Mémoire pour le sieur Pierre Lesens, capitaine de navire, de présent en la ville des Cayes

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MÉMOIRE

POUR le Sieur Pierre Lesens, Capitaine de navire, de préſent en la ville des Cayes, appelant de Sentence du Juge d’Amirauté de ladite ville, en date du 7 Février dernier, & incidemment intimé ;


CONTRE le Sieur Pierre-Guillaume-Robert Bunel, ſe diſant négociant à Honſleur, & repréſenté en cette colonie par le Sieur Pierre Gringuet, Capitaine du navire La Renommée, actuellement en rade, aux Cayes, ledit Sieur Bunel osant ſe dire agir au nom & comme armateur & propriétaire du navire La Furieuſe, commandé par ledit Sieur Lesens l’un des intéreſſés audit navire, intimé, & incidemment appelant.



Le Sieur Lesens est du nombre de ces honnêtes gens qui font du bien quand ils le peuvent, & qui finiſſent ſouvent par ſe faire autant d’ennemis qu’ils ont d’obligés. S’il est beau de faire des ingrats, il est bien dur d’en être perſécuté !

Cette cauſe est attendriſſante, parceque l’on y voit à tout moment l’aveuglement du ſort : elle est bonne, parceque l’on y voit ſans ceſſe l’inſpiration d’un cœur excellent : elle est juste, parceque le Sieur Leſens n’a rien épargné pour remplir ſes devoirs.

Il est vrai qu’il n’a point à ſe reprocher la dureté mercantile qui distingue le repréſentant du Sieur Bunel, parceque la douceur lui a toujours aſſez bien réuſſi. Il ne ſauroit ſe décider au rigoriſme impitoyable de tant d’autres qui abuſent ſi cruellement de l’étonnant privilège de la contrainte par corps ! On ne s’est pas douté dans le temps où l’on a créé la contrainte par corps pour les objets de cargaiſon, que l’on favoriſoit l’anatociſme ! C’est un grand fléau dans les colonies, & ce mal politique est bien loin de procurer l’avantage qu’on en attendoit ! Il écraſe le débiteur, & remplit rarement le but unique que le créancier ſe propoſe. C’est une vexation de plus dans les colonies, & c’est tout !

Il faut cependant convenir qu’il est des débiteurs d’une mauvaiſe foi bien inſigne ; & le Sieur Leſens l’a éprouvé comme les autres ! Il a été obligé d’en pourſuivre un vigoureuſement, un homme en place qui a plus d’une fois abuſé de ſon autorité pour le maltraiter & l’humilier. Il y a été forcé par l’affectation de ce débiteur à le confondre avec ces gens de néant qui s’élèvent à force de ramper. N’ayant nullement à rougir de ſa naiſſance, de ſa famille, de ſa vie & de ſon état, il a cru devoir ceſſer de ménager celui qui le traite auſſi durement. Il est permis d’être ſenſible, & même juſques à un certain point de montrer ſa ſenſibilité ! Cependant il n’y a point mis d’acharnement : il s’est contenté de ſe mettre en règle, pour ne pas mériter de reproches.

Néanmoins ce débiteur, qui pouvoit ſe venger, l’a fait avec un rafinement de cruauté, & c’est l’origine des tracaſſeries étudiées dont nous allons rendre compte ! Les grands d’un petit endroit, ne ſont que trop ſouvent des tyrans !… Développons la cauſe, il est temps de faire connoître le Sieur Leſens & ſes ennemis.


FAITS.


Depuis 1785, vers ſa fin, le Sieur Leſens a éprouvé bien des tourmens. Parti pour la côte d’Afrique, il y aborde avec bien de la peine ; arrivé, il s’y met à la torture pour hâter ſa traite, & ne peut la faire qu’avec beaucoup de temps. Au moment où il est près de faire embarquer ſes captifs, une tempête épouvantable enlève ſes ancres & ſes canons dans la rivière de Zinquenchor, où il alloit prendre des vivres ; ce dommage reparé en partie, il est revenu à Gorée pour reprendre les captifs dépoſés au comptoir de ce lieu. Il y trouve une verette générale qui le force à rester. Il faut obſerver que précédemment à tout cela il avoit perdu plus des trois quarts de ſon équipage, & juſques à ſes officiers, dans la rivière de Salam. Remis en mer, il y éprouve bien d’autres contrariétés. Des temps épouvantables ralentiſſent ſa marche, & mettent ſa vie ſouvent en danger. Pour comble de malheurs, une ſeconde révolte est à ſon bord, plus violente que la première dont nous ne parlons pas, & dans ce même temps où il est obligé de ſe défendre contre les terribles agitations de la mer, il a une guerre intestine à ſoutenir à ſon bord contre un grand nombre d’hommes qui combattent pour leur liberté. Il n’est pas difficile de ſe peindre la ſituation cruelle du Sieur Leſens.

Enfin ſa prudence, ſon intelligence, ſa fermeté & un haſard heureux ramènent la tranquillité à ſon bord. Mais une épidémie ſuccède, & emporte une grande partie de ſes captifs !

Il a ordre de ſe rendre aux Cayes à l’adreſſe des Sieurs Guillaume Papillon, Gombault & Compagnie. Il ſe rend au lieu de ſa destination.

C’étoit là le théâtre où on devoit tout attaquer dans ſa perſonne. Plus de vingt ans d’une existence honnête & connue n’ont pu le diſpenſer de ce déſagrément. Quelle est la cauſe de cette haine, de cette calomnie & de toutes ces tracaſſeries dont il est encore aujourd’hui ſi malheureuſement victime ? Le malheur d’avoir été forcé à pourſuivre un perſonnage auguste de la petite ville où il avoit vendu ſes Nègres, le deſir de faire promptement ſes recouvremens, & d’aller au plutôt en France rendre compte à ſes armateurs.

Le Sieur Leſens l’avoue, il a eu à ſe repentir d’avoir vendu à crédit & de s’être adreſſé pour ſon paiement à une perſonne puiſſante comme ſon premier adverſaire. Depuis ce temps il n’a ceſſé d’être ſa victime, & c’est ce même adverſaire qui ſouffle par-tout le feu qui le conſume. Quand on connoît les hommes & les petits endroits, on n’a pas de peine à recevoir cette vérité. On ſait combien les hommes font exigeans, & ils le ſont d’autant plus que leur autorité est précaire !

Enfin le Sieur Gringuet lui-même, malgré l’eſpèce de ſatisfaction naturelle qu’il éprouve à perſécuter les autres, n’auroit pas eu le courage de s’acharner au Sieur Leſens, ſi une inſpiration étrangère ne le faiſoit agir, & ſi ſon intérêt particulier ne le portoit à ſervir la vengeance la plus injuste & la plus déplacée.

Quoi qu’il en ſoit, le Sieur Leſens doit compte de ſa conduite aux Magistrats, au Public, & ſon occupation va être déſormais de prouver, clair comme le jour, que les inculpations outrageantes que le Sieur Gringuet oſe lui faire comme ſe diſant fondé de procuration, ſont le produit de la plus affreuſe calomnie, & qu’elles ſont non ſeulement atroces, mais même invraiſemblables. Il en conclura néceſſairement qu’il lui est dû une réparation authentique, & des dommages-intérêts, & qu’il a le droit de les exiger vis-à-vis du Sieur Gringuet lui-même, comme du Sieur Bunel qui n’avoit pas le droit, lui, de donner la procuration qui cauſe l’instance actuelle. Entrons en preuves.


MOYENS.


Avant tout il faut ſavoir que le 21 Août 1785 le Sieur Bunel, que le Sieur Gringuet repréſente, vendit à un Sieur Chauffert de Barneville tous ſes droits ſur le navire dont s’agit. Il fit bien plus, car il ſe permit de vendre juſqu’à l’intérêt même du Sieur Leſens, qui n’a jamais donné de pouvoir à cet égard.

D’après cela, il est impoſſible de douter que le Sieur Bunel ne ſoit plus pour rien dans ce qui concerne le bâtiment commandé par le Sieur Leſens. L’acte de vente est pur & ſimple, il est ſans réſerve. Il est produit, & la Cour y verra que le Sieur Bunel s’y deſſaiſit de toute propriété en faveur du Sieur Chauffert de Barneville. Conſéquemment le Sieur Bunel n’avoit plus rien à demander au Sieur Leſens. Ce dernier n’avoit plus naturellement de compte à rendre qu’au Sieur Chauffert de Barneville. Néceſſairement la procuration qu’il a donnée au Sieur Gringuet étoit ſans objet raiſonnable, & ne pouvoit avoir qu’un but très-ſuſpect. L’éloignement des lieux n’a pas empeché le Sieur Leſens d’avoir promptement connoiſſance de cette vente, dont on lui a envoyé une expédition légale, & il s’oppoſe aujourd’hui aux efforts du Sieur Bunel, parcequ’il croit devoir le faire ; il croit que l’intérêt général des intéreſſés exige de lui cette conduite.

Comme il ne veut point fatiguer le Public par le récit de la procédure dont les Magistrats ne peuvent manquer d’avoir connoiſſance, il va expoſer tout uniment la Sentence dont est appel. Il est difficile d’en voir une plus extraordinaire. En voici donc le prononcé :

» P. O. enſemble le Procureur du Roi, ordonnons qu’il en ſera délibéré, & après avoir délibéré :

« Vu la requête introductive d’instance ſuſdatée, le contenu en icelle, la procuration donnée par le Sieur Bunel au Sieur Gringuet, le 5 Juillet de l’année dernière (1788), duement ſignifiée au Sieur Leſens, le 17 Janvier dernier, avec ſommation de rendre compte ſous trois jours de la gestion & administration qu’il a eue du navire la Furieuſe, d’Honfleur, & de la cargaiſon ; la réponſe faite par ledit Sieur Leſens, à ladite ſignification, le 20 Janvier dernier, enſemble ſon écrit de défenſes ſignifié le 5 du courant (Février dernier) ; enſemble les autres pièces de la procédure, après avoir délibéré ſur l’acte ſous ſignature privée, paſſé entre le Sieur Chauffert de Barneville, le 21 Août 1785 ; ledit acte ratifié pardevant le Lieutenant d’Amirauté d’Honfleur, le 25 Mai 1785 ; deſquels il réſulte que ledit Sieur Bunel a tranſporté audit Sieur Chauffert de Barneville, tant ſon intérêt que ſes droits réſultans de ſa qualité d’Armateur dudit navire ; déclarons ledit Sieur Bunel sans qualités & non-recevable dans ſa demande ».

« Faiſant droit ſur les plus amples concluſions du Procureur du Roi, attendu le long laps de temps depuis l’époque de l’arrivée de la partie de Me. Brard de Sainte-Clair (le Sieur Leſens) en cette colonie, ordonnons que dans trois jours de la ſignification du préſent jugement, la partie de Me. Brard de Sainte-Clair, ſera tenue de fournir caution contradictoirement avec le Procureur du Roi, pour la sûreté du montant des fonds de l’armement, ſinon, & à faute de ce faire, ordonnons qu’à la diligence dudit Procureur du Roi, ledit Sieur Leſens sera contraint de remettre à une maiſon de commerce de cette ville (des Cayes) qui lui ſera indiquée par ledit Procureur du Roi, les objets mentionnés en la demande proviſoire de la partie de Me. Reneaume, (le Sieur Gringuet) même de rendre compte par bref-état à ladite maiſon, du montant de la cargaiſon dudit navire ; déboutons les parties du ſurplus de leurs demandes, fins & concluſions ; condamnons la partie de Me. Reneaume aux dépens ».

Il ne faut pas de longues réflexions pour ſe perſuader que cette Sentence est un amas de contradictions ; elle exprime que le Sieur Leſens est bien fondé à repouſſer le Sieur Bunel, parcequ’il est vraiment ſans qualité, elle le déclare non-recevable en ſa demande, elle le condamne, même aux dépens ; & c’est cette même Sentence qui annonce enſuite que le Sieur Leſens est un homme ſuſpect, dans les mains duquel les fonds ne ſont point en ſûreté ! Dans quel temps, dans quel lieu, & dans quelles circonstances le Sieur Leſens a-t-il mérité un ſi ſanglant outrage ? Que celui auquel il a fait l’ombre d’un tort ſe lève & le dénonce, il conſent à ſubir tout ce que les Loix ont de plus rigoureux, ſi jamais il s’est écarté, ſoit publiquement, ſoit privativement des devoirs de l’honnête homme ; & c’est lui que l’on traite de cette manière ! Quel est le Magistrat ſupérieur qui ne devinera pas la main inviſible qui déchire auſſi impitoyablement la réputation du Sieur Leſens ? C’est une choſe cruelle que la calomnie ! Elle détruit en un instant tout le travail d’une vie entière. Continuons notre route.

Le Sieur Leſens ne pouvoit pas ſe diſpenſer d’interjeter appel d’une pareille Sentence ; on ſent bien & l’on verra que ce n’est pas la peur de rendre un compte qui le détermine à cet appel. Il n’a jamais demandé mieux que de rendre compte, mais il a demandé à le rendre devant une perſonne qui eût qualité ; il a cru même qu’il étoit de la rigueur de ſa charge d’agir de cette manière. Il craint ſi peu de rendre ſon compte, qu’il le fait imprimer à la fin de ſon mémoire, pour mettre le Public, & ſurtout les Magistrats à même de le juger dans ſon for intérieur ; mais il ne croit pas que le Sieur Gringuet ait droit de l’exiger, & la violence dont le Sieur Gringuet fait uſage vis-à-vis de lui, le détermine encore davantage à ſe renfermer dans ſa ſphère légale. Il n’est pas fait pour être ſoupçonné ; mais quand le ſoupçon du Sieur Gringuet ſeroit ſincère, qu’il ne feroit pas le produit de la malignité & de ſa connivence avec une perſonne à laquelle il a intérêt de plaire, quel tort pourroit-il en réſulter contre le Sieur Leſens ? Est-ce que ce dernier n’est pas connu ? Est-ce que le Sieur Gringuet ne l’est pas auſſi ? Le Sieur Leſens n’est tenu qu’à faire ce qu’il doit, & il ne doit rien au Sieur Gringuet ; il ſe contente de rendre ſon compte au Public & aux Magistrats ; mais il ne croit pas le devoir au Sieur Gringuet, & il s’y refuſe parcequ’il en a le droit.

La Sentence qui déclare, ou le Sieur Bunel, ou le Sieur Gringuet non-recevable, devoit-elle faire droit ſur de plus amples concluſions, qui ne tendent qu’à perdre de réputation un honnête homme, qui n’a jamais donné contre lui la plus légère preuve ? Son extrême ſoumiſſion pour le Ministère Public, pouvoit-elle le conduire à obéir à un pareil chef de condamnation ; & n’eût-ce pas été de ſa part un aveu inſenſé que de ſatisfaire à ce qui achevoit de noircir ſa réputation ? Nous n’appuierons pas autant que nous le pourrions ſur cet article. Tout ce qui porte le caractère de Juge est ſi reſpectable pour un citoyen raiſonnable, que malgré ſon bon droit, il ne dit que foiblement ce que ſon intérêt lui inſpire même de dire avec force. Nous nous contenterons donc d’aſſurer que c’est pour la première fois qu’on a vu de telles concluſions & une telle Sentence. Au ſurplus, le Sieur Leſens s’en rapporte ſincèrement à la vigilance & à la ſagacité de MM. les Gens du Roi, en la Cour.

Le Sieur Bunel est ſans qualité ; cela réſulte de ſon acte de vente, enregistré à l’Amirauté d’Honfleur. Il a cédé ſes droits, il n’en a plus. Le Sieur Leſens ne pouvoit pas l’ignorer, puiſque le Sieur Bunel le lui écrit le même à la date du 28 Septembre 1787. Cette lettre est produite ; ainſi plus de doute ſur les preuves.

Le Sieur Bunel a fait plus, il a oſé vendre l’intérêt du Sieur Leſens ; on ſait que cette vente ne peut prévaloir, puiſqu’elle est faite ſans le conſentement du Sieur le Leſens ; mais cette conduite annonce le peu de bonne foi du Sieur Bunel. Il veut enſuite ſoutenir que ſa vente est ſimulée, & il aime mieux s’expoſer à un reproche de stellionnat, que de céder aux justes prétentions du Sieur Leſens : c’est aſſurément le comble de l’extravagance. Il a beau faire, il ne pourra perſuader qu’il est stellionnataire, ſa vente est ſincère, & il a été contraint de la faire. L’acte porte que l’acquéreur est créancier de 40 mille livres du Sieur Bunel, pour une circonstance épineuſe, pour un argent prêté dans le plus grand beſoin. C’est une eſpèce de ceſſion utile dans la circonstance où il ſe trouvoit. Sa vente, ſes lettres, la nomination de ſyndicat, & la procédure exercée contre lui, ainſi que ſon empriſonnement ; tout annonce qu’il a dû renoncer à la qualité d’armateur : il n’y a pas un plus léger doute à cet égard.

D’après tout cela, avoit-il le droit de donner au Sieur Gringuet une procuration pour faire rendre compte au Sieur Leſens ? Pourquoi donc a-t-il haſardé cette procuration ? Étoit-ce pour frustrer l’acquéreur ? Étoit-ce pour tromper ſes créanciers, eſpérant que le Sieur Leſens ſe prêteroit à ſa manœuvre, quoiqu’il eût déjà refuſé de ſe prêter à celle d’un Sieur Rohais, ſyndic des créanciers Bunel ? Enfin que ſignifie cette procuration ? Le Sieur Bunel n’étoit plus rien dans l’armement dont s’agit, conſéquemment il n’avoit plus de compte à demander, & la Sentence a bien jugé dans le chef qui le déclare non-recevable. Nous croyons inutile de traiter plus à fond cet objet. Nous devons enſevelir dans la pouſſière de la procédure tout ce qui pourroit être infiniment déſagréable au Sieur Bunel. Il ſuffit pour la justification du Sieur Leſens, que les Magistrats ſouverains en aient connoiſſance. Le Public n’a pas beſoin de cela pour juger l’adverſaire du Sieur Leſens.

Maintenant, comment le Sieur Gringuet feroit-il pour ſe justifier de l’abus qu’il a fait de la procuration du Sieur Bunel ? Cette procuration portoit tout uniment de faire rendre compte au Sieur Leſens : qu’avoit à faire le Sieur Gringuet ? De demander compte, & d’exercer toute procédure pour y parvenir ; ſoit qu’il gagnât, ſoit qu’il perdît, ſa miſſion étoit remplie. Cette procuration ne lui donnoit pas la permiſſion d’invectiver le Sieur Leſens, de le déshonorer aux yeux de ſes concitoyens, & de le faire paſſer pour un malhonnête homme, qui ne vit que de larcins.

Cependant c’est ainſi que le Sieur Gringuet s’est conduit vis-à-vis du Sieur Leſens. Ses requêtes ſont remplies d’inculpations injurieuſes bien propres à le flétrir dans l’opinion publique. Il oſe dire, publier & écrire que le Sieur Leſens a diſſipé les fonds de la cargaiſon. Tout autre que le Sieur Gringuet, en eût-il la preuve, frémiroit d’une pareille accuſation. Que l’on juge donc de ſa hardieſſe & de ſa méchanceté, lorſque contre ſa propre conſcience, contre les preuves du contraire, il ſe permet de dénigrer auſſi horriblement l’homme qui n’a pas un reproche à ſe faire, & qui au lieu d’être débiteur, ſe trouve au contraire créancier de forte ſomme. En vérité l’on a peine à croire à une pareille monstruoſité, & il faut bien connoître le cœur humain pour être perſuadé qu’il peut ſe porter à ces extrémités de dépravation. Enfin, les requêtes du Sieur Gringuet renferment les inculpations calomnieuſes dont nous ne donnons qu’un apperçu ; le compte que le Sieur Leſens rend à la fin de ce mémoire, dément cruellement ſon calomniateur, & il produit les pièces au ſoutien de ce compte ; ainſi voilà une preuve, & il ne peut pas y en avoir de plus forte en faveur de l’accuſé.

Le Sieur Bunel, dans tout l’exercice de ſes droits, n’auroit pas pu prendre contre le Sieur Leſens les concluſions flétriſſantes que le Sieur Gringuet a priſes ; il ne l’auroit pas pu à moins d’une malverſation prouvée, comme l’indique l’article 4 du titre 8 du li. 2, de l’Ordonnance de la Marine, & s’il l’eût fait, il ſe fût expoſé aux plus grands dommages-intérêts. Que fera-ce donc dans la circonstance actuelle, où le Sieur Bunel n’est plus pour rien dans l’armement dont s’agit ? Que ſera-ce donc lors que c’est un homme qui excède les pouvoirs qu’il a reçus ?

Le Sieur Gringuet, pour avoir une ombre quoique foible de raiſon, ſe rejette ſur le temps que le Sieur Leſens a été forcé de palier dans cette colonie. Mais qu’il conſidère donc les ordres donnés au Sieur Leſens, il ne lui est pas permis de déſemparer de la colonie, qu’après avoir fait l’entier recouvrement des fonds de ſon expédition. Maintenant, qu’il conſidère les dernières échéances des billets, qu’il examine les pourſuites du Sieur Leſens, & toutes les entraves qu’il a eſſuyées, & dont la preuve est au doſſier ; & qu’il oſe dire après cela que le Sieur Leſens a perdu un ſeul jour lorſqu’il pouvoir l’employer pour le bien de ſes co-intéreſſés ? Lors donc que le Sieur Leſens obéit aux ordres qu’on lui a donnés, peut-on dire qu’il y contrevienne ? Lorſqu’il reste en cette colonne pour pourſuivre les rentrées de ſa cargaiſon, pour faire des actes conſervatoires pour l’intérêt commun ; peut-on dire que c’est de ſa part une diſſipation, ou une diſpoſition criminelle à ſon avantage des fonds de la cargaiſon ? Ne ſeroit-ce pas une indignité que de le penſer ? Que ſera-ce donc quand on le dit, quand on l’écrit & quand on le publie ? Encore une fois, que l’on voie le compte du Sieur Leſens, que l’on s’aſſure de ſa véracité par l’examen des pièces au ſoutien, & que l’on s’indigne contre le Sieur Gringuet qui a commis une véritable atrocité en diffamant le Sieur Leſens, ſon confrère, en diſant de lui qu’il étoit dangereux de lui laiſſer bien long-temps la manutention des fonds de l’expédition.

Cette cauſe est donc fort ſimple en elle-même. Il est démontré au procès :

1o. Que le Sieur Bunel est ſans qualité pour demander compte au Sieur Leſens.

2o. Que le Sieur Bunel ne pouvoit pas donner de procuration à cet effet.

3o. Que le Sieur Bunel est coupable d’avoir donné cette procuration, & ſur-tout d’avoir par-là expoſé le Sieur Leſens à eſſuyer les inculpations atroces du Sieur Gringuet.

4o. Que le Sieur Bunel, en le ſuppoſant dans tout l’exercice des droits qu’il a vendus, n’auroit pas pu conclure comme il la ſait, ſans s’expoſer aux plus forts dommages intérêts.

5o. Que le Sieur Gringuet a excédé les bornes de ſon mandat.

6o. Qu’il est perſonnellement garant de la calomnie qui provient de ſon ſait.

7o. Que cette calomnie est d’autant plus puniſſable, qu’il n’y a pas la plus légère apparence de malverſation dans la conduite du Sieur Leſens.

8o. Que l’on ne peut pas forcer le Sieur Leſens, co-intéreſſé ſur-tout, à rendre compte de la cargaiſon dont s’agit, au Sieur Gringuet, & au Sieur Gringuet qui l’a injurié groſſièrement, & qui le diffame par-tout.

9o. Qu’on ne peut pas le forcer à verſer en nature les objets de la cargaiſon dans des mains ennemies, comme celles du Sieur Gringuet.

10o. Qu’il n’est pas poſſible de le contraindre à y verſer les mêmes fonds qui lui ſerviront de nantiſſement en France, pour réclamer ſon intérêt dans cette cargaiſon ; intérêt que le Sieur Bunel a oſé vendre ſans aucun reſpect humain, ſans aucune pudeur.

11o. Que cet intérêt n’est pas la ſeule répétition à faire de la part du Sieur Leſens.

12o. Que le Sieur Bunel & le Sieur Gringuet doivent être condamnés ſolidairement en dommages & intérêts proportionnés à la gravité de l’injure dont la publicité fait le plus grand tort au Sieur Leſens, & qu’ils doivent enfin ſubir la peine de l’impreſſion de l’Arrêt à intervenir.

La ſimplicité des mœurs, & la conduite toujours ſoutenue du Sieur Leſens, annoncent ſans équivoque la pureté de ſes démarches. Il a été malheureux & c’est tout ! On ne doit point imputer au cœur de l’homme ce qui n’est que l’effet de ſa destinée ; mais malheureuſement le méchant n’épargne rien. Toujours fort indulgent pour lui, il ne pardonne rien aux autres. Le Sieur Gringuet ſeroit très-fâché de ne pas accabler le Sieur Leſens par l’eſpoir qu’il a de s’élever ſur ſes ruines ; mais qu’il prenne garde à ſon calcul. À la fin, la vérité prend le deſſus, & ſon ennemi est confondu. Le Sieur Leſens attend avec une reſpectueuſe confiance la déciſion des Magistrats ſupérieurs. Son cœur est auſſi pur que ſa cauſe.[1]

Compte que le Sieur Leſens rend au Public, par apperçu ſeulement, pour le convaincre de la malignité qui travaille contre lui dans les ténèbres.
Monſieur Leſens, Capitaine, ſon compte courant avec le navire négrier la Furieuſe, d’Honfleur, pour raiſon de la vente de l’expédition dudit navire.
DOIT. AVOIR.
Pour le net produit de 66 têtes de Nègres provenant de la cargaiſon du navire la Furieuſe, montant ſuivant le compte qu’en a remis le Sieur Papillon, au Sieur Leſens, à la ſomme de 
L.
136298
Apperçu des reclamations à faire par le Sieur Leſens.
Commiſſion à 10 p. 100 ſur 136,298 l. 
l. ſ.
13629 15
Son intérêt porté par le Sieur Bunel à 12, 000 l. Tournois &c quoiqu’il s’elève à 13800 l. tourn. & qui pourra donner en France de 22 à 24, 000 l. des isles, ci 
24000
Un Nègre de choix 
2600
40229 16
À défalquer 
11047
Il revient net au Sieur Leſens la ſomme de 
29082 16
136298
Pour divers paiemens & fournitures faites pour la Furieuſe, ſuivant les reçus & comptes acquittés 
L. ſ. d.
34651 11
Pour autant compté pour le déſarmement de la Furieuſe par ordre de M. l’Intendant, ci 
23709 4 9
Pour autant que M. Gme. Papillon doit de ſolde à la cargaiſon, ſuivant le compte qu’il a remis au Sieur Leſens, ci 
38000 l. ſ.
Pour le montant de la créance ſur M. Collet 
9100
Idem celle ſur Guarapin M. L. pour ſolde 
1641
Idem celle ſur Joſeph-Jacob N. L. de 
800
Idem celle ſur Charles Coffy de 
1800
Idem celle ſur Maillard & Marchand 
2268
Idem celle ſur Omar & Charneil de 
2000
Idem celle ſur Vatel de 
3000
Idem celle ſur Romain 
713 18
Pour 10 bariques ſucre brut reçues en paiement de Chaumet & chargées ſur la Furieuſe à la conſignation de MM. Longuemare frères, Négocians au Havre, leſquelles ont été ſaiſies par les intéreſſés audit navire 
60322 18 18
4167
Pour remiſe faite par le sieur Leſens en une traite ſur Marſeille, ordre MM. de Longuemare, ci 
2400
125250 13 8
Le Sieur Leſens débiteur pour ſolde 
11047 6 4
136298
Nota. Il faut obſerver que tout cela n’eſt qu’un appercu. Il reviendra beaucoup plus au Sieur Leſens… [illisible]
  1. Il eſt très-imponant d’obſerver que le Sieur Leſens n’a pas voulu nommer perſonne, & qu’il n’a pas jugé à propos d’entrer dans des détails déſobligeans qui auraient donné connoiſſance au Public de quelques particularités. Le Sieur Leſens a cru qu’il ſe devait à lui-même ce ménagement. Les Magistrats en ſont inſtruits, & c’eſt ſuffiſant !
    Monſieur DE PIÉMONT, Conſeiller-Rapporteur,
    Me. Baudry des Lozières, Avocat.
    Au Port-au-Prince, de l’Imprimerie de Mozard, 1789.