Mémoires (Vidocq)/Chapitre 2

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Tenon (Tome Ip. 40-64).


CHAPITRE II.


Joseph Lebon. — L’orchestre de la guillotine et la lecture du bulletin. — Le perroquet aristocrate. — La citoyenne Lebon. — Allocution aux sans-culottes. — La marchande de pommes. — Nouvelles amours. — Je suis incarcéré. — Le concierge Beaupré. — La vérification du potage. — M. de Bethune. — J’obtiens ma liberté. — La sœur de mon libérateur. — Je suis fait officier. — Le Lutin de Saint-Sylvestre Capelle. — L’armée révolutionnaire. — La reprise d’une barque. — Ma fiancée. — Un travestissement. — La fausse grossesse. — Je me marie. — Je suis content sans être battu. — Encore un séjour aux Baudets. — Ma délivrance.


En entrant dans la ville, je fus frappé de l’air de consternation empreint sur tous les visages ; quelques personnes que je questionnai me regardèrent avec méfiance, et je les vis s’éloigner sans me répondre. Que se passait-il donc d’extraordinaire ? À travers la foule qui s’agitait dans les rues sombres et tortueuses, j’arrivai bientôt sur la place du Marché aux Poissons. Là, le premier objet qui frappa mes regards fut la guillotine élevant ses madriers rouges au-dessus d’une multitude silencieuse ; un vieillard, que l’on achevait de lier à la fatale planche, était la victime… ; tout à coup j’entends le bruit des fanfares. Sur une estrade qui dominait l’orchestre était assis un homme jeune encore, vêtu d’une carmagnole à raies noires et bleues ; ce personnage, dont la pose annonçait des habitudes plus monacales que militaires, s’appuyait nonchalamment sur un sabre de cavalerie dont l’énorme garde représentait un bonnet de liberté ; une rangée de pistolets garnissait sa ceinture, et son chapeau, relevé à l’espagnole, était surmonté d’un panache tricolore : je reconnus Joseph Lebon. Dans ce moment, cette figure ignoble s’anima d’un sourire affreux ; il cessa de battre la mesure avec son pied gauche, les fanfares s’interrompirent : il fit un signe, et le vieillard fut placé sous le couteau. Une espèce de greffier demi-ivre parut alors à côté du vengeur du peuple, et lut d’une voix rauque, un bulletin de l’armée de Rhin-et-Moselle. À chaque paragraphe, l’orchestre reprenait un accord, et, la lecture terminée, la tête du malheureux tomba au cri de vive la République ! répété par quelques-uns des acolytes du féroce Lebon. Je ne saurais rendre l’impression que fit sur moi cette scène horrible ; j’arrivai chez mon père, presque aussi défait que celui dont j’avais vu si cruellement prolonger l’agonie : là, je sus que c’était un M. de Mongon, ancien commandant de la citadelle, condamné comme aristocrate. Peu de jours auparavant, on avait exécuté sur la même place M. du Vieux-Pont, dont le crime était de posséder un perroquet dans le jargon duquel on avait cru reconnaître le cri de vive le roi. Le nouveau Vert-Vert avait failli partager le sort de son maître, et l’on racontait qu’il n’avait obtenu sa grâce qu’à la sollicitation de la citoyenne Lebon, qui avait pris l’engagement de le convertir. La citoyenne Lebon était une ci-devant religieuse de l’abbaye du Vivier. Sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, elle était la digne épouse de l’ex-curé de Neuville : aussi exerçait-elle une grande influence sur les membres de la commission d’Arras, où siégeaient, soit comme juges, soit comme jurés, son beau-frère et trois de ses oncles. L’ex-béguine n’était pas moins avide d’or que de sang. Un soir, en plein spectacle, elle osa faire cette allocution au parterre : « Ah ça ! sans-culottes, on dirait que ce n’est pas pour vous que l’on guillotine ! que diable il faut dénoncer les ennemis de la patrie !… connaissez-vous quelque noble, quelque riche, quelque marchand aristocrate ? dénoncez-le, et vous aurez ses écus. » La scélératesse de ce monstre ne pouvait être égalée que par celle de son mari, qui s’abandonnait à tous les excès. Souvent, à la suite d’orgies, on le voyait courir la ville, tenant des propos obscènes aux jeunes personnes, brandissant un sabre au-dessus de sa tête, et tirant des coups de pistolet aux oreilles des femmes et des enfants.

Une ancienne marchande de pommes, coiffée d’un bonnet rouge, les manches retroussées jusqu’à l’épaule, et tenant à la main un long bâton de coudrier, l’accompagnait ordinairement dans ses promenades, et il n’était pas rare de le rencontrer bras dessus bras dessous avec elle. Cette femme, surnommée la Mère Duchesne, par allusion au fameux Père Duchesne, figura la déesse de la Liberté, dans plus d’une solennité démocratique. Elle assistait régulièrement aux séances de la Commission, dont elle préparait les arrêts par ses apostrophes et ses dénonciations. Elle fit guillotiner tous les habitants d’une rue, qui demeura déserte.

Je me suis souvent demandé comment il se peut qu’au milieu de circonstances aussi déplorables, le goût des amusements et des plaisirs ne perde rien de son intensité. Le fait est qu’Arras continuait de m’offrir les mêmes distractions qu’auparavant ; les demoiselles y étaient tout aussi faciles, et il fut aisé de m’en convaincre, puisqu’en peu de jours, je m’élevai graduellement dans mes amours de la jeune et jolie Constance, unique progéniture du caporal Latulipe, cantinier de la citadelle, aux quatre filles d’un notaire qui avait son étude au coin de la rue des Capucins. Heureux si je m’en fusse tenu là, mais je m’avisai d’adresser mes hommages à une beauté de la rue de Justice, et il m’arriva de rencontrer un rival sur mon chemin. Celui-ci, ancien musicien de régiment, était un de ces hommes qui, sans se vanter de succès qu’ils n’ont pas obtenus, donnent cependant à entendre qu’on ne leur a rien refusé. Je lui reprochai une jactance de ce genre, il se fâcha, je le provoquai, il souffla dans la manche, et déjà j’avais oublié mes griefs, lorsqu’il me revint qu’il tenait sur mon compte des propos faits pour m’offenser. J’allai aussitôt lui en demander raison ; mais ce fut inutilement, et il ne consentit à venir sur le terrain qu’après avoir reçu de moi, en présence de témoins, la dernière des humiliations. Le rendez-vous fut donné pour la matinée du lendemain. Je fus exact ; mais à peine arrivé, je me vis entouré par une troupe de gendarmes et d’agents de la municipalité, qui me sommèrent de leur rendre mon sabre et de les suivre. J’obéis, et bientôt se fermèrent sur moi les portes des Baudets, dont la destination était changée depuis que les terroristes avaient mis la population d’Arras en coupe réglée. Le concierge Beaupré, la tête couverte d’un bonnet rouge, et suivi de deux énormes chiens noirs qui ne le quittaient pas, me conduisit dans un vaste galetas, où il tenait sous sa garde l’élite des habitants de la contrée. Là, privés de toute communication avec le dehors, à peine leur était-il permis d’en recevoir des aliments, et encore ne leur parvenaient-ils que retournés en tous sens par Beaupré, qui poussait la précaution jusqu’à plonger ses mains horriblement sales dans le potage, afin de s’assurer s’il ne s’y trouvait pas quelque arme ou quelque clé. Murmurait-on, il répondait à celui qui se plaignait : « Te voilà bien difficile, pour le temps que tu as à vivre… Qui sait si tu n’es pas pour la fournée de demain ? Attends donc ! comment te nommes-tu ? – Un tel. – Ma foi, oui, c’est pour demain !  » Et les prédictions de Beaupré manquaient d’autant moins à se réaliser, que lui-même désignait les individus à Joseph Lebon, qui, après son dîner, le consultait en lui disant : «Qui laverons-nous demain ?  »

Parmi les gentilshommes enfermés avec nous se trouvait le comte de Béthune. Un matin, on vint le chercher pour le conduire au tribunal. Avant de l’amener dans le préau, Beaupré lui dit brusquement : « Citoyen Béthune, puisque tu vas là-bas, ce que tu laisses ici sera pour moi, n’est-ce pas ? – Volontiers, Monsieur Beaupré », répondit avec tranquillité ce vieillard. « Il n’y a plus de monsieur », reprit en ricanant le misérable geôlier ; « Nous sommes tous citoyens » ; et de la porte, il lui criait encore : « Adieu, citoyen Béthune ! ». M. de Béthune fut cependant acquitté. On le ramena à la prison comme suspect. Son retour nous remplit de joie ; nous le croyions sauvé, mais sur le soir on l’appela de nouveau. Joseph Lebon, en l’absence de qui la sentence d’absolution avait été rendue, arrivait de la campagne ; furieux de ce qu’on lui dérobait le sang d’un aussi brave homme, il avait ordonné aux membres de la commission de se réunir immédiatement, et M. de Béthune, condamné séance tenante, fut exécuté aux flambeaux.

Cet événement, que Beaupré nous annonça avec une joie féroce, me donna des inquiétudes assez sérieuses. Tous les jours on envoyait à la mort des hommes qui ne connaissaient pas plus que moi le motif de leur arrestation, et dont la fortune ou la position spéciale ne les désignaient pas davantage aux passions politiques ; d’un autre côté, je savais que Beaupré, très scrupuleux sur le nombre, se souciait peu de la qualité, et que souvent, n’apercevant pas de suite les individus qui lui étaient désignés, pour que le service ne souffrît aucun retard, il envoyait les premiers venus. D’un instant à l’autre je pouvais donc me trouver sous la main de Beaupré, et l’on conçoit que cette expectative n’avait rien de bien rassurant.

Il y avait déjà seize jours que j’étais détenu, quand on nous annonça la visite de Joseph Lebon ; sa femme l’accompagnait, et il traînait à sa suite les principaux terroristes du pays, parmi lesquels je reconnus l’ancien perruquier de mon père, et un cureur de puits nommé Delmotte, dit Lantillette. Je les priai de dire un mot en ma faveur au représentant ; ils me le promirent, et j’augurai d’autant mieux de la démarche, qu’ils étaient tous deux fort en crédit. Cependant Joseph Lebon parcourait les salles, interrogeant les détenus d’un air farouche, et affectant de leur adresser d’effrayantes interpellations. Arrivé à moi, il me regarda fixement, et me dit d’un ton moitié dur, moitié goguenard : « Ah ! ah ! c’est toi, François !… tu t’avises donc d’être aristocrate ; tu dis du mal des sans-culottes… tu regrettes ton ancien régiment de Bourbon… prends-y garde, car je pourrais bien t’envoyer commander à cuire (guillotiner). Au surplus envoie-moi ta mère !  » Je lui fis observer qu’étant au secret, je ne pouvais la voir. « Beaupré », dit-il alors au geôlier, « tu feras entrer la mère Vidocq », et il sortit me laissant plein d’espoir, car il m’avait évidemment traité avec une aménité toute particulière. Deux heures après, je vis venir ma mère ; elle m’apprit ce que j’ignorais encore, que mon dénonciateur était le musicien que j’avais appelé en duel. La dénonciation était entre les mains d’un jacobin forcené, le terroriste Chevalier, qui, par amitié pour mon rival, m’aurait certainement fait un mauvais parti si sa sœur, sur les instances de ma mère, n’eût obtenu de lui qu’il sollicitât mon élargissement.

Sorti de prison, je fus conduit en grande pompe à la société patriotique, où l’on me fit jurer fidélité à la république, haine aux tyrans. Je jurai tout ce qu’on voulut : de quels sacrifices n’est-on pas capable pour conserver sa liberté !

Ces formalités remplies, je fus replacé au dépôt, où mes camarades témoignèrent une grande joie de me revoir. D’après ce qui s’était passé, c’eût été manquer à la reconnaissance, de ne pas regarder Chevalier comme mon libérateur ; j’allai le remercier, et j’exprimai à sa sœur combien j’étais touché de l’intérêt qu’elle avait bien voulu prendre à un pauvre prisonnier. Cette femme, qui était la plus passionnée des brunes, mais dont les grands yeux noirs ne compensaient pas la laideur, crut que j’étais amoureux parce que j’étais poli ; elle prit au pied de la lettre quelques compliments que je lui fis, et dès la première entrevue elle se méprit sur mes sentiments, au point de jeter sur moi son dévolu. Il fut question de nous unir ; on sonda à cet égard mes parents, qui répondirent qu’à dix-huit ans on était bien jeune pour le mariage, et l’affaire traîna en longueur. Sur ces entrefaites, on organisa à Arras les bataillons de la réquisition : connu pour un excellent instructeur, je fus appelé à concourir avec sept autres sous-officiers à instruire le 2e bataillon du Pas-de-Calais ; de ce nombre était un caporal de grenadiers du régiment de Languedoc, nommé César, aujourd’hui garde champêtre à Colombes ou à Puteaux, près Paris ; il fut nommé adjudant-major. Pour moi, je fus promu au grade de sous-lieutenant en arrivant à Saint-Silvestre-Capelle, près Bailleul, où l’on nous cantonna. César avait été maître-d’armes dans son régiment ; on se rappelle mes prouesses avec les prévôts des cuirassiers de Kinski. Nous décidâmes qu’outre la théorie, nous enseignerions l’escrime aux officiers du bataillon, qui furent enchantés de l’arrangement. Nos leçons produisaient quelque argent, mais cet argent était loin de suffire aux besoins, ou, si l’on aime mieux, aux fantaisies de praticiens de notre force. C’était surtout la partie des vivres qui nous faisait faute. Ce qui doublait nos regrets et notre appétit, c’est que le maire, chez qui nous étions logés, mon collègue de salle et moi, tenait une table excellente. Nous avions beau chercher les moyens de nous faufiler dans la maison, une vieille servante-maîtresse Sixca, se jetait toujours à travers nos prévenances, et déjouait nos plans gastronomiques : nous étions désespérés et affamés.

Enfin César trouva le secret de rompre le charme qui nous éloignait invinciblement de l’ordinaire de l’officier municipal : à son instigation, le tambour-major vint un matin faire battre la diane sous les fenêtres de la mairie ; on juge du vacarme. On présume bien que la vieille Mégère ne manqua pas d’invoquer notre intervention pour faire cesser ce tintamarre. César lui promit d’un air doucereux de faire tout son possible pour qu’un pareil bruit ne se renouvelât pas ; puis il courut recommander au tambour-major de reprendre de plus belle, et le lendemain, c’était un vacarme à réveiller les morts d’un cimetière voisin ; enfin, pour ne pas faire les choses à demi, il envoya le tambour-maître exercer ses élèves sur les derrières de la maison : un élève de l’abbé Sicard n’y eût pas tenu. La vieille se rendit ; elle nous invita assez gracieusement, le perfide César et moi, mais cela ne suffisait pas. Les tambours continuaient leur concert, qui ne finit que lorsque leur respectable chef eut été admis comme nous au banquet municipal. Dès lors on n’entendit plus de tambours à Saint-Silvestre-Capelle, que lorsqu’il y passait des détachements, et tout le monde vécut en paix, excepté moi, que la vieille commençait à menacer de ses redoutables faveurs. Cette passion malheureuse amena une scène que l’on doit se rappeler encore dans le pays, où elle fit beaucoup de bruit.

C’était la fête du village : on chante, on danse, on boit surtout, et pour ma part je me conditionne si proprement, qu’on est obligé de me porter dans mon lit. Le lendemain je m’éveille avant le jour. Comme à la suite de toutes les orgies, j’avais la tête lourde, la bouche pâteuse et l’estomac irrité. Je veux boire, et tout en me levant sur mon séant, je sens une main froide comme la corde d’un puits se porter à mon cou : la tête encore affaiblie par les excès de la veille, je jette un cri de Diable. Le maire, qui couchait dans une chambre voisine, accourt avec son frère et un vieux domestique, tous deux armés de bâtons. César n’était pas rentré ; déjà la réflexion m’avait démontré que le visiteur nocturne ne pouvait être autre que Sixca : feignant toutefois d’être effrayé, je dis à l’assistance que quelque farfadet s’était placé à mes côtés, et venait de se glisser au fond du lit. On applique alors au fantôme quelques coups de bâton, et Sixca, voyant qu’il y allait pour elle d’être assommée, s’écrie : « Eh ! messieurs, ne frappez pas, c’est Sixca… en rêvant je suis venue me coucher à côté de l’officier. » En même temps, elle montra sa tête, et elle fit bien, car, quoiqu’ils eussent reconnu sa voix, les superstitieux Flamands allaient recommencer la bastonnade. Comme je viens de le dire, cette aventure, qui rend presque vraisemblables certaines scènes de Mon Oncle Thomas et des Barons de Felsheim, fit du bruit dans le cantonnement ; elle se répandit même jusqu’à Cassel, et m’y valut plusieurs bonnes fortunes ; j’eus entre autres une fort belle limonadière, à laquelle je n’accorderais pas cette mention, si, la première, elle ne m’eût appris qu’au comptoir de certains cafés, un joli garçon peut recevoir la monnaie d’une pièce qu’il n’a pas donnée.

Nous étions cantonnés depuis trois mois, lorsque la division reçut l’ordre de se porter sur Stinward. Les Autrichiens avaient fait une démonstration pour se porter sur Poperingue, et le deuxième bataillon du Pas-de-Calais fut placé en première ligne. La nuit qui suivit notre arrivée, l’ennemi surprit nos avant-postes, et pénétra dans le village de la Belle, que nous occupions ; nous nous formâmes précipitamment en bataille. Dans cette manœuvre de nuit, nos jeunes réquisitionnaires déployèrent cette intelligence et cette activité qu’on chercherait vainement ailleurs que chez les Français. Vers six heures du matin, un escadron des hussards de Wurmser déboucha par la gauche, et nous chargea en tirailleurs, sans pouvoir nous entamer. Une colonne d’infanterie, qui les suivait, nous aborda en même temps à la baïonnette ; et mais ce ne fut qu’après un engagement des plus vifs, que l’infériorité du nombre nous força de nous replier sur Stinward, où se trouvait le quartier-général.

En y arrivant, je reçus les félicitations du général Vandamme et un billet d’hôpital pour Saint-Omer ; car j’avais été atteint de deux coups de sabre en me débattant contre un hussard autrichien, qui se tuait de me crier : Ergib dich ! Ergib dich !… (Rends-toi ! Rends-toi !…).

Mes blessures n’étaient pas toutefois bien graves, puisque au bout de deux mois je fus en état de rejoindre le bataillon, qui se trouvait à Hazebrouck. C’est là que je vis cet étrange corps qu’on nommait l’armée révolutionnaire.

Les hommes à piques et à bonnet rouge qui la composaient promenaient partout avec eux la guillotine. La Convention n’avait pas, disait-on, trouvé de meilleur moyen de s’assurer de la fidélité des officiers des quatorze armées qu’elle avait sur pied, que de mettre sous leurs yeux l’instrument du supplice qu’elle réservait aux traîtres ; tout ce que je puis dire, c’est que cet appareil lugubre faisait mourir de peur la population des contrées qu’il parcourait ; il ne flattait pas davantage les militaires, et nous avions de fréquentes querelles avec les Sans-culottes, qu’on appelait les Gardes du Corps de la guillotine. Je souffletai pour ma part un de leurs chefs, qui s’avisait de trouver mauvais que j’eusse des épaulettes en or, quand le règlement prescrivait de n’en porter qu’en laine. Cette belle équipée m’eût joué certainement un mauvais tour, et j’aurais payé cher mon infraction à la loi somptuaire, si l’on ne m’eût donné le moyen de gagner Cassel ; j’y fus rejoint par le corps, qu’on licencia alors comme tous les bataillons de la réquisition ; les officiers redevinrent simples soldats, et ce fut en cette qualité que je fus dirigé sur le 28e bataillon de volontaires, qui faisait partie de l’armée destinée à chasser les Autrichiens de Valenciennes et de Condé.

Le bataillon était cantonné à Fresnes. Dans une ferme où j’étais logé, arriva un jour la famille entière d’un patron de barque, composée du mari, de la femme et de deux enfants, dont une fille de dix-huit ans, qu’on eût remarquée partout. Les Autrichiens leur avaient enlevé un bateau chargé d’avoine, qui composait toute leur fortune, et ces pauvres gens, réduits aux vêtements qui les couvraient, n’avaient eu d’autre ressource que de venir se réfugier chez mon hôte, leur parent. Cette circonstance, leur fâcheuse position, et peut-être aussi la beauté de la jeune fille, qu’on nommait Delphine, me touchèrent.

En allant à la découverte, j’avais vu le bateau, que l’ennemi ne déchargeait qu’au fur et à mesure des distributions. Je proposai à douze de mes camarades d’enlever aux Autrichiens leur capture, ils acceptèrent ; le colonel donna son consentement, et, par une nuit pluvieuse, nous nous approchâmes du bateau sans être aperçus du factionnaire, qu’on envoya tenir compagnie aux poissons de l’Escaut, muni de cinq coups de baïonnette. La femme du patron, qui avait absolument voulu nous suivre, courut aussitôt à un sac de florins qu’elle avait caché dans l’avoine, et me pria de m’en charger. On détacha ensuite le bateau, pour le laisser dériver jusqu’à un endroit où nous avions un poste retranché : mais, au moment où il prenait le fil de l’eau, nous fûmes surpris par le werdaw d’un factionnaire que nous n’avions pas aperçu au milieu des roseaux où il était embusqué. Au bruit du coup de fusil, dont il accompagna une seconde interpellation, le poste voisin prit les armes : en un instant, la rive se couvrit de soldats qui firent pleuvoir une grêle de balles sur le bateau ; il fallut bien alors l’abandonner. Nous nous jetâmes mes camarades et moi dans une espèce de chaloupe qui nous avait amenés à bord ; la femme prit le même parti. Mais le patron, oublié dans le tumulte, ou retenu par un reste d’espoir, tomba au pouvoir des Autrichiens, qui ne lui épargnèrent ni les gourmades, ni les coups de crosse. Cette tentative nous avait d’ailleurs coûté trois hommes, et j’avais eu moi-même deux doigts cassés d’un coup de feu. Delphine me prodigua les soins les plus empressés. Sa mère étant partie sur ces entrefaites pour Gand, où elle savait que son mari avait été envoyé comme prisonnier de guerre, nous nous rendîmes de notre côté à Lille : j’y passai ma convalescence. Comme Delphine avait une partie de l’argent retrouvé dans l’avoine, nous menions assez joyeuse vie. Il fut question de nous marier, et l’affaire était si bien engagée, que je me mis en route un matin pour Arras, d’où je devais rapporter les pièces nécessaires et le consentement de mes parents. Delphine avait obtenu déjà celui des siens, qui se trouvaient toujours à Gand. À une lieue de Lille, je m’aperçois que j’ai oublié mon billet d’hôpital, qu’il m’était indispensable de produire à la municipalité d’Arras ; je reviens sur mes pas. Arrivé à l’hôtel, je monte à la chambre que nous occupions, je frappe, personne ne répond ; il était cependant impossible que Delphine fût sortie d’aussi grand matin, il était à peine six heures ; je frappe encore : Delphine vient enfin ouvrir, étendant ses bras et se frottant les yeux comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut. Pour l’éprouver, je lui propose de m’accompagner à Arras afin que je puisse la présenter à mes parents ; elle accepte d’un air tranquille. Mes soupçons commencent à se dissiper ; quelque chose me disait cependant qu’elle me trompait. Je m’aperçois enfin qu’elle jetait souvent les yeux vers certain cabinet de garde-robe : je feins de vouloir l’ouvrir, ma chaste fiancée s’y oppose en me donnant un de ces prétextes que les femmes ont toujours à leur disposition ; mais j’insiste, et je finis par ouvrir le cabinet, où je trouve caché sous un tas de linge sale un médecin qui m’avait donné des soins pendant ma convalescence. Il était vieux, laid et malpropre : le premier sentiment fut à l’humiliation d’avoir un pareil rival ; peut-être eussé-je été plus furieux de trouver un beau-fils : je laisse le cas à la décision des nombreux amateurs qui se sont trouvés à pareille fête ; pour moi je voulais commencer par assommer mon Esculape à bonnes fortunes, mais, ce qui m’arrivait assez rarement, la réflexion me retint. Nous étions dans une place de guerre, on pouvait me chicaner sur mon permis de séjour, me faire quelque mauvais parti ; Delphine, après tout, n’était pas ma femme, je n’avais sur elle aucun droit ; je pris toutefois celui de la mettre à la porte à grands coups de pied dans le derrière, après quoi je lui jetai par la fenêtre ses nippes et quelque monnaie pour se rendre à Gand. Je m’allouai ainsi le reste de l’argent, que je croyais avoir légitimement acquis, puisque j’avais dirigé la superbe expédition qui l’avait repris sur les Autrichiens. J’oubliais de dire que je laissai le docteur effectuer paisiblement sa retraite.

Débarrassé de ma perfide, je continuai à rester à Lille, bien que le temps de ma permission fût expiré ; mais on se cache presque aussi facilement dans cette ville qu’à Paris, et mon séjour n’eût pas été troublé sans une aventure galante dont j’épargnerai les détails au lecteur ; il lui suffira de savoir, qu’arrêté sous des habits de femme, au moment où je fuyais la colère d’un mari jaloux, je fus conduit à la place, où je refusai d’abord obstinément de m’expliquer ; en parlant, je devais, en effet, ou perdre la personne qui avait des bontés pour moi, ou me faire connaître comme déserteur. Quelques heures de prison me firent cependant changer de résolution : un officier supérieur que j’avais fait appeler pour recevoir ma déclaration, et auquel j’expliquai franchement ma position, parut y prendre quelque intérêt : le général commandant la division voulut entendre de ma propre bouche ce récit, qui faillit vingt fois le faire pouffer de rire ; il donna ensuite l’ordre de me mettre en liberté, et me fit délivrer une feuille de route pour rejoindre le 28e bataillon dans le Brabant ; mais, au lieu de suivre cette destination, je tirai vers Arras, bien décidé que j’étais à ne rentrer au service qu’à la dernière extrémité.

Ma première visite fut pour le patriote Chevalier ; son influence sur Joseph Lebon me faisait espérer d’obtenir, par son entremise, une prolongation de congé ; on me l’accorda effectivement, et je me trouvai de nouveau introduit dans la famille de mon protecteur. Sa sœur, dont on connaît déjà les bonnes intentions à mon égard, redoubla ses agaceries ; d’un autre côté, l’habitude de la voir me familiarisait insensiblement avec sa laideur ; bref, les choses en vinrent au point que je ne dus pas être étonné de l’entendre me déclarer un jour qu’elle était enceinte ; elle ne parlait pas de mariage, elle n’en prononçait même pas le mot ; mais je ne voyais que trop qu’il en fallait venir là, sous peine de m’exposer à la vengeance du frère, qui n’eût pas manqué de me dénoncer comme suspect, comme aristocrate, et surtout comme déserteur. Mes parents, frappés de toutes ces considérations, et concevant l’espoir de me conserver près d’eux, donnèrent leur consentement au mariage, que la famille Chevalier pressait très vivement ; il se conclut enfin, et je me trouvai marié à dix-huit ans. Je me croyais même presque père de famille, mais quelques jours s’étaient à peine écoulés, que ma femme m’avoua que sa grossesse simulée n’avait eu pour but que de m’amener au conjungo. On conçoit toute la satisfaction que dut me causer une pareille confidence ; les mêmes motifs qui m’avaient décidé à contracter me forçaient cependant à me taire, et je pris mon parti tout en enrageant. Notre union commençait d’ailleurs sous d’assez fâcheux auspices. Une boutique de mercerie, que ma femme avait levée, tournait fort mal ; j’en crus voir la cause dans les fréquentes absences de ma femme, qui était toute la journée chez son frère ; je fis des observations, et pour y répondre, on me fit donner l’ordre de rejoindre à Tournai. J’aurais pu me plaindre de ce mode expéditif de se débarrasser d’un mari incommode, mais j’étais de mon côté tellement fatigué du joug de Chevalier, que je repris avec une espèce de joie l’uniforme que j’avais eu tant de plaisir à quitter.

À Tournai, un ancien officier du régiment de Bourbon, alors adjudant-général, m’attacha à ses bureaux comme chargé de détails d’administration, et particulièrement en ce qui concernait l’habillement. Bientôt les affaires de la division nécessitent l’envoi d’un homme de confiance à Arras ; je pars en poste, et j’arrive dans cette ville à onze heures du soir. Comme chargé d’ordres, je me fais ouvrir les portes, et par un mouvement que je ne saurais trop expliquer, je cours chez ma femme ; je frappe long-temps sans que personne vienne répondre ; un voisin m’ouvre enfin la porte de l’allée, et je monte rapidement à la chambre de ma femme ; en approchant, j’entends le bruit d’un sabre qui tombe, puis on ouvre la fenêtre, et un homme saute dans la rue. Il est inutile de dire qu’on avait reconnu ma voix : je redescends aussitôt les escaliers en toute hâte, et je rejoins bientôt mon Lovelace, dans lequel je reconnais un adjudant-major du 17e chasseurs à cheval, en semestre à Arras. Il était à demi nu ; je le ramène au domicile conjugal ; il achève sa toilette, et nous ne nous quittons qu’avec l’engagement de nous battre le lendemain.

Cette scène avait mis tout le quartier en rumeur. La plupart des voisins accourus aux fenêtres m’avaient vu saisir le complice ; devant eux il était convenu du fait. Il ne manquait donc pas de témoins pour provoquer et obtenir le divorce, et c’était bien ce que je me proposais de faire ; mais la famille de ma chaste épouse, qui tenait à lui conserver un chaperon, se mit aussitôt en campagne pour arrêter toutes mes démarches, ou du moins pour les paralyser. Le lendemain, avant d’avoir pu joindre l’adjudant-major, je fus arrêté par des sergents de ville et par des gendarmes, qui parlaient déjà de m’écrouer aux Baudets. Heureusement pour moi, j’avais pris quelqu’assurance, et je sentais fort bien que ma position n’avait rien d’inquiétant. Je demandai à être conduit devant Joseph Lebon ; on ne pouvait pas s’y refuser ; je parus devant le représentant du peuple, que je trouvai entouré d’une masse énorme de lettres et de papiers. C’est donc toi, me dit-il, qui viens ici sans permission…, et pour maltraiter ta femme encore !… Je vis aussitôt ce qu’il y avait à répondre ; j’exhibai mes ordres, j’invoquai le témoignage de tous les voisins de ma femme et celui de l’adjudant-major lui-même, qui ne pouvait plus s’en dédire. Enfin, j’expliquai si clairement mon affaire, que Joseph Lebon fut forcé de convenir que les torts n’étaient pas de mon côté. Par égard pour son ami Chevalier, il m’engagea cependant à ne pas rester plus long-temps à Arras, et comme je craignais que le vent ne tournât, comme j’en avais eu tant d’exemples, je me promis bien de déférer le plus promptement possible à cet avis. Ma mission remplie, je pris congé de tout mon monde, et le lendemain au point du jour j’étais sur la route de Tournai.