Mémoires (Vidocq)/Chapitre 8

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Tenon (Tome Ip. 223-241).


CHAPITRE VIII.


Un départ de la chaîne. — Le capitaine Viez et son lieutenant Thierry. — La complainte des galériens. — La visite hors de Paris. — Humanité des argouzins. — Ils encouragent le vol. — Le pain transformé en valise. — Malheureuse tentative d’évasion. — Le bagne de Brest. — Les bénédictions.


C’était le 20 novembre 1797 : toute la matinée on avait remarqué dans la prison un mouvement qui n’était pas ordinaire. Les détenus n’étaient pas sortis des cabanons ; les portes s’ouvraient et se refermaient à chaque instant avec fracas ; les guichetiers allaient, venaient d’un air affairé ; dans la grande cour, on déchargeait des fers dont le bruit arrivait jusqu’à nous. Vers onze heures, deux hommes vêtus d’un uniforme bleu, entrèrent au Fort-Mahon, où depuis huit jours, j’avais été replacé avec mes camarades d’évasion ; c’était le capitaine de la chaîne et son lieutenant. « Eh bien ! » dit le capitaine, en nous montrant ce sourire qui annonce une familiarité bienveillante, « y a-t-il ici des chevaux de retour (forçats évadés) ? Et tandis qu’il parlait, c’était à qui s’empresserait pour faire sa cour : Bonjour, M. Viez ; bonjour, M. Thierry, s’écriait-on de toutes parts. Ces saluts étaient même répétés par des prisonniers qui n’avaient jamais vu ni Viez, ni Thierry, mais qui, en se donnant un air de connaissance, espéraient se les rendre favorables. Il était difficile que le capitaine, c’était Viez, ne s’enivrât pas un peu de ces hommages : cependant comme il était habitué à de pareils honneurs, il ne perdait pas la tête, et il reconnaissait parfaitement les siens. Il aperçut Desfosseux : « Ah ! ah ! dit-il, voilà un ferlampier (condamné habile à couper ses fers), qui a déjà voyagé avec nous. Il m’est revenu que tu as manqué d’être fauché (guillotiné) à Douai, mon garçon. Tu as bien fait de manquer, mordieu ! car, vois-tu, il vaut encore mieux retourner au pré (bagne), que le taule (bourreau) ne joue au panier avec notre sorbonne (tête). Au surplus, mes enfants, que tout le monde soit calme, et l’on aura le bœuf avec du persil. » Le capitaine ne faisait que commencer son inspection, il la continua en adressant d’aussi aimables plaisanteries à toute sa marchandise, c’était de ce nom qu’il appelait les condamnés.

Le moment critique approche : nous descendons dans la cour des fers, où le médecin de la prison nous visite pour s’assurer si tout le monde est à peu près en état de supporter les fatigues de la route. Nous sommes tous déclarés bons, quoique plusieurs d’entre nous se trouvent dans un état déplorable. Chaque condamné quitte ensuite la livrée de la maison pour revêtir ses propres habits : ceux qui n’en ont point reçoivent un sarrau et un pantalon de toile, bien insuffisants pour se défendre des froids et de l’humidité. Les chapeaux, les vêtements un peu propres qu’on laisse aux condamnés, sont lacérés d’une manière particulière, afin de prévenir les évasions : on ôte, par exemple, aux chapeaux le bord, et le collet aux habits. Aucun condamné ne peut enfin conserver plus de six francs ; l’excédent de cette somme est remis au capitaine, qui vous le délivre en route, au fur et à mesure qu’on en a besoin. On élude toutefois assez facilement cette mesure, en plaçant des louis dans des gros sous creusés au tour.

Ces préliminaires achevés, nous entrâmes dans la grande cour, où se trouvaient les gardes de la chaîne, plus connus sous le nom d’' argousins ; c’étaient, pour la plupart, des Auvergnats, porteurs d’eau, commissionnaires ou charbonniers, qui exerçaient leur profession dans l’intervalle de ces voyages. Au milieu d’eux était une grande caisse de bois, contenant les fers qui servent successivement à toutes les expéditions du même genre. On nous fit approcher deux à deux, en ayant soin de nous appareiller par rang de taille, au moyen d’une chaîne de six pieds réunie aussitôt au cordon de vingt-six condamnés, qui, dès lors, ne pouvaient plus se mouvoir qu’en masse ; chacun tenait à cette chaîne par la cravate, espèce de triangle en fer, qui s’ouvrant d’un côté par un boulon-charnière, se ferme de l’autre avec un clou rivé à froid. C’est là la partie périlleuse de l’opération : les hommes les plus mutins ou les plus violents restent alors immobiles ; car, au moindre mouvement, au lieu de porter sur l’enclume, les coups leur briseraient le crâne, que frise à chaque instant le marteau. Arrive ensuite un détenu qui, armé de longs ciseaux, coupe à tous les forçats les cheveux et les favoris, en affectant de les laisser inégaux.

À cinq heures du soir, le ferrement fut terminé : les argousins se retirèrent ; il ne resta dans la cour que les condamnés. Livrés à euxmêmes, ces hommes, loin de se désespérer, s’abandonnaient à tous les écarts d’une gaieté tumultueuse. Les uns vociféraient d’horribles plaisanteries, répétées de toutes parts avec les intonations les plus dégoûtantes : les autres s’exerçaient à provoquer par des gestes abominables le rire stupide de leurs compagnons. Ni les oreilles ni la pudeur n’étaient épargnées : tout ce que l’on pouvait voir ou entendre était ou immoral ou ineuphonique. Il est trop vrai, qu’une fois chargé de fers, le condamné se croit obligé de fouler aux pieds tout ce que respecte la société qui le repousse : il n’y a plus de frein pour lui que les obstacles matériels : sa charte est la longueur de sa chaîne, et il ne connaît de loi que le bâton auquel ses bourreaux l’ont accoutumé. Jeté parmi des êtres à qui rien n’est sacré, il se garde bien de montrer cette grave résignation qui annonce le repentir ; car alors il serait en butte à mille railleries, et ses gardiens, inquiets de le trouver si sérieux, l’accuseraient de méditer quelque complot. Mieux vaut, s’il aspire à les tranquilliser sur ses intentions, paraître sans souci à toute heure. On ne se défie pas du prisonnier qui se joue avec son sort : l’expérience de la plupart des scélérats qui se sont échappés des bagnes en fournit la preuve. Ce qu’il y a de certain, c’est que parmi nous ceux qui avaient le plus grand intérêt à s’évader, étaient les moins tristes de tous ; ils étaient les boute-en-train. Dès que la nuit fut venue, ils se mirent à chanter. Que l’on se figure cinquante coquins, la plupart ivres, hurlant des airs différents. Au milieu de ce vacarme, un Cheval de retour entonna d’une voix de stentor quelques couplets de la complainte des galériens :

La chaîne,
C’est la grêle ;
Mais c’est égal,
Ç’a n’fait pas de mal.


Nos habits sont écarlates,
Nous portons au lieu d’chapeaux
Des bonnets et point d’cravate,
Ç’à fait brosse pour les jabots.
Nous aurions tort de nous plaindre,
Nous sommes des enfants gâtés,
Et c’est crainte de nous perdre
Que l’on nous tient enchaînés.

Nous f’rons des belles ouvrages
En paille ainsi qu’en cocos,
Dont nous ferons étalage
Sans qu’nos boutiques pay’d’impôts.

Ceux qui visit’nt le bagne
N’ s’en vont jamais sans acheter.
Avec ce produit d’ l’aubaine,
Nous nous arrosons l’gosier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Quand vient l’heur’de s’bourrer l’ventre,
En avant les haricots !
Ça n’est pas bon, mais ça entre
Tout comm’ le meilleur fricot.
Notr’ guignon eût été pire,
Si, comm’ des jolis cadets,
On nous eût fait raccourcire
À l’abbaye d’Mont-à-r’gret.

Tous nos compagnons n’étaient pas également heureux : dans le troisième cordon, composé des condamnés les moins turbulents, on entendait éclater des sanglots, on voyait couler des larmes amères ; mais ces signes de douleur ou de repentir étaient accueillis par les huées et les injures des deux autres cordons, où je figurais en première ligne, comme un sujet dangereux par son adresse et son influence. J’y avais près de moi deux hommes, l’un ex-maître d’école, condamné pour viol ; l’autre, ex-officier de santé, condamné pour faux, qui, sans montrer ni allégresse ni abattement, causaient ensemble du ton le plus calme, le plus naturel.

« Nous allons à Brest ? disait le maître d’école.

— Oui, répondait l’officier de santé, nous allons à Brest… Je connais le pays, moi… J’y suis passé étant sous-aide dans la 16e demi-brigade… Bon pays, ma foi… je ne suis pas fâché de le revoir.

— Y a-t-on de l’agrément ? reprenait le pédagogue, qui ne me faisait pas l’effet d’être très fort.

— De l’agrément… ? disait sont interlocuteur, d’un air un peu étonné…

— Oui…, de l’agrément… Je veux demander si l’on peut se procurer quelques douceurs, si on est bien traité… si les vivres sont à bon marché.

— D’abord, vous serez nourri, répondait tranquillement l’interlocuteur…, et bien nourri ; car au bagne de Brest, il ne faut que deux heures pour trouver une gourgane dans la soupe, tandis qu’il faut huit jours à Toulon. »

Ici la conversation fut interrompue par de grands cris, partis du second cordon ; on y assommait à coups de chaînes trois condamnés, l’ex-commissaire des guerres Lemière, l’officier d’état-major Simon, et un voleur nommé le Petit Matelot, qu’on accusait, ou d’avoir trahi leurs camarades par des révélations, ou d’avoir fait manquer quelque complot de prison. Celui qui les signalait à la vengeance des forçats était un jeune homme dont la rencontre eût été une bonne fortune pour un peintre ou pour un acteur. Avec de mauvaises pantoufles vertes, une veste de chasse veuve de ses boutons, et un pantalon de nankin, qui semblait défier les intempéries de la saison, il portait pour coiffure une casquette sans visière, dont les trous laissaient passer le coin d’un vieux madras. On ne l’appelait à Bicêtre que Mademoiselle : j’appris que c’était un de ces misérables qui, livrés à Paris à une prostitution infâme, trouvent au bagne un théâtre digne de leurs dégoûtantes voluptés. Les argousins, accourus d’abord au bruit, ne se donnèrent pas le moindre mouvement pour arracher le Petit Matelot des mains des forçats ; aussi mourut-il quatre jours après le départ, des coups qu’il avait reçus. Lemière et Simon eussent également péri sans mon intervention : j’avais connu le premier dans l’Armée roulante, où il m’avait rendu quelques services. Je déclarai que c’était lui qui m’avait fourni les instruments nécessaires pour percer le carreau du Fort-Mahon, et dès lors on le laissa lui et son camarade en repos.

Nous passâmes la nuit sur la paille, dans l’église alors transformée en magasin. Les argousins faisaient des rondes fréquentes, pour s’assurer que personne ne s’occupait à jouer du violon (scier ses fers). Au jour, tout le monde fut sur pied : on fit l’appel, on visita les fers ; à six heures, nous étions placés sur de longues charrettes, dos à dos, les jambes pendantes à l’extérieur, couverts de givre et transis de froid. Il n’en fallut pas moins, arrivés à Saint-Cyr, nous dépouiller entièrement, pour subir une visite qui s’étendit aux bas, aux souliers, aux chemises, à la bouche, aux oreilles, aux narines et à d’autres endroits plus secrets encore. Ce n’étaient pas seulement des limes en étui que l’on cherchait, mais des ressorts de pendule, qui suffisaient à un prisonnier pour couper ses fers en moins de trois heures de temps. La visite dura près d’une heure ; c’est vraiment un miracle que la moitié d’entre nous n’aient pas eu le nez ou les pieds gelés. À la couchée, on nous entassa dans les étables à bœufs, où nous étions tellement serrés, que le corps de l’un servait d’oreiller à celui qui venait après ; s’embarrassait-on dans sa chaîne ou dans celle de son voisin, les coups de bâton pleuvaient aussitôt sur le maladroit. Dès que nous fûmes couchés sur quelques poignées de paille qui avaient déjà servi de litière aux bestiaux, un coup de sifflet donna l’ordre du silence le plus absolu ; il ne fallait même pas le rompre pour la moindre plainte quand pour relever un factionnaire placé à l’extrémité de l’étable, les argousins nous marchaient sur le corps.

Le souper se composa d’une prétendue soupe aux haricots, et de quelques morceaux de viande demi gâtée. La distribution se faisait dans des baquets de bois qui contenaient trente rations, et le cuisinier, armé d’une grande cuiller à pot, ne manquait pas de répéter à chaque condamné qui se présentait : Une, deux, trois, quatre, tends ta gamelle, voleur ! Le vin fut distribué dans le baquet dont on s’était servi pour la soupe et la viande ; ensuite un argousin prit un sifflet pendu à sa boutonnière, et le fit résonner à trois reprises, en disant : Attention, voleurs, et qu’on réponde par oui ou par non ! Avez-vous eu le pain ? Oui. La soupe ? Oui. La viande ? Oui. Le vin ? Oui… Alors, dormez ou faites semblant.

Cependant une table se dressait à l’entrée de l’étable : le capitaine, le lieutenant, les brigadiers argousins s’y placèrent pour prendre un repas un peu meilleur que le nôtre ; car ces hommes, qui profitaient de toutes les occasions pour extorquer l’argent des condamnés, faisaient bombance et ne se refusaient rien. L’étable offrait au surplus, dans ce moment, un des spectacles les plus hideux qu’on puisse imaginer : d’une part, cent vingt hommes parqués comme de vils animaux, roulant des yeux égarés, d’où la douleur bannissait le sommeil ; de l’autre, huit individus à figures sinistres, mangeant avidement, sans perdre un instant de vue leurs carabines ou leurs bâtons. Quelques minces chandelles, attachées aux murs noircis de l’étable, faisaient une lueur rougeâtre sur cette scène de désolation, dont le silence n’était troublé que par de sourds gémissements, ou par le retentissement des fers. Non contents de frapper à tort et à travers, les argousins passaient encore sur les condamnés leurs horribles gaîtés : un homme dévoré par la soif demandait-il de l’eau ? ils disaient tout haut : Que celui qui veut de l’eau lève la main. Le malheureux obéissait sans défiance, et il était aussitôt roué de coups. Ceux qui avaient quelque argent étaient nécessairement ménagés ; mais c’était le petit nombre, le long séjour de la plupart des condamnés dans les prisons ayant épuisé leurs faibles ressources.

Ces abus n’étaient pas les seuls qu’on eût à signaler dans la conduite de la chaîne. Pour économiser à son profit les frais de transport, le capitaine faisait presque toujours voyager à pied un des cordons. Or, ce cordon était toujours celui des plus robustes, c’est-à-dire des plus turbulents des condamnés ; malheur aux femmes qu’ils rencontraient, aux boutiques qui se trouvaient sur leur passage ! les femmes étaient houspillées de la manière la plus brutale ; quant aux boutiques, elles se trouvaient dévalisées en un clin d’œil, comme je le vis faire, à Morlaix, chez un épicier, qui ne conserva ni un pain de sucre ni une livre de savon. On demandera peut-être ce que faisaient les gardiens, pendant que se commettait le délit ? Les gardiens faisaient les empressés, sans apporter aucun obstacle réel, bien persuadés qu’en définitive ils profitaient du vol, puisque c’était à eux que les forçats devaient s’adresser pour vendre leur capture, ou l’échanger contre des liqueurs fortes. Il en était de même pour les spoliations exercées sur les condamnés qu’on prenait au passage. À peine étaient-ils ferrés, que leurs voisins les entouraient, et leur volaient le peu d’argent qu’ils pouvaient avoir.

Loin de prévenir ou d’arrêter ces vols, les argousins les provoquaient souvent, comme je le leur ai vu faire pour un ex-gendarme qui avait cousu quelques louis dans sa culotte de peau. Y a gras ! avaient-ils dit, et en trois minutes le pauvre diable se trouva en bannière. En pareil cas, les victimes jetaient ordinairement les hauts cris en appelant à leur secours les argousins ; ceux-ci ne manquaient jamais d’arriver quand tout était fini, pour tomber à grands coups de bâton… sur celui qu’on avait volé. À Rennes, les bandits dont je parle poussèrent l’infamie jusqu’à dépouiller une sœur de charité qui était venue nous apporter du tabac et de l’argent, dans un manège où nous devions passer la nuit. Les plus criants de ces abus ont disparu, mais il en subsiste encore, qu’on trouvera bien difficiles à déraciner, si l’on considère à quels hommes est nécessairement confiée la conduite des chaînes, et sur quelle matière ils opèrent.

Notre pénible voyage dura vingt-quatre jours ; arrivés à Pont-à-Lezeu, nous fûmes placés au dépôt du bagne, où les condamnés font une sorte de quarantaine jusqu’à ce qu’ils se soient remis de leur fatigue, et qu’on ait reconnu qu’ils ne sont pas atteints de maladies contagieuses. Dès notre arrivée, on nous fit laver deux à deux dans de grandes cuves pleines d’eau tiède : au sortir du bain, on nous délivra des habits. Je reçus comme les autres une casaque rouge, deux pantalons, deux chemises de toile à voile, deux paires de souliers, et un bonnet vert : chaque pièce de ce trousseau était marquée de l’initiale GAL, et le bonnet portait de plus une plaque de fer-blanc, sur laquelle on lisait le numéro d’inscription au registre matricule. Quand on nous eut donné des vêtements, on nous riva la manicle au pied ; mais sans former les couples.

Le dépôt de Pont-à-Lezen était une sorte de lazaret, la surveillance n’y était pas très rigoureuse ; on m’avait même assuré qu’il était assez facile de sortir des salles, et d’escalader ensuite les murs extérieurs. Je tenais ces indications d’un nommé Blondy qui s’était déjà évadé du bagne de Brest : espérant les mettre à profit, j’avais tout disposé pour être prêt à saisir l’occasion. On nous donnait parfois des pains qui pesaient jusqu’à dix-huit livres ; en partant de Morlaix, j’avais creusé l’un de ces pains, et j’y avais introduit une chemise, un pantalon et des mouchoirs : c’était là une valise d’un nouveau genre, on ne la visita pas. Le lieutenant Thierry ne m’avait pas désigné à une surveillance spéciale ; loin de là, instruit des motifs de ma condamnation, il avait dit en parlant de moi au commissaire, qu’avec des hommes aussi tranquilles, on conduirait la chaîne comme un pensionnat de demoiselles. Je n’inspirais donc aucune défiance : j’entrepris d’exécuter mon projet. Il s’agissait d’abord de percer le mur de la salle où nous étions enfermés : un ciseau d’acier oublié sur le pied de mon lit par un sbire forçat, chargé de river les manicles, me servit à pratiquer une ouverture, tandis que Blondy s’occupait de scier mes fers. L’opération terminée, mes camarades fabriquèrent un mannequin qu’ils mirent à ma place, afin de tromper la vigilance des argousins de garde, et bientôt, affublé des effets que j’avais cachés, je me trouvai dans la cour du dépôt. Les murs qui en formaient l’enceinte n’avaient pas moins de quinze pieds d’élévation ; je vis que pour les franchir, il fallait donc quelque chose qui ressemblât à une échelle : une perche m’en tint lieu, mais elle était si lourde et si longue, qu’il me fut impossible de la passer par-dessus le mur, pour descendre de l’autre côté. Après des efforts aussi vains que pénibles, je dus prendre le parti de risquer le saut ; il me réussit fort mal : je me foulai si violemment les deux pieds, qu’à peine eus-je la force de me traîner dans un buisson voisin. J’espérais que, la douleur se calmant, je pourrais fuir avant le jour, mais elle devenait de plus en plus vive, et mes pieds se gonflèrent si prodigieusement, qu’il fallut renoncer à tout espoir d’évasion. Je me traînai alors de mon mieux jusqu’à la porte du dépôt, pour y rentrer de moi-même, espérant obtenir aussi une remise sur le nombre de coups de bâton qui me revenait de droit. Une sœur que je fis demander, et à laquelle j’avouai le cas, commença par me faire passer dans une salle où mes pieds furent pansés. Cette excellente femme, que j’avais apitoyée sur mon sort, alla solliciter pour moi le commissaire du dépôt, qui lui accorda ma grâce. Quand, au bout de trois semaines, je fus guéri complètement, on me conduisit à Brest.

Le bagne est situé dans l’enceinte du port ; des faisceaux de fusils, deux pièces de canon braquées devant les portes, m’indiquèrent l’entrée des salles, où je fus introduit après avoir été examiné par tous les gardes de l’établissement. Les condamnés les plus intrépides l’ont avoué : quelque endurci que l’on soit, il est impossible de se défendre d’une vive émotion au premier aspect de ce lieu de misères. Chaque salle contient vingt-huit lits de camp, nommés bancs, sur lesquels couchent enchaînés six cents forçats ; ces longues files d’habits rouges, ces têtes rasées, ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel des fers, tout concourt à pénétrer l’âme d’un secret effroi. Mais pour le condamné, l’impression n’est que passagère ; sentant qu’ici du moins il n’a plus à rougir devant personne, il s’identifie avec sa position. Pour n’être pas l’objet des railleries grossières, des joies odieuses de ses compagnons, il affecte de les partager, il les outre même, et bientôt, du ton, des gestes, cette dépravation de convention passe au cœur. C’est ainsi qu’à Anvers un ex-évêque essuya d’abord toutes les bordées de l’ignoble hilarité des forçats. Ils ne l’appelaient que Monseigneur, ils lui demandaient sa bénédiction pour des obscénités ; à chaque instant ils le contraignaient à profaner son ancien caractère par des paroles impies ; et à force de réitérer ses sacrilèges, il parvint à s’émanciper ; plus tard, il était devenu cantinier du bagne ; on l’appelait toujours Monseigneur, mais on ne lui demandait plus l’absolution, il eût répondu par des blasphèmes !

C’est dans les jours de repos surtout que le récit de crimes souvent imaginaires, des rapports intimes, des complaisances infâmes, achèvent de pervertir l’homme que le châtiment d’une première faute expose à ce contact impur. Pour en neutraliser les effets, on a proposé de renoncer au système des bagnes. D’abord, tout le monde était d’accord sur ce point, mais lorsqu’il s’est agi de déterminer un autre mode de punition, les avis se sont trouvés singulièrement partagés : les uns ont proposé des prisons pénitentiaires, à l’instar de celles de la Suisse et des États-Unis ; les autres, et c’est le plus grand nombre, ont réclamé la colonisation, en s’étayant des heureux résultats et de la prospérité des établissements anglais de la Nouvelle-Galles, plus connus sous le nom de Botany-Bay. Examinons si la France est appelée à jouir de ces heureux résultats et de cette prospérité.