Mémoire sur la bile

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MÉMOIRE SUR LA BILE ;

Par M. Thenard.
Lu à l’Institut le 2 floréal an 13.

Plus on étudie les matières animales et plus on voit combien elles méritent d’être étudiées ; mais en même tems, plus on sent combien il est difficile de le faire avec succès. En effet, il n’est aucun genre d’obstacles que cette étude ne présente : les exhalaisons putrides et quelquefois dangereuses, l’odeur fétide et toujours repoussante qui l’accompagnent, sont autant de dégoûts qu’il faut d’abord surmonter ; et lorsque ces premières difficultés sont vaincues, on en rencontre de bien plus réelles encore, et dans la composition souvent très-compliquée de la matière, et sur-tout dans l’imperfection des moyens dont il faut se servir pour l’examiner. Tandis que dans l’analyse minérale, presque tous les corps sont pour le chimiste des réactifs plus ou moins précieux qu’il peut employer, ici au contraire la plupart sont pour lui des agens plus ou moins destructeurs qu’il doit rejetter. Aussi est-il beaucoup de substances animales qu’il est encore impossible de séparer. Ce caractère est commun à toutes celles qui sont solides : et même on peut dire que, quoiqu’il existe des différences marquées entre la fibrine, l’albumine concrète et la pulpe cérébrale, non-seulement, lorsqu’elles forment un mélange intime, leur séparation devient impossible ; mais les reconnoitre, seroit peut-être un problème insoluble pour le chimiste le plus exercé. Heureusement qu’il n’en est point ainsi des divers liquides des animaux. Susceptibles de former sans s’altérer plus de combinaisons que leurs matières solides, par cela même, ils se prêtent plus que celles-ci à l’analyse. C’est là ce qui fait que nous connoissons, sinon parfaitement, au moins d’une manière assez précise les principes constituans du sang, de l’urine et du lait : et si nous n’avons point encore des notions aussi certaines sur la composition des autres liqueurs animales, c’est que jusqu’à présent, on ne s’en est point assez sérieusement occupé, ou que ces recherches ont été tentées à une époque où elles ne pouvoient être qu’infructueuses. Il seroit donc aujourd’hui plus que jamais nécessaire de les reprendre : peut-être même seroit-ce le seul moyen d’avancer assez l’analyse pour l’appliquer à toutes les matières organiques indistinctement, ou au moins la rendroit-on plus générale et plus sûre dans sa marche, et par conséquent plus exacte dans ses résultats. C’est dans cette vue que j’ai entrepris sur la bile, le travail dont je vais présenter la première partie à l’Institut.

La bile est une liqueur commune à un grand nombre d’animaux ; toujours elle est secrétée d’un sang auquel on attribue des propriétés particulières, par une glande d’un volume considérable : tantôt elle se rend directement dans le duodenum ; le plus souvent avant d’y arriver, elle reflue en grande partie dans une vésicule elle séjourne plus ou moins longtems, et où elle éprouve quelquefois des altérations remarquables. Sa fonction principale paroît être de favoriser la digestion de concert avec le suc pancréatique. Contribue-t-elle par ses principes à la formation du chyle ? c’est ce que nous ne savons point encore : ce qu’il y a de certain, c’est que la matière fécale en contient presque constamment et par fois une assez grande quantité pour avoir une saveur d’une amertume insupportable. Quoi qu’il en soit, le rôle qu’elle joue dans l’économie animale a fixé depuis longtems l’attention des physiologistes et des chimistes ; presque tous même s’en sont successivement occupés : mais parmi ceux dont les travaux chimiques ont fixé l’idée qu’on a prise de sa nature à diverses époques, on ne doit citer que Boërrhaave, à qui la chimie et la médecine sont tout-à-la-fois redevables de si belles découvertes, Verreyen, Baglivi, Burgrave, Hartman et Mac-Brid, célèbres dans la science médicale ; Gaubius, dont le grand Haller estimoit tant le travail ; Cadet, de l’Académie ; Van-Bochante, professeur à Louvain ; Poulletier de la Salle, et M. Fourcroy, qui a fait de si précieuses recherches sur toutes les parties de l’analyse animale.

Boërrhaave, par une erreur inconcevable, regardoit la bile comme un des liquides les plus putrescibles : et de là sont sorties plusieurs théories plus ou moins hypothétiques sur les maladies et leur traitement.

Verreyen, Burgrave et Hartman ont tous annoncé l’existence d’un alcali dans la bile[1] ; Mac-Brid a entrevu qu’elle contenoit quelque chose de sucré[2] ; Gaubius en a séparé le premier une matière huileuse d’une grande amertume[3] ; et Cadet, guidé par les recherches de ces divers savans, a été conduit en 1767 à la regarder comme un savon à base de soude, mêlé avec du sucre de lait[4].

Dix ans s’écoulèrent ensuite sans qu’il parût rien de remarquable sur la bile. Ce n’est même qu’en 1778 que, dans sa dissertation, Van-Bochante y annonça une matière fibrineuse, que depuis on a prise pour de l’albumine ; mais malgré ses efforts, il n’a pu réussir à isoler le corps sucré, et cependant il conclut, de ses expériences, que ce corps entre dans la composition de la bile.

Quoique le travail de Poulletier de la Salle n’ait point eu pour objet la bile même, il n’a pas moins contribué à en éclairer l’histoire ; il a jetté le plus grand jour sur les concrétions qui se forment dans celle de l’homme, sur-tout ; et ce travail, repris ensuite par M. Fourcroy[5], a bientôt reçu un nouveau degré de précision. Après tant de recherches entreprises sur la bile par des hommes si distingués, il semble au premier coup d’œil que la matière devroit être épuisée ; mais si on se rappelle combien il est difficile de saisir toutes les vérités qui sont du ressort de la chimie animale, si on se rappelle qu’un bien plus grand nombre de recherches avoient été faites sur le sang, le lait et l’urine, avant qu’on eût sur leur nature des idées exactes et satisfaisantes, on concevra facilement que la liqueur de la vésicule du fiel peut encore donner lieu à des observations importantes ; et même quoique depuis plusieurs mois je m’occupe entièrement de celle de bœuf, qui fait l’objet spécial de ce Mémoire, je suis loin de croire que, soumise à une nouvelle analyse, elle ne puisse offrir quelques nouveaux résultats, que des circonstances particulières m’auroient empêché de produire ou peut-être d’observer.

La bile de bœuf, toujours déposée en quantité considérable dans une sorte de sac ou poche, est ordinairement d’un jaune-verdâtre, rarement d’un vert foncé ; elle n’agit que par sa couleur sur le bleu du tournesol et de la violette, qu’elle change en jaune-rougeâtre ; très-amère et légèrement sucré tout-à-la-fois, on n’en supporte la saveur qu’avec répugnance. Son odeur, quoique foible, est facile à distinguer ; et s’il est permis de la comparer à quelqu’autre, ce ne sera qu’à l’odeur nauséabonde que nous offrent certaines matières grasses, lorsqu’elles sont chaudes. Sa pesanteur spécifique varie peu, et est de 1,026 à 6° therm. cent., lorsqu’elle ne contient que les de son poids d’eau.

Sa consistance est plus variable ; tantôt elle coule à la manière d’un léger mucilage, tantôt comme une synovie épaisse. Quelquefois elle est d’une limpidité parfaite ; quelquefois aussi elle est troublée par une matière jaune dont il est facile de la séparer par l’eau. Elle passe généralement aujourd’hui pour être savonneuse et albumineuse. Cette opinion est même si accréditée qu’il est peut-être pas de chimiste qui ne la partage. Cependant en étudiant la bile avec plus de soin qu’on ne l’a fait encore, on reconnoît facilement qu’elle nous présente beaucoup de phénomènes qu’il est impossible d’expliquer d’après cette manière de voir. C’est surtout en observant tout ce qui a lieu lorsqu’on la traite par le feu et par les acides, qu’on met cette vérité hors de doute.

Distillée jusqu’à siccité, elle se trouble d’abord légèrement ; il s’y forme ensuite une écume considérable, par le mouvement que produit l’ébullition ; et bientôt après, il passe dans le récipient une liqueur incolore précipitant légèrement en blanc l’acétate de plomb, d’une saveur fade, d’une odeur toute particulière analogue à celle de la bile, et qui, distillée de nouveau, conserve encore toutes ces propriétés, qu’elle doit sans doute à une petite portion de résine qu’elle entraîne.

Le résidu solide et bien sec qui tapisse le fond de la cornue, forme depuis le jusqu’au de la bile employée. Toujours d’un vert-jaunâtre, très-amer, légèrement déliquescent, ce résidu se dissout presque entièrement dans l’eau et dans l’alcool ; il se fond à une basse température et se décompose par une forte chaleur, en donnant tous les produits des matières animales, plus d’huile et moins de carbonate d’ammoniaque que la plupart, un charbon très-volumineux renfermant diverses espèces de sels et particulièrement de la soude.

Pour ne rien perdre dans cette décomposition, il est quelques précautions à prendre : il faut projetter la matière par fragment du poids de quelques grammes dans un creuset de platine ou d’argent porté à peine au rouge-cerise ; autrement, la calcination seroit longue et inexacte. Un coup de feu plus fort opéreroit la sublimation d’une partie du résidu ; un coup de feu moindre volatiliseroit une partiec de la matière même sans la décomposer ; et dans l’un et l’autre cas, si cette matière étoit trop abondante, le boursoufflement considérable qui a toujours lieu, la porteroit promptement hors du creuset. Dans le premier mode d’opération, au contraire, tous ces inconvéniens disparoissent ; et de cent grammes d’extrait, on retire vingt-deux grammes de résidu charbonneux, composé de 9 gammes de charbon ; soude en partie carbonatée, 5,5 grammes ; sel marin, 5,2 gr. ; phosphate de soude, 2 gr. ; sulfate de soude, 0,8 gr. ; phosphate de chaux, 1,2 gr., oxide de fer, quelques traces.

Il n’existe donc dans la bile que ou même de soude : or, comme il paroît impossible qu’une si petite quantité d’alcali suffise pour dissoudre la grande quantité de résine que cette liqueur doit renfermer, par cela seul, il est permis de présumer qu’elle contient encore quelque autre substance qui, par rapport à sa résine au moins, fait fonction de matière alcaline : cette conjecture va devenir une probabilité et même une certitude, si nous considérons l’action des acides sur la bile.

Pour peu qu’on verse d’acide dans la bile, elle rougit, la teinture et le papier de tournesol ; et pourtant elle conserve sa transparence, ou au moins elle ne se trouble que légèrement : si on en ajoute davantage, le précipité augmente, mais beaucoup plus par l’acide sulfurique que par l’acide nitrique, ou tout autre. Dans tous les cas, il est toujours formé d’une matière animale jaune semblable à celle qui trouble quelquefois la bile (je l’appellerai par la suite matière jaune) et de très-peu de résine, et ne correspond jamais à beaucoup près aux quantités réunies qu’on trouve de ces deux matières dans la bile. Aussi la liqueur filtrée a-t-elle une saveur amère très-forte et donne-t-elle par l’évaporation un résidu à-peu-près égal au de celui qu’elle donneroit si elle étoit pure. Cependant lorsqu’après avoir séparé la résine et la matière jaune de la bile, on les dissout dans la soude, l’acide acéteux lui-même est susceptible de les en précipiter entièrement. On ne reforme donc point ainsi de la bile, et par conséquent la bile n’est pas seulement un composé de soude, de matière grasse et de matière jaune.

Ne pouvant plus douter qu’il entroit dans la composition de la bile une autre substance qui même jouoit le plus grand rôle dans les phénomènes qui lui sont propres, j’essayai par toutes sortes de moyens de l’isoler. J’employai vainement l’alcool et même l’éther, recommandé par Van-Bochante ; les muriates de baryte, de strontiane et de chaux, furent également sans succès, et je ne fus pas plus heureux avec la plupart des sels métalliques. L’acétate de plomb est le seul qui me réussit. Je me servis d’abord de celui du commerce ; et après avoir rassemblé sur un filtre le précipité abondant et blanc-jaunâtre qui se forma et qui étoit composé de résine et d’oxide métallique, je fis passer dans la liqueur de l’hydrogène sulfuré pour enlever l’excès de plomb qu’elle contenoit. Alors je l’évaporai et j’obtins une masse gluante très-légèrement colorée, formant environ les quatre cinquièmes de celle qu’auroit donnée la bile employée, un peu sucrée, âcre et très-amère, indécomposable par les acides ainsi que par presque tous les sels métalliques, susceptible de dissoudre beaucoup de matière résineuse, et de se comporter alors comme la bile même.

Craignant que cette masse visqueuse ne renfermât encore de la matière résineuse, parce qu’elle étoit très-amère, je cherchai de nouveaux moyens pour l’en priver totalement ; or sachant que la matière résineuse avoit une grande tendance à se combiner avec l’oxide de plomb, je pensai que l’acétate de plomb lamelleux qui contient une fois autant d’oxide que celui du commerce, pourroit opérer cette séparation : mais par ce moyen non-seulement toute la matière grasse fut précipitée, la matière inconnue le fut en grande partie elle-même.

Néanmoins ce résultat me parut intéressant ; car il étoit évident que je parviendrois à mon but en employant un acétate de plomb contenant plus d’oxide que celui du commerce, et en contenant moins que celui qui est lamelleux[6]. C’est en effet ce qui eut lieu ; de sorte que la liqueur filtrée et traitée par l’hydrogène sulfuré, me donna par l’évaporation, pour résidu, une matière moins amère que la précédente, toujours acide et légèrement sucrée. Dans cet état, cette matière n’étoit point encore pure ; elle contenoit encore de l’acétate de soude en quantité notable, provenant de la décomposition des sels de soude de la bile par l’acétate de plomb. Il falloit l’en débarrasser. Pour cela, je la précipitai par l’acétate de plomb lamelleux ou sursaturé d’oxide ; j’obtins ainsi une combinaison insoluble d’oxide de plomb et de cette matière, d’où je la retirai en dissolvant le composé dans le vinaigre, en séparant ensuite le plomb par l’hydrogène sulfuré et en chassant l’acide par l’évaporation.

Après avoir préparé beaucoup de cette nouvelle substance, que j’appellerai dorénavant picromel, à cause de sa saveur, il étoit important, pour l’objet que je me proposois, d’en examiner l’action sur la résine de la bile. Je reconnus bientôt qu’elle en opéroit facilement la dissolution. Ensuite, voulant déterminer combien elle pouvoit en dissoudre, je réunis les circonstances les plus favorables pour rendre la combinaison prompte et complette. Je fis donc dissoudre le mélange des deux matières dans l’alcool, et ayant évaporé la liqueur, je traitai le résidu par l’eau ; je m’assurai, par ce moyen, que trois parties de picromel en dissolvoient à peine complettement une de résine, et qu’en prenant deux parties de picromel et une de résine, la dissolution qui s’opéroit dans très-peu d’eau, se troublait en y en ajoutant davantage. Ce nouveau résultat m’embarrassa quelque tems : il ne s’accordoit point entièrement avec les idées que je m’étois formées ; car présumant que la bile contenoit beaucoup de matière résineuse, et voyant que quelquefois elle étoit à peine troublée par les acides, je me rendis compte de ce phénomène en attribuant au picromel pour la matière résineuse une propriété dissolvante beaucoup plus grande que celle dont il jouit réellement. Je n’avois donc plus d’autre hypothèse à faire pour expliquer cette sorte d’anomalie, qu’à supposer que les acides ne s’emparoient pas de toute la soude de la bile, c’est-à-dire que dans la bile, lors même qu’on y avoit ajouté un excès d’acide, il y avoit encore de la soude combinée avec la matière résineuse et le picromel. Je fus ainsi conduit à calciner de l’extrait de bile acidifié par les acides sulfurique et muriatique ; j’examinai le résidu de cette calcination, et je vis qu’en effet il contenoit du carbonate de soude, moins cependant que celui de l’extrait de bile pure. Alors je mêlai avec le picromel, la résine et la matière jaune, qui se trouvent dans la bile, autant de soude que cette liqueur en contient, et j’en formai une entièrement semblable à celle de la vésicule du fiel. Par conséquent la bile est un composé d’eau, de résine, de picromel, de matière jaune, de soude, de sel marin, de sulfate de soude, de phosphate de chaux, de phosphate de soude, et d’oxide de fer.

Ce n’étoit point assez d’avoir déterminé la nature des principes constituans de la bile, il falloit encore en déterminer la proportion, et c’est à quoi je suis parvenu en suivant la marche analytique que je vais décrire.

Je séparai d’abord, par l’acide nitrique, la matière jaune et une très-petite quantité de matière résineuse ; celle-ci étant soluble dans l’alcool, et celle-là ne l’étant pas, il me fut facile d’obtenir le poids de l’une et de l’autre.

Je versai ensuite dans la liqueur filtrée de l’acétate de plomb fait avec huit parties d’acétate de plomb du commerce, et une partie de litharge, et j’obtins ainsi un composé insoluble d’oxide de plomb et de résine, d’où je retirai celle-ci par de l’acide nitrique foible sous la forme de glèbes molles et vertes. Puis je fis passer de l’hydrogène sulfuré à travers la liqueur filtrée de nouveau pour en précipiter le plomb ; je la fis évaporer jusqu’à siccité ; je pesai le résidu, et retranchant de ce poids la quantité approximative d’acétate de soude qui se forme lorsqu’on décompose la bile par l’acétate de plomb, j’eus le poids du picromel. Enfin je déterminai la quantité des différentes matières salines fixes qui existent dans la bile, par le procédé suivant.

J’opérai sur 100 grammes d’extrait qui représentent 800 grammes de bile. Par la calcination, je les convertis en une matière charboneuse dont je séparai les sels solubles en les faisant bouillir avec l’eau, et les corps insolubles, c’est-à-dire le phosphate de chaux et l’oxide de fer, en incinérant le résidu. La liqueur filtrée fut ensuite saturée d’acide nitrique à un degré donné pour déterminer la quantité de soude qu’elle contenoit : puis ayant trouvé par des moyens très-simples et qu’il est inutile de rapporter, celle d’acide sulfurique, phosphorique et muriatique existant dans les sels de soude que l’esprit-de-vin n’avoit point dissous, je conclus la quantité de chacun d’eux. Telle est la série d’expériences que j’ai faites avec assez de soin pour croire que 800 parties de bile son composées à-peu-près de

Eau 700. Quelquefois un peu plus.
Matière résineuse 24.
Picromel 60,5.
Matière jaune Quantité variable, ici supposée égale à 4.
Soude 4.
Phosphate de soude 2.
Muriate de soude 5,2.
Sulfate de soude 0,8.
Phosphate de chaux 1,2.
Oxide de fer Quelques traces.
———
800.

Jettons maintenant un coup d’œil sur ces dix substances, et examinons sur-tout le rôle que chacune d’elles joue dans les phénomènes que la bile nous présente.

L’eau, la plus abondante de toutes, est le dissolvant général. Le picromel, qui jouit de propriétés particulières, puisque le ferment n’a aucune action sur lui, qu’il se dissout dans l’eau et dans l’alcool, qu’il ne cristallise pas, et qu’il précipite les dissolutions de nitrate de mercure, celles de fer et d’acétate avec excès d’oxide de plomb, forment une combinaison triple soluble avec la soude et la résine, indécomposable par les acides, par les sels alcalins et terreux, et par beaucoup d’autres corps.

La résine ou la matière grasse doit être regardée comme la cause de l’odeur, et en grande partie de la couleur et de la saveur de la bile. Elle est solide, très-amère et verte quand elle est pure. En la fondant, elle passe au jaune ; ce changement de couleur est sur-tout très-sensible lorsqu’on fait évaporer sa dissolution alcoolique. Elle est très-soluble dans l’alcool dont on peut la précipiter par l’eau, très-soluble dans les alcalis dont on peut la précipiter par tous les acides, même par le vinaigre. Quand on en fait bouillir avec de l’eau, et qu’on verse dans cette eau filtrée un peu d’acide sulfurique, la dissolution se trouble ; ce qui prouve que l’eau en dissout quelques traces. Les autres acides, loin de troubler cette dissolution, l’éclaircissent. Cette observation nous permet d’expliquer pourquoi la bile de bœuf, contenant déja un très-grand excès d’acide sulfurique, on peut la troubler plus qu’elle ne l’est, par une nouvelle quantité d’acide sulfurique ; tandis que l’acide nitrique tend à faire disparoître le précipité. Du reste, la résine a beaucoup d’analogie pour la saveur avec une substance huileuse et des plus amères, que j’ai obtenue en traitant la soie par quatre parties d’acide nitrique ; cette substance huileuse qui se précipite sous la forme de flocons par l’évaporation de la liqueur, n’est point l’amer dont ont parlé MM. Welter, Fourcroy et Vauquelin, car elle se fond sur les charbons, se volatilise et ne s’enflamme pas. En la recherchant dans le produit de l’action de l’acide nitrique sur la chair musculaire et sur quelqu’autres matières animales, produit où je n’ai pu la découvrir, j’ai fait une observation que je dois rapporter ici.

J’avois employé quatre parties d’acide nitrique et une de muscles ; après avoir distillé jusqu’à ce qu’il ne se dégageât plus de gaz azote, qu’accompagne toujours et dès le commencement même de l’opération, l’acide carbonique, je versai la liqueur de la cornue dans une capsule ; ayant reconnu qu’elle ne contenoit ni acide malique, ni acide oxalique, je la saturai de potasse, et par des évaporations successives, je séparai presque tout le nitre. Alors je précipitai par l’acétate avec excès d’oxide de plomb, les eaux-mères qui refusoient de cristalliser, et je traitai à chaud par l’acide sulfurique foible le précipité très-abondant et blanc-jaunâtre qui se forma. J’obtins ainsi une liqueur brune très-foncée en couleur, qui, évaporée, me donna une substance insipide, incristallisable, très-soluble dans l’eau, non coagulable par les acides, ne rougissant point la teinture de tournesol, précipitant très-abondamment l’acétate de plomb avec excès d’oxide, et qui, par une dessication lente dans une capsule, sur le bain de sable, se décomposoit tout-à-coup sans prendre feu et se transformoit en un charbon extrêmement rare : cependant, dans quelques expériences, cette substance ainsi obtenue ne se charbonnoit, que difficilement ; elle étoit sans doute alors moins oxigénée que la première, et en étoit en quelque sorte une variété. Dans tous les cas, elle différoit essentiellement de toutes celle connues jusqu’à présent, et étoit remarquable par la grande quantité d’oxigène qu’elle contenoit. Au reste, la transformation de la fibrine en une substance nouvelle, n’a rien d’extraordinaire ; et si on examinoit attentivement les résultats de l’action de l’acide nitrique et des autres acides sur les autres principes immédiats des animaux, on feroit beaucoup de découvertes analogues.

Le cinquième des matériaux de la bile, la matière jaune, regardée aujourd’hui comme albumineuse, pris par Van-Bochante pour de la fibrine, paroit s’éloigner de l’une et de l’autre ; c’est cette matière qui rend la bile plus ou moins putréfiable selon qu’elle y est plus ou moins abondant ; et voilà pourquoi les auteurs ont tant varié sur la décomposition qu’éprouve cette liqueur avec le tems ; c’est elle aussi qui est la source des calculs qui s’y forment, tandis que ceux qui se trouvent dans la vésicule humaine sont au contraire produits par la matière résineuse : insoluble par elle-même, elle se dissout dans la bile par la soude, ou peut-être par la combinaison triple de la soude, du picromel et de la matière huileuse ; quel que soit son dissolvant, elle en est précipitée entièrement par les acides. Nous reviendrons sur cette matière par la suite. Quant aux sulfate, muriate et phosphate de soude, au phosphate de chaux et à l’oxide de fer, ils sont en si petite quantité dans la bile, qu’ils sont presqu’étrangers à sa composition. Néanmoins la bile est un des liquides animaux les plus compliqués, et un de ceux dont toutes les propriétés sont maintenant le mieux connues ; sa saveur, tout-à-la-fois âcre, amère et sucrée, sa viscosité plus ou moins grande, son action sur la teinture de tournesol et le syrop de violette, sa putréfaction toujours plus ou moins lente, ne nous offrent plus rien qui ne s’accorde avec les principes que nous lui connoissons. Il en est de même de son inaltérabilité par l’alcool et par tous les sels terreux et alcalins. Son indécomposition par les acides, la noix de galle et l’ébullition, ou du moins le foible dépôt que ces agens y forment, s’explique d’une manière aussi facile. Enfin la cause pour laquelle l’acétate sursaturé de plomb est presque la seule dissolution métallique qui décompose complettement la bile, et qui donne un précipité en partie soluble dans l’acide sulfurique et presqu’entièrement dans les acides nitrique et muriatique, n’est pas moins évidente, et nous prouve que c’est sur-tout à la présence du picromel qu’elle doit la propriété de dissoudre beaucoup de corps gras et par conséquent d’agir comme un véritable savon.

La bile, sans doute, peut être le sujet de beaucoup d’autres recherches toutes plus ou moins importantes pour la physiologie et la chimie animale ; les variétés qu’elle nous offre dans les divers genres d’animaux, et qu’une foule de circonstances et sur-tout une affection morbifique de l’organe qui la secrète, peuvent modifier ; les concrétions qui s’y forment et qui varient par leur nature ; le picromel, la résine et la matière jaune qu’on y trouve, sont autant de points qui doivent exciter un grand intérêt, et que je me propose d’étudier successivement. Déja même je puis annoncer des différences remarquables entre la bile de l’homme et celle du bœuf, et probablement celle des autres animaux. Je puis même ajouter que celle de l’homme n’est pas toujours semblable à elle-même et devient entièrement insipide et albumineuse, lorsque le foie change de nature et passe au gras ; que probablement cette altération est commune à celle des autres espèces : mais ces faits, que je consigne ici, demandent à être présentés avec plus de détails que je ne puis le faire aujourd’hui ; j’ai besoin sinon d’acquérir de nouvelles preuves à cet égard, au moins de revoir celles que j’ai acquises ; et lorsqu’elles seront dignes d’être offertes à l’Institut, je m’empresserai de les soumettre à son jugement.

Première Note. On a dit, pag. 37, que pour connoître la quantité de picromel, il falloit connoître celle d’acétate de soude, qui se forme, lorsqu’on décompose la bile par l’acétate de plomb sursaturé d’onde.

On obtient cette quantité d’acétate de soude en calcinant l’extrait d’une quantité donnée de bile, en en lessivant le résidu, en versant dans la liqueur filtrée de l’acétate de plomb sursaturé d’oxide, en faisant passer de l’hydrogène sulfuré à travers la liqueur filtrée de nouveau, et enfin en faisant évaporer cette liqueur jusqu’à siccité. Le résidu provenant de celle évaporation est le sel cherché.

Seconde Note. Je suis porté à croire que dans la bile de bœuf, la soude est à l’état de sous-carbonate ; car, quand on y verse un acide, et qu’on agite la liqueur dans un flacon, sur-tout en le tenant bouché avec la main, on voit évidemment s’en dégager un gaz. Cela prouve qu’une portion de la soude de la bile, est saturée par l’acide avec lequel on la mêle ; et c’est ce que nous avons déja dit dans le cours de ce Mémoire.


  1. Mémoires de l’Académie des sciences pour 1767, pag. 473. — Dictionnaire de chimie de Macquer, tom. 2, pag. 294.
  2. Mém. de l’Acad. des sciences, pour 1743, p. 473.
  3. Systême des connoissances de chimie, art. Bile.
  4. Mémoires de l’Académie des sciences, pour 1767, pag. 70, 473 et suiv.
  5. Systême des connoissances de chimie, art. Bile.
  6. Cet acétate était formé de 8 parties d’acétate du commerce et d’une d’oxide de plomb.