Mémoires (Vidocq)/Chapitre 12

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Tenon (Tome Ip. 321-342).


CHAPITRE XII.


Voyage à Arras. — Le P. Lambert. — Vidocq maître d’école. — Départ pour la Hollande. — Les marchands d’âmes. — L’insurrection. — Le corsaire. — Catastrophe.


La confiance de Villedieu me flattait beaucoup, sans doute, mais je n’en trouvais pas moins ce voisinage fort dangereux ; aussi lui fis-je une histoire, quand il me questionna sur mes moyens d’existence, et particulièrement sur mon domicile. Par la même raison, je me gardai bien de me trouver au rendez-vous qu’il m’avait donné pour le lendemain ; c’eût été d’ailleurs m’exposer à me perdre sans lui être utile. En le quittant, à onze heures du soir, je pris même la précaution de faire plusieurs détours avant de rentrer à l’auberge, dans la crainte d’être suivi par quelques agents. Mon maître qui était couché, m’éveilla le lendemain avant le jour, pour me dire que nous allions partir sur-le-champ pour Nogent-le-Rotrou, d’où nous devions nous rendre dans ses propriétés, situées aux environs de cette ville. En quatre jours le voyage se fit. Reçu dans cette famille comme un serviteur laborieux et zélé, je n’en persistai pas moins dans l’intention que j’avais conçue depuis quelque temps de retourner dans mon pays, d’où je ne recevais ni nouvelles ni argent. De retour à Paris, où nous ramenâmes des bestiaux, j’en fis part à mon maître, qui ne me donna mon congé qu’à regret. En le quittant, j’entrai dans un café de la place du Châtelet, pour y attendre un commissionnaire qui m’apportait mes effets : un journal me tomba sous la main, et le premier article qui me frappa fut le récit de l’arrestation de Villedieu. Il ne s’était laissé prendre qu’après avoir terrassé deux des agents chargés de s’assurer de sa personne : lui-même était grièvement blessé. Deux mois après, exécuté à Bruges, le dernier de dix-sept de ses complices, il regardait tomber leurs têtes avec un calme qui ne se démentit pas un seul instant.

Cette circonstance me donna lieu de me féliciter du parti que j’avais pris. En restant avec le marchand de bœufs, je devais venir au moins deux fois par mois à Paris ; la police politique, dirigée contre les complots et les agents de l’étranger, y prenait un développement et une énergie qui pouvaient me devenir d’autant plus funestes, qu’on surveillait fort minutieusement tous les individus qui, appelés à chaque instant, par leurs occupations, dans les départements de l’Ouest, pouvaient servir d’intermédiaires entre les chouans et leurs amis de la capitale. Je partis donc en toute hâte. Le troisième jour, j’étais devant Arras, où j’entrai le soir, au moment où les ouvriers revenaient du travail. Je ne descendis point directement chez mon père, mais chez une de mes tantes, qui fit prévenir mes parents. Ils me croyaient mort, n’ayant pas reçu mes deux lettres ; je n’ai jamais pu savoir comment et par qui elles avaient été égarées ou interceptées. Après avoir longuement raconté toutes mes traverses, j’en vins à demander des nouvelles de la famille, ce qui me conduisit naturellement à m’informer de ma femme. J’appris que mon père l’avait recueillie quelque temps chez lui ; mais que ses débordements étaient devenus tellement scandaleux, qu’on avait dû la chasser honteusement. Elle était, me dit-on, enceinte d’un avocat de la ville, qui fournissait à peu près à ses besoins ; depuis quelque temps on n’entendait plus parler d’elle, et l’on ne s’en occupait plus.

Je ne m’en occupai pas davantage ; j’avais à songer à bien autre chose. D’un moment à l’autre, on pouvait me découvrir, m’arrêter chez mes parents, que je mettrais ainsi dans l’embarras. Il était urgent de trouver un asile sur lequel la surveillance de la police s’exerçât moins activement qu’à Arras. On jeta les yeux sur un village des environs, Ambrecourt, où demeurait un ex-carme, ami de mon père, qui consentit à me recevoir. À cette époque (1798), les prêtres se cachaient encore pour dire la messe, quoiqu’on ne fût guère hostile envers eux. Le père Lambert, mon hôte, célébrait donc l’office divin dans une espèce de grange ; comme il ne trouvait pour le seconder qu’un vieillard presque impotent, je m’offris à remplir les fonctions de sacristain, et je m’en tirai si bien, qu’on eût dit que je n’avais fait autre chose de ma vie. Je devins également le second du père Lambert, dans les leçons qu’il donnait aux enfants du voisinage. Mes succès dans l’enseignement firent même quelque bruit dans le canton, attendu que j’avais pris un excellent moyen pour avancer rapidement les progrès de mes élèves : je commençais par tracer au crayon des lettres qu’ils recouvraient avec la plume ; la gomme élastique faisait le reste. Les parents étaient enchantés ; seulement il était un peu difficile à mes élèves d’opérer sans leur maître, ce dont les paysans artésiens, quoique aussi fins que qui que ce soit, en fait de transactions, avaient la bonté de ne pas s’apercevoir.

Ce genre de vie me convenait assez : affublé d’une espèce de costume de frère ignorantin, toléré par les autorités, je ne devais pas craindre d’être l’objet d’aucun soupçon ; d’un autre côté, la vie animale, pour laquelle j’ai toujours eu quelque considération, était fort bonne, les parents nous envoyant à chaque instant de la bière, de la volaille ou des fruits. Je comptais enfin dans ma clientèle quelques jolies paysannes, fort dociles à mes leçons. Tout alla bien pendant quelque temps, mais on finit par se méfier de moi ; on m’épia, on eut la certitude que je donnais une grande extension à mes fonctions, et l’on s’en plaignit au père Lambert. À son tour, il me parla des charges élevées contre moi ; j’opposai des dénégations complètes. Les plaignants se turent, mais ils redoublèrent de surveillance ; et une nuit que, poussé par un zèle classique, j’allais donner leçon dans un grenier à foin, à une écolière de seize ans, je fus saisi par quatre garçons brasseurs, conduit dans une houblonnière, dépouillé de tous mes vêtements, et fustigé jusqu’au sang avec des verges d’orties et de chardons. La douleur fut si vive, que j’en perdis connaissance ; en reprenant mes sens, je me trouvai dans la rue, nu, couvert d’ampoules et de sang.

Que faire ? Rentrer chez le père Lambert, c’était vouloir courir de nouveaux dangers. La nuit n’était pas avancée. Bien que dévoré par une fièvre brûlante, je pris le parti de me rendre à Mareuil, chez un de mes oncles ; j’y arrivai à deux heures du matin, excédé de fatigue, et couvert seulement d’une mauvaise natte que j’avais trouvée près d’une mare. Après avoir un peu ri de ma mésaventure, on me frotta par tout le corps avec de la crème mêlée d’huile. Au bout de huit jours, je partis bien rétabli pour Arras. Il m’était cependant impossible d’y rester ; la police pouvait être instruite d’un moment à l’autre de mon séjour ; je me mis donc en route pour la Hollande, avec l’intention de m’y fixer ; l’argent que j’emportais me permettrait d’attendre qu’il se présentât quelque occasion de m’occuper utilement.

Après avoir traversé Bruxelles, où j’appris que la baronne d’I… s’était fixée à Londres, Anvers et Bréda, je m’embarquai pour Rotterdam. On m’avait donné l’adresse d’une taverne où je pourrais loger. J’y rencontrai un Français qui me fit beaucoup d’amitiés et m’invita plusieurs fois à dîner, en me promettant de s’intéresser pour me faire trouver une bonne place. Je ne répondais à ces prévenances qu’avec méfiance, sachant que tous les moyens étaient bons au gouvernement hollandais pour recruter sa marine. Malgré toute ma réserve, mon nouvel ami parvint cependant à me griser complètement avec une liqueur particulière. Le lendemain, je m’éveillai en rade, à bord d’un brick de guerre hollandais. Il n’y avait plus à en douter : l’intempérance m’avait livré aux marchands d’âmes (Sel-Ferkaff).

Étendu près d’un hauban, je réfléchissais à cette destinée singulière qui multipliait autour de moi les incidents, quand un homme de l’équipage, me poussant du pied, me dit de me lever pour aller recevoir les habits du bord. Je feignis de ne pas comprendre : le maître d’équipage vint alors me donner lui-même l’ordre en français. Sur mon observation que je n’étais pas marin, il saisit une corde comme pour m’en frapper ; à ce geste, je sautai sur le couteau d’un matelot qui déjeunait au pied du grand mât, et, m’adossant à une pièce de canon, je jurai d’ouvrir le ventre au premier qui avancerait. Grande rumeur parmi l’équipage. Au bruit, le capitaine parut sur le pont. C’était un homme de quarante ans, de bonne mine, dont les manières n’avaient rien de cette brusquerie si commune aux gens de mer ; il écouta ma réclamation avec bienveillance, c’était tout ce qu’il pouvait faire, puisqu’il ne tenait pas à lui de changer l’organisation maritime de son gouvernement.

En Angleterre, où le service des bâtiments de guerre est plus dur, moins lucratif et surtout moins libre que celui des navires du commerce, la marine de l’État se recrute encore aujourd’hui au moyen de la presse. En temps de guerre, la presse se fait en mer à bord des vaisseaux marchands, auxquels on rend souvent des matelots épuisés ou malingres pour des hommes frais et vigoureux ; elle se fait aussi à terre au milieu des grandes villes, mais on ne prend en général que des individus dont la tournure ou le costume annoncent qu’ils ne sont pas étrangers à la mer. En Hollande, au contraire, à l’époque dont je parle on procédait à peu près comme en Turquie, où, dans un moment d’urgence, on prend et jette sur un vaisseau de ligne, des maçons, des palefreniers, des tailleurs ou des barbiers, gens, comme on voit, fort utiles. Qu’à la sortie du port, un vaisseau soit forcé d’en venir au combat avec un semblable équipage, toutes les manœuvres sont manquées, et cette circonstance explique peut-être comment tant de frégates turques ont été prises ou coulées bas par de chétifs misticks grecs.

Nous avions donc à bord des hommes que leurs inclinations et les habitudes de toute leur vie semblaient tellement éloigner du service maritime, qu’il eût même paru ridicule de songer à les y faire entrer. Des deux cents individus pressés comme moi, il n’y en avait peut-être pas vingt qui eussent mis le pied sur un navire, la plupart avaient été enlevés de vive force ou à la faveur de l’ivresse ; on avait séduit les autres en leur promettant un passage gratuit pour Batavia, où ils devaient exercer leur industrie : de ce nombre étaient deux Français, l’un teneur de livres, bourguignon ; l’autre jardinier, limousin, qui devaient faire, comme on voit, d’excellents matelots. Pour nous consoler, les hommes de l’équipage nous disaient que dans la crainte des désertions, nous ne descendrions peut-être pas à terre avant six mois, ce qui s’est au surplus pratiqué quelquefois dans la marine anglaise, où le matelot peut rester des années entières sans voir la terre natale, autrement que des perroquets de son vaisseau ; des hommes sûrs font le service des canotiers, et l’on y a vu même employer des gens étrangers à l’équipage. Pour adoucir ce que cette consigne a de rigoureux, on laisse venir à bord, quelques-unes de ces femmes de mauvaise vie qui pullulent dans les ports de mer, et qu’on t appelle, je ne sais à quel propos, les filles de la reine Caroline (Queen’s Caroline daughters). Les marins anglais dont j’ai tenu plus tard ces détails, qu’on ne doit pas considérer comme d’une exactitude générale, ajoutaient que, pour déguiser en partie l’immoralité de la mesure, des capitaines puritains exigeaient parfois que les visiteuses prissent le nom de cousines ou de sœurs.

Pour moi, qui me destinais depuis longtemps à la marine, cette position n’eût eu rien de répugnant si je n’eusse été contraint, et si je n’eusse eu en perspective l’esclavage dont on me menaçait ; ajoutez à cela les mauvais traitements du maître d’équipage, qui ne pouvait me pardonner ma première incartade. À la moindre fausse manœuvre, les coups de corde pleuvaient de manière à faire regretter le bâton des argousins du bagne. J’étais désespéré ; vingt fois il me vint dans l’idée de laisser tomber des hunes, une poulie de drisse sur la tête de mon persécuteur, ou bien encore de le jeter à la mer quand je serais de quart la nuit. J’eusse certainement exécuté quelqu’un de ces projets, si le lieutenant, qui m’avait pris en amitié, parce que je lui enseignais l’escrime, n’eût un peu adouci ma position. Nous devions d’ailleurs être incessamment dirigés sur Helwotsluis, où était mouillé le Heindrack, de l’équipage duquel nous devions faire partie ; dans le trajet, on pouvait s’évader.

Le jour du transbordement arrivé, nous embarquâmes au nombre de deux cent soixante-dix recrues sur un petit smack, manœuvré par vingt-cinq hommes et monté par vingt-cinq soldats, qui devaient nous garder. La faiblesse de ce détachement me confirma dans la résolution de tenter un coup de main pour désarmer les militaires et forcer les marins à nous conduire près d’Anvers. Cent vingt des recrues, Français ou Belges, entrèrent dans le complot. Il fut convenu que nous surprendrions les hommes de quart au moment du dîner de leurs camarades, dont on devait avoir ainsi bon marché. Ce plan s’exécuta avec d’autant plus de succès, que nos gens ne se doutaient absolument de rien. L’officier qui commandait le détachement fut saisi au moment où il allait prendre le thé ; il ne fut cependant l’objet d’aucun mauvais traitement. Un jeune homme de Tournai, engagé comme subrécargue, et réduit au service de matelot, lui exposa si éloquemment les motifs de ce qu’il appelait notre révolte, qu’il lui persuada de se laisser mettre sans résistance à fond de cale avec ses soldats. Quant aux marins, ils restèrent dans les manœuvres ; seulement un Dunkerquois, qui était des nôtres, prit la barre du gouvernail. La nuit vint : je voulais qu’on mît à la cape afin d’éviter de tomber peut-être sur quelque bâtiment garde-côte, auquel nos marins pouvaient faire des signaux ; le Dunkerquois s’y refusa avec une obstination qui eut dû m’inspirer de la méfiance. On continua la marche, et, au point du jour, le smack se trouva sous le canon d’un fort voisin d’Helwotsluis. Aussitôt le Dunkerquois annonça qu’il allait à terre pour voir si nous pouvions débarquer sans danger ; je vis alors que nous étions vendus, mais il n’y avait pas à reculer ; des signaux avaient sans doute déjà été faits ; au moindre mouvement, le fort pouvait nous couler bas ; il fallut attendre l’événement. Bientôt une barque, montée par une vingtaine de personnes, partit du rivage et aborda le smack ; trois officiers qui s’y trouvaient montèrent sur le pont sans témoigner aucune crainte, quoiqu’il fût le théâtre d’une rixe assez vive entre nos camarades et les marins hollandais, qui voulaient tirer les soldats de la cale.

Le premier mot du plus âgé des officiers fut pour demander qui était le chef du complot : tout le monde restant muet, je pris la parole en français ; j’exposai qu’il n’y avait point eu de complot ; c’était par un mouvement unanime et spontané que nous avions cherché à nous soustraire à l’esclavage qu’on nous imposait ; nous n’avions d’ailleurs nullement maltraité le commandant du smack ; il pouvait en rendre témoignage comme les marins hollandais, qui savaient bien que nous leur aurions laissé le bâtiment après avoir débarqué près d’Anvers. J’ignore si ma harangue produisit quelque effet, car on ne me la laissa pas achever ; seulement, pendant qu’on nous entassait à fond de cale à la place des soldats que nous y avions mis la veille, j’entendis dire au pilote, « qu’il y en avait là plus d’un qui pourrait bien danser le lendemain au bout d’une vergue. » Le smack gouverna ensuite sur Helwotsluis, où il arriva le même jour, à quatre heures de l’après-midi. Sur la rade était mouillé le Heindrack. Le commandant du fort s’y rendit en chaloupe, et une heure après, on m’y conduisit moi-même. Je trouvai assemblé une espèce de conseil maritime qui m’interrogea sur les détails de l’insurrection et sur la part que j’y avais prise. Je soutins, comme je l’avais déjà fait devant le commandant du fort, que n’ayant signé aucun acte d’engagement, je me croyais en droit de recouvrer ma liberté par tous les moyens possibles.

On me fit alors retirer pour faire comparaître le jeune homme de Tournai, qui avait arrêté le commandant du smack ; on nous considérait tous deux comme chefs du complot, et l’on sait qu’en pareille circonstance, c’est sur ces coupables que porte le châtiment ; il n’y allait véritablement pour nous ni plus ni moins que d’être pendus : heureusement le jeune homme, que j’avais eu le temps de prévenir, déposa dans le même sens que moi, en soutenant avec fermeté qu’il n’y avait eu suggestion de la part de personne, l’idée nous étant venue en même temps à tous de frapper le grand coup ; nous étions au reste bien sûrs de n’être pas démentis par nos camarades, qui nous témoignaient un vif intérêt, allant jusqu’à dire que si nous étions condamnés, le bâtiment à bord duquel on les placerait sauterait comme un caisson ; c’est-à-dire qu’ils mettraient le feu aux poudres, quitte à faire aussi un voyage en l’air. Il y avait là des gaillards capables de le faire comme ils le disaient. Soit qu’on craignît l’effet de ces menaces et du mauvais exemple qu’elles donneraient aux marins de la flottille enrôlés d’après le même procédé, soit que le conseil reconnût que nous nous étions renfermés dans le cercle de la défense légitime, en cherchant à nous soustraire à un guet-apens, on nous promit de solliciter notre grâce à l’amiral, à condition que nous retiendrions nos camarades dans la subordination, qui ne paraissait pas être leur vertu favorite. Nous promîmes tout ce qu’on voulut, car rien ne rend si facile sur les conditions d’une transaction, que de se sentir la corde au cou.

Ces préliminaires arrêtés, nos camarades furent transférés à bord du vaisseau, et répartis dans les entreponts avec l’équipage qu’ils venaient compléter ; tout se fit dans le plus grand ordre ; il ne s’éleva pas la moindre plainte ; on n’eut pas à réprimer le plus petit désordre. Il est juste de dire qu’on ne nous maltraitait pas comme à bord du brick, où notre ancien ami le maître d’équipage ne commandait que la corde à la main. D’un autre côté, donnant des leçons d’escrime aux gardes-marines, j’étais traité avec quelques égards ; on me fit même passer bombardier, avec vingt-huit florins de solde par mois. Deux mois s’écoulèrent ainsi sans que la présence continuelle des croiseurs anglais nous permît de quitter la rade. Je m’étais fait à ma nouvelle position : je ne songeais même nullement à en sortir quand nous apprîmes que les autorités françaises faisaient rechercher les nationaux qui pouvaient faire partie des équipages hollandais. L’occasion était belle pour ceux d’entre nous qui se fussent mal trouvés du service, mais personne ne se souciait d’en profiter ; on ne voulait d’abord nous avoir que pour nous incorporer dans les équipages de ligne français, mutation qui ne présentait rien de bien avantageux ; puis, la plupart de mes camarades avaient, je crois, comme moi, de bonnes raisons pour ne pas désirer montrer leur figure aux agents de la métropole. Chacun se tut donc ; quand on envoya demander au capitaine ses rôles d’équipage, l’examen n’eut aucun résultat, par le motif tout simple que nous étions tous portés sous de faux noms ; nous crûmes l’orage passé.

Cependant les recherches continuaient ; seulement, au lieu de faire des enquêtes, on apostait sur le port et dans les tavernes des agents chargés d’examiner les hommes qui venaient à terre pour leur service ou en permission. Ce fut dans une de ces excursions que l’on m’arrêta ; j’en ai longtemps conservé de la reconnaissance pour le cuisinier du vaisseau, qui m’honorait de son inimitié personnelle, depuis que j’avais trouvé mauvais qu’il nous donnât du suif pour du beurre, et de la merluche gâtée pour du poisson frais. Amené chez le commandant de place, je me déclarai hollandais ; la langue m’était assez familière pour soutenir cette version ; je demandai, au surplus, à être conduit sous escorte à mon bord, pour me procurer les papiers qui justifieraient de ma naturalité ; rien ne paraissait plus juste et plus naturel. Un sous-officier fut chargé de m’accompagner ; nous partîmes dans le canot qui m’avait amené à terre. Arrivés près du vaisseau, je fis monter le premier mon homme, avec lequel j’avais causé jusque-là fort amicalement ; quand je le vis accroché dans les haubans, je poussai tout à coup au large en criant aux canotiers de ramer vigoureusement, et qu’il y aurait pour boire. Nous fendions l’eau pendant que mon sous-officier, resté dans les haubans, se démenait au milieu de l’équipage, qui ne le comprenait pas, ou faisait semblant de ne pas le comprendre. Arrivé à terre, je courus me cacher dans une maison de connaissance, bien résolu de quitter le vaisseau, où il me devenait difficile de reparaître sans être arrêté. Ma fuite devant confirmer tous les soupçons qui s’étaient élevés contre moi, j’en prévins toutefois le capitaine, qui m’autorisa tacitement à faire ce que je croirais utile à ma sûreté.

Un corsaire de Dunkerque, le Barras, capitaine Fromentin, était en rade. À cette époque, on visitait rarement les bâtiments de ce genre, qui avaient en quelque sorte droit d’asile ; il m’eût fort convenu d’y passer : un lieutenant de prise auquel je m’adressai me présenta à Fromentin, qui m’admit sur ma réputation, comme capitaine d’armes. Quatre jours après, le Barras mit à la voile pour établir sa croisière dans le Sund ; on était au commencement de l’hiver de 1799, dont les gros temps firent périr tant de navires sur les côtes de la Baltique. À peine étions-nous en haute mer, qu’il s’éleva un vent du nord tout à fait contraire pour notre destination ; il fallut mettre à la cape ; le roulis était tellement fort, que j’en fus indisposé au point de ne pouvoir rien prendre autre chose, pendant trois jours, que de l’eau-de-vie mêlée d’eau ; la moitié de l’équipage était dans la même position, de manière qu’un bateau pêcheur eût suffi pour nous prendre sans coup férir. Enfin le temps s’éleva, le vent tourna tout à coup au sud-ouest, et le Barras, excellent marcheur, filant ses dix nœuds à l’heure, eut bientôt guéri tout le monde. En ce moment la vigie cria : Navire à bâbord. Le capitaine saisissant sa lunette, déclara que c’était un caboteur anglais, sous pavillon neutre, que le coup de vent avait séparé de quelque convoi. On arriva sur lui vent arrière, après avoir hissé pavillon français. Au second coup de canon, il amena sans attendre l’abordage ; l’équipage fut mis à fond de cale, et la prise dirigée sur Bergen (Norvège), où la cargaison, composée de bois des Îles, trouva bientôt des acheteurs.

Je restai six mois à bord du Barras : mes parts de prise commençaient à me faire un assez bon pécule, quand nous entrâmes en relâche à Ostende. On a vu que cette ville m’avait toujours été funeste ; ce qui m’y arriva cette fois me ferait presque croire au fatalisme. Nous étions à peine entrés dans le bassin, qu’un commissaire, des gendarmes et des agents de police, vinrent à bord pour examiner les papiers de l’équipage ; j’ai su, depuis, que ce qui avait provoqué cette mesure, en quelque sorte inusitée, c’était un assassinat dont on supposait que l’auteur pouvait se trouver parmi nous. Quand mon tour d’interrogatoire arriva, je déclarai me nommer Auguste Duval, né à Lorient, et j’ajoutai que mes papiers étaient restés à Rotterdam, au bureau de la marine hollandaise ; on ne répondit rien ; je me croyais tiré d’affaire. Lorsque les cent trois hommes qui se trouvaient à bord eurent été interrogés, on nous fit appeler à huit, en nous annonçant que nous allions être conduits au bureau des classes, pour y donner des explications ; ne m’en souciant pas du tout, je m’esquivai au détour de la première rue, et j’avais déjà gagné trente pas sur les gendarmes, quand une vieille femme qui lavait le devant de sa maison, me jeta son balai entre les jambes ; je tombai, les gendarmes arrivèrent, on me mit les menottes, sans préjudice de nombre de coups de crosse de carabine et de monture de sabre ; on m’amena ainsi garrotté devant le commissaire des classes qui, après m’avoir entendu, me demanda si je n’étais pas évadé de l’hôpital de Quimper. Je me vis pris, puisqu’il y avait danger pour Duval comme pour Vidocq. Je me décidai cependant pour le premier nom, qui présentait moins de chances défavorables que le second, puisque la route d’Ostende à Lorient étant plus longue que celle d’Ostende à Arras, pouvait me laisser plus de latitude pour m’échapper.