Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 6/5

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V

LE PRINCE DE TALLEYRAND ET LES TRAITÉS DE VIENNE[1]

M. de Talleyrand n’est pas heureux avec les auteurs de Mémoires. Chateaubriand a trouvé pour le peindre des paroles d’un mépris superbe, telles que Saint-Simon n’en a pas de plus fortes et de plus inoubliables. À son tour, le chancelier Pasquier, sans éclats de voix, sans cris d’indignation, avec le plus grand calme au contraire, et d’un air bonhomme, a desservi de son mieux la mémoire du prince, et, comme Chateaubriand, il a jugé avec une extrême sévérité ses agissements à Vienne en 1815. Chateaubriand et Pasquier avaient certes raison de ne point aimer et de n’estimer point M. de Talleyrand, et ils ont eu raison aussi de ne s’en point cacher. Mais ici, en ce qui est du Congrès de Vienne et du rôle que M. de Talleyrand y a joué, je crois que nos deux auteurs de Mémoires n’ont pas rendu au célèbre diplomate la justice qui lui est due, au moins en cette circonstance.

On n’a point oublié la mésaventure posthume advenue au prince, lors de la publication de ses Mémoires. Il s’était étendu avec complaisance, en préparant son manuscrit, sur le Congrès de Vienne, qui devait être le clou de son livre. Il avait reproduit in-extenso le texte de ses principales dépêches, convaincu que, le jour où elles paraîtraient, elles seraient une révélation. Elles ne pouvaient manquer d’exciter vivement la curiosité de ses lecteurs, de lui valoir un retour de faveur, d’admiration et de sympathie. Ses Mémoires mirent longtemps à paraître, beaucoup trop longtemps. Lorsqu’enfin ils virent le jour, ils avaient été devancés par la publication de M. Pallain, qui avait édité la Correspondance complète de M. de Talleyrand avec Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne. Sans mauvaise intention, bien au contraire, M. Pallain avait coupé l’herbe sous le pied du prince. Quand vinrent les Mémoires, nous connaissions déjà ce qu’ils renfermaient de plus intéressant. Ce qui devait être une révélation se trouvait n’être plus qu’une redite. En vain Talleyrand, ses dépêches à la main, demandait au lecteur de lui accorder un instant d’attention, de lui donner une heure ou deux : le lecteur refusa de l’entendre, et haussant légèrement les épaules, lui dit : « Mon brave homme, que venez-vous faire ici ? on vous a déjà donné ! » Pareille mésaventure, dans une mesure bien moindre, il est vrai, arrive aujourd’hui à M. Pasquier. Lui aussi a inséré dans ses Mémoires quelques-unes des dépêches de Talleyrand, et il croyait bien qu’elles auraient pour le lecteur l’intérêt de l’inédit. Il se trouve maintenant qu’elles ont déjà été publiées deux fois. Les chapitres qu’il a consacrés au Congrès de Vienne n’en demeurent pas moins très intéressants, et, sur plusieurs points très neufs. Seulement, je le répète, ils sont, en ce qui touche Talleyrand d’une sévérité qui va jusqu’à l’injustice.

Il ne faut pas perdre de vue les conditions dans lesquelles s’ouvrait le Congrès au commencement du mois d’octobre 1814. La France était vaincue, écrasée, réduite à n’être plus qu’une puissance de second ordre. L’objet principal du Congrès était de répartir entre les Alliés les territoires conquis par leurs armes ou cédés par le traité de Paris du 30 mai 1814. Or, par l’un des articles de ce traité, la France s’était engagée d’avance à reconnaître le partage qui serait fait par les Alliés, et par les Alliés seuls. Dans les premiers jours de juin 1814, à Londres, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie avaient signé un traité par lequel elles s’engageaient à tenir chacune 75 000 hommes sur pied, jusqu’à ce que la situation de l’Europe fût définitivement fixée. Elles restaient donc, malgré la paix, malgré la signature du traité de Paris, à l’état de coalition contre la France. De plus, à la veille de la réunion du Congrès, les quatre grandes puissances avaient signé entre elles une convention stipulant que, pour ce qui avait rapport aux affaires générales, on ne ferait aucune attention aux réclamations de la France et de l’Espagne. Ce n’est pas tout. Par un protocole du 22 septembre 1814, elles avaient décidé qu’elles tiendraient des conférences à quatre, savoir, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie et la Prusse, et que, dans ces conférences, elles feraient la distribution des territoires enlevés à la France ou à ses alliés ; que ce serait seulement après une parfaite et complète entente à ce sujet, qu’elles conféreraient avec les plénipotentiaires de France, de Suède, d’Espagne et de Portugal.

Telle était la situation, lorsque M. de Talleyrand arriva à Vienne, où il semblait bien dès lors que son rôle dut être, non seulement secondaire et effacé, mais nul et humilié. Or, qu’est-il arrivé ? C’est que ce rôle a été considérable, presque prépondérant, à coup sûr glorieux.

Dès le début, M. de Talleyrand obtint que la France ne serait pas tenue à l’écart des délibérations des grandes puissances, qu’elle serait admise à y prendre part sur le pied de l’égalité.

Le roi de Saxe avait encouru le cas de forfaiture posé en 1813 dans les déclarations de la Coalition. Jusqu’au dernier moment, il était resté attaché à la fortune de Napoléon ; si l’armée saxonne s’était séparée de l’Empereur à Leipzick, c’était par un mouvement spontané, indépendant de la volonté de son souverain. L’empereur Alexandre croyait donc les Alliés légitimement autorisés à appliquer au roi de Saxe l’arrêt qu’ils avaient prononcé au commencement de la campagne. Si le tsar était résolu à faire perdre au roi de Saxe ses États, le roi de Prusse était fort disposé à les prendre. La Saxe était, en effet, à la portée et à la convenance de la Prusse. Elle lui donnait en Allemagne une portée et une consistance territoriale qu’elle n’avait jamais eue. Pour l’acquérir, Frédéric-Guillaume était prêt à faire abandon à la Russie de la partie prussienne de l’ancien duché de Varsovie.

Les instructions données par Louis XVIII au prince de Talleyrand portaient, au contraire, qu’il devrait tout faire pour obtenir le maintien du roi de Saxe sur son trône. Au moment où les Bourbons rentraient en France, au nom du principe de la légitimité, il était naturel qu’ils défendissent dans la personne du roi de Saxe le principe qui les ramenait eux-mêmes. En outre, ce qu’on reprochait au roi de Saxe, c’était sa fidélité à la France. N’était-il pas de l’honneur du roi de France de prendre en main sa cause ? Enfin, il y avait entre la maison de France et la maison de Saxe des alliances de famille.

Malgré les efforts de la Russie et de la Prusse, ce fut la politique française qui triompha. La Saxe ne devint pas prussienne. Le roi de Saxe conserva ses États.

Talleyrand avait également pour instructions d’obtenir l’éviction de Murat du trône de Naples et la reconstitution du royaume des Deux-Siciles en faveur de Ferdinand de Bourbon. L’intérêt de la France était que ce royaume retournât aux mains d’un descendant de Louis XIV, que la Sicile cessât d’être placée sous le protectorat de l’Angleterre. De plus, le devoir du roi très chrétien devait le porter à défendre contre les convoitises de l’Autriche les légations pontificales, encore occupées par les troupes de Murat et que le cabinet de Vienne voulait s’approprier. Sur ce point encore, Louis XVIII et le prince de Talleyrand eurent gain de cause.

Le royaume des Deux-Siciles fut reconstitué, et, comme le roi de Saxe, les Bourbons de Naples remontèrent sur leur trône.

Là ne devait pas se borner l’action de Talleyrand. Le 6 janvier 1815, la France signa avec l’Angleterre et l’Autriche un traité d’alliance offensive et défensive. Les puissances contractantes s’engageaient à agir de concert pour effectuer les arrangements pris dans le traité de Paris, et à se regarder toutes trois comme solidaires si les possessions de l’une d’elles venaient à être attaquées. Si l’une des trois se voyait menacée, les deux autres interviendraient d’abord amicalement ; si cette intervention amicale restait insuffisante, l’apport militaire de chacun des coalisés serait de cent cinquante mille hommes. La paix ne serait conclue que d’un commun accord. Les trois puissances se réservaient d’inviter d’autres États à s’unir à elles. Ce traité devrait être ratifié dans le délai de six semaines ; deux articles supplémentaires portaient ce qui suit : « Les souverains de Bavière, de Wurtemberg et des Pays-Bas seront invités à accéder au traité ci-dessus. Les conventions de ce jour ne devront être communiquées par aucune des puissances signataires sans le consentement de toutes les autres. »

Je sais bien qu’aux yeux de M. Pasquier ce traité est un acte déplorable et, de la part du plénipotentiaire français, une faute, presque un crime. Après les Cent-Jours, il est vrai que le traité du 6 janvier, alors porté à la connaissance d’Alexandre, l’indisposa contre nous. Cela est fâcheux sans doute, mais pour juger équitablement l’acte du 6 janvier 1815, c’est à la date même de sa signature qu’il convient de se reporter.

À cette date, la France est encore saignante de ses blessures. Il semble qu’elle ne compte plus en Europe, qu’elle n’y tient plus d’autre place que celle que les puissances coalisées veulent bien lui mesurer. Et voilà qu’en moins de huit mois elle s’est relevée au point qu’elle exerce sur les affaires de l’Europe une influence considérable. Hier encore, la coalition européenne la menaçait. Aujourd’hui cette coalition n’existe plus ; elle a fait place à une autre, et celle-ci, bien loin d’être dirigée contre la France, est son œuvre, au contraire, et serait au besoin sa sauvegarde. Quand le congrès de Vienne s’est ouvert, il était entendu qu’on tiendrait la France pour une quantité négligeable ; on la ferait asseoir dans le vestibule sur la même banquette que l’Espagne et le Portugal. Le congrès est à peine réuni depuis trois mois, et non seulement la France est au salon sur le pied de l’égalité avec l’Angleterre et la Russie, l’Autriche et la Prusse, mais c’est elle, plus d’une fois, qui conduit le bal et dirige les violons.

De si grands résultats obtenus en si peu de temps et dans une telle situation assurent à Louis XVIII et aussi, il faut bien le dire, à M. de Talleyrand, un impérissable honneur.

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  1. Ci-dessus, page 422.