Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/8

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CHAPITRE VIII.


Duc de Vendôme ; ses mœurs ; son caractère ; sa conduite. — Albéroni ; commencement de sa fortune. — Voyage triomphant de Vendôme à la cour. — Patente de maréchal général offerte, et refusée par Vendôme. — Grand prieur ; son caractère. — Berwick, fait maréchal de France à trente-cinq ans, retourne en Espagne. — Roquelaure va commander en Languedoc. — Le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres à Toulon. — Petits exploits du duc de Noailles. — Tessé fait asseoir sa belle-fille en dupant les deux rois. — Mort de la reine douairière d’Angleterre. — Comte de Fervesham. — Mort de Belesbat. — Mort de Polastron. — Catastrophe de Saint-Adon. — Querelle qui jette Mme de Barbezieux dans un couvent. — Mariage du comte de Rochechouart avec Mlle de Blainville. — Mariage du duc d’Uzès avec une fille de Bullion. — Mariage du prince de Tarente avec Mlle de La Fayette. — Origine des distinctions de M. de La Trémoille. — Ducs de Bouillon et d’Albret raccommodés. — Vingt mille livres de pension pendant la guerre au comte d’Évreux. — Victoire des Suédois.


La cour et Paris virent en ce temps-ci un spectacle vraiment prodigieux. M. de Vendôme n’étoit point parti d’Italie, depuis qu’il y avoit succédé au maréchal de Villeroy après l’affaire de Crémone, Ses combats tels quels, les places qu’il avoit prises, l’autorité qu’il avoit saisie, la réputation qu’il avoit usurpée, ses succès incompréhensibles dans l’esprit et dans la volonté du roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui donna le désir de venir jouir à la cour d’une situation si brillante, et qui surpassoit de si loin tout ce qu’il avoit pu espérer. Mais avant de voir arriver un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu’ici je n’ai parlé qu’en passant, il est bon de le faire connoître davantage, et d’entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le peindront d’après nature.

Il étoit d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte ; un visage fort noble et l’air haut ; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole ; beaucoup d’esprit naturel qu’il n’avoit jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée ; beaucoup de connoissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et sous une apparente incurie un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre, surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices, à l’abri du foible du roi pour sa naissance ; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare ; insolent à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun, par une affectation qui voiloit sa vanité et le faisoit aimer du vulgaire ; au fond, l’orgueil même, et un orgueil qui vouloit tout, qui dévoroit tout. À mesure que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre très petit de familiers et à ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration furent le canal unique par lequel on put approcher ce demi-dieu, qui soutenoit des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver.

Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du François. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui d’usage ayant passé en droit, y auroient hasardé l’insulte si quelqu’un d’eux se fût avisé de lui parler autrement.

Ce qui est prodigieux à qui a connu le roi, galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l’autre, souvent avec importunité pour autrui, et dans toutes ces deux parties de sa vie plein d’une juste, mais d’une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu’au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n’en faisoit pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le roi, qui l’avoit toujours su, l’eût jamais trouvé mauvais, ni qu’il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet, aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étoient connus pour tels, et comme tels étoient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui vouloit s’avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède, par deux fois prit congé pour l’aller faire, qu’il fut le premier qui l’eût osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra, à l’exemple du roi, qui n’auroit pas pardonné à un fils de France ce qu’il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme.

Sa paresse étoit à un point qui ne se peut concevoir. Il a pensé être enlevé plus d’une fois pour s’être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l’ennemi, pour ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvoit logé à son aise. Il voyoit peu à l’armée par lui-même, il s’en fiait à ses familiers que très souvent encore il n’en croyoit pas. Sa journée, dont il ne pouvoit troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettoit guère de faire autrement. Sa saleté étoit extrême, il en tiroit vanité ; les sots le trouvoient un homme simple. Il étoit plein de chiens et de chiennes dans son lit qui y faisoient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s’y contraignoit de rien. Une de ses thèses étoit que tout le monde en usait de même, mais n’avoit pas la bonne foi d’en convenir comme lui. Il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti, la plus propre personne du monde et la plus recherchée dans sa propreté.

Il se levoit assez tard à l’armée, se mettoit sur sa chaise percée, y faisoit ses lettres, et y donnoit ses ordres du matin. Qui avoit affaire à lui, c’est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c’étoit le temps de lui parler. Il avoit accoutumé l’armée à cette infamie. Là, il déjeunoit à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendoit d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant ou en donnant ses ordres, et toujours force spectateurs debout. (Il faut passer ces honteux détails pour le bien connoître.) Il rendoit beaucoup ; quand le bassin étoit plein à répandre, on le tiroit et on le passoit sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois. Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venoit de se soulager servoit à lui faire la barbe. C’étoit une simplicité de mœurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnoit tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s’habilloit, puis jouoit gros jeu au piquet ou à l’hombre, ou s’il falloit absolument monter à cheval pour quelque chose, c’en étoit le temps. L’ordre donné au retour, tout étoit fini chez lui. Il soupoit avec ses familiers largement ; il étoit grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connoissoit à aucun mets, aimoit fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeoit en thèses, en disputes, et par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts.

Il n’auroit pardonné le moindre blâme à personne. Il vouloit passer pour le premier capitaine de son siècle, et parloit indécemment du prince Eugène et de tous les autres. La moindre contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier l’adoroient pour sa familiarité avec eux, et la licence qu’il toléroit pour s’en gagner les cœurs, dont il se dédommageoit par une hauteur sans mesure avec tout ce qui étoit élevé en grade ou en naissance. Il traitoit à peu près de même ce qu’il y avoit de plus grand en Italie, qui avoit si souvent affaire à lui. C’est ce qui fit la fortune du fameux Albéroni.

Le duc de Parme eut à traiter avec M. de Vendôme ; il lui envoya l’évêque de Parme, qui se trouva bien surpris d’être reçu par M. de Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se lever au milieu de la conférence et se torcher le cul devant lui. Il en fut si indigné que, toutefois sans mot dire, il s’en retourna à Parme sans finir ce qui l’avoit amené, et déclara à son maître qu’il n’y retourneroit de sa vie après ce qui lui étoit arrivé. Albéroni étoit fils d’un jardinier, qui, se sentant de l’esprit, avoit pris un petit collet pour, sous une figure d’abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il étoit bouffon ; il plut à M. de Parme comme un bas valet dont on s’amuse ; en s’en amusant il lui trouva de l’esprit, et qu’il pouvoit n’être pas incapable d’affaires. Il ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât un autre envoyé, il le chargea d’aller continuer et finir ce que l’évêque de Parme avoit laissé à achever.

Albéroni, qui n’avoit point de morgue à garder et qui savoit très bien quel étoit Vendôme, résolut de lui plaire à quelque prix que ce fût, pour venir à bout de sa commission au gré de son maître et de s’avancer, par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries qui firent d’autant mieux rire le général qu’il l’avoit préparé par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il avoit fait avec l’évêque, il se torcha le cul, devant lui. À cette vue Albéroni s’écrie : O culo di angelo ! et courut le baiser. Rien n’avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie. M. de Parme qui dans sa position avoit plus d’une chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Albéroni y avoit heureusement commencé, se servit toujours de lui ; et lui, prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme, qui aimoit les mets extraordinaires, des soupes au fromage et d’autres ragoûts étranges qu’il trouva excellents. Il voulut qu’Albéroni en mangeât avec lui, et de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu’espérant plus de fortune dans une maison de Bohèmes et de fantaisies qu’à la cour de son maître, où il se trouvoit de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d’avec lui, et de faire accroire à M. de Vendôme que l’admiration et l’attachement qu’il avoit conçu pour lui lui faisoit sacrifier tout ce qu’il pouvoit espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître ; et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, réussit à son gré, devint son principal secrétaire, et celui à qui il confioit tout ce qu’il avoit de plus particulier et de plus secret. Cela déplut fort aux autres. La jalousie s’y mit au point que, s’étant querellés dans une marche,…[1] le courut plus de mille pas à coups de bâton à la vue de toute l’armée. M. de Vendôme le trouva mauvais, mais ce fut tout ; et Albéroni, qui n’étoit pas homme à quitter prise pour si peu de chose et en si beau chemin, s’en fit un mérite auprès de son maître, qui, le goûtant de plus en plus et lui confiant tout, le mit de toutes ses parties et sur le pied d’un ami de confiance plutôt que d’un domestique, à qui ses familiers, même les plus haut huppés de son armée, firent la cour.

On a vu ce que put sur le roi la naissance de M. de Vendôme ; le parti qu’il en sut tirer par M. du Maine, et de là par Mme de Maintenon, toujours en montant ; comment par là il se dévoua Chamillart ; et l’intérêt que Vaudemont et ses habiles nièces trouvèrent à se lier avec lui. Bien de tout temps avec Monseigneur par la chasse et par d’autres endroits de jeunesse ancienne, jusqu’à être dans l’intérieur de cette cour l’émule du prince de Conti ; cette émulation plut au roi qui haïssait le prince, et qui, dès avant tout ce que nous venons de voir, avoit pris du goût et de la distinction pour Vendôme, qui l’avoit flatté par son goût pour la chasse, pour la campagne, par son assiduité près de lui, et par l’aversion de Paris surtout, où il n’alloit comme jamais. On a vu son art et son audace d’entretenir le roi de projets, d’entreprises, de petits combats de rien grossis, de vrais combats très douteux, donnés comme décisifs, avec une hardiesse à l’épreuve du plus prompt démenti, en un mot, de courriers continuels dont le roi vouloit bien être la dupe et se persuader tout ce que vouloit Vendôme, appuyé et prôné si solidement dans le plus intérieur des cabinets et contredit de personne, avec la précaution qu’on a vu qu’il avoit prises sur les lettres d’Italie, et le silence profond, excepté pour l’exalter, que son poids et sa faveur mit imprimé à son armée.

La situation où il la trouvoit et l’absence du prince Eugène, qui étoit à Vienne, lui parut une jointure favorable pour aller recueillir le fruit de ses travaux. Il eut permission de faire un tour à la cour et laisser son armée sous les ordres de Médavy, le plus ancien lieutenant général, parce que la politique de Vaudemont, ou l’orgueil de ne commander pas par l’absence d’un autre, lui en fit faire l’honnêteté à Médavy.

Vendôme arriva droit à Marly, où nous étions, le 12 février. Ce fut une rumeur épouvantable : les galopins, les porteurs de chaises, tous les valets de la cour quittèrent tout pour environner sa chaise de poste. À peine monté dans sa chambre tout y courut. Les princes du sang, si piqués de sa préférence sur eux à servir et de bien d’autres choses, y arrivèrent tout les premiers. On peut juger si les deux bâtards s’y firent attendre. Les ministres y accoururent, et tellement tout le courtisan, qu’il ne resta dans le salon que les dames : M. de Beauvilliers étoit à Vaucresson ; et pour moi, je demeurai spectateur et n’allai point adorer l’idole.

Le roi, Monseigneur, l’envoyèrent chercher. Dès qu’il put être habillé parmi cette foule, il alla au salon, porté par elle plutôt qu’environné. Monseigneur fit cesser la musique où il étoit pour l’embrasser. Le roi, qui étoit chez Mme de Maintenon, travaillant avec Chamillart, l’envoya chercher encore, et sortit de la petite chambre où il travailloit dans le grand cabinet au-devant de lui, l’embrassa à diverses reprises, y resta quelque temps avec lui, puis lui dit qu’il le verroit le lendemain à loisir, il l’entretint en effet chez Mme de Maintenon plus de deux heures.

Chamillart, sous prétexte de travailler avec lui plus en repos à l’Étang, lui donna deux jours durant une fête superbe. À son exemple, Pontchartrain, Torcy, puis les seigneurs les plus distingués de la cour, crurent faire la leur d’en user de même. Chacun voulut s’y signaler ; Vendôme retenu et couru de toutes parts n’y put suffire. On briguoit à lui donner des fêtes, on briguoit d’y être invité avec lui. Jamais triomphe n’égala le sien ; chaque pas qu’il faisoit lui en procuroit un nouveau. Ce n’est point trop dire que tout disparut devant lui, princes du sang, ministres et les plus grands seigneurs, ou ne parut que pour le faire éclater bien loin au-dessus d’eux, et que le roi ne sembla demeurer roi que pour l’élever davantage.

Le peuple s’y joignit à Versailles et à Paris, où il voulut jouir d’un enthousiasme si étrange, sous prétexte d’aller à l’Opéra. Il y fut couru par les rues avec des acclamations ; il fut affiché ; tout fut retenu à l’Opéra d’avance ; on s’y étouffoit partout, et les places y furent doublées comme aux premières représentations.

Vendôme, qui recevoit tous ces hommages avec une aisance extrême, étoit pourtant intérieurement surpris d’une folie si universelle. Quelque court qu’il eût résolu de rendre son séjour, il craignit que cette fougue ne pût durer. Pour se rendre plus rare, il pria le roi de trouver bon qu’il allât à Anet d’un Marly à l’autre, et ne fut que deux jours à Versailles, qu’il coupa encore d’une nuit à Meudon, dont il voulut bien gratifier Monseigneur. Vendôme ne fut pas plutôt à Anet avec fort peu de gens choisis, que de l’un à l’autre la cour devint déserte, et le château et le village d’Anet remplis jusqu’aux toits. Monseigneur y fut chasser, les princes du sang, les ministres ; ce fut une mode dont chacun se piqua. Enflé d’une réception si prodigieuse et si soutenue, il traita à Anet toute cette foule de courtisans, et la bassesse fut telle qu’on le souffrit sans s’en plaindre comme une liberté de campagne, et qu’on ne cessa d’y courir. Le roi, si offensé d’être délaissé pour quelque occasion que ce fût, prenoit plaisir à la solitude de Versailles pour Anet, et demandoit aux uns s’ils y avoient été, aux autres quand ils iraient.

Tout montroit que de propos délibéré on avoit résolu d’élever Vendôme au rang des héros ; il le sentit, il voulut en profiter. Il renouvela ses prétentions de commander aux maréchaux de France ; on l’érigeoit en dieu Mars, comment l’en refuser ? La patente de maréchal général lui fut donc sourdement accordée, et dressée pareille à celle de M. de Turenne, depuis lequel on n’en avoit point vu. Ce n’étoit ni le compte de M. de Vendôme ni celui de M. du Maine. La patente n’avoit été offerte que pour sauver ce que le roi n’avoit jamais voulu ; elle n’avoit été acceptée qu’à faute de mieux et pour en faire un chausse-pied à la naissance. Vendôme proposa donc que ce motif y fût inséré de plus qu’en la patente de M. de Turenne. Je ne sais par où le maréchal de Villeroy en eut le vent, mais il le sut à temps d’en faire ses représentations au roi. Elles étoient pour lors encore conformes à son goût ; le maréchal étoit en grande faveur, il l’emporta et il fut déclaré à M. de Vendôme qu’il ne seroit rien ajouté à sa patente, conforme en tout à celle de M. de Turenne. Il se piqua et n’en voulut plus. Le refus étoit singulièrement hardi ; mais il connoissoit à qui il avoit affaire, et la force de ses appuis. Il avoit été opiniâtrement refusé de commander ceux d’entre les maréchaux de France qui ne l’étoient que depuis qu’il commandoit les armées ; il n’avoit pas tenu aux ordres réitérés du roi que Tessé ne le lui eût fait éprouver, qui ne l’évita que par une volontaire adresse ; de là à la patente qu’on lui offrit pour les commander tous, il y avoit plus loin qu’à parvenir de cette offre à ce qu’il prétendoit. On verra dans cette année même qu’il ne se trompa pas.

Son frère, quoique médiocrement bien avec lui, le fut trouver à Anet pour se remettre par lui en selle. Vendôme lui offrit de le présenter au roi, et de lui faire donner une pension de dix mille écus ; mais l’insolent grand prieur ne voulut rien moins que de retourner commander une armée en Italie, acheva pourtant le voyage d’Anet fort mécontent et refusa tout, et quand son frère retourna à la cour s’en revint rager à Clichy.

Il avoit tous les vices de son frère. Sur la débauche il avoit de plus que lui d’être au poil et à la plume, et d’avoir l’avantage de ne s’être jamais couché le soir depuis trente ans que porté dans son lit ivre mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie. Il n’avoit aucune partie de général ; sa poltronnerie reconnue étoit soutenue d’une audace qui révoltoit ; plus glorieux encore que son frère, il alloit à l’insolence, et pour cela même ne voyoit que des subalternes obscurs ; menteur, escroc, fripon, voleur, comme on l’a vu sur les affaires de son frère, malhonnête homme jusque dans la moelle des os qu’il avoit perdus de vérole, suprêmement avantageux et singulièrement bas et flatteur aux gens dont il avoit besoin, et prêt à tout faire et à tout souffrir pour un écu, avec cela le plus désordonné et le plus grand dissipateur du monde. Il avoit beaucoup d’esprit et une figure parfaite en sa jeunesse, avec un visage autrefois singulièrement beau. En tout, la plus vile, la plus méprisable et en même temps la plus dangereuse créature qu’il fût possible.

Le projet de Barcelone occupoit fort alors. Tessé ne parut pas pouvoir suffire à tout. Il falloit une armée en Galice, et contenir, si on pouvoit, les Portugois pour vaquer plus à son aise à la partie de la Catalogne. Le triomphe de Mme des Ursins lui avoit fait passer le dépit qu’elle avoit eu contre le duc de Berwick de tout ce qu’il avoit mandé d’Orry, qui en triomphoit avec elle. Il falloit un chef contre le Portugal, Berwick en connoissoit exactement toute la frontière ; cela les détermina à Madrid à le redemander avec des troupes de France pour ce côté-là. Le roi, en l’accordant, en prit occasion de combler sa fortune en faveur d’une naissance qu’il aimoit, de quelque pays qu’elle fût. Quoique Berwick n’eût pas encore trente-six ans, il lui envoya à Montpellier le bâton de maréchal de France avec l’ordre de s’en aller de là droit en Espagne.

En même temps, le roi, touché de la douleur des beaux yeux de Mme de Roquelaure, envoya son mari commander en Languedoc à la place de Berwick, au scandale de toute la France. Tout en même temps aussi le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres s’en allèrent à Toulon préparer tout ce qui étoit nécessaire pour aller eux-mêmes favoriser par mer l’entreprise de Barcelone. Son importance leur fit espérer que Pontchartrain n’en useroit pas comme on a vu qu’il avoit fait l’année précédente. L’expérience leur apprit que la persévérance dans la résolution qu’il avoit prise lui avoit paru plus importante pour lui que de les laisser réussir à Barcelone.

Le duc de Noailles fit de petits exploits. Il pourchassa des miquelets, s’empara de Figuères que l’ennemi avoit abandonné, mit quelques troupes dans Roses dès que le blocus en fut levé, et nettoya fort aisément le Lampourdan. Il empêcha les ennemis de prendre Bascara, et leur prit et tua quelque monde, s’avança vers le Ter, et se rendit maître depuis Girone jusqu’à la mer. Ces faciles exécutions furent fort célébrées. Il étoit pressé d’agir en chef, et il avoit beau jeu contre quelque peu de milices, avant que les troupes destinées au siège de Barcelone arrivassent et Legal avec elles, auquel il devoit obéir, et servir après de maréchal de camp au siège.

Tessé n’étoit pas tellement occupé en Espagne qu’il ne songeât à ses affaires. Il fit un tour de son pays et dupa bel et bien le roi et le roi d’Espagne. Sans dire mot au dernier, il demanda au premier la permission de céder sa grandesse à son fils, chose sans aucun exemple en Espagne. Le roi, qui n’entretint jamais personne que pour ses affaires et par nécessité, ignoroit tout et ne s’en cachoit pas. Sur la demande de Tessé, et faite d’Espagne, il ne douta pas un moment que les grandesses ne se cédassent comme ici les duchés, et le permit. Quand Tessé eut ce qu’il vouloit du roi par la surprise qu’il lui avoit faite, il surprit de même le roi d’Espagne, en lui faisant accroire que le roi son grand-père s’étoit engagé de manière à ne pouvoir être dédit. Mme des Ursins tout à lui, comme on a vu avec étendue, le servit puissamment, et détermina le roi d’Espagne à ne pas chicaner et blesser, pour une bagatelle qui n’auroit point d’effet en Espagne, le roi son grand-père, dont il avoit tant de besoin. Il se rendit avec bien de la peine, mais par un décret qui la sentit et qui expliqua bien que c’étoit sans nulle conséquence, et qui exclut l’Espagne de l’effet, tellement que, si le comte de Tessé y eût été du vivant de son père, il n’y eût pas été traité autrement que tous les fils aînés des grands.

En ce même temps, c’est-à-dire vers la mi-février, la reine douairière d’Angleterre mourut en Portugal, où veuve sans enfants elle s’étoit retirée auprès du roi son frère, qui l’aimoit et la considéroit fort. Elle l’avoit toujours aussi été beaucoup en Angleterre, où on s’affligea fort de son départ. C’est celle avec qui le comte de Feversham, frère des maréchaux de Duras et de Lorges, étoit si bien qu’on ne douta pas qu’il ne l’eût épousée dans l’intervalle de la mort de Charles II et de son départ. Sa religion l’avoit établi en Angleterre, où il est mort sans enfants, mais riche par le mariage qu’il avoit fait. Il avoit été capitaine des gardes jusqu’à la révolution, grand chambellan de la reine jusqu’à son départ, général d’armée, et eut, en 1685, la jarretière du duc de Monmouth qu’il avoit défait et pris, et qui fut décapité. On donna part au roi de la mort de cette reine, et il en prit le deuil.

Belesbat mourut aussi. Son nom étoit Hurault. Sa mère étoit sœur de Brégy et belle-soeur de Mme de Brégy, dont j’ai fait une assez plaisante mention. La sœur de son père étoit cette Mme de Choisy, mère de l’abbé de Choisy, si avant dans le monde et si instruite de toutes les intrigues de la cour. Ces deux femmes avoient mis Belesbat à la cour et dans le monde. C’étoit une manière d’éléphant pour la figure, une espèce de bœuf pour l’esprit, qui s’étoit accoutumé à se croire courtisan, à suivre le roi dans tous ses voyages de guerre et de frontières, et à n’en être pas plus avancé pour cela. Ses pères étoient de robe ; il ne fut ni robe ni épée, se fit assez moquer de lui, et ne laissoit pas quelquefois de lâcher des brutalités assez plaisantes. Il avoit fort accommodé le jardin de Belesbat, près de Fontainebleau, où les eaux et les bois sont admirables, et s’y étoit fort incommodé. Il mourut vieux, sans avoir été marié. Sa sœur étoit mère de Canillac, dont j’aurai maintes occasions de parler.

Polastron, ancien lieutenant général, mourut aussi. Il avoit un gouvernement et la grand’croix de Saint-Louis. Son frère étoit au duc Mazarin et avoit été gouverneur de son fils, gendre du maréchal de Duras. Cette famille est féconde en gouverneurs. Le fils de celui-là a été sous-gouverneur de Mgr le Dauphin, puis lieutenant général.

Saint-Adon, d’une famille de Paris, galant, fort dans le grand monde et dans le grand jeu, et capitaine aux gardes à force de lessives, avoit vendu sa compagnie, et n’osant plus se montrer, s’étoit retiré en Flandre, où l’électeur de Bavière, qui ramassoit tout, lui avoit donné une réforme de colonel de dragons. Il ne put s’empêcher de jouer ; il ne fut pas plus heureux qu’il l’avoit été en ce pays-ci. Il se tua un matin dans son lit. Tout le monde le plaignit : il étoit brave, de bon commerce, et fait, quoique de peu, pour la bonne compagnie.

Deux hommes fort querelleurs, quoique assez peu propres à quereller, eurent une violente prise au bal du Palais-Royal. M. le duc d’Orléans, qui survint au bruit, leur imposa et les accommoda sur-le-champ. Ils ne demandoient, pas mieux l’un et l’autre. C’étoit le chevalier de Bouillon et d’Entragues, plus connu par son jeu et par être cousin germain de Mme la princesse de Conti que par ailleurs, neveu de cet abbé d’Entragues si extraordinaire, dont je crois avoir parlé. Tous deux prétendoient épouser Mme de Barbezieux. Encore le chevalier de Bouillon avoit un rang et une belle figure ; l’autre, de l’intrigue et de l’audace. L’éclat de cette affaire fit entrer la prétendue dans un couvent.

La duchesse douairière de Mortemart fit un mariage hardi dans sa famille. Elle prit pour le comte de Maure, son second fils, qui prit le nom de comte de Rochechouart, la fille unique de son frère Blainville, tué à Hochstedt. Elle étoit extrêmement riche ; mais sa mère étoit enfermée depuis longtemps folle à lier, et cette folie venoit de race et s’étoit plus ou moins manifestée dans toutes les générations. Sa grand’mère étoit sœur de Châteauneuf. Leur frère aîné avoit couru les champs et les rues toute sa vie à Angoulême. L’archevêque de Bourges, leur autre frère, n’avoit jamais été bien sage ; elle l’étoit encore moins. Elle avoit épousé un Rochechouart, qui s’appeloit M. de Tonnay-Charente, et le mal venoit de la mère, qui étoit Particelli, fille d’Émery, surintendant des finances, qui étoit femme du bonhomme La Vrillière, secrétaire d’État.

M. d’Uzès en fit un pareil. Il n’avoit plus d’enfants de sa première femme, fille de M. de Monaco. Il s’étoit ruiné dans l’obscurité de la crapule ; il épousa une fille de Bouillon. Qui auroit pu imaginer alors que le frère de sa femme eût été chevalier de l’ordre avec lui en 1724 ?

Fort peu après, M. de La Trémoille maria son fils unique plus honnêtement avec Mlle de La Fayette du nom de Mottier, fort riche héritière. Elle avoit perdu père et mère qui étoit fille, et par l’événement, héritière de Marillac, doyen du conseil. Ce mariage étoit fait avec le fils aîné du duc de Beauvilliers lorsqu’il le perdit. La Fayette étoit mort maréchal de camp. Il étoit fils de cette Mme de La Fayette, célèbre par son esprit, si amie de M. le Prince le héros, de Mme de Longueville, de M. de La Rochefoucauld, et de toutes les personnes d’esprit et principales de son temps, et jusqu’à la fin de sa vie distinguée par son esprit. Lors du désordre des tabourets donnés dans la régence de la reine mère[2], puis ôtés, après rendus de façon ou d’autre, Mme de La Trémoille, qui voyoit MM. de Bouillon et de Turenne, ses frères, devenus princes par les troubles, essaya de faire prince aussi son mari. Ils avoient fait un grand mariage en 1648 par ces mêmes troubles, et par leur religion, du prince de Tarente leur fils, avec Amélie de Hesse, dont une sœur fut électrice palatine, mère de Madame ; l’autre, reine de Danemark, filles de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel, et d’une Hanau, cette guerrière illustre qui servit si utilement et si constamment la France. La considération d’une belle-fille si distinguée lui fit accorder le tabouret, et encore à Mlle de La Trémoille, qui épousa depuis un duc de Saxe-Weimar. On donna aussi le pour[3] à M. de La Trémoille. J’ai expliqué ailleurs ce que c’est. De cette manière on contenta Mme de La Trémoille et ses frères, qui ne vouloient point multiplier la princerie qu’ils avoient obtenue, et on accorda à M. de La Trémoille une distinction fort grande, qui donne le tabouret à la femme de son fils aîné, et à sa fille aînée, sans aller au delà à aucun des cadets. On verra dans la suite la subtile escroquerie du prince de Talmont, et où elle en est demeurée.

Parlant des Bouillon, il faut dire ici qu’en ce même temps, le duc d’Albret, voyant la cour et la ville contre lui, et le roi contre sa coutume ayant pris parti, envoya son blanc signé à M. de Bouillon pour terminer leur procès tout comme il lui plairoit. M. de Bouillon avoit pris congé du roi pour aller à Dijon, où ce procès avoit été renvoyé et alloit commencer ; cela remit la paix dans la famille, et raccommoda parfaitement le père avec le fils, mais non avec le roi, auprès duquel le père fit inutilement tout ce qu’il put pour raccommoder ce qu’il avoit gâté dans sa colère. Le roi, qui savoit gré au comte d’Évreux de s’être attaché au comte de Toulouse, lui donna vingt mille livres de pension pour tant que la guerre dureroit. Ce sont de ces grâces qu’un terme facilite, mais qui n’y demeurent guère bornées.

Rinschild, à la tête de douze mille Suédois, sans aucune artillerie, défit entièrement, le 12 février, Schulembourg, qui avoit vingt mille Saxons ou Moscovites et beaucoup de canon. La cavalerie de ce dernier lâcha pied d’abord, et abandonna vingt-deux pièces de canon, dont les Suédois se servirent. Schulembourg se mit à la tète des quinze mille hommes d’infanterie, qui fut enfoncée de façon qu’il n’en resta pas mille. Schulembourg se sauva seul et blessé, tous les Moscovites tués, six mille prisonniers, dont cent cinquante officiers, le canon, le bagage, cent drapeaux ou étendards pris. Une si complète victoire ne coûta pas plus de mille hommes aux Suédois, et presque point d’officiers. Quel personnage eût fait en Europe ce jeune roi de Suède s’il eût pu se préserver des perfides conseils de son ministre Piper, et n’aller pas se détruire follement dans les déserts de Moscovie !




  1. Nom en blanc dans le manuscrit.
  2. Ce fut en octobre 1649 que la noblesse se réunit pour s’opposer aux honneurs récemment accordés à plusieurs familles. Voy., pour les détails, notes à la fin du volume.
  3. Voy., t. II, p. 186.