Mémoires (Vidocq)/Chapitre 28

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Tenon (Tome IIp. 369-391).


CHAPITRE XXVIII.


Je cherche deux grinches fameux. — La maîtresse de piano ou encore une mère des voleurs. — Une métamorphose, ce n’est pas la dernière. — Quelques scènes d’hospitalité. — La fabrique de fausses clefs. — Combinaison pour un coup de filet superbe. — Perfidie d’un agent. — La mèche est éventée. — La mère Noël se vole et m’accuse de l’avoir volée. — Mon innocence reconnue. — La calomniatrice à Saint-Lazarre.


Il est bien rare qu’un forçat s’évade avec l’intention de s’amender ; le plus souvent il ne se propose que de gagner la capitale, afin d’y exercer la funeste habileté qu’il a pu acquérir dans les bagnes, qui, ainsi que la plupart de nos prisons, sont des écoles où l’on se perfectionne dans l’art de s’approprier le bien d’autrui. Presque tous les grands voleurs ne sont devenus experts qu’après avoir séjourné aux galères plus ou moins de temps. Quelques-uns ont subi cinq ou six condamnations avant d’être des grinches en renom ; tels étaient le fameux Victor Desbois et son camarade Mongenet, dit le Tambour, qui, dans diverses apparitions à Paris, ont commis un grand nombre de ces vols que le peuple aime à raconter comme preuve d’adresse et d’audace.

Ces deux hommes qui, depuis plusieurs années, étaient de tous les départs de la chaîne, et parvenaient toujours à s’échapper, étaient encore une fois à Paris : la police en fut informée, et je reçus l’ordre de me mettre à leur recherche. Tout faisait présumer qu’ils avaient des accointances avec d’autres condamnés, non moins dangereux. On soupçonnait une maîtresse de piano, dont le fils, le nommé Noël, dit aux besicles, était un célèbre brigand, de donner parfois asile à ces derniers. Mme Noël était une femme bien élevée ; elle était excellente musicienne, et, dans la classe moyenne des bourgeois qui l’appelaient à donner des leçons à leurs demoiselles, elle passait pour une artiste distinguée. Elle courait le cachet dans le Marais et dans le quartier Saint-Denis, où l’élégance de ses manières, la pureté de son langage, une légère recherche dans le costume, et certains airs de cette grandeur qui ne s’efface pas tout à fait par des revers de fortune, faisaient croire qu’elle pouvait appartenir à l’une de ces nombreuses familles auxquelles la révolution n’avait plus laissé que de la morgue et des regrets. À la voir et à l’entendre, quand on ne la connaissait pas, Mme Noël était une petite femme fort intéressante ; bien plus, il y avait quelque chose de touchant dans son existence ; c’était un mystère, on ne savait ce qu’était devenu son mari. Quelques personnes assuraient qu’elle était tombée de bonne heure dans le veuvage ; d’autres qu’elle avait été victime de la séduction. J’ignore laquelle de ces conjectures se rapprochait le plus de la vérité, mais ce que je sais bien, c’est que Mme Noël était une petite brune, dont l’œil vif et le regard lutin, se conciliaient cependant avec des apparences de douceur que semblaient confirmer l’amabilité de son sourire et le son de sa voix, dans laquelle il y avait beaucoup de charme. Il y avait de l’ange et du démon dans cette figure, mais plus du démon que de l’ange ; car les années avaient développé les traits qui caractérisent les mauvaises pensées.

Mme Noël était obligeante et bonne, mais c’était uniquement pour les individus qui avaient eu quelque démêlé avec la justice ; elle les accueillait comme la mère d’un soldat accueille les camarades de son fils. Pour être bien venu auprès d’elle, il suffisait d’être du même régiment que Noël aux besicles, et alors, autant par amour pour lui que par goût peut-être, elle aimait à rendre service ; aussi était-elle regardée comme la mère des voleurs, c’était chez elle qu’ils descendaient ; c’était elle qui pourvoyait à tous leurs besoins ; elle poussait la complaisance jusqu’à leur chercher de l’ouvrage, et quand un passeport était indispensable pour leur sûreté, elle n’était pas tranquille qu’elle n’eût réussi à le leur procurer. Mme Noël avait beaucoup d’amies parmi les personnes de son sexe ; c’était d’ordinaire au nom de l’une d’elles que le passeport était pris : à peine était-il délivré, une bonne lessive d’acide muriatique oxygéné faisait disparaître l’écriture, et le signalement du monsieur, ainsi que le nom qu’il lui convenait de prendre, remplaçaient le signalement féminin. Mme Noël avait même d’habitude sous la main une raisonnable provision de ces passeports lavés, qui étaient comme des chevaux à toute selle.

Tous les galériens étaient les enfants de madame Noël, seulement elle choyait plus particulièrement ceux qui s’étaient trouvés en relation avec son fils : elle avait pour eux un dévouement sans bornes ; sa maison était ouverte à tous les évadés dont elle était le rendez-vous ; et il faut bien que parmi ces gens-là il y ait de la reconnaissance, puisque la police était informée qu’ils venaient souvent chez la mère Noël pour le seul plaisir de la voir : elle était la confidente de tous leurs projets, de toutes leurs aventures, de toutes leurs alarmes : enfin ils se confiaient à elle sans restriction, et ils étaient certains de sa fidélité.

La mère Noël ne m’avait jamais vu, mes traits lui étaient tout à fait inconnus, bien que souvent, elle eût entendu prononcer mon nom ; il ne m’était donc pas difficile de me présenter à elle sans lui inspirer de craintes, mais l’amener à m’indiquer la retraite des hommes qu’il m’importait de découvrir était le but que je me proposais, et je présumais que je n’y parviendrais pas sans beaucoup d’adresse. D’abord, je résolus de me faire passer pour un évadé ; mais il était nécessaire d’emprunter le nom d’un voleur que son fils ou les camarades de son fils lui eussent peint sous des rapports avantageux. Un peu de ressemblance était en outre indispensable : je cherchai si dans le nombre des forçats de ma connaissance il n’en existait pas un qui eût été lié avec Noël aux besicles, et je n’en découvris aucun qui fût à peu près de mon âge, ou dont le signalement eût quelque analogie avec le mien. Enfin, à force de me mettre l’esprit à la torture et de solliciter ma mémoire, je me souvins d’un nommé Germain, dit Royer, dit Capitaine, qui avait été dans l’intimité de Noël, et quoiqu’il ne me ressemblât pas le moins du monde, il fut le personnage que je me proposai de représenter.

Germain, ainsi que moi, s’était plusieurs fois échappé des bagnes, c’était là tout ce qu’il y avait de commun entre nous ; il avait à peu près mon âge, mais il était plus petit que moi : il avait les cheveux bruns, les miens étaient blonds ; il était maigre, et je ne manquais pas d’embonpoint ; son teint était basané, j’avais la peau blanche et le teint fort clair ; ajoutez à cela que Germain était pourvu d’un nez excessivement long, qu’il prenait une grande quantité de tabac, et qu’il avait constamment audehors comme au-dedans des narines obstruées par une roupie considérable, ce qui lui donnait une voix nasillarde.

J’avais fort à faire pour jouer le personnage de Germain. La difficulté ne m’effraya pas : mes cheveux, coupés à la manière du bagne, furent teints en noir ainsi que ma barbe, après que je l’eus laissée croître pendant huit jours ; afin de me brunir le visage, je le lavai avec une décoction de brou de noix ; et pour compléter l’imitation, je simulai la roupie en me garnissant le dessous du nez d’une espèce de couche de café rendue adhérente au moyen de la gomme arabique ; cet agrément n’était pas superflu, car il contribuait à me donner l’accent nasillard de Germain. Mes pieds furent également arrangés avec beaucoup d’art : je me fis venir des ampoules, en me frottant d’une espèce de composition dont on m’avait communiqué la recette à Brest. Je dessinai les stigmates des fers ; et quand toute cette toilette fut terminée, je pris l’accoutrement qui convient à la position. Je n’avais rien négligé pour donner de la vraisemblance à la métamorphose, ni les souliers, ni la chemise marquée des terribles lettres GAL : le costume était parfait, il n’y manquait que quelques centaines de ces insectes qui peuplent les solitudes de la pauvreté et qui furent je crois, avec les sauterelles et les crapauds, une des sept plaies de la vieille Égypte ; je m’en procurai à prix d’argent ; et dès qu’ils se furent acclimatés, ce qui fut l’affaire d’une minute, je me dirigeai vers la demeure de la mère Noël, qui restait rue Tiquetonne.

J’arrive, je frappe ; elle ouvre, un coup d’œil la met au fait ; elle me fait entrer, je vois que je suis seul avec elle, je vais lui dire qui je suis. – Ah ! mon pauvre garçon, s’écria-t-elle, on n’a pas besoin de demander d’où vous venez ; je suis sûre que vous avez faim ? – Ah ! oui, bien faim, lui répondis-je, il y a vingt-quatre heures que je n’ai rien pris. Aussitôt, sans attendre d’explication, elle sort et revient avec une assiette de charcuterie et une bouteille de vin qu’elle dépose devant moi. Je ne mange pas, je dévore, je m’étouffais pour aller plus vite ; tout avait disparu, qu’entre une bouchée et l’autre je n’avais pas placé un mot. La mère Noël était enchantée de mon appétit ; quand la table fut rase, elle m’apporta la goutte. – Ah ! maman, lui dis-je, en me jetant à son cou pour l’embrasser, vous me rendez la vie, Noël m’avait bien dit que vous étiez bonne. Et je partis de là pour lui raconter que j’avais quitté son fils depuis dix-huit jours, et pour lui donner des nouvelles de tous les condamnés auxquels elle s’intéressait. Les détails dans lesquels j’entrai étaient si vrais et si connus, qu’il ne pouvait lui venir à l’idée que je fusse un imposteur.

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de moi, continuai-je, j’ai essuyé beaucoup de traverses, on me nomme Germain, dit Capitaine, vous devez me connaître de nom.

— Oui, oui, mon ami, me dit-elle, je ne connais que vous, ô mon Dieu, mon fils et ses amis m’ont assez parlé de vos malheurs ; soyez le bienvenu, mon cher Capitaine. Mais grand Dieu ! comme vous êtes fait ; vous ne pouvez pas rester dans l’état où je vous vois. Il paraît même que vous êtes incommodé par un vilain bétail qui vous tourmente : je vais vous faire changer de linge et faire en sorte de vous vêtir plus convenablement.

J’exprimai ma reconnaissance à la mère Noël, et quand je crus pouvoir le faire sans inconvénient, je m’informai de ce qu’étaient devenus Victor Desbois et son camarade Mongenet. – Desbois et le Tambour, ah ! mon cher, ne m’en parlez pas, me répondit-elle, ce coquin de Vidocq leur a causé bien de la peine : depuis qu’un nommé Joseph (Joseph Longueville, ancien inspecteur de police), dont ils ont fait deux fois la rencontre dans cette rue, leur a dit qu’il venait dans ce quartier, pour ne pas tomber sous sa coupe ils ont été contraints d’évacuer.

— Quoi ! ils ne sont plus dans Paris ! m’écriai-je, un peu désappointé.

— Oh ! ils ne sont pas loin, reprit la mère Noël, ils n’ont pas quitté les environs de la grande vergne, j’ai même encore l’avantage de les voir de loin en loin, j’espère bien qu’ils ne tarderont pas à me faire une petite visite. Je crois qu’ils seront bien aises de vous trouver ici.

— Oh ! je vous assure, lui dis-je, qu’ils n’en seront pas plus satisfaits que moi, et si vous pouviez leur écrire, je suis bien certain qu’ils s’empresseraient de m’appeler auprès d’eux.

— Si je savais où ils sont, reprit Mme Noël, j’irais moi-même les chercher pour vous faire plaisir ; mais j’ignore leur retraite, et ce que nous avons de mieux à faire, c’est de prendre patience et de les attendre.

En ma qualité d’arrivant, j’excitais toute la sollicitude de la mère Noël, elle ne s’occupait que de moi.

— Êtes-vous connu de Vidocq et de ses chiens, Lévesque et Compère ? me demanda-t-elle.

— Hélas ! oui, répondis-je, ils m’ont déjà arrêté deux fois.

— En ce cas, prenez garde, Vidocq est souvent déguisé ; il revêt tous les costumes pour arrêter les malheureux comme vous.

Nous causions depuis environ deux heures, lorsque Mme Noël offrit de me faire prendre un bain de pieds ; j’acceptai, il fut bientôt prêt. Quand je me déchaussai, elle faillit se trouver mal. – Que je vous plains, me dit-elle dans un accès de sa sensibilité maternelle, combien vous devez souffrir ; mais aussi pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite, me mériteriez-vous pas d’être grondé ? Et tout en m’adressant des reproches, elle se mit en devoir de me visiter les pieds ; puis, après avoir percé chaque ampoule, elle y passa de la laine, elle m’oignit avec une pommade dont elle m’assura que l’effet serait des plus prompts. Il y avait quelque chose d’antique dans les soins de cette touchante hospitalité, seulement, ce qui manquait à la poésie de l’action, c’est que je fusse quelque illustre voyageur, et la mère Noël une noble étrangère. Le pansement terminé, elle m’apporta du linge blanc, et comme elle songeait à tout, elle me remit en même temps un rasoir en me recommandant de me faire la barbe. – Je verrai ensuite, ajouta-t-elle, à vous acheter des vêtements d’ouvrier au Temple, c’est le vestiaire général des gens dans la débine. Enfin, n’importe, le hasard vaut souvent du neuf.

Dès que je fus approprié, la mère Noël me conduisit dans le dortoir : c’était une pièce qui servait aussi d’atelier pour la fabrication des fausses clefs ; l’entrée en était masquée par des robes pendues à un portemanteau. – Voilà, me dit-elle, un lit dans lequel vos amis ont couché plus de quatre fois : il n’y a pas de danger que la police vous déterre ici ; vous pouvez dormir sur l’une et l’autre oreille.

— Ce n’est pas sans faute, répondis-je ; et je sollicitai d’elle la permission de prendre quelque repos : elle me laissa seul. Trois heures après, je fus censé m’être évei1lé ; je me levai et la conversation recommença. Il fallait être ferré pour tenir tête à la mère Noël : pas une habitude des bagnes qu’elle ne connût sur le bout du doigt : elle avait retenu non seulement les noms de tous les voleurs qu’elle avait vus ; mais encore elle était instruite des moindres particularités de la vie de la plupart des autres ; et elle racontait avec enthousiasme l’histoire des plus fameux, notamment celle de son fils, pour qui elle avait presque autant de vénération que d’amour.

— Ce cher fils, vous seriez donc bien contente de le revoir ? lui dis-je.

— Oh ! oui, bien contente.

— Eh bien ! c’est un bonheur dont je crois que vous jouirez bientôt, Noël a tout disposé pour une évasion : à présent il n’attend plus que le moment propice.

Mme Noël était heureuse de l’espoir d’embrasser son fils, elle versait des larmes d’attendrissement. J’avoue que j’étais moimême vivement ému ; c’était au point que je mis un instant en délibération si, pour cette fois, je ne transigerais pas avec mes devoirs d’agent secret ; mais en réfléchissant aux crimes que la famille Noël avait commis, en songeant surtout à l’intérêt de la société, je restai ferme et inébranlable dans ma résolution de poursuivre mon entreprise jusqu’au bout.

Dans le cours de notre conversation, la mère Noël me demanda si j’avais quelque affaire en vue (un projet de vol), et après avoir offert de m’en procurer une, dans le cas où je n’en aurais pas, elle me questionna pour savoir si j’étais habile à fabriquer les clefs ; je lui répondis que j’étais aussi adroit que Fossard. – S’il en est ainsi, me dit-elle, je suis tranquille, vous serez bientôt remonté, et elle ajouta : puisque vous êtes adroit, je vais acheter chez le quincaillier une clef que vous ajusterez à mon verrou de sûreté, afin de la garder sur vous de manière à pouvoir entrer et sortir quand il vous plaira.

Je lui témoignai combien j’étais pénétré de son obligeance ; et comme il se faisait tard, j’allai me coucher en songeant au moyen de me tirer de ce guêpier sans courir le risque d’être assassiné, si par hasard les coquins que je cherchais y venaient avant que j’eusse pris mes mesures.

Je ne dormis pas, et me levai aussitôt que j’entendis la mère Noël allumer son feu : elle trouva que j’étais matinal, et me dit qu’elle allait me chercher ce dont j’avais besoin. Un instant après, elle m’apporta une clef non évidée, me donna des limes avec un petit étau que je fixai au pied du lit, et dès que je fus pourvu de ces outils, je me mis à l’œuvre, en présence de mon hôtesse, qui voyant que je m’y connaissais, me fit compliment sur mon travail ; ce qu’elle admirait le plus, c’était la manière expéditive dont je m’y prenais ; en effet, en moins de quatre heures, j’eus fait une clef très ouvragée ; je l’essayai, elle ouvrait presque dans la perfection, quelques coups de lime en firent un chef-d’œuvre ; et, comme les autres, je me trouvai maître de m’introduire au logis quand bon me semblerait.

J’étais le pensionnaire de Mme Noël. Après le dîner, je lui dis que j’avais envie de faire un tour à la brune, afin de m’assurer si une affaire que j’avais en vue était encore faisable, elle approuva mon idée, mais en me recommandant de bien faire attention à moi. – Ce brigand de Vidocq, observa-t-elle, est bien à craindre, et si j’étais à votre place, avant de rien entreprendre, j’aimerais mieux attendre que mes pieds fussent guéris. – Oh ! je n’irai pas loin, lui répondis-je, et je ne tarderai pas à être de retour. L’assurance que je reviendrais promptement parut la tirer d’inquiétude. – Eh bien ! allez, me dit-elle, et je sortis en boitant.

Jusque-là tout s’arrangeait au gré de mes désirs ; on ne pouvait être plus avant dans les bonnes grâces de la mère Noël : mais en restant dans sa maison, qui me répondait que je n’y serais pas assommé ? Deux ou trois forçats ne pouvaient-ils pas venir à la fois, me reconnaître et me faire un mauvais parti ? Alors, adieu les combinaisons, il fallait donc sans perdre le fruit des amitiés de la mère Noël, me prémunir contre un pareil danger ; il eût été trop imprudent de lui laisser soupçonner que j’avais des raisons d’éviter les regards de ses habitués : en conséquence, je tâchai de l’amener à m’éconduire elle-même, c’est-à-dire à me conseiller dans mon intérêt de ne plus coucher chez elle.

J’avais remarqué que la femme Noël était très liée avec une fruitière qui habitait dans la maison ; je détachai à cette femme le nommé Nanceau, l’un de mes affidés que je chargeai de lui demander secrètement et avec maladresse des renseignements sur le compte de Mme Noël. J’avais dicté les questions, et j’étais d’autant plus certain que la fruitière ne manquerait pas de divulguer la démarche, que j’avais prescrit à mon affidé de lui recommander la discrétion.

L’événement prouva que je ne m’étais pas trompé, mon agent n’eut pas plus tôt rempli sa mission que la fruitière s’empressa d’aller rendre compte de ce qui s’était passé à la mère Noël, qui, à son tour, ne perdit pas de temps pour me faire part de la confidence. Postée en vedette sur le pas de la maison de l’officieuse voisine, d’aussi loin qu’elle m’aperçut, elle vint droit à moi, et sans préambule, elle m’invita à la suivre ; je rebroussai chemin, et quand nous fûmes sur la place des Victoires, elle s’arrêta, regarda autour d’elle, et après s’être assurée que personne ne nous avait remarqués, elle s’approcha de moi, et me raconta ce qu’elle avait appris. – Ainsi, dit-elle en finissant, vous voyez, mon pauvre Germain, qu’il ne serait pas prudent à vous de coucher à la maison, vous ferez même bien de vous abstenir d’y venir dans le jour. La mère Noël ne se doutait guère que ce contretemps dont elle se montrait véritablement affligée, était mon ouvrage. Afin de détourner de plus en plus les soupçons, je feignis d’être encore plus chagrin qu’elle, je maudis, avec accompagnement de deux ou trois jurons, ce gueux de Vidocq, qui ne nous laissait point de repos ; je pestai contre la nécessité où il me réduisait d’aller chercher un gîte hors de Paris, et je pris congé de la mère Noël, qui, en me souhaitant bonne chance et un prompt retour, me glissa dans la main une pièce de trente sous.

Je savais que Desbois et Mongenet étaient attendus ; j’étais en outre informé qu’il y avait des allants et des venants qui hantaient le logis, que la mère Noël y fût ou qu’elle n’y fût pas ; c’était même assez ordinairement pendant qu’elle donnait des leçons en ville. Il m’importait de connaître tous ces abonnés… Pour y parvenir, je fis déguiser quelques auxiliaires, et les apostai au coin de la rue, où, confondus avec les commissionnaires, leur présence ne pouvait être suspecte.

Ces précautions prises, pour me donner toutes les apparences de la crainte, je laissai s’écouler deux jours sans aller voir la mère Noël. Ce délai expiré, je me rendis un soir chez elle, accompagné d’un jeune homme que je présentai comme le frère d’une femme avec laquelle j’avais vécu, et qui m’ayant rencontré par hasard, au moment où je me disposais à sortir de Paris, m’avait donné asile. Le jeune homme était un agent secret ; j’eus soin de dire à la mère Noël qu’il avait toute ma confiance, qu’elle pouvait le considérer comme un second moi-même, et que, comme il n’était pas connu des mouchards, je l’avais choisi pour en faire mon messager auprès d’elle, toutes les fois que je ne jugerais pas prudent de me montrer. Désormais, ajoutai-je, c’est lui qui sera notre intermédiaire, il viendra tous les deux ou trois jours afin d’avoir de vos nouvelles et de celles de nos amis.

— Ma foi, me dit la mère Noël, vous avez bien perdu : vingt minutes plus tôt vous auriez vu ici une femme qui vous connaît bien.

— Et qui donc ?

— La sœur de Marguerit.

— C’est juste, elle m’a vu souvent avec son frère.

— Aussi, quand je lui ai parlé de vous, vous a-t-elle dépeint trait pour trait ; un maigriot, m’a-t-elle dit, qui a toujours du tabac plein le nez.

Mme Noël regrettait beaucoup que je ne fusse pas arrivé avant le départ de la sœur de Marguerit, mais pas autant sans doute que je m’applaudissais d’avoir échappé à une entrevue qui aurait déjoué tous mes projets, car si cette femme connaissait Germain, elle connaissait aussi Vidocq, et il était impossible qu’elle prît l’un pour l’autre, la différence était si grande ! Quoique je me fusse grimé de manière à faire illusion, la ressemblance, si parfaite dans la description, n’était pas à l’épreuve d’un examen approfondi, et surtout des souvenirs de l’intimité. La mère Noël me donna donc un avertissement très utile, en me racontant qu’elle avait assez souvent la visite de la sœur de Marguerit. Dès lors je me promis bien que cette fille ne me verrait jamais en face, et, pour éviter de me trouver avec elle, toutes les fois que je devais venir, je me faisais précéder de mon prétendu beau-frère, qui lorsqu’elle n’y était pas, avait ordre de me le faire savoir, en appliquant du bout du doigt un pain à cacheter sur la vitre. À ce signal j’accourais, et mon aide de camp allait se mettre aux aguets dans les environs, afin de m’épargner toute surprise désagréable. Non loin de là étaient d’autres auxiliaires à qui j’avais remis la clef de la mère Noël, pour qu’ils fussent prêts à me secourir en cas de danger ; car, d’un instant à l’autre, il pouvait se faire que je tombasse à l’improviste au milieu des évadés, ou que les évadés m’ayant reconnu tombassent sur moi, et alors un coup de poing lancé dans un carreau de l’une des croisées, devait indiquer que j’avais besoin de renfort pour égaliser la partie.

On voit que toutes mes mesures étaient prises. Le dénouement approchait : nous étions au mardi : une lettre des hommes que je cherchais annonça leur arrivée pour le vendredi suivant.

Le vendredi devait être pour eux un jour néfaste. Dès le matin, j’allai m’établir dans un cabaret du voisinage, et afin de ne pas leur fournir une occasion de m’observer, dans la supposition où, suivant leur usage, ils passeraient et repasseraient dans la rue avant d’entrer au domicile de la mère Noël, j’y envoyai mon prétendu beau-frère, qui revint aussitôt après me dire que la sœur de Marguerit n’y était pas, et que je pouvais me présenter en toute sûreté. – Tu ne me trompes pas ? observai-je à cet agent dont la voix me parut sensiblement altérée ; aussitôt je le regardai de cet œil qui plonge jusqu’au fond de l’âme, et je crus remarquer dans les muscles de son visage quelques-unes de ces contractions encore mal arrêtées qui dénotent un individu qui se compose pour mentir ; enfin, un je ne sais quoi semblait m’indiquer que j’avais affaire à un traître. C’est la première impression qui me frappait comme un jet de lumière : nous étions dans un cabinet particulier ; sans balancer, je saisis mon homme au collet, et lui dis, en présence de ses camarades, que j’étais instruit de sa perfidie, et que si, à l’instant même, il ne me l’avouait pas, ç’en était fait de lui. Épouvanté, il balbutia quelques mots d’excuse, et en tombant à mes genoux, il confessa qu’il avait dit tout à la mère Noël.

Cette indiscrétion, si je ne l’avais pas devinée, m’aurait peut-être coûté la vie : cependant je n’écoutai pas mon ressentiment personnel, ce n’était que dans l’intérêt de la société que j’étais fâché d’échouer si près du port. Le traître Nanceau fut arrêté, et tout jeune qu’il était, comme il avait de vieux péchés à expier, on l’envoya à Bicêtre, et ensuite à l’île d’Oléron, où il a fini sa carrière.

On se doute bien que les évadés ne revinrent plus dans la rue Tiquetonne, mais ils n’en furent pas moins arrêtés peu de temps après.

La mère Noël ne me pardonnait pas le mauvais tour que je lui avais joué ; afin de prendre sa revanche, elle imagina, un jour, de faire disparaître de chez elle la presque totalité de ses effets, et quand elle eut opéré cet enlèvement, elle sortit sans fermer sa porte, et revint en criant qu’elle était volée. Les voisins sont pris à témoin, une déclaration est faite chez le commissaire, et la mère Noël me désigne comme le voleur, attendu, assurait-elle, que j’avais eu une clef de sa chambre. L’accusation était grave ; elle fut envoyée sur-le-champ à la préfecture de police, et le lendemain j’en reçus communication. Ma justification n’était pas difficile. M. le préfet ainsi que M. Henry virent de suite l’imposture, et les perquisitions qu’ils ordonnèrent furent si bien dirigées que les effets soustraits par la mère Noël furent tous retrouvés, et pour lui donner le temps de s’en repentir, on l’enferma six mois à Saint-Lazare.

Telles furent l’issue et la suite d’une entreprise dans laquelle je n’avais pourtant pas manqué de prévoyance ; j’ai souvent réussi avec des combinaisons moins faites pour conduire au succès.