sujet d’amusement, la sagesse se trouvoit dans les discours qu’on leur prêtoit. Ce plan réunissoit donc de quoi satisfaire le goût léger des ignorans et du vulgaire, et de quoi attirer l’attention des hommes sages.

Un an se passa de la sorte, sans que Bidpaï et son disciple interrompissent leur travail et sortissent de leur retraite. Au terme fixé, le roi fit demander à Bidpaï s’il avoit exécuté son engagement. Sur la réponse affirmative du brahmane, le roi convoqua une nombreuse assemblée des grands et des savans de son empire. Bidpaï s’y rendit, accompagné de son disciple ; et là, en présence du roi et de toute la cour, il fit lecture de tout son livre et expliqua au roi le sujet de chaque chapitre. Dabschélim, au comble de la joie, dit à Bidpaï de lui demander telle récompense qu’il voudroit. Le philosophe se contenta de demander que ce livre fût transcrit, comme l’avoient été ceux des ancêtres de Dabschélim, et gardé avec grand soin, de peur qu’il ne fût transporté hors de l’Inde, et ne tombât entre les mains des Perses. Le roi combla ensuite de présens les disciples de Bidpaï.

L’auteur termine cette introduction en disant que Nouschiréwan, ayant entendu parier du livre de Calila, n’eut point de repos qu’il n’eût envoyé dans l’Inde, pour l’obtenir, le médecin Barzouyèh, et que celui-ci se l’étant procuré à force d’adresse, l’emporta avec lui à son retour de l’Inde, et le déposa dans les trésors des rois de Perse.

L’introduction dont je viens de donner l’analyse, et qui, dans mon édition, occupe trente et une pages, est tout-à fait étrangère à la rédaction primitive du livre de Calila[13]. Il n’en est pas ainsi du chapitre suivant, intitulé De la mission de Barzouyèh dans l’Inde : on peut assurer qu’il se trouvoit dans la traduction Pehivie ; mais il est incertain s’il fait partie du travail que Buzurdjmihr fit à la demande de Barzouyèh et par l’ordre du roi, ou si, ce qui est plus vraisemblable, il est indépendant de ce travail. Il semble effectivement, par le récit même qu’on y lit, que Buzurdjmihr ne fut chargé de mettre par écrit que la portion de la vie de Barzouyèh antérieure à sa mission dans l’Inde.

Les diverses traductions du livre de Calila présentent, dans ce chapitre, une différence assez notable, relativement au motif qui détermina la mission de Barzouyèh dans l’Inde. Dans la version Espagnole, dont un fragment a été donné par Don Rodriguès de Castro, ainsi que dans la traduction Latine de Jean de Capoue, faite d’après la version Hébraïque, et enfin dans la traduction de Raimond de Béziers, il est dit que ce fut Barzouyèh qui, ayant lu dans un certain livre qu’il y avoit dans l’Inde des montagnes où l’on trouvoit une herbe dont l’application rendoit la vie aux morts, sollicita de Nouschiréwan la permission d’aller dans l’Inde, pour chercher cette herbe merveilleuse ; qu’arrivé dans ce pays, après bien des recherches infructueuses, Barzouyèh reconnut enfin que ce n’étoit là qu’une allégorie, et que, sous l’emblème de cette herbe, il falloit entendre le livre de Calila, dont les sages leçons pourvoient retirer les insensés de la mort de l’ignorance. Cette tradition est aussi celle qu’a suivie l’auteur du Schah-namèh. Au contraire, suivant notre texte Arabe, avec lequel sont d’accord et la version Grecque de. Siméon Seth et la traduction Persane d’Abou’Imaali Nasr-allah, ce fut Nouschiréwan qui, ayant entendu parler avec éloge du livre de Calila, envoya Barzouyèh dans l’Inde, pour qu’il se procurât ce trésor de sagesse, et l’apportât en Perse. Cependant Nasr-allah rapporte le même emblème, sans le rattacher aucunement à Barzouyèh et à sa mission dans l’Inde.

Il est difficile de croire que cette allégorie ne se fût pas dans quelques exemplaires de la version Arabe ; ce n’est guère que de là qu’elle a pu passer dans la version Hébraïque et dans l’ancienne traduction Espagnole. On pourrait supposer qu’il en étoit question dans un passage du chapitre dont nous parlons en ce moment : on y lit en effet, page 44 de mon édition, que Barzouyèh, dans sa jeunesse, avoit déjà fait un premier voyage dans l’Inde, pour y rechercher des substances médicinales et des simples, et que c’étoit dans ce voyage qu’il avoit acquis la connoissance de la langue et de l’écriture Indiennes[14]. Mais cette supposition est inutile ; car j’ai sous les yeux un manuscrit Arabe du livre de Calila où se trouve, au commencement de ce chapitre, le même récit qu’a suivi l’auteur du Schah-namèh ; c’est le manuscrit 139 de S.t-Germain-des-Prés. Voici comment ce chapitre commence dans ce manuscrit :

ذڪوا انـه انوشـروان فر زمن الاعاجم ابن قباد اللك رجل يقال له
برزويه وڪان متطبّبا وڪان رنُيس اطبّاَء اهل المماكة له من الملك مرتبة ومنزلة ومجاس معروف وكان مح ما فر يد ن صناعـة الطنّ عالما حكيما فرفح الى الملل يوما ڪتابا ذكر فيه يجد فر كتاب الحكاَء ان بارض الهند جبلا فيها وشجار وانواع من النبفات ان عرفت وحمعت وخلطت استخرج منها دويحي به الموتر

Quoique ce passage soit fort corrompu, on en saisit facilement le sens. Le voici :

On rapporte qu’il y avoit parmi les Persans, au temps du roi Nouschiréwan, fils de Kobad, un homme appelé Barzouyèh, qui exerçoit la médecine, et étoit le chef de tous les médecins de la Perse. Il jouissoit auprès du roi d’un rang très-distingué. Outre la pratique de la médecine, dont il faisoit sa profession, il cultivoit les sciences et la philosophie. Un jour il apporta au roi un livre où on lisoit qu’il étoit écrit dans les ouvrages des philosophes que, sur une des montagnes de l’Inde, il croissoit certains arbres et certaines plantes dont le mélange, quand elles avoient été recueillies par un homme qui en eût la connoissance ; et convenablement amalgamées ensemble, formoit un médicament capable de rendre la vie aux morts.

Le troisième chapitre de notre texte Arabe est l’introduction du traducteur, Abd-allah ben-Almokaffa. Il est intitulé بان عرض الكتاب ترجمــة عبد الله بن المقـفّح c’est-à-dire, Préface, ou plutôt, Exposition du sujet de ce livre, composée par Abd-allah ben-Almokaffa. J’ai déjà dit que le mot ترجمــة ne signifie pas ici traduction : ce mot se prend souvent dans le sens de article, chapitre, paragraphe. Rien n’est plus fréquent dans Ebn-Khilcan, et on en trouve des exemples dans le livre même de Calila. Ainsi, page 58, la table des chapitres est intitulée ترجمة الانوان ainsi encore le quatrième chapitre, qui est l’ouvrage du premier ministre Buzurdjmihr, est intitulé باب برزويه ترجمة نزرجمهر.

Dans cette préface, Ebn-Almokaffa donne aux lecteurs quelques avis utiles sur la manière de lire ce livre. Il veut d’abord qu’on ne s’arrête pas au dehors des récits qu’on y lit ; mais qu’au contraire on recherche le sens moral caché sous l’écorce des fables. En second lieu, il recommande de mettre en pratique les sages leçons que ce livre contient, quand une fois on les aura bien comprises, la science ne servant de rien, si on ne l’applique à la conduite de la vie, et ne rendant même que plus coupable et plus condamnable celui en qui elle reste stérile et sans fruit. L’homme sage doit, selon Ebn-AImokaffa, se proposer un but utile dans tout ce qu’il entreprend : il ne doit point se mettre en colère, lorsque Dieu permet qu’il lui arrive quelque accident, fâcheux en apparence, et qui, cependant, dans les vues de la providence, doit avoir pour lui un heureux résultat. Il ne faut pas néanmoins que la confiance en la providence l’empêche de travailler et de faire ses efforts pour se procurer ce dont il a besoin ; mais ses efforts doivent toujours avoir pour principal objet les biens solides et durables. L’homme sensé doit encore se tenir en garde contre ses passions, ne pas ajouter foi aux paroles de tout le monde, ne point s’opiniâtrer dans les fausses démarches où l’erreur a pu l’entraîner, croire à l’inévitable effet des décrets du ciel, agir avec courage et persévérance, ne faire aux autres que ce qu’il voudroit qu’on lui fît, ne jamais chercher son avantage aux dépens d’autrui. Enfin Ebn-Almokaffa recommande encore aux lecteurs de ne pas se contenter de feuilleter superficiellement ce livre, pour en admirer les images ; il veut qu’on le lise en entier, avec une sérieuse attention.

Il finit en disant que les auteurs de cet ouvrage se sont proposé quatre choses en le composant. La première a été de le rendre attrayant pour les jeunes-gens dont l’esprit est léger, en y faisant parler et agir diverses espèces d’animaux ; la seconde, de fixer l’attention des princes, par les figures d’animaux qui y sont dessinées et coloriées ; la troisième, que, à raison du plaisir que les hommes de toutes les classes prendraient à le voir et à le lire, il se multipliât par un grand nombre de copies, et se transmît ainsi à la postérité la plus reculée. Quant au quatrième objet, ajoute-t-il, qui est le vrai but de la composition de ce livre, il ne concerne que les philosophes. On sent que l’auteur veut parier des leçons de sagesse et de morale, cachées sous les emblèmes des fables.

Ce chapitre lui-même renferme un assez grand nombre d’apologues : il se termine, dans mon édition, comme dans le manuscrit que j’ai suivi, par la table des chapitres. On trouvera la traduction de cette table à la fin de cette Introduction.

Le quatrième chapitre a pour titre : Chapitre de Barzouyèh, composé par Buzurdjmihr, fils de Bakhtégan.

Ce chapitre, dans lequel Barzouyèh est censé rendre compte lui-même de ses premières années, commence ainsi :

« Voici ce que dit Barzouyèh, chef des médecins de la Perse, le même qui fut chargé de prendre une copie de ce livre, et qui le traduisit des livres des Indiens, ainsi qu’il a été dit précédemment : Mon père étoit du nombre des militaires, et ma mère d’une des principales familles des Mages[15]. Je naquis dans une grande aisance : de tous les enfans de mes père et mère, aucun ne leur fut plus cher que moi, et ils prenoient beaucoup plus de soin de moi que de tous mes frères. »

Le goût de Barzouyèh le porta de bonne heure à l’étude de la médecine ; et dès qu’il put exercer cet art, il résolut de s’y livrer tout entier, dans la seule vue de se rendre agréable à Dieu. Aussi ne recevoit-il aucun honoraire des malades auxquels il consacroit ses soins. Il ne portoit envie à aucun des médecins qui, inférieurs à lui en mérite, le surpassoient en richesses et en rang ; et si quelquefois le désir de les supplanter s’élevoit dans son âme, il se réprimandoit lui-même avec force, et rappeloit à sa pensée la vanité de tout ce qui est transitoire et passager. Il s’exhortoit à résister à la séduction des mauvais conseils ou des exemples dangereux de ses camarades et de ses amis. De ces réflexions, Barzouyèh passa à la considération des diverses religions qui partagent les hommes. Les réponses d’aucun de ceux auxquels il s’adressa pour dissiper ses doutes, ne l’ayant satisfait, il résolut de rester attaché à la religion de ses pères ; mais sa résolution ne fut point durable ; et faisant de nouveau réflexion à la brièveté de la vie et à l’incertitude de l’heure de la mort dont l’homme est menacé à chaque instant, il pensa que le parti qu’il avoit à prendre étoit d’abandonner des recherches qui ne pouvoient fixer son incertitude, et de se borner à faire des actions que sa conscience approuvât, et qui eussent l’assentiment des hommes de toutes les religions. Il joignit à cette conduite une ferme croyance à une autre vie, et à des peines et des récompenses futures. Rien ne lui parut plus propre à faire le bonheur de l’homme, que la pratique de la vertu et l’exercice de la vie monastique, et il jugea que, préférer à ce bonheur solide et que rien ne peut nous ravir, des plaisirs frivoles et passagers, c’étoit une insigne folie. Plus il considéroit les joies du monde, plus elles lui inspiroient de dégoût. Les réflexions qu’il faisoit sur les avantages d’une vie religieuse et mortifiée, ne contribuoient au contraire qu’à accroître l’estime qu’il avoit conçue pour ce genre de vie. Il forma donc le projet de l’embrasser ; mais il étoit retenu par la crainte de ne pouvoir pas y persévérer, et de perdre, en aspirant à une plus haute perfection, les avantages que lui avoit procurés jusque-là l’exercice de sa profession. Que sont cependant, se disoit-il, les privations et les austérités de la vie religieuse, qui m’inspirent tant d’effroi, et que je crains de ne pouvoir pas supporter, en comparaison des maux qui accompagnent les plaisirs de cette vie ! Et d’ailleurs, quel plaisir peut-on trouver dans des jouissances qui doivent être sitôt détruites par la mort, et que suivra une éternité de peines et de tourmens ! Que sont, au contraire, quelques années de mortification et d’épreuves, lorsqu’elles doivent mener à un bonheur sans fin ! Ici Barzouyèh fait une peinture, aussi éloquente que vraie, des contradictions et des souffrances de toute espèce auxquelles l’homme est en proie, depuis l’instant de sa formation dans le sein de sa mère, jusqu’à son dernier soupir, lien conclut que tout homme sensé doit toujours avoir l’éternité devant les yeux, et que quiconque agit autrement, est un fou, digne de compassion ou de mépris. Il lui paroît donc nécessaire de s’arracher aux voluptés du monde, pour ne s’occuper que de son sort dans l’éternité, sur-tout dans un siècle comme le sien, où, malgré les vertus et les talens du monarque qui gouverne l’empire avec sagesse et fermeté, toutes les choses du monde semblent reculer et aller en décadence ; où le vice triomphe et la vertu est laissée dans l’oubli, la vérité est rebutée et le mensonge mis en honneur, les méchans jouissent du bonheur, et les hommes de bien sont malheureux et opprimés. Barzouyèh s’étonne de voir que les hommes, doués de raison et supérieurs à tout le reste des êtres créés, oubliant leur dignité, ne s’occupent que de choses frivoles, et négligent leurs véritables intérêts. Quelques satisfactions sensuelles et qui ne doivent durer qu’un instant, voilà pourtant, se dit-il, ce qui occupe toutes leurs facultés, et les détourne de soins bien plus importans. Barzouyèh cherche alors à quoi le genre humain mérite d’être comparé. On ne peut mieux l’assimiler, suivant lui, qu’à un homme qui, fuyant un éléphant furieux, est descendu dans un puits ; il s’est accroché à deux rameaux qui en couvrent l’orifice, et ses pieds se sont posés sur quelque chose qui forme une saillie dans l’intérieur du même puits : ce sont quatre serpens qui sortent leurs têtes hors de leurs repaires ; il aperçoit au fond du puits un dragon, qui, la gueule ouverte, n’attend que l’instant de sa chute pour le dévorer. Ses regards se portent vers les deux rameaux auxquels il est suspendu, et il voit à leur naissance deux rats, l’un noir, l’autre blanc, qui ne cessent de les ronger. Un autre objet cependant se présente à sa vue ; c’est une ruche remplie de mouches à miel. Il se met à manger de leur miel, et le plaisir qu’il y trouve lui fait oublier les serpens sur lesquels reposent ses pieds, les rats qui rongent les rameaux auxquels il est suspendu, et le danger dont il est menacé à chaque instant, de devenir la proie du dragon qui guette le moment de sa chute pour le dévorer. Son étourderie et son illusion ne cessent qu’avec son existence. Ce puits, c’est le monde, rempli de dangers et de misères. Les quatre serpens, ce sont les quatre humeurs dont le mélange forme notre corps, mais qui, lorsque leur équilibre est rompu, deviennent autant de poisons mortels : ces deux rats, l’un noir, l’autre blanc, ce sont le jour et la nuit, dont la succession consume la durée de notre vie : le dragon, c’est le terme inévitable qui nous attend tous : le miel enfin, ce sont les plaisirs des sens, dont la fausse douceur nous séduit et nous détourne du chemin où nous devons marcher.

« Je me résolus donc, dit Barzouyèh en finissant, à demeurer dans mon état, et à améliorer, autant qu’il seroit en moi, mes actions, dans l’espérance qu’il viendrait un moment de ma vie où je trouverais un guide pour me conduire, une puissance capable de soumettre mon âme, et un chef qui mettrait ordre à mes affaires. Je persistai dans cet état ; je transcrivis beaucoup de livres, et je revins de l’Inde, après avoir mis par écrit celui-ci. »

Quoique, dans tous les manuscrits que j’ai eus sous les yeux, ce chapitre se termine ainsi, il manque certainement quelque chose dans les dernières lignes. L’auteur a dû dire :

« Je persistai dans cet état jusqu’au moment où je fus envoyé dans l’Inde. Je me rendis dans ce pays, et j’y fis beaucoup de recherches. Après y avoir transcrit plusieurs livres, et entre autres celui-ci, je revins de l’Inde dans mon pays. »

C’est à-peu-près ce qu’on lit dans la version Persane de Nasr-allah : les traductions de Siméon Seth, de Jean de Capoue et de Raimond de Béziers offrent la même omission que nous croyons apercevoir dans notre texte Arabe.

Ce chapitre contient plusieurs apologues. Il est extrêmement remarquable par le tableau qu’il nous offre de la situation morale de la Perse au temps de Nouschiréwan.

Nous avons déjà dit que l’ordre des chapitres n’étoit pas le même dans tous les manuscrits de la version Arabe d’Ebn-Almokaffa ; ajoutons que quelques manuscrits offrent aussi un chapitre qui ne se trouve pas dans les autres.

Un fragment de la version Arabe a été publié à Leyde en 1786, par H. A. Schultens, sous ce titre : Pars versionis Arabica libri Colailah we Dimnah, sive fabularum Bidpai, philosophi Indi. Schultens, induit en erreur par la forme du mot ڪاياه, a cru que c’étoit un diminutif Arabe ; c’est par cette raison qu’il l’a prononcé Colailah ; mais c’est une faute, et la vraie prononciation est Calila, ainsi qu’il résulte d’un passage de la vie de Timour, tom. II, p. 264 de l’édition de Manger, où ce nom rime avec les adjectifs féminins ڪاياة et جاياة.

De quelques autres Versions Arabes.

J’ai déjà dit que je ne connoissois aucune autre version Arabe du livre de Calila, que celle d’Abd-allah ben-AImokaffa, faite du temps du khalife Mansour. Si l’auteur du Schah-namèh et d’autres écrivains, sans doute d’après lui, ont parlé d’une traduction Arabe de ce même livre, faite sous le règne de Mamoun, comme de la première ou même de la seule qui existe, c’est une erreur évidente. Elle paroît venir de ce qu’un écrivain nommé Sahel ben-Haroun, Persan d’origine, et que d’Herbelot semble avoir confondu avec le vizir Hasan ben-Sahel, composa pour Mamoun, à l’imitation du livre de Calila et Dimna, un ouvrage intitulé Thaléba et Afra[16]. Sahel se conforma en tout, dans cet ouvrage, à la disposition et aux divisions du livre de Calila. Il est fâcheux que cet ouvrage ne nous soit pas parvenu ; il est vraisemblable que nous y trouverions quelques renseignemens sur l’histoire du livre de Calila, et sur les motifs qui avoient déterminé Sahel à composer un nouvel ouvrage sur le même plan. J’ignore si la composition de ce livre est antérieure à l’avénement de Mamoun au khalifat. Mamoun, né en l’année 170, mourut en 218, après vingt-trois ans de règne.

Vers le même temps, le livre de Calila fut mis en vers pour Yahya, fils de Djafar le Barmékide. Hadji Khalfa attribue ce travail à Sahel, fils de Nevbakht ; d’autres l’attribuent à un personnage nommé Abd-alhamid, fils d’Abd-alrahman, ou plutôt Aban, fils d’Abd-alhamid Lahiki. L’ouvrage contenoit en tout quatorze mille vers, composés chacun de deux hémistiches rimant ensemble. L’auteur fut richement récompensé par Yahya et par ses fils, Fadhl et Djafar. Cette partie de l’histoire du livre de Calila est encore fort obscure.

Il existe une autre rédaction en vers du livre de Calila. Elle est intitulée درّ الهكهم فر امثال الهند والعجم, c’est-à-dire, les Perles des sages préceptes, ou Fables des Indiens et des Persans, et doit contenir environ neuf mille distiques : elle a pour auteur Abd-almoumin ben-Hasan. Je n’en connois qu’un seul manuscrit qui a appartenu autrefois à M. le baron de Schwachheim, et se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque impériale de Vienne. Il y a une lacune de quelques pages dans ce manuscrit, et plusieurs transpositions qui viennent de ce que cette copie a été faite sur un manuscrit plus ancien dont quelques feuillets étoient déplacés. Le copiste ignorant ou étourdi n’a pas eu l’attention de replacer ces feuillets dans l’ordre convenable, avant de faire sa copie. J’ignore à quelle époque vivoit Abd-almoumin. J’ai fait faire pour mon usage une copie de ce manuscrit, copie dans laquelle j’ai remis à leur vraie place les portions qui étoient transposées.

J’ai cru pouvoir conclure d’un passage obscur de Hadji-Khalfa, passage qui est incontestablement altéré, que la traduction Arabe d’Abd-allah ben-Afmokaffa avoit été revue ou abrégée sous le règne du khalife Mahdi, en l’année 165, pour Yahya, fils de Khaled le Barmékide, par un personnage nommé Ali et surnommé Ahouni, ou Ahwani, ou Ahwazi ; mais je dois avouer que ce n’est qu’une conjecture.

Version Grecque de Siméon Seth.

Je n’entrerai dans aucun détail sur cette version, dont l’auteur, Siméon Seth, ou plutôt Siméon, fils de Seth, connu par divers autres ouvrages, florissoit sous les empereurs Michel Ducas, Nicéphore Botoniate et Alexis Comnène, vers la fin du xie siècle ; il paroît avoir fait cette traduction par l’ordre du dernier de ces empereurs, monté sur le trône en 1081. Cette version a été traduite en latin par le P. Possin, d’après un manuscrit que lui avoit communiqué Léon Allatius, et il a fait imprimer sa traduction Latine à la fin du premier tome de Pachymer, sous ce titre : Specimen sapientiæ Indorum veterum.

Le texte Grec a été publié ensuite, avec une nouvelle version Latine, à Berlin, en 1697, par Sébast. Godef. Starck, sous le titre suivant : Specimen sapientiæ Indorum veterum, i. e. Liber ethno-politicus pervetustus, dictus arabicè ڪاياه ودمنه, græcè Στεφανίτης καὶ Ἰχνηλάτης. Starck, n’ayant point trouvé, dans le manuscrit de Hambourg, sur lequel il a fait cette édition, les prolégomènes que Possin avoit traduits, n’a pu les donner. Ils ont été publiés, du moins en partie, en grec et en latin, à Upsai, en 1780, par les soins de P. Fab. Aurivillius, ou plutôt de J. Floder, sous la forme d’une thèse, et avec ce titre : Prolegomena ad librum Στεφανίτης καὶ Ἰχνηλάτης, è cod. mscr. bibl. acad. Upsal. édita et latinè versa. J’ai dit que ces prolégomènes ont été publiés en partie, parce qu’en effet ils sont incomplets, comme l’a soupçonné l’éditeur, et comme chacun peut s’en assurer, en les comparant avec la version du P. Possin. Le premier prolégomène répond au chapitre du texte Arabe intitulé De la mission de Barzouyèh dans l’Inde ; le second, à la préface ou exposition du traducteur Arabe Abd-allah ben-Almokaffa ; le troisième, enfin, au chapitre concernant la vie de Barzouyèh, et composé par Buzurdjmihr. Dans le second prolégomène, le traducteur Grec ne fait aucune mention d’Abd-allah ben-Almokaffa, à qui il est dû ; mais il a conservé fidèlement l’apologue de l’homme qui croyoit parler purement la langue Arabe, parce qu’il avoit appris par cœur quelques lignes écrites en cette langue, qu’un de ses amis lui avoir données, apologue qui indique un auteur Arabe[17].

Ce second prolégomène n’est point complet : il se termine, page 33, par ces mots : ἔλαϐε τὸν χιτῶνα αὐτοῦ καὶ ἐνεδύσατο τοῦτον, τὸν δὲ σίτον ὑπέστρεψεν ἐν τῷ πίθει, qui répondent à ceux-ci du texte Arabe, p. 51, lig. dern. de mon édition : وغدا الرجل به كاسيا.

Ce qui suit, λέγεται γὰρ ὅτι κλέπτης, appartient au troisième prolégomène, ou à la vie de Barzouyèh, dont il manque ici plusieurs pages, et répond à ces mots du texte Arabe, p. 64, l. 6 de mon édition : وعموا ان سارفا علا صهر بيت رجل من الاغنيآء.

Il y a encore, dans ce troisième prolégomène, d’autres lacunes considérables.

Il est à souhaiter qu’on publie de nouveau ces prolégomènes, d’après un manuscrit Grec plus complet[18].

Siméon paroît avoir ajouté quelquefois des séntences prises des livres saints ou des écrivains Grecs, dans sa traduction[19] : ce cas est rare et je n’oserois même pas affirmer la chose. Il a souvent substitué des noms de son imagination à ceux que lui offroit l’original Arabe.

C’est ainsi qu’il a substitué les noms Στεφανίτης et Ἰχνηλάτης, à Calila et Dimna. Le premier nom, Στεφανίτης, lui a été suggéré par la ressemblance de Calila ڪاليله, avec le mot iclil اڪليل, couronne ; le second, qui signifie investigator, vestigia persequens, lui a été pareillement suggéré par le rapport de Dimna دمنه, avec le mot dimn دمن que le Kamous explique par اثـــار vestigia tentoriorum et hominum[20].

Il a de même changé Dabschélim en Ἀϐεοσαλώμ[21], le génie préposé à la garde de la mer, en Néréis, Νηρηίς, et Irakht ايراخت, nom d’une reine, en Πελάς ; il a introduit dans une fable qui ne se trouve point dans mon édition Arabe, un roi des rats, nommé Τρωγλοδύτης, et trois rats, ses conseillers, appelés Τυροφάγος, Κρεοβόρος et Ὀθονοφάγος.

Je dois faire observer en passant que cette fable, qui forme le xive chapitre de la version Grecque, n’est qu’une portion d’une fable beaucoup plus longue qui se lit dans plusieurs manuscrits Arabes de la traduction d’Ebn-almokaffa, mais qu’on ne retrouve, ni dans la version Hébraïque, ni dans les traductions Persanes, ni enfin dans la version Latine inédite de Raimond de Béziers.

Plus souvent Siméon Seth supprime tout-à-fait les noms propres. Ainsi il ne nomme ni Bidpai le philosophe, ni le taureau Schanzébèh شنزبه, ni le chacal Rouzbèh روزبه, ni le sage et saint reclus Kibarioun ڪباريون, ni la concubine Hourkanat حورقناة[22]. Mais il n’entre pas dans mon plan de comparer ainsi chaque version avec le texte Arabe. Je m’arrête donc ici et je passe à la version Hébraïque.

De la Version Hébraïque attribuée au rabbin Joël.

J’ai traité fort au long, dans le tome IX des Notices et Extraits des manuscrits, de la version Hébraïque du livre de Calila, version attribuée, on ne sait trop pourquoi, à un rabbin nommé Joël. J’ai tiré de l’oubli un manuscrit incomplet de cette version, qui se trouve dans la bibliothèque du Roi, et qui est le seul dont on ait connoissance en Europe ; et je suis entré dans de très-amples détails sur la traduction Latine de cette même version, traduction faite par un Juif converti, nommé Jean de Capoue, imprimée sous le titre de Directorium humane vite, aliàs Parabole antiquorum sapientum, et qui a été elle-même la source de diverses traductions ou imitations, en italien, espagnol et allemand. J’ai fait voir comment, dans cette traduction, le nom de Dabschélim a été changé en Disles, et celui de Bidpai en Sandebad ou Sandebar ; j’ai rectifié les erreurs que l’on avoit commises plus d’une fois, en confondant ta traduction Hébraïque du livre de Calila avec les fables ou le roman de Sandebar et d’autres ouvragés d’un genre différent ; enfin, j’ai fait imprimer un chapitre entier de cette version.

La version Hébraïque contient deux chapitres qui ne font point partie du livre de Calila ; ce sont les chapitres xvi et xvii. Ces deux chapitres lui sont communs avec la version Latine de Raimond de Béziers. Le xvie chapitre est la fable des deux Cygnes et du Canard. Elle se trouve dans un seul des manuscrits Arabes de la bibliothèque du Roi ; mais le copiste a eu soin d’avertir qu’elle ne fait pas partie du livre de Calila. Le xviie chapitre, qui n’a que quelques lignes, et qui contient la fable de la Colombe et du Renard, ne se trouve dans aucun manuscrit Arabe, à ma connaissance.

Je ne dois point répéter ici ce que j’ai dit au sujet de cette traduction, sur laquelle je me réserve de revenir une autre fois, si je suis assez heureux pour que les recherches que je fais faire à Constantinople, Salonique et autres endroits du Levant, m’en procurent un exemplaire complet, au moyen duquel je puisse en fixer l’âge et reconnoître le nom de son auteur. Pour le moment, je dois me contenter de renvoyer à la notice que je viens d’indiquer.

De la Version Syriaque du Livre de Calila.

Je ne parle ici de la version Syriaque du livre de Calila, que pour que l’on ne croie pas que j’ignore la mention qu’en a faite le patriarche Ebed-jesu, dans son Catalogue des livres écrits en syriaque. Ce catalogue est l’unique autorité sur laquelle on a cru, jusqu’à présent, pouvoir établir l’existence de cette version Syriaque. Suivant Ebed-jesu, l’auteur de cette version, nommé Boud Periodeuta ܟܩܕ ܣܪܝܕܘܛــܐ a composé divers ouvrages, principalement contre les Manichéens et les Marcionites. Ebed-jesu ajoute : ܘܗܘ ܦܝܩ ܡܢ ܗܝܕܘܝܐ ܟܬܒܐ ܕܩܠܝܠܓ ܘܕܡܢܓ. « Et c’est lui qui a traduit de l’indien le livre de Calilag et Dimnag. »

Suivant Assemani, dans la Bibl. Or. Clem. Vat., Boud vivoit sous le patriarche Ézechiel, vers fan 510[23], c’est-à-dire, sous le règne de Nouschiréwan, et précisément à l’époque où l’on peut rapporter la mission de Barzouyèh dans l’Inde et la traduction du livre de Calila en pehlvi. J’ignore dans quelle source Assémani a puisé ce qu’il dit du temps auquel vivoit Boud, et de la connoissance qu’il lui suppose de la langue Indienne ; mais je ne puis me défendre d’un soupçon contre le témoignage d’Ebed-jesu, et je crains, je l’avoue, qu’il n’ait confondu Barzouyèh avec un moine chrétien, et n’ait attribué au second une traduction qui appartient au premier. Il me paroît peu vraisemblable qu’un prêtre chrétien eût traduit directement de l’indien un ouvrage tel que celui dont il s’agit, que cette traduction de l’indien en syriaque àit été faite précisément à la même époque à laquelle ce livre fut traduit de l’indien en pehlvi ; enfin, que les deux traducteurs se fussent rencontrés dans la substitution du nom de Calila à l’indien Carattaca : car, dans Calilag et Damnag, le g final n’est que l’equivalent du • final des Persans.

Peut-être y a-t-il une autre manière de lever ces difficultés ; ce seroit de supposer que Barzouyèh étoit effectivement un moine chrétien, qui avoit été employé dans les contrées de l’Inde voisines de la Perse, et qui joignoit à la connoissance de sa langue naturelle et de la langue Syriaque, qui étoit celle de son église, la connoissance de celle de l’Inde, et que Nouschiréwan l’employa à traduire en pehlvi le livre de Calila. Ebed-jesu, ne dit point que la traduction dont il parle fût en langue Syriaque ; il en parle comme d’une chose connue de tout le monde, et il n’est point invraisemblable qu’il ait voulu dire que Boud est le même que Barzouyèh, auteur de la traduction du livre de Calila de l’indien en persan.

On sera très-porté, je pense, à admettre cette supposition, si l’on fait attention aux réflexions attribuées à Barzouyèh par Buzurdjmihr, et sur-tout à l’éloge qu’il fait de la vie monastique et du renoncement à toutes les choses du monde[24]. J’ai toujours eu peine à concevoir que cette doctrine pût être celle d’un Perse, disciple de Zoroastre, d’autant plus que rien ne nous autorise à croire que les Perses aient eu, avant l’islamisme, des moines ou des solitaires. On comprendra facilement encore, dans cette supposition, comment le livre de Calila n’offre aucune trace des dogmes, des opinions ni du culte des disciples de Zoroastre. Barzouyèh chrétien a dû, sans doute par respect ou par ménagement pour le roi par l’ordre duquel il travailloit, éviter, dans son ouvrage, toute trace du christianisme ; mais il a dû aussi en écarter tout ce qui aurait pu tenir à une religion profane qu’il devoit condamner.

On demandera sans doute pourquoi, dans cette supposition, Barzouyèh aurait été nommé Boud par Ebed-Jesu ou par les écrivains qu’il a consultés. Je n’ai pas de réponse positive à donner à cette question, mais on peut supposer que Barzouyèh étoit originaire ou même natif de l’Inde ; qu’il portoit, dans ce pays, le nom de Boud ou Boudda ; que dans la suite, ayant fixé son domicile en Perse, il y avoit pris le nom Persan بززوده, qui pouvoir signifier, en cette langue, grand, élevé, beau[25].

Des Versions Persanes,
antérieures à celles d’Abou’lmaali Nasr-allah.

La plus ancienne version Persane du livre de Calila, dont il soit fait mention par les écrivains Orientaux, est celle qui fut entreprise sous le règne de l’émir Samanide Nasr, fils d’Ahmed, par ordre de son vizir Abou’lfadhl (ou Abou’lfazl) Belami ابوللففدل بلعمى ou Belgami بلعمى. Il en est fait mention dans le Schah-namèh, en ces termes :

» Le livre de Calila resta ainsi en arabe jusqu’au temps de Nasr. Lorsque ce prince régna sur le monde, l’excellent Abou’lfazl, son visir, qui, en fait d’éloquence, étoit son trésorier, ordonna qu’on le traduisit en parsi, et (dans le dialecte de la cour, nommé) déri. Son ministère fut de peu de durée. »

Suivant une introduction au Schah-namèh, que je ne connois que par la traduction de M. de Wallenbourg[26], publiée, après sa mort, à Vienne, en 1810, Belami auroit lui-même fait cette traduction, par ordre de l’émir Nasr. Nous apprenons aussi de cette introduction que le même Abou’lfazl Belami avoit chargé le poëte Dakiki de mettre en vers l’histoire des anciens rois de Perse.

Quoi qu’il en soit, au surplus, de l’entreprise de Belami, pour traduire ou faire traduire en persan le livre de Calila, il paroît que cette traduction ne fut point exécutée, ou qu’elle fut interrompue par la mort de ce vizir, amateur des lettres, comme semble l’indiquer l’auteur du Schah-namèh. Il est d’autant plus vraisemblable que cette traduction, ou ne parut point du tout, ou resta incomplète, que Nasr-allah n’en fait aucune mention dans sa préface, où il trace l’histoire du livre de Calila jusqu’à son temps. Hadji-Khalfa paroît croire que le livre de Calila fut traduit de l’arabe en persan par un savant de la cour de l’émir Nasr[27] ; mais, sans doute, il a suivi, en cela, l’auteur du Schah-namèh, qui semble le donner à entendre, quoiqu’il ne le dise pas expressément.

Le même prince Samanide dont il vient d’être question chargea le poëte Roudéghi de mettre en vers persans le livre de Calila, et Roudéghi exécuta cet ordre.

Roudéghi, connu sous le nom d’Oustad Abou’lhasan, étoit né aveugle ; il vivoit à la cour de l’émir Nasr, mort en l’année 331 de l’hégire. L’auteur du Schah-namèh, Abou’Imaali Nasr-allah, dans la préface de sa traduction Persane du livre de Calila ; Daulet-schah Samarcandi, dans son histoire des poëtes Persans ; Hadji-Khalfa et plusieurs autres écrivains, font mention de cette traduction en vers de Roudéghi. Daulet-schah rapporte que l’émir Nasr donna à Roudéghi, pour prix de ce travail, une somme de 80, 000 pièces d’argent. Je ne saurois dire si le texte dont se servit Roudéghi étoit la version Arabe d’Ebn-Almokaffa, ou la traduction Persane qu’avoit fait faire Belami. L’auteur du Schah-namèh semble autoriser cette dernière opinion, quand il dit :

« Roudéghi mit en ordre les paroles qui, avant lui, étoient dispensées ; il perça ces perles qui, auparavant étoient pleines. »

Je ne sais si ce poème de Roudéghi s’est conservé ; aucun des écrivains qui en parlent ne dit l’avoir eu sous les yeux.

Entre cette traduction en vers Persans de Roudéghi et la version Persane d’Abou’Imaali Nasr-allah, plusieurs autres savans traduisirent encore en la même langue le livre de Calila. C’est Nasr-allah qui nous l’apprend en ces termes :

« Après la traduction Arabe du livre de Calila, par Ebn-Atmokaffa, et après qu’il eut été mis en vers par Roudéghi, plusieurs autres personnes en firent des traductions, et chacun de ces traducteurs l’a rendu avec plus ou moins d’élégance, à proportion de ses talens ; mais il paraît que leur but a été bien plus de raconter des histoires et des aventures, que d’exposer des maximes sages et de développer des avis utiles, car ils ont mutilé et abrégé les discours instructifs, et se sont bornés à rapporter les récits. »

C’est tout ce que nous savons de ces diverses traductions Persanes, antérieures à celles d’Abou’Imaali Nasr-allah, de laquelle je vais parier maintenant.

De la Version Persane du livre de Calila,
faite par Abou’Imaali Nasr-allah.

Deux siècles environ après Roudéghi, sous le règne de Bahram-schah, prince en qui finirent la puissance et la gloire de la dynastie des Gaznévides, et vers l’an 515 de l’hégire, ainsi que je l’ai démontré ailleurs, le livre de Calila fut de nouveau traduit en persan, d’après la traduction Arabe d’Ebn-Almokaffa. Abou’Imaali Nasr-allah, fils de Mohammed, fils d’Abd-alhamid, auteur de cette traduction, avoit passé sa jeunesse avec un grand nombre d’hommes de lettres et de savans qui formoient la cour de ce prince, et avoit conçu, dans leur société, un goût très-vif pour l’étude et la culture des lettres. Les malheurs qui troublèrent les premières années du règne de Bahram-schah ayant dispersé cette société de beaux esprits, Nasr-allah ne connut plus d’autre délassement que la lecture et l’étude. Sur ces entrefaites, un ami lui ayant fait présent d’un exemplaire du livre de Calila, il prit tant de plaisir à le lire, qu’il conçut le dessein de le traduire en persan. Voici de quelle manière il expose lui-même, et les motifs qui le déterminèrent à entreprendre ce travail, et le plan qu’il a suivi dans sa traduction :

« Comme aujourd’hui, dit-il, on a en général peu de goût pour la lecture des livres Arabes, que les hommes sont privés des sages sentences et des bons avis, et que même tout cela, pour le dire ainsi, a été effacé, il m’est venu dans l’esprit, de traduire ce livre et d’en développer, avec toute l’étendue convenable, le sens profond, en l’appuyant et le fortifiant de passages de l’Alcoran, de traditions, de bons mots, de vers et de proverbes, afin que ce livre, qui étoit comme un homme mort depuis quelques milliers d’années, fût rappelé à la vie, et que les hommes ne fussent pas privés des avantages précieux qu’il peut leur procurer. »

Bahram-schah, instruit du travail qu’avoit entrepris-Nasr-allah, s’en fit lire un morceau. Il en fut tellement satisfait, qu’il ordonna à ce savant d’achever la traduction et de la lui dédier.

La version de Nasr-allah ne devoit point être, comme on le voit par la citation précédente, une simple traduction de l’arabe d’Ebn-Almokaffa. La simplicité du texte Arabe n’étoit point du goût des Persans, et le traducteur, qui étoit loin d’être modeste, et qui vante beaucoup ses talens, vouloit faire paraître, dans cet ouvrage, la grande connoissance qu’il avoit de la langue et de la littérature Arabes. Il vouloit aussi embellir le récit, développer les leçons de morale ou de politique, enrichir les descriptions, orner le style de toutes les fleurs de l’éloquence et de toutes les couleurs de la rhétorique ; en un mot accommoder l’original au goût de son siècle et de ses compatriotes ; et l’on peut dire qu’il a effectivement déployé, dans ce travail, un riche fonds de taiens et de connoissances. À force cependant de faire parade de son érudition, il a dû nuire en partie au succès de son ouvrage, ou du moins diminuer le nombre de ses lecteurs. On verra par la suite que ce que nous disons ici n’est point une pure supposition.

Nasr-allah n’a point cru, comme il le dit lui-même, devoir ajouter aucun ornement au chapitre attribué à Buzurdjmihr, et qui contient la vie de Barzouyèh jusqu’à sa mission dans l’Inde.

Dans les manuscrits de la version de Nasr-allah, le chapitre intitulé, dans le texte Arabe, De la mission de Barzouyèh dans l’Inde, se présente d’abord sous le titre d’Introduction مغتح, et est attribué au traducteur Arabe Abd-allah ben-Almokaffa. C’est, je crois, une erreur ; il me paraît très-vraisemblable que cette introduction se trouvoit déjà à la tête de la traduction Pehlvie.

Ensuite vient, comme premier chapitre, la préface d’Ebn-Almokaffa, sur la manière de lire ce livre, pour le faire avec fruit ; puis, comme second chapitre, la vie de Barzouyèh, attribuée à Buzurdjmihr. La préface d’Ebn-Almokaffa est beaucoup plus courte dans la version de Nasr-allah que dans l’original Arabe.

Le livre de Calila ne commence, à proprement parler, qu’au troisième chapitre, qui est le premier des aventures de Calila et Dimna.

Je m’écarterais de l’objet que je me suis proposé dans ce Mémoire, si je m’étendois davantage sur la traduction de Nasr-allah et sur le style dans lequel elle est écrite. Ceux qui voudront en prendre une connoissance exacte, n’auront qu’à lire les divers morceaux que j’ai insérés dans la notice des manuscrits de cette version, publiée dans le tome X des Notices et Extraits des manuscrits. On y trouvera un chapitre tout entier du texte Persan, avec les notes nécessaires pour en faciliter l’intelligence.

Je dois seulement dire ici que Nasr-allah termine sa traduction par un assez long épilogue, que j’ai transcrit dans cette même notice, et où il fait de nouveau son propre éloge et celui de Bahram-schah.

De la traduction Persane de Hosaïn Vaëz Caschéfi,
intitulée
Anvari Sohaïli.

Jusqu’ici l’ouvrage qui est l’objet de ce Mémoire n’avoit été connu des Arabes et des Persans, tant avant qu’après l’islamisme, que sous le nom de Livre de Calila et Dimna. Nous allons maintenant le voir paroître sous un nouveau nom à chaque nouvelle traduction.

Après ce que j’ai dit précédemment du mérite et de l’élégance de la traduction Persane du livre de Calila, faite par Abou’Imaali Nasr-allah, vers l’an 515 de l’hégire, on pourroit s’étonner que quatre siècles après il en ait été fait une nouvelle traduction dans la même langue ; je dis une nouvelle traduction, il seroit plus exact de dire une nouvelle rédaction, car l’auteur à qui nous en sommes redevables, Hosaïn ben-AIi, surnommé Vaëz, c’est-à-dire le prédicateur, et Caschéfi, parce qu’il est auteur d’un commentaire de I’Alcoran en langue Persane, n’a point traduit de nouveau le texte Arabe en persan ; il s’est contenté de rajeunir et de rendre plus facile, et en quelque sorte plus populaire, le style de la version de Nasr-allah. Il faut l’entendre lui-même exposer le but de son travail.

Après un éloge pompeux et très-amphigourique de la traduction de Nasr-allah, il ajoute :

« Cependant, comme l’auteur a employé des termes peu usités, qu’il a orné son style de toutes les élégances de la langue Arabe, qu’il a accumulé des métaphores et des comparaisons de toute espèce, et allongé ses phrases, en les surchargeant de mots et d’expressions obscures, l’esprit de celui qui entend la lecture de ce livre ne jouit pas du plaisir que devrait lui procurer la matière qui y est traitée, et ne saisit pas la quintessence de ce que contient le chapitre qu’on lit : le lecteur lui-même peut à peine lier le commencement d’une histoire avec la fin, et la première partie d’une phrase avec la dernière. Cela amène nécessairement l’ennui, et finit par être à charge également à celui qui lit et à celui qui écoute, sur-tout dans un siècle aussi délicat que le nôtre, où les hommes se distinguent par une pénétration d’esprit telle, qu’ils veulent jouir du plaisir de saisir les pensées, avant, pour ainsi dire, qu’elles se montrent à visage découvert sur le théâtre des mots. Combien, à plus forte raison, ne doivent-ils pas être rebutés, quand, parfois, il faut feuilleter un dictionnaire ou faire des recherches pénibles pour découvrir le sens des expressions ! Peu s’en est fallu qu’à cause de cela un livre aussi précieux ne fût abandonné et laissé de côté, et que le monde ne demeurât entièrement privé des avantages qu’on peut retirer de sa lecture. »

Hosaïn Vaëz s’est proposé, comme on le voit, de rendre la lecture du livre de Calila plus agréable à tout le monde, en la rendant plus facile. Il ne s’est pas contenté de supprimer ou de changer tout ce qui pouvoit arrêter un grand nombre de lecteurs, il a encore ajouté au mérite primitif de l’ouvrage, en y insérant un grand nombre de vers empruntés de divers poëtes, et en employant constamment ce style mesuré et cadencé, ce parallélisme des idées et des expressions, qui, joint à la rime, constitue la prose poétique des Orientaux, et qui, ajoutant un charme inexprimable aux pensées justes et solides, diminue beaucoup ce que les idées plus ingénieuses que vraies, les métaphores outrées, les hyperboles extravagantes, trop fréquentes dans les écrits des Persans, ont de rebutant et de ridicule pour le goût sévère et délicat des Européens. Quoique le style de Hosaïn ne soit pas exempt de ces défauts, on lit et on relit avec un plaisir toujours nouveau son ouvrage, comme le Gulistan de Saadi.

Les changemens dont je viens de parler ne sont pas les seuls que Hosaïn Vaëz ait faits au livre de Calila ; il en est deux très-importans dont je dois faire une mention particulière.

Le premier est celui qui a pour objet le titre du livre. Dans la version de ce livre par Nasr-allah, comme dans toutes celles qui en avoient été faites avant ce traducteur par les Persans et les Arabes, cet ouvrage étoit intitulé Livre de Calila et Dimna. Hosaïn intitula sa nouvelle rédaction, Anvari Sohaïli انوار سهيلي c’est-à-dire les lumières canopiques, en l’honneur de l’émir Scheïkh Nizam-eddaulet-oueddin Ahmed Sohaïli, vizir du sultan Aboul’gazi Hosaïn Béhadur-khan, descendant de Tamerlan. On peut consulter sur la vie de ce sultan, mort en l’année 911 de l’hégire, le recueil des Notices et Extraits des manuscrits, tome IV, page 262 et suiv. Sohaïli a mérité, par ses talens, son goût pour les lettres et la protection qu’il accordoit à ceux qui les cultivoient, une place honorable dans l’histoire des poëtes Persans de Daulet-schah Samarcandi, et dans celle de Sam-mirza. Hosaïn Vaëz, dans sa préface, indique lui-même le sens figuré du titre qu’il a adopté, en comparant l’émir Sohaïli à l’étoile nommée Sohaïl ou Canope, dont le lever présage le bonheur et la puissance. Il adresse à l’émir ce vers persan :

تو سهيلي تا كجا تابى كجـا طالح شـوى
نور تربر هركه مى تابد نشان دولت است
« Tu es vraiment le Canope : par-tout où tu luis, par-tout où tu parois sur l’horizon, tu es le présage du bonheur pour tous ceux sur qui tombe l’éclat de ta lumière. »

L’autre changement, infiniment plus important, c’est la suppression des divers prolégomènes ou introductions qu’on lit dans la traduction Arabe d’Ebn-Almokaffa et dans la version Persane de Nasr-allah, et la substitution d’une autre introduction tout-à-fait nouvelle, et qui appartient entièrement à Hosaïn Vaëz. Cette introduction, qui est très-longue, écrite d’un style pour le moins aussi élégant que celui du reste de l’ouvrage, et entremêlée de beaucoup d’apologues, a été copiée par les traducteurs postérieurs. En voici le canevas d’une manière très-abrégée.

Un souverain de la Chine, nommé Homayoun-fal همايون فال, c’est-à-dire, d’heureux augure, se reposoit, après une partie de chasse, avec son premier ministre Khodjestèh-raï, c’est-à-dire, d’un esprit béni, au bord d’une eau fraîche, ombragée de toute part, et dont la situation délicieuse lui fit bientôt oublier toutes ses fatigues. Au milieu des merveilles de la nature qui s’offroient à lui de tout côté et fournissoient mille objets à son admiration, et à son vizir autant d’occasions de réflexions utiles et de sages avis, des essaims d’abeilles qui occupoient le tronc d’un vieil arbre fixèrent l’attention du prince. Le vizir lui fit connoître l’industrie de ce peuple laborieux et le régime de sa république. L’ordre admirable de son gouvernement, comparé avec les troubles que les passions et la diversité des intérêts suscitent dans la société humaine, suggérèrent au roi cette réflexion : que le parti le plus sage étoit d’abandonner le monde, et de passer ses jours dans la retraite. Le vizir combattit cette résolution : il représenta au prince que dieu ayant voulu que l’homme vécût en société, ce seroit s’opposer à ses desseins que de vivre loin de ses semblables, et que, pour remédier aux maux que les passions et les intérêts individuels pouvoient faire à la société, dieu avoit établi le gouvernement et les droits de l’autorité. Ceci amena tout naturellement des considérations sur les devoirs des souverains, et le vizir proposa, pour modèle d’un prince accompli, Dabschélim, roi de l’Inde, qui avoit acquis la gloire la plus solide et la plus durable, en se conduisant d’après les avis du sage Bidpai.

Depuis long-temps Homayoun-fal desiroit connoître l’histoire de Dabschélim et de Bidpai, dont il avoit entendu parier ; il saisit cette occasion pour se la faire raconter par Khodjestèh-raï. Le vizir obéit et raconta l’histoire suivante :

Dabschélim avoit rendu son empire heureux et florissant par la sagesse de son administration. Parvenu au comble du bonheur, il employoit son repos à donner des fêtes, auxquelles il attirait un grand nombre de sages et de savans, pour profiter de leurs lumières. Un jour qu’il avoit mis lui-même la conversation sur la libéralité, il fut si vivement frappé des éloges que chacun prodigua à cette vertu, qu’ouvrant les portes de ses trésors, il distribua le jour même des sommes immenses. La nuit suivante, il vit en songe un vénérable vieillard qui lui dit que dieu vouloit récompenser sa libéralité, et lui ordonna de monter à cheval et de diriger sa route vers le levant, lui annonçant qu’il trouverait un trésor immense qui assurerait son bonheur et sa tranquillité pour le reste de ses jours.

Au lever de l’aurore, Dabschélim se met en route vers le levant. Bientôt une grotte se présente à lui ; il y est reçu par un vieillard, et lorsqu’il veut se retirer, ce vieillard le prie d’accepter un trésor enfoui dans sa grotte. Dabschélim, au comble de la joie, fait faire une fouille, et bientôt une multitude de cassettes et d’écrins, remplis des bijoux du plus grand prix, s’offrent à ses yeux. Un écrin, plus riche que les autres, attire son attention : il étoit fermé à clef, et il fallut en rompre la serrure. On y trouva un morceau d’étoffe de soie sur lequel étoient tracés des caractères Syriaques. Après bien des recherches pour découvrir un homme capable de les lire, on amena au roi un philosophe qui les lut.

Cet écrit étoit le testament de Houschenc, ancien monarque de la Perse : il contenoit quatorze avis pour la conduite des rois, et se terminoit par une exhortation d’aller à l’ile de Sérendib ou Ceylan, pour y recevoir le développement de ces avis, et y entendre le récit d’autant d’aventures propres à les confirmer. Dabschélim distribua tous les trésors dont il venoit d’être mis en possession, ne réserva pour lui que l’écrit précieux dont il avoit entendu la lecture, et retourna dans sa capitale, bien résolu de suivre l’indication qui lui étoit donnée, et d’entreprendre sans délai le voyage de Sérendib.

Cependant il voulut en conférer auparavant avec deux de ses vizirs qui jouissoient de toute sa confiance. Ici s’établit une longue conférence entre le roi et les vizirs, sur l’utilité des voyages et sur les inconvéniens et les dangers qui en sont inséparables. Le résultat de cette conférence est l’acquiescement des deux vizirs au dessein de Dabschélim.

Le roi pourvut au gouvernement de ses états pendant son absence, et ne perdit pas un instant pour l’exécution de son entreprise. Arrivé à Sérendib, il se rendit, avec une suite peu nombreuse, à la montagne qui occupe le milieu de l’île, et là il trouva une grotte qu’habitoit un vénérable brahmine, nommé Bidpai. Bidpai, qui avoit connu par révélation le voyage de Dabschéiim et l’objet de ce voyage, ne fit aucune difficulté de se prêter à ses désirs, Dabschélim lui proposa successivement les quatorze avis contenus dans le testament de Houschenc, et Bidpai lui développa, par des exemples, le sens de chacun d’eux. Telle est en substance l’introduction imaginée par Hosaïn Vaëz, et que chacun peut lire dans l’ouvrage intitulé Contes et fables Indiens, où elle occupe 178 pages du premier volume.

Il seroit tout-à-fait inutile de pousser plus loin cet exposé de la rédaction du livre de Calila, par Hosaïn Vaëz, sous le titre d’Anvari Sohaïli. Les manuscrits en sont en grand nombre, et elle a été imprimée avec soin à Calcutta, en 1805.

De la nouvelle traduction Persane d’Abou’lfazl,
intitulée
Eyari danisch.

Hosaïn Vaëz n’avoit entrepris, comme on l’a vu, la nouvelle rédaction Persane du livre de Calila, qu’il a intitulée Anvari Sohaïli, que pour mettre ce livre plus à la portée de ses contemporains, qui n’entendoient qu’avec peine la traduction de Nasr-allah. Le même motif engagea dans la suite le célèbre Abou’lfazl ou Abou’lfazel, vizir du grand-mogol Acbar, à entreprendre encore une nouvelle rédaction du même ouvrage en langue Persane.

Abou’lfazl étoit un homme non moins distingué par son goût pour les lettres et l’étendue de ses connoissances, que par ses talens politiques et son administration. Ce vizir et son frère, nommé Fizi, traduisirent, par ordre d’Acbar, un grand nombre de livres Indiens en persan. Ils étoient, à ce qu’il paroît, d’origine Indienne : leur père se nommoit Mobarec. Abou’lfazl avoit été envoyé dans le Décan par Acbar : rappelé par ce prince, il fut assassiné dans la route par une troupe de Rajepoutes, soudoyés par Djihanguir, en l’année 1011 de l’hégire.

Abou’lfazl a composé une histoire d’Acbar qu’il a conduite jusqu’à la quarante-septième année du règne de ce prince, et qui a servi de guide à Férischtah, pour cette partie de son histoire de l’Indoustan. Cette histoire d’Acbar est connue sous le nom d’Acbar-namèh اڪبر نامه ; elle est divisée en trois parties, et la troisième partie, appelée Ayini Acbari آيين آڪبر, est une description historique et statistique de l’empire Mogol. Dans cette troisième partie, Abou’lfazl parlant de la bibliothèque d’Acbar, et des livres que ce prince se faisoit lire ordinairement, s’exprime ainsi :

« Nasr-allah Moustavfi et Mevlana Hosaïn Vaëz avoient fait des traductions Persanes du livre de Calila et Dimna ; mais comme elles étoient remplies de métaphores outrées, et quelles étoient écrites d’un style difficile à entendre, S. M. ordonna à l’auteur du présent ouvrage d’en faire une nouvelle traduction du persan (plus littéralement, de le revêtir d’une nouvelle robe du persan) : il a intitulé cette traduction Eyari danisch, c’est-à-dire, le Parangon ou la Pierre de touche de la science. »

Abou’lfazl répète la même chose, mais d’une manière plus détaillée, dans la préface de sa nouvelle traduction. Après y avoir fait, non sans tomber dans diverses erreurs, l’histoire du livre de Calila jusqu’au temps d’Acbar, il ajoute :

« Les regards bienfaisans du souverain de notre siècle… Djélal-eddin Acbar, empereur conquérant, étant tombés sur ce livre, ce chef-d’œuvre d’éloquence, ce recueil où sont offertes, sous le masque de la fable, les maximes de l’ancienne sagesse, eut le bonheur de plaire à Sa Majesté. Aussitôt le serviteur de cette cour, Abou’lfazl, fils de Mobarec, dont l’humble soumission est sans bornes, reçut l’ordre de faire une nouvelle rédaction de l’Anvari Sohaïli, dans un style clair, en conservant l’ordre primitif du livre, mais en retranchant certaines expressions, et raccourcissant les périodes de trop longue haleine… : car, bien que l’Anvari Sohaïli, si on le compare à la traduction connue sous le nom de Calila et Dimna (c’est-à-dire, à la traduction de Nasr-allah), se rapproche davantage du style de notre siècle, il n’est point cependant exempt de termes Arabes et de métaphores extraordinaires. En exécution de cet ordre impérial, qui n’est que l’interprète de la volonté divine, ce livre a été disposé dans le même ordre que l’Anvari Sohaïli ; mais on y a compris deux chapitres que Mevlana Hosaïn Vaëz avoit retranchés du livre connu sous le nom de Calila et Dimna, et qu’il n’avoit point fait entrer dans sa nouvelle traduction. En effet, bien que ces deux chapitres n’appartiennent point à l’original de ce recueil, cependant ils renferment beaucoup de discours intéressans et pleins de vérité, dignes de plaire aux hommes de sens ; et quand on feroit abstraction des oracles divins qui y sont rapportés, puisque Barzouyèh, après bien des démarches pénibles, a formé ce recueil de maximes sages, et l’a traduit en pehlvi, il mérite qu’on respecte son ouvrage, d’autant plus que la récompense qui lui fut accordée pour cet important service, consiste dans la conservation de ces deux chapitres. D’un autre côté, Buzurdjmihr a aussi acquis des droits sur ce recueil, auquel il a contribué ; il semble donc qu’il y auroit de l’ingratitude à retrancher ces deux chapitres. »

On connoît, par cet extrait de la préface d’Abou’lfazI, et la nature de son travail et le plan qu’il a suivi. Les deux chapitres retranchés par Hosaïn Vaëz, et qu’Abou’lfazl a cru devoir rétablir, sont la préface ou introduction du traducteur Arabe Abdallah ben-Almokaffa, sur la manière de lire ce livre, et la vie de Barzouyèh, ayant sa mission dans l’Inde, attribuée à Buzurdjmihr. Abou’lfazl, suivant en cela quelques manuscrits de la version de Nasr-allah, a cru que Buzurdjmihr étoit auteur de ces deux chapitres.

Ce qu’il est essentiel de remarquer, c’est qu’Abou’lfazl, tout en rétablissant, dans sa nouvelle rédaction, ces deux chapitres qui ne se trouvoient point dans l’Anvari Sohaïli, n’a pas cependant voulu priver ses lecteurs de l’ingénieuse introduction imaginée par Hosaïn Vaëz, je veux dire de l’aventure du roi Homayoun-fal et du vizir Khodjestèh-raï, aventure par laquelle toutes les parties de ce livre sont liées et comme renfermées dans un seul cadre. Il l’a donc attachée à la fin du second chapitre qui contient la vie de Barzouyèh, au moyen de la transition suivante : « Avant de passer au troisième chapitre, où commence proprement le sujet de ce livre, nous allons insérer ici une histoire qui lui servira comme d’introduction.

« Les joailliers du bazar des pensées et les essayeurs du royaume de l’éloquence ont rapporté qu’il y avoit à la Chine un roi dont le bonheur et l’heureuse fortune avoient rempli le monde de leur renommée, et dont la grandeur et la puissance souveraine étoient célébrées par tous les hommes, grands et petits. »

Abou’lfazl, dans cette introduction, a seulement changé le nom de Homayoun-fal en celui de Farrokh-fal, qui signifie de bon augure.

Il traduit aussi, comme Hosaïn Vaëz, le nom de Bidpai par médecin compatissant, طنيب مهيتان ; mais il n’ajoute pas, comme le même Hosaïn, qu’il a entendu dire à quelques savans Indiens que le nom de ce philosophe étoit Pilpai پيل پاى, ce qui se dit en indien Hasti-pat هستى پاث, c’est-à-dire, pied d’éléphant[28].

Abou’lfazl a terminé son ouvrage par un épilogue, duquel nous apprenons qu’il a achevé cette rédaction en l’année 999 de l’hégire. Il répète, dans cet épilogue, ce qu’il avoit déjà dit dans sa préface, relativement aux motifs qui ont rendu cette nouvelle rédaction nécessaire, et à la manière dont il l’a exécutée ; puis il fait l’éloge d’Acbar, et enfin il expose, dans un style obscur et amphigourique, les raisons qui l’ont engagé à intituler son ouvrage Eyari danisch عيار دانش, c’est-à-dire, le Parangon ou la Pierre de touche de la science. Le mot éyar عيار signifie proprement un morceau d’or, d’un titre déterminé, qui sert de terme de comparaison pour reconnoître, au moyen de la pierre de touche, le titre de l’or que l’on veut essayer.

J’ai publié, dans le tome X des Notices des manuscrits, divers extraits de l’ouvrage d’Abou’Ifazi, et une portion du chapitre x, qui suffit pour que l’on puisse comparer cette nouvelle rédaction du livre de Calila avec celle de Hosaïn Vaëz et avec la traduction d’Abou’Imaali Nasr-allah.

De la Traduction Turque du Livre de Calila,
intitulée
Homayoun-namèh.

Hosaïn Vaëz avoit écrit l’Anvari Sohaïli vers le commencement du xe siècle de l’hégire. Dans la première moitié du même siècle, sous le règne de l’empereur Othoman Soliman I, l’ouvrage de Hosaïn fut traduit en turc par Ali Tchélébi, professeur à Andrinople, dans le collège fondé par Morad ou Amurat II. Ali le dédia à Soliman, et, par allusion à cette dédicace, il intitula sa traduction Homayoun-namèh همايون نامه, c’est-à-dire, Livre impérial. Ali fut promu ensuite, en récompense, dit-on, de ce travail, à la charge de kadhi de Brusse, l’une des premières charges de l’empire Othoman.

La traduction Turque d’Ali a dû lui coûter peu de peine. Elle est le plus souvent calquée sur la version Persane de Hosaïn Vaëz, dont elle conserve fréquemment toutes les expressions. La plupart des poésies Persanes dont Hosaïn Vaëz a embelli l’Anvari Sohaïli se retrouvent dans le Homayoun-namèh. Assez souvent néanmoins le traducteur Turc a supprimé les vers Persans dont le sens a quelque obscurité, et il y a substitué des vers Turcs. Les changemens et les suppressions qu’il a faits, donnent en général, sauf un petit nombre d’exceptions, une bonne idée de son goût ; et il étoit digne assurément de traduire un écrivain tel que Hosaïn. Pour entendre couramment le Homayoun-namèh, il est indispensable de bien savoir l’arabe et le persan, et il n’est pas nécessaire d’être très-avancé dans la connoissance de la langue Turque. Néanmoins il seroit à souhaiter qu’on imprimât le Homayoun-namèh, pour l’usage des personnes qui apprennent le turc.

Le Homayoun-namèh étant en tout conforme à l’Anvari Sohaïli, je n’ai rien de plus à en dire, si ce n’est que nous apprenons de Hadji-Khalfa, qu’il a été abrégé et réduit environ au tiers par le mufti Yahya Effendi.

Des Imitations ou Traductions du Livre de Calila
en diverses langues.

J’ai fait quelques recherches pour savoir si le livre de Calila avoit été traduit en arménien ; j’ai lieu de croire qu’il ne l’a point été. Hadji-Khalfa semble en avoir connu une traduction Tartare ; mais le passage sur lequel on fonde l’existence de cette traduction, me paroît obscur. On a parlé, d’une manière vague, d’une traduction de ce livre en langue Malabare, traduction qui se trouverait à Munich : la chose est loin d’être avérée. Il a été traduit en malais, ainsi que nous l’apprenons par un Mémoire sur la langue et la littérature des nations Indo-chinoises, écrit par M. J. Leyden, et inséré dans le Xe tome des Asiatick Researches. La version d’Abou’lfazi ou Eyari danisch, a été traduite récemment en hindoustani, sous le titre de Khired afrouz خرد افروز, et doit avoir été imprimée à Calcutta. L’éditeur, M. le capitaine Thomas Roebuck, examinateur au collège de Fort-William, a dû mettre en tête de cette édition une préface écrite en anglois, dans laquelle il aura traité de l’histoire de ce livre.

Le Hitoupadésa a été traduit de l’original Samscrit en persan ; sous le titre de Mofarrih alkoloub مفرّح القلوب, ou l’Électuaire des cœurs, et j’ai fait connoître cette traduction dans le tome X des Notices et Extraits des manuscrits : il a aussi été traduit ensuite du persan en hindoustani, sous le titre d’Akhlaki hindi اخلاق هندى, ou Éthique Indienne, et imprimé en cette langue à Calcutta, en 1803. Enfin une nouvelle traduction a été faite du même livre, du samscrit en langue Mahratte, et elle a été imprimée à Calcutta en 1815 ; mais tout ceci est étranger au livre de Calila.

La traduction Latine de Jean de Capoue, faite d’après la version Hébraïque, paroît avoir servi d’original à diverses traductions ou imitations, en espagnol, italien et allemand. Outre cela, il y en a eu vraisemblablement une version Espagnole faite d’après le texte Arabe, et sur laquelle Raimond de Béziers a traduit ce livre en latin, en s’aidant aussi de la traduction de Jean de Capoue, par l’ordre de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe-le-Bel. Les versions plus modernes du même livre, telles que la traduction Espagnole de Bratutti, la traduction Françoise de Galland et Cardonne, ont été faites d’après le Homayoun-namèh. Celle de David d’Ispahan, dont le véritable auteur est, je crois, Gaulmin, paroît avoir été faite d’après l’Anvari Sohaïli.

Au surplus, je ne dois point entrer ici dans l’examen de ces diverses traductions. J’ai éclairci, autant qu’il m’a été possible plusieurs des questions auxquelles elles donnent lieu, dans mes Notices de la traduction Hébraïque, et de la version Latine inédite de Raimond de Beziers. On peut les consulter, ainsi que la dissertation de M. de Diez, écrite en allemand, et intitulée Über Inhalt und Vortrag, Entstehung und Schicksale des Königlichen Buchs ; mais cette dissertation doit être lue avec critique, pour ce qui est relatif à l’histoire littéraire du livre de Calila, l’auteur n’ayant pas eu à sa disposition les matériaux nécessaires pour éviter toute erreur, et ayant donné trop de poids à diverses conjectures qu’un examen plus attentif des sources ne nous permet pas d’admettre.

Je termine ici ce Mémoire, où je n’ai voulu que présenter succinctement les résultats d’une multitude de recherches aussi longues que laborieuses. Je ne regrette cependant ni le temps ni les peines qu’elles m’ont coûté, parce que j’ai la confiance d’avoir rectifié plusieurs erreurs, établi quelques vérités qui paroissoient problématiques, et ajouté des notions nouvelles à celles que nous possédions déjà sur un livre aussi remarquable par son antiquité, que par la réputation dont il est en possession depuis tant de siècles.

Je joins à ce Mémoire un extrait de l’Avertissement mis par M. Colebrooke à la tête de l’édition du texte Samscrit du Hitoupadésa, publiée à Sérampore. Je donne cet extrait traduit en françois, pour la commodité des lecteurs.

  1. C’est ce que prouvent évidemment ce passage qu’on lit dans le texte Arabe, p. 39. فاما فرغ من انتعاخ الكتان رغيره عّــا ازاد من سـادُــر الكتب ڪيب الم انوشيروان يعلمـه بذالمر et celui-ci qui se lit p. 77 ; فافـت عار هنه الحال واشمخت كتبا ڪثية وانصر من نلاد الهند وفد نمحرهذا الكياب Dans l’un et dans l’autre de ces deux passages, ainsi que dans quelques autres, il est évidemment fait mention de plusieurs livres Indiens copiés par Barzouyèh.
  2. Les copistes ou les traducteurs ont encore ajouté postérieurement de nouveaux chapitres, à ceux qu’avoit traduits du pehlvi Ebn-Almokaffa. Voy. Not. et Extr. des manuscrits, t. X, part. 1re, p. 124.
  3. Dans ma notice de la version d’Abou’Imaali Nasr-allah, j’ai supposé que le premier de ces chapitres étoit la préface du traducteur Arabe Ebn-Almokaffa, intitulée : ناب عرمن الكتاب ترخمة عبد اسه بــن القفّع, c’est-à-dire, Préface de ce livre composée par Abd-allah ben-AImokaffa, p. 45. (Je ne rends point ici تر جمة par traduction, parce que ce chapitre paroît être l’ouvrage d’Ebn-AImokaffa, comme on peut le voir dans le tome X des Notices des manuscrits, partie 1re, p. 118.) J’ai changé d’opinion, et je pense aujourd’hui que ce premier chapitre est celui qui a pour titre : ناب نعثة يريرزويــه, p. 31.
  4. Cette fable ne se trouve point dans le Hitoupadésa, quoiqu’il y ait dans le IVe livre une métamorphose d’une souris en chat ; puis en chien ; puis en tigre, et enfin en souris. La fable dont il s’agit est néanmoins bien d’origine Indienne, et elle se trouve, comme telle, dans la Mythologie des Indous, du colonel de Polier, t. II, p. 577.
  5. Il est certain que les Arabes prononcent ce mot Dimna ou Dimnèh. L’auteur du Kamous le dit positivement, et d’ailleurs on le fait rimer avec mihna مِخنه ; mais rien n’empêche de croire qu’on le prononçoit en pehlvi Damanah, et que, si les Arabes l’ont prononcé Dimna, c’est qu’ils lui ont donné une forme Arabe et l’ont considéré comme analogue à دِمْنه fumier, vestiges d’habitations, rancune. Le s final a été substitué au c indien, pour se conformer à l’usage de la langue Persane : il en est de même dans Schanzébèh سنزبه pour Sanjavaca. Ce ه en persan, est analogue au ق k ou au غ gh des Arabes.

    Quant à Calila, substitué à Carataca, il est moins aisé d’en rendre raison : je ne crois pas cependant impossible de justifier ce changement. Il est très-possible d’abord que, dans le pehlvi, on prononçât Calalah au lieu de Calila, et que cette dernière prononciation ait été admise par les Arabes, comme plus analogue aux formes de leur langue. En outre, le r du nom indien aura été changé en l, parce que cela étoit très-commun dans le pehlvi. Les inscriptions nous apprennent qu’ont

    disoit souvent, dans cette langue, llan et Anilan pour Iran et Aniran, Minotchetl pour Minotchetr, &c. Le c a été changé en ه h, comme dans Dimnèh et Schanzébèh. Il reste le t, dont le changement en l paroît difficile à justifier ; mais on peut remarquer que beaucoup d’indiens prononcent le da, de la série des consonnes qu’ils nomment cérébrales, comme un r : il en est sans doute de même du

    ta de Carataca, qui appartient à la même classe de consonnes. Si donc les Indiens prononçoient Cararaca, quoiqu’ils écrivissent Carataca, il est naturel que ce t prononcé comme un r, se soit changé en l dans le pehlvi, et qu’on ait dit Calalah.

  6. Voy. Essais philosophiques sur les mœurs de divers animaux étrangers, p. 86 ; Paulin de Saint-Barthélemy, Viaggio alle Indie orientali, p. 154. La mangouste, quoi qu’en dise l’auteur des Essais, s’appelle kirri dans L’Inde. On l’y nomme aussi نيولى niouli, mot dérivé du samscrit nakoula. Voy. la note 325 de M. Wilkins sur le Hitoupadésa. Les voyageurs nomment souvent cet animal ichneumon.
  7. C’est ce que dit aussi l’auteur du مخعل النوارڃ. Il s’exprime ainsi, sous le règne de Nouschiréwan : ازيــن بِــس فرستادن برورى طبيب نود نه هندوستان تا آخا عاند عدّتها وثير ڪشت وجيلت ڪايله ودمْنه ناتران آورد ثيس ساه ودَر برزوى بزر جمهر دران فزود نه فرمان شآه نا رحج او ضايع نكردد وذڪى عانـدش درمالم . Man. Pers. de la bibl. du Roi, n° 62.
  8. Le nom d’Alschah donné au père de Behnoud ou Ali m’avoit d’abord paru fort extraordinaire ; mais il n’est pas sans exemple. J’ai trouvé dans le ڪـتـاب الفهرست, ou Catalogue des écrivains Arabes des premiers siècles de l’hégire (Man. Ar. de la bibl. du Roi, n.° 874, fol. 208 recto), un homme de lettres, auteur de divers ouvrages, qui est appelé ابن الشـاه الظــاهـرى , fils d’Alschah Dhahéri, et dont le nom entier est انو الفسم على نن محمد بن الشاه الظاهـرى Abou’lkasem Ali, fils de Mohammed, fils d’Alschah Dhahéri. L’auteur ajoute qu’il descendoit d’Aschah, fils de Mical. Il se pourrait que Behnoud fut de cette même famille.
  9. Dans l’original ce nom est écrit Baïdaba, ce qui représente la prononciation Indienne Veidava. Ce nom est incontestablement d’origine Sanscrite, soit qu’il signifie, comme je l’ai supposé, lecteur du véda, soit qu’il ne soit autre chose que vidva, homme docte, savant. Il a été corrompu dans les manuscrits et les traductions en mille manières, ainsi que celui de Dabschelim. Voy. les Notices et Extraits des man. tome IX, part. 1re p. 397 et 403.
  10. Cette fable se trouve dans le Pantcha-tantra, où elle fait partie du récit des aventures de Calila.
  11. Cette dernière phrase semble tout-à-fait déplacée, et ce qui suit paroît n’en être que le développement.
  12. Dans mon édition, il y a dix-huit chapitres, parce que l’introduction de Behnoud, l’histoire de la mission de Barzouyèh dans l’Inde, la préface d’Abd-allah ben-Almokaffa, et la vie de Barzouyéh, écrite par Buzurdjmihr, sont comptés pour autant de chapitres. Le livre de Calila ne commence, à proprement parler, qu’au Ve chapitre. On voit que Behnoud regarde les quatorze chapitres restans comme ayant fait partie, primitivement, du livre de Calila.
  13. Elle est cependant intitulée Chapitre 1er, dans la table des chapitres, p. 58 ; mais cette table varie beaucoup suivant les divers manuscrits.
  14. Dans la traduction de Siméon Seth, ce passage s’applique au voyage fait dans l’Inde par ordre de Nouschiréwan. On y lit : ἀπό τε τῆς γεννήσεως αὐτοῦ καὶ τῆς μαθήσεως καὶ τῆς παιδεύσεως αὐτοῦ, μέχρις ὥρας ἧς ἀπεστάλη παρὰ τοῦ βασιλέως εἰς Ἰνδίαν. Le texte Arabe distingue expressément les deux voyages.
  15. Le mot وماومة signifie proprement ceux qui parlent bas, entre les dents, et sans, pour ainsi dire, remuer les lèvres. C’est ce que les Parsis appellent vadj. C’est une pratique caractéristique des disciples de Zoroastre. Voy. Notices et Extraits des manuscrits, tom. X, partie 1re, p. 155.
  16. Le titre de cet ouvrage est assez incertain : les divers manuscrits varient beaucoup à cet égard.
  17. Cet apologue se trouve p. 27 ; il commence ainsi : Ἄνθρωπος δὲ τις ἐζήτει μαθεῖν λέξίν, καὶ ἀπελθὼν πρός τινα τῶν ἑαυτοῦ φίλων, βαστάζων καὶ κίτρινον χάρτην, ᾐτήσατο αὐτῷ ὅπως γράψῃ αὐτῷ λέξιν ἀραϐικήν.
  18. La bibliothèque du Roi possède deux manuscrits de la version Grecque de Siméon Seth, mais tous deux fort incomplets. Le premier est coté 2231 ; le second a appartenu à Huet, et ensuite à la bibliothèque de la maison professe des Jésuites ; il est intitulé Βιϐλίον λεγόμενον τοῦ Ἠχνιλάτου.
  19. Les traces de christianisme et les allusions à des textes de l’écriture, sont assez fréquentes dans le manuscrit d’Upsal, dont Floder a publié les variantes.
  20. Suivant M. Wilkins, Carattaca signifie celui qui mine une vie sans reproche, et Damanaca, celui qui corrige, qui dompte, qui châtie, The Heetopades, p. 309.
  21. Je lis cependant dans un manuscrit de la bibliothèque du Roi, qui a appartenu à Huet, Δησαλώμ.
  22. On pourrait demander ce que c’est qu’un nom propre qui se trouve dans ce passage, p. 486 de l’édition de Starck : Βασιλεῦ, εἰς τὸν ἀιῶνα Ζῆθ, que cet éditeur traduit ainsi : Opto, Rex, ut ad Zethi ætatem pertingas. La réponse est simple. Comment Starck n’a-t-il pas vu qu’il falloit lire ζῇς vivas, et que le sens étoit : Rex, vivas in seculum ?
  23. Bud, sive Buddas, Periodeutes, hoc est, presbyter circuitor, seu visitator, sub Ezechiele patriarcha, circa annum Christi 510 vivebat : Christianorum in Perside finitimisque Indiarum regionibus curam gerens. Hinc sermonem Indicum calluisse dicitur, ex quo librum Calilagh et Damnagh syriacè reddidit. T. III, part. Ire, p. 219.
  24. Barzouyèh n’auroit-il pas voulu parler obscurément de sa conversion au christianisme, dans cette phrase que Buzurdjmihr lui met dans la bouche : « Dans l’espérance qu’il viendroit un moment de ma vie où je trouverois un guide pour me conduire, une puissance capable de soumettre mon âme, et un chef qui mettroit ordre à mes affaires ! » Voy. ci-devant, p. 29.
  25. Le nom de Barzouyèh برزویه peut être composé de برز et de ویه, mot qui entre dans beaucoup de noms Persans ou plutôt Pehlvis, comme سيبویه, مسکویه, دادویه, &c., et duquel paroissent se former des adjectifs, à-peu-près comme de ou وسَ ou سان en persan moderne, et de va en samscrit. Le mot برز en persan, veut dire باندی, بالاى, زيباى, جمال hauteur, haute taille, parure, beauté.
  26. Je trouve cette introduction à la tête d’un manuscrit du Schah-namèh, apporté de Perse par M. Jouannin ; mais elle est beaucoup plus concise que dans l’exemplaire sur lequel M. de Wallenbourg a fait sa traduction, et il n’y est point fait mention de Belami. L’auteur de l’introduction qui se lit dans le manuscrit du Schah-namèh de M. Jouannin, étoit bien peu instruit ; car il suppose qu’Abd-allah ben-AImokaffa, qu’il appelle ben-Almokanna, étoit vizir du khalife Mamoun.
  27. Dans la traduction de M. de Wallenbourg on lit : l’émir Sâd Ebou Nasr, fils d’Ahmad ; mais il faut lire : l’émir Saïd Nasr, fils d’Ahmed.
  28. Hasti-pat ne seroit-il pas une corruption grossière de Hitoupadésa ?