Mémoires d’outre-tombe/Première partie/Livre VIII

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Garnier (Tome 2p. 107-176).

LIVRE VIII[1]


Literary Fund. — Grenier de Holborn. — Dépérissement de ma santé. — Visite aux médecins. — Émigrés à Londres. — Peltier. — Travaux littéraires. — Ma société avec Hingant. — Nos promenades. — Une nuit dans l’église de Westminster. — Détresse. — Secours imprévu. — Logement sur un cimetière. — Nouveaux camarades d’infortune. — Nos plaisirs. — Mon cousin de la Boüétardais. — Fête somptueuse. — Fin de mes quarante écus. — Nouvelle détresse. — Table d’hôte. — Évêques. — Dîner à London-Tavern. — Manuscrits de Camden. — Mes occupations dans la province. — Mort de mon frère. — Malheurs de ma famille. — Deux Frances. — Lettres de Hingant. — Charlotte. — Retour à Londres. — Rencontre extraordinaire. — Défaut de mon caractère. — L’Essai historique sur les révolutions. — Son effet. — Lettre de Lemierre, neveu du poète. — Fontanes. — Cléry.

Il s’est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu’étrangers. Cette société m’a invité à sa réunion annuelle ; je me suis fait un devoir de m’y rendre et d’y porter ma souscription. S. A. R. le duc d’York[2] occupait le fauteuil du président ; à sa droite étaient le duc de Somerset, les lords Torrington et Bolton ; il m’a fait placer à sa gauche. J’ai rencontré là mon ami M. Canning. Le poète, l’orateur, le ministre illustre a prononcé un discours où se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont répété : « Quoique la personne de mon noble ami, l’ambassadeur de France, soit encore peu connue ici, son caractère et ses écrits sont bien connus de toute l’Europe. Il commença sa carrière par exposer les principes du christianisme ; il l’a continuée en défendant ceux de la monarchie, et maintenant il vient d’arriver dans ce pays pour unir les deux États par les liens communs des principes monarchiques et des vertus chrétiennes. »

Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s’instruisait à Londres aux leçons de la politique de M. Pitt ; il y a presque le même nombre d’années que je commençai à écrire obscurément dans cette même capitale de l’Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute fortune, nous voilà membres d’une société consacrée au soulagement des écrivains malheureux. Est-ce l’affinité de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a réunis ici ? Que feraient au banquet des Muses affligées le gouverneur des Indes orientales et l’ambassadeur de France ? C’est Georges Canning et François de Chateaubriand qui s’y sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur félicité passées ; ils ont bu à la mémoire d’Homère, chantant ses vers pour un morceau de pain.

Si le Literary fund eût existé lorsque j’arrivai de Southampton à Londres, le 21 mai 1793, il aurait peut-être payé la visite du médecin dans le grenier de Holborn, où mon cousin de La Boüétardais[3], fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré merveille du changement d’air pour me rendre les forces nécessaires à la vie d’un soldat ; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma poitrine s’entreprit ; j’étais maigre et pâle, je toussais fréquemment, je respirais avec peine ; j’avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d’une guinée, qu’il fallait prendre mon mal en patience, ajoutant : T’is done, dear sir : « C’est fait, cher monsieur. » Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences relatives aux noyés et faites sur sa propre personne d’après ses ordonnances, fut plus généreux : il m’assista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, que je pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. « Ne comptez pas sur une longue carrière ; » tel fut le résumé de ses consultations.

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d’esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l’Essai historique[4], et cet autre passage de l’Essai même : « Attaqué d’une maladie qui me laisse peu d’espoir, je vois les objets d’un œil tranquille ; l’air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n’en est plus qu’à quelques journées[5]. » L’amertume des réflexions répandues dans l’Essai n’étonnera donc pas : c’est sous le coup d’un arrêt de mort, entre la sentence et l’exécution, que j’ai composé cet ouvrage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénûment de son exil, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde.

Mais comment traverser le temps de grâce qui m’était accordé ? J’aurais pu vivre ou mourir promptement de mon épée : on m’en interdisait l’usage ; que me restait-il ? une plume ? elle n’était ni connue, ni éprouvée, et j’en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour attirer l’attention du public ? L’idée d’écrire un ouvrage sur les Révolutions comparées m’était venue ; je m’en occupais dans ma tête comme d’un sujet plus approprié aux intérêts du jour ; mais qui se chargerait de l’impression d’un manuscrit sans prôneurs, et, pendant la composition de ce manuscrit, qui me nourrirait ? Si je n’avais que peu de jours à passer sur la terre, force était néanmoins d’avoir quelque moyen de soutenir ce peu de jours. Mes trente louis, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fallait supporter la détresse commune de l’émigration. Mes compagnons à Londres avaient tous des occupations : les uns s’étaient mis dans le commerce du charbon, les autres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les autres enseignaient le français qu’ils ne savaient pas. Ils étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s’était dans ce moment changé en vertu. On riait au nez de la fortune ; cette voleuse était toute penaude d’emporter ce qu’on ne lui redemandait pas.


Peltier[6], auteur du Domine salvum fac regem[7] et principal rédacteur des Actes des Apôtres, continuait à Londres son entreprise de Paris. Il n’avait pas précisément de vices ; mais il était rongé d’une vermine de petits défauts dont on ne pouvait l’épurer : libertin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d’argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légitimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George III, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu’on lui payait en sucre. Cette espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un violon de poche, me vint voir et m’offrit ses services en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de l’Essai ; il l’approuva fort : « Ce sera superbe ! » s’écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l’ouvrage au fur et à mesure de la composition. Le libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Peltier, emboucherait la trompette dans son journal l’Ambigu, tandis qu’on pourrait s’introduire dans le Courrier français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier[8]. Peltier ne doutait de rien : il parlait de

me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l’oreille, me prend par le bras et me conduit chez l’imprimeur Baylis, où il me loue sans façon une chambre, au prix d’une guinée par mois.

J’étais en face de mon avenir doré ; mais le présent, sur quelle planche le traverser ? Peltier me procura des traductions du latin et de l’anglais ; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à l’Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres, et j’employais mal à propos quelques schellings à l’achat des bouquins étalés sur les échoppes.

Hingant, que j’avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s’était lié avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près de Baylis, au fond d’une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui ; nous parlions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j’avais bâti de mon édifice de nuit, l’Essai ; puis je retournais à mon œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet ; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous promenions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser.

Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j’errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d’une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m’était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsque après l’avoir parée de toutes mes folies, j’osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d’un monde dont j’étais presque sorti. S’est-il jamais attaché un regard sur l’étranger assis au pied d’un pin ? Quelque belle femme avait-elle deviné l’invisible présence de René ?

À Westminster, autre passe-temps : dans ce labyrinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s’ouvrir. Le buste d’un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effigies ! Puis se montraient les sépulcres des monarques : Cromwel n’y était plus, et Charles Ier n’y était pas. Les cendres d’un traître, Robert d’Artois, reposaient sous les dalles que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles Ier venait de s’étendre sur Louis XVI ; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées.

Les chants des maîtres de chapelle et les causeries des étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j’étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m’était nécessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de l’abbaye avec les corneilles, ou je m’arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumées de la Cité.

Une fois, cependant, il arriva qu’ayant voulu contempler au jour tombé l’intérieur de la basilique, je m’oubliai dans l’admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le sentiment de la vastité sombre des églises chrestiennes (Montaigne), j’errais à pas lents et je m’anuitai : on ferma les portes. J’essayai de trouver une issue ; j’appelai l’usher, je heurtai aux gates : tout ce bruit, épandu et délayé dans le silence, se perdit ; il fallut me résigner à coucher avec les défunts.

Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m’arrêtai près du mausolée de lord Chatam, au bas du jubé et du double étage de la chapelle des Chevaliers et de Henri VII. À l’entrée de ces escaliers, de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, vis-à-vis d’une mort de marbre armée de sa faux, m’offrit son abri. Le pli d’un linceul, également de marbre, me servit de niche : à l’exemple de Charles-Quint, je m’habituais à mon enterrement.

J’étais aux premières loges pour voir le monde tel qu’il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes ! Qu’en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas moins vaines que les félicités ; l’infortunée Jane Grey n’est pas différente de l’heureuse Alix de Salisbury ; son squelette est seulement moins horrible, parce qu’il est sans tête ; sa carcasse s’embellit de son supplice et de l’absence de ce qui fit sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du camp du Drap-d’or de Henri VIII, ne recommenceront pas dans cette salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obscurs contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n’être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? Oh ! la vie n’est pas tout cela ! Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas : le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre paupière entre notre œil et la lumière.

Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir était analogue à celle que j’éprouvais l’hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j’écoutais le vent : un souffle et une ombre sont de nature pareille.

Peu à peu, m’accoutumant à l’obscurité, j’entrevis les figures placées aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d’Angleterre, d’où l’on eût dit que descendaient en lampadaires gothiques les événements passés et les années qui furent : l’édifice entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés.

J’avais compté dix heures, onze heures à l’horloge ; le marteau qui se soulevait et retombait sur l’airain était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman, voilà tout : ces bruits lointains de la terre me parvenaient d’un monde dans un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s’infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres.

Enfin, un crépuscule s’épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes : je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d’Édouard IV, assassinés par leur oncle ? « Ces aimables enfants, dit le grand tragique, étaient couchés ensemble ; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l’albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige, qui, dans tout l’éclat de leur beauté, se baisent l’une l’autre. » Dieu ne m’envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d’une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille : c’était la petite sonneuse de cloches. J’entendis le bruit d’un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu’elle était venue remplir les fonctions de son père malade : nous ne parlâmes pas du baiser.


J’amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous enfermer à Westminster ; mais nos misères nous appelaient chez les morts d’une manière moins poétique.

Mes fonds s’épuisaient : Baylis et Deboffe s’étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l’impression de l’Essai ; là finissait leur générosité, et rien n’était plus naturel ; je m’étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Peltier, homme de plaisir, s’ennuyait d’une obligeance prolongée. Il m’aurait bien donné ce qu’il avait, s’il n’eût préféré le manger ; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne œuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s’amoindrir son trésor ; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d’un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu’un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il prêtait l’oreille, et avait l’air d’écouter quelqu’un ; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s’était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu’on lui avait fait du bruit la nuit ; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L’inquiétude qu’il me causait m’empêchait de sentir mes souffrances.

Elles étaient grandes pourtant : cette diète rigoureuse, jointe au travail, échauffait ma poitrine malade ; je commençais à avoir de la peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des nuits dehors, afin qu’on ne s’aperçût pas de ma détresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner.

Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l’eau chaude et la théière ; que nous n’y mettrions point de thé ; que nous ne mangerions pas le pain, mais que nous boirions l’eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.

Cinq jours s’écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait ; j’étais brûlant ; le sommeil m’avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l’eau ; je mâchais de l’herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulangers mon tourment était horrible. Par une rude soirée d’hiver je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais : j’aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.

Le matin du cinquième jour, tombant d’inanition, je me traîne chez Hingant ; je heurte à la porte, elle était fermée ; j’appelle ; Hingant est quelque temps sans répondre ; il se lève enfin et m’ouvre. Il riait d’un air égaré ; sa redingote était boutonnée ; il s’assit devant la table à thé : « Notre déjeuner va venir, » me dit-il d’une voix extraordinaire. Je crus voir quelques taches de sang à sa chemise ; je déboutonne brusquement sa redingote : il s’était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse[9].

Ce nouveau malheur m’obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s’était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n’avais pas voulu accepter le schelling aumôné par jour aux émigrés : j’écrivis à M. de Barentin[10] et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l’emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée ; il me sembla voir tout l’or du Pérou : le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.

Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l’impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d’une guinée par mois ; je payai le terme échu et m’en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m’avaient d’abord servi de patrons à Londres, il y en avait d’autres, plus nécessiteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches ; on peut aller depuis l’homme qui se couvre l’hiver avec son chien, jusqu’à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trouvèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n’est pas toujours au comble de la prospérité) ; ils m’installèrent aux environs de Mary-Le-Bone-Street, dans un garret dont la lucarne donnait sur un cimetière : chaque nuit la crécelle du watchman m’annonçait que l’on venait de voler des cadavres. J’eus la consolation d’apprendre que Hingant était hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. À notre indépendance et à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n’avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour remuer ma couche, elle restait comme Dieu me l’avait retournée.

Mon cousin de La Boüétardais, chassé, faute de payement, d’un taudis irlandais, quoiqu’il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas breton lui prêta un lit de sangle. La Boüétardais était, ainsi que Hingant, conseiller au parlement de Bretagne ; il ne possédait pas un mouchoir pour s’envelopper la tête ; mais il avait déserté avec armes et bagages, c’est-à-dire qu’il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il couchait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon musicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions pas, il s’asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s’accompagnant d’une guitare qui n’avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi l’Hymne à Vénus de Métastase : Scendi propizia, il fut frappé d’un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l’émigration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, après les modes enrubanées et les chapeaux faits.


Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois : une fois, pour offrir un grand dîner au duc d’York, frère du roi d’Angleterre ; une autre fois, pour donner une fête pour l’anniversaire de la rentrée du roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m’a coûté quarante mille francs[11]. Les pairs et les pairesses de l’empire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l’éclat des cristaux de Londres et de l’or des porcelaines de Sèvres. Ce qu’il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs, abondait. Portland-Place était encombré de brillantes voitures. Collinet et la musique d’Almack’s enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L’opposition et la majorité ministérielles avait fait trêve : lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m’a fait faire cette année des compliments de mes somptuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu’il existait non loin de lui un futur ministre, lequel, en attendant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d’un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd’hui d’avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m’applaudis d’avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l’injustice et la calomnie. J’ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d’enfant.

J’étais l’homme aux quarante écus ; mais le niveau des fortunes n’étant pas encore établi, et les denrées n’ayant pas baissé de valeur, rien ne fit contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau de la chouannerie et de la Terreur. Je ne voyais plus devant moi que l’hôpital ou la Tamise.

Des domestiques d’émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s’étaient transformés en restaurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l’on faisait à ces tables d’hôtes ! Dieu sait aussi la politique qu’on y entendait ! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées en défaites, et si par hasard on doutait d’une restauration immédiate, on était déclaré Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James : « Monseigneur, disait l’un, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin ? — Mais, monseigneur, répondait l’autre après avoir mûrement réfléchi, je n’y vois pas d’inconvénient. »

L’homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu’une société d’antiquaires s’allait occuper d’une histoire du comté de Suffolk, et qu’on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits français du XIIe siècle, de la collection de Camden[12]. Le parson, ou ministre, de Beccles, était à la tête de l’entreprise, c’était à lui qu’il se fallait adresser. « Voilà votre affaire, me dit Peltier, partez, vous déchiffrerez ces vieilles paperasses ; vous continuerez à envoyer de la copie de l’Essai à Baylis ; je forcerai ce pleutre à reprendre son impression ; vous reviendrez à Londres avec deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère ! »

Je voulus balbutier quelques objections : « Eh ! que diable, s’écria mon homme, comptez-vous rester dans ce palais où j’ai déjà un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz[13], Mirabeau-Tonneau et moi avions eu la bouche en cœur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Apôtres ! Savez-vous que cette histoire de Hingant fait un boucan d’enfer ? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah ! ah ! ah ! pouf !… Ah ! ah !… » Peltier, plié en deux, se tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m’emmena de force, avec La Boüétardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern. Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. « Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers ? » La Boüétardais, moitié choqué, moitié content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu’il avait été tout à coup saisi en chantant ces deux mots : O bella Venere ! Mon pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa bella Venere, que Peltier se renversa d’un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en dessous de ses deux pieds.

À la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d’enquêtes, après m’être fait habiller par le tailleur de Peltier, je partis pour Beccles avec quelque argent que me prêta Deboffe, sur l’assurance de ma reprise de l’Essai. Je changeai mon nom, qu’aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu’avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l’auberge, je présentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les gentlemen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinage.


Je repris des forces ; les courses que je faisais à cheval me rendirent un peu de santé. L’Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais charmante ; partout la même chose et le même aspect. M. de Combourg était invité à toutes les parties. Je dus à l’étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français.

Les malheurs de ma famille, que j’appris par les journaux, et qui me firent connaître sous mon véritable nom (car je ne pus cacher ma douleur), augmentèrent à mon égard l’intérêt de la société. Les feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Malesherbes ; celle de sa fille, madame la présidente de Rosanbo ; celle de sa petite-fille, madame la comtesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand, mon frère, immolés ensemble, le même jour, à la même heure, au même échafaud[14]. M. de Malesherbes était l’objet de l’admiration et de la vénération des Anglais ; mon alliance de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de mes hôtes.

Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une charrette avec d’autres victimes, et conduite du fond de la Bretagne dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu’elle avait tant aimé. Ma femme et ma sœur Lucile, dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait été question de les enfermer au château de Combourg, devenu forteresse d’État : on accusait leur innocence du crime de mon émigration. Qu’étaient-ce que nos chagrins en terre étrangère, comparés à ceux des Français demeurés dans leur patrie ? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l’exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la persécution de nos proches !

Il y a deux ans que l’anneau de mariage de ma belle-sœur fut ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l’apporta ; il était brisé ; les deux cerceaux de l’alliance étaient ouverts et pendaient enlacés l’un à l’autre ; les noms s’y lisaient parfaitement gravés. Comment cette bague s’était-elle retrouvée ? Dans quel lieu et quand avait-elle été perdue ? La victime, emprisonnée au Luxembourg, avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice ? Avait-elle laissé tomber la bague du haut du tombereau ? Cette bague avait-elle été arrachée de son doigt après l’exécution ? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole qui, par sa brisure et son inscription, me rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal s’attachait à cet anneau que ma belle-sœur semblait m’envoyer du séjour des morts, en mémoire d’elle et de mon frère. Je l’ai remis à son fils ; puisse-t-il ne pas lui porter malheur !

Cher orphelin, image de ta mère,
Au ciel pour toi, je demande ici-bas,
Les jours heureux retranchés à ton père
Et les enfants que ton oncle n’a pas[15].

Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que j’aie pu faire à mon neveu lorsqu’il s’est marié.

Un autre monument m’est resté de ces malheurs : voici ce que m’écrit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a trouvé l’ordre du tribunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et sa famille à l’échafaud :

« Monsieur le vicomte,

« Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une âme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux qui l’ont affectée le plus douloureusement. Cette pensée m’a fait hésiter quelque temps à vous offrir un bien triste document qui, dans mes recherches historiques, m’est tombé sous la main. C’est un acte de décès signé avant la mort par un homme qui s’est toujours montré implacable comme elle, toutes les fois qu’il a trouvé réunies sur la même tête l’illustration et la vertu.

« Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me sachiez pas trop mauvais gré d’ajouter à vos archives de famille un titre qui rappelle de si cruels souvenirs. J’ai supposé qu’il aurait de l’intérêt pour vous, puisqu’il avait du prix à mes yeux, et dès lors j’ai songé à vous l’offrir. Si je ne suis point indiscret, je m’en féliciterai doublement, car je trouve aujourd’hui dans ma démarche l’occasion de vous exprimer les sentiments de profond respect et d’admiration sincère que vous m’avez inspirés depuis longtemps, et avec lesquels je suis, monsieur le vicomte,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« A. de Cotencin. »
Hôtel de la préfecture de la Seine.
Paris, le 28 mars 1835.

Voici ma réponse à cette lettre :

« J’avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Chapelle les pièces du procès de mon malheureux frère et de sa femme, mais on n’avait pas trouvé l’ordre que vous avez bien voulu m’envoyer. Cet ordre et tant d’autres, avec leurs ratures, leurs noms estropiés, auront été présentés à Fouquier au tribunal de Dieu : il lui aura bien fallu reconnaître sa signature. Voilà les temps qu’on regrette, et sur lesquels on écrit des volumes d’admiration ! Au surplus, j’envie mon frère : depuis longues années du moins il a quitté ce triste monde. Je vous remercie infiniment, monsieur, de l’estime que vous voulez bien me témoigner dans votre belle et noble lettre, et vous prie d’agréer l’assurance de la considération très distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc. »

Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis : des noms sont mal orthographiés, d’autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n’arrêtaient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu’à l’heure exacte de la mort : à cinq heures précises. Voici la pièce authentique, je la copie fidèlement :

EXÉCUTEUR DES JUGEMENTS CRIMINELS

TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

« L’exécuteur des jugements criminels ne fera faute de se rendre à la maison de justice de la Conciergerie, pour y mettre à exécution le jugement qui condamne Mousset, d’Esprémenil, Chapelier, Thouret, Hell, Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelletier Rosanbo, Chateau Brian et sa femme (le nom propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la femme de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart (Rochechouart), et Parmentier ; — 14, à la peine de mort. L’exécution aura lieu aujourd’hui, à cinq heures précises, sur la place de la Révolution de cette ville.

« L’accusateur public,
« H.-Q. Fouquier. »

Fait au Tribunal, le 3 floréal, l’an II de la République française.

Deux voitures.

Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère ; mais elle fut oubliée à la Conciergerie. Le commissaire conventionnel la trouva : « Que fais-tu là, citoyenne ? lui dit-il ; qui es-tu ? pourquoi restes-tu ici ? » Ma mère répondit qu’ayant perdu son fils, elle ne s’informait point de ce qui se passait, et qu’il lui était indifférent de mourir dans la prison ou ailleurs. « Mais tu as peut-être d’autres enfants ? » répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes sœurs détenues à Rennes. L’ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l’on contraignit ma mère de sortir.

Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau de la France intérieure, de peindre cette grande colonie d’exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des mœurs des peuples.

En dehors de la France, tout s’opérant par individu, métamorphoses d’états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense ; et dans cette variété d’individus de tout rang, de tout âge, de tout sexe, une idée fixe conservée ; la vieille France voyageuse avec ses préjugés et ses fidèles, comme autrefois l’Église de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs.

En dedans de la France, tout s’opérant par masse : Barère annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères ; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin ; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées ; nos flottes abîmées dans les flots ; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des rois morts au visage des rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l’épée du soldat.

Au milieu de mes chagrins de famille, quelques lettres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d’ailleurs fort remarquables : il m’écrivait au mois de septembre 1795 : « Votre lettre du 23 août est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l’ai montrée à quelques personnes qui avaient les yeux mouillés en la lisant. J’ai été presque tenté de leur dire ce que Diderot disait le jour que J.-J. Rousseau vint pleurer dans sa prison, à Vincennes : Voyez comme mes amis m’aiment. Ma maladie n’a été, au vrai, qu’une de ces fièvres de nerfs qui font beaucoup souffrir, et dont le temps et la patience sont les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette fièvre des extraits du Phédon et du Timée. Ces livres-là donnent appétit de mourir, et je disais comme Caton :

« It must be so, Plato ; thou reason’ st well !


« Je me faisais une idée de mon voyage, comme on se ferait une idée d’un voyage aux grandes Indes. Je me représentais que je verrais beaucoup d’objets nouveaux dans le monde des esprits (comme l’appelle Swedenborg), et surtout que je serais exempt des fatigues et des dangers du voyage. »


À quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathématicien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d’esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j’y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais, et on restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu l’Amérique, aimait à conter ses voyages, à entendre le récit des miens, à parler de Newton et d’Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujourd’hui madame Pasta[16]. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j’écoutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d’études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemme. Peu à peu, j’éprouvai le charme timide d’un attachement sorti de l’âme : j’avais paré les Floridiennes, je n’aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m’embarrassais quand j’essayais de traduire quelque passage du Tasse. J’étais plus à l’aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante.

Les années de Charlotte Ives et les miennes concordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu’au milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si l’on ne se rencontre pas de prime abord, les souvenirs de la personne qu’on aime ne se trouvent point mêlés à la partie des jours où l’on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d’âge, les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour : l’un a marché dans une solitude en deçà d’un berceau, l’autre traversera une solitude au delà d’une tombe ; le passé fut un désert pour le premier, l’avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d’aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de caractère, de grâces et d’années.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C’était l’hiver ; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m’apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l’on m’eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque à l’amour que la durée pour être à la fois l’Éden avant la chute et l’Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L’amour est si bien la félicité souveraine qu’il est poursuivi de la chimère d’être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables ; au défaut de ses joies, il cherche à éterniser ses douleurs ; ange tombé, il parle encore le langage qu’il parlait au séjour incorruptible ; son espérance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d’immortelles pensées et par des générations intarissables.

Je voyais venir avec consternation le moment où je serais obligé de me retirer. La veille du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. À mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives : elle était dans un embarras extrême. Je crus qu’elle m’allait faire des reproches d’une inclination qu’elle avait pu découvrir, mais dont jamais je n’avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait ; elle-même séduisante dans ce trouble, il n’y a point de sentiment qu’elle n’eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l’obstacle qui lui ôtait la parole : « Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de tromper une mère ; ma fille a certainement conçu de l’attachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n’avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents ; vos biens sont vendus ; qui pourrait donc vous rappeler en France ? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous. »

De toutes les peines que j’avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de

Philippoteaux del.
Mauduison fils sc
Imp Vve Sarazin
CHARLOTTE


mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : « Arrêtez ! m’écriai-je ; je suis marié ! » Elle tomba évanouie.

Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J’arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n’avoir pas gardé de copie.

Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnaissant souvenir m’est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m’ait voulu du bien et qui m’ait accueilli d’une affection véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduction, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père instruit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m’avait privé ; qu’apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pouvait entrer dans le choix que l’on faisait de moi ; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n’ai rencontré qu’un attachement assez élevé pour m’inspirer la même confiance. Quant à l’intérêt dont j’ai pu être l’objet dans la suite, je n’ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas de la renommée, la parure des partis, l’éclat des hautes positions littéraires ou politiques, n’étaient pas l’enveloppe qui m’attirait des empressements.

Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre : enseveli dans un comté de la Grande-Bretagne, je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j’eusse même oublié ma langue, car j’écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tête. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition ? Si je pouvais mettre à part ce qui m’a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L’Empire, la Restauration, les divisions, les querelles de la France, que m’eût fait tout cela ? Je n’aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j’aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la transformation qui s’opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m’entendre ? Ne serai-je pas un homme d’autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : « Poeta fui e cantai : Je fus poète, et je chantai[17] ? »


Revenu à Londres, je n’y trouvai pas le repos : j’avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait dû être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes respects, de ma reconnaissance, d’éprouver une sorte de refus de l’homme inconnu qu’elle avait accueilli, auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des mœurs patriarcales ! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l’on pouvait et qu’on devait m’adresser : car enfin j’avais mis de la complaisance à m’abandonner à une inclination dont je connaissais l’insurmontable illégitimité. Était-ce donc une séduction que j’avais vainement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable conduite ? Mais en m’arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l’obstacle pour me livrer à un penchant flétri d’avance par ma conduite, je n’aurais pu que plonger l’objet de cette séduction dans le regret ou la douleur.

De ces amères réflexions, je me laissais aller à d’autres sentiments non moins remplis d’amertume : je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m’avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu’en raison de cette nature souffrante à laquelle j’étais soumis et de ces notions romanesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu’une union plus indépendante.

Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste : l’image de Charlotte ; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d’aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la suivre au temple où nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette femme, à travers le ciel, l’inexprimable ardeur de mes vœux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière de la bénédiction nuptiale que j’aurais pu entendre de la bouche d’un ministre dans ce temple :

« Ô Dieu, unissez, s’il vous plaît, les esprits de ces époux, et versez dans leurs cœurs une sincère amitié. Regardez d’un œil favorable votre servante. Faites que son joug soit un joug d’amour et de paix, qu’elle obtienne une heureuse fécondité ; faites, Seigneur, que ces époux voient tous deux les enfants de leurs enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération, et qu’ils parviennent à une heureuse vieillesse. »

Errant de résolution en résolution, j’écrivais à Charlotte de longues lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j’avais reçus d’elle, me servaient de talisman ; attachée à mes pas par ma pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absorbait mes facultés ; elle était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même que le sang passe par le cœur ; elle me dégoûtait de tout, car j’en faisais un objet perpétuel de comparaison à son avantage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de l’âme et qui gâterait le pain des anges.

Les lieux que j’avais parcourus, les heures et les paroles que j’avais échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire : je voyais le sourire de l’épouse qui m’avait été destinée ; je touchais respectueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu’une chaîne de lis que j’aurais portée à mon cou. Je n’étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer à mes côtés. Je devinais sa présence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu’on ne voit pas.

Privé de la société d’Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine liberté d’y mener l’image de Charlotte. À la distance de trente milles de Londres, il n’y a pas une bruyère, un chemin, une église que je n’aie visités. Les endroits les plus abandonnés, un préau d’orties, un fossé planté de chardons, tout ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés ; quand leur impression pénible m’affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir : j’étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le rossignol.

À Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne répondais point, je ne savais ce que l’on me disait : mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie.


Qu’arriva-t-il à Bungay après mon départ ? Qu’est devenue cette famille où j’avais apporté la joie et le deuil ?

Vous vous souvenez toujours bien que je suis ambassadeur auprès de Georges IV, et que j’écris à Londres, en 1822, ce qui m’arriva à Londres en 1795.

Quelques affaires, depuis huit jours, m’ont obligé d’interrompre la narration que je reprends aujourd’hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre midi et une heure, qu’une voiture était arrêtée à ma porte, et qu’une dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j’ai dit de laisser monter cette dame.

J’étais dans mon cabinet ; on a annoncé lady Sulton ; j’ai vu entrer une femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil : l’un pouvait avoir seize ans et l’autre quatorze. Je me suis avancé vers l’étrangère ; elle était si émue qu’elle pouvait à peine marcher. Elle m’a dit d’une voix altérée : « Mylord, do you remember me ? Me reconnaissez-vous ? » Oui, j’ai reconnu miss Ives ! les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je l’ai prise par la main, je l’ai fait asseoir et je me suis assis à ses côtés. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux étaient pleins de larmes ; je la regardais en silence à travers ces larmes ; je sentais que je l’avais profondément aimée par ce que j’éprouvais. Enfin, j’ai pu lui dire à mon tour : « Et vous, madame, me reconnaissez-vous ? » Elle a levé les yeux qu’elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m’a adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa main était toujours entre les deux miennes. Charlotte m’a dit : « Je suis en deuil de ma mère ; mon père est mort depuis plusieurs années. Voilà mes enfants. » À ces derniers mots, elle a retiré sa main et s’est enfoncée dans son fauteuil, en couvrant ses yeux de son mouchoir.

Bientôt elle a repris : « Mylord, je vous parle à présent dans la langue que j’essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse : excusez-moi. Mes enfants sont fils de l’amiral Sulton, que j’épousai trois ans après votre départ d’Angleterre. Mais aujourd’hui je n’ai pas la tête assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez-moi de revenir. » Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture. Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon cœur.

Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il, qui font renaître toute une vie. À chaque vous souvient-il, nous nous regardions ; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l’étendue du chemin parcouru. J’ai dit à Charlotte : « Comment votre mère vous apprit-elle… ? » Charlotte rougit et m’interrompit vivement : « Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l’amiral Sulton : l’aîné désirerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouverneur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j’aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant. » Elle appuya sur ces derniers mots.

« Ah ! Madame, lui répondis-je, que me rappelez-vous ? Quel bouleversement de destinées ! Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni ; vous qui n’avez point dédaigné ses souffrances ; vous qui peut-être aviez pensé à l’élever jusqu’à un rang glorieux et inespéré, c’est vous qui réclamez sa protection dans votre pays ! Je verrai M. Canning ; votre fils, quoi qu’il m’en coûte de lui donner ce nom, votre fils, si cela dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd’hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. »

Charlotte répliqua : « Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c’était toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter : n’étiez-vous pas pour moi comme un mari, my lord and master, mon seigneur et maître ? » Cette gracieuse femme avait quelque chose de l’Ève de Milton, en prononçant ces paroles : elle n’était point née du sein d’un autre femme ; sa beauté portait l’empreinte de la main divine qui l’avait pétrie.

Je courus chez M. Canning et chez lord Londonderry ; ils me firent des difficultés pour une petite place, comme on m’en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois : à ma quatrième visite, elle me déclara qu’elle allait retourner à Bungay. Cette dernière entrevue fut douloureuse. Charlotte m’entretint encore du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d’antan, des espérances d’autrefois. « Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom ; maintenant, qui l’ignore ? Savez-vous que je possède un ouvrage et plusieurs lettres, écrits de votre main ? Les voilà. » Et elle me remit un paquet. « Ne vous offensez pas si je ne veux rien garder de vous, » et elle se prit à pleurer. « Farewell ! farewell ! me dit-elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher à Bungay. — J’irai, m’écriai-je ; j’irai vous porter le brevet de votre fils. » Elle secoua la tête d’un air de doute, et se retira.

Rentré à l’ambassade, je m’enfermai et j’ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insignifiants et un plan d’études, avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J’avais espéré trouver une lettre de Charlotte ; il n’y en avait point ; mais j’aperçus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l’encre vieillie et la jeune écriture témoignaient qu’elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.

Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île où je la perdis une première. Mais entre ce que j’éprouve à cette heure pour elle, et ce que j’éprouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l’espace de l’innocence : des passions se sont interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d’un amour resté à la limite du rêve. J’écrivais alors sur le vague des tristesses ; je n’en suis plus au vague de la vie. Eh bien ! si j’avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c’eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après m’avoir été offertes.

Je dois regarder le sentiment que je viens de rappeler comme le premier de cette espèce entré dans mon cœur ; il n’était cependant point sympathique à ma nature orageuse ; elle l’aurait corrompu ; elle m’eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C’était alors qu’aigri par les malheurs, déjà pèlerin d’outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c’était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m’obsédaient et faisaient de moi l’être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu’il en soit, la chaste image de Charlotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quelques rayons d’une lumière vraie, dissipa d’abord une nuée de fantômes : ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l’abîme ; elle attendit l’effet du temps pour renouveler ses apparitions.


Mes rapports avec Deboffe n’avaient jamais été interrompus complètement pour l’Essai sur les Révolutions, et il m’importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d’où m’était venu mon dernier malheur ? de mon obstination au silence. Pour comprendre ceci, il faut entrer dans mon caractère.

En aucun temps il ne m’a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m’empêche de causer de ce qui me touche.

Personne ne saurait affirmer sans mentir que j’aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n’entretiens jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l’ennui profond que l’on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d’ouverture de cœur : mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière et je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. Si j’essaye de commencer un récit, soudain l’idée de sa longueur m’épouvante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de tout : la malveillance et le dénigrement sont les deux caractères de l’esprit français ; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d’une confidence.

Mais qu’ai-je gagné à ma nature réservée ? d’être devenu, parce que j’étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n’a aucun rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaître et en m’embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les médiocrités d’antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m’ont supposé de l’ambition, et je n’en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n’ai rien de l’enthousiaste et du sentimental : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l’homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m’entraîner, d’idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m’apparaît tout d’abord ; de grands génies et de grandes choses, il n’en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d’encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l’existence intérieure et théorique, je suis l’homme de tous les songes ; dans l’existence extérieure et pratique, l’homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n’y a jamais eu d’être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père.

Les portraits qu’on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop légère, trop inattentive pour se donner le temps, lorsqu’elle n’est pas avertie, de voir les individus tels qu’ils sont. Quand, par hasard, j’ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes préfaces, on ne m’a pas cru. En dernier résultat, tout m’étant égal, je n’insistais pas ; un comme vous voudrez m’a toujours débarrassé de l’ennui de persuader personne ou de chercher à établir une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte : là je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d’herbe qui s’incline.

Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu’involontaire : si elle n’est pas une fausseté, elle en a l’apparence ; elle n’est pas en harmonie avec des natures plus heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, plus communicatives que la mienne. Souvent elle m’a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n’ai jamais pu souffrir les explications, les raccommodements par protestation et éclaircissement, lamentation et pleurs, verbiage et reproches, détails et apologie.

Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s’était enquise de mes parents et m’avait mis sur la voie des révélations. Ne prévoyant pas où mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme d’usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n’eusse été atteint de cet odieux travers d’esprit, toute méprise devenant impossible, je n’aurais pas eu l’air d’avoir voulu tromper la plus généreuse hospitalité ; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne m’excusait pas : un mal réel n’en avait pas moins été fait.

Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproches que je me faisais. Je m’accommodais même de ce travail, car il m’était venu en pensée qu’en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l’intérêt qu’elle m’avait témoigné. Charlotte, que je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes études. Son image était assise devant moi tandis que j’écrivais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l’image adorée, comme si le modèle eût été là en effet. Les habitants de l’île de Ceylan virent un matin l’astre du jour se lever dans un pompe extraordinaire, son globe s’ouvrit et il en sortit une brillante créature qui dit aux Ceylanais : « Je viens régner sur vous. » Charlotte, éclose d’un rayon de lumière, régnait sur moi.

Abandonnons-les, ces souvenirs ; les souvenirs vieillissent et s’effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d’autres cieux, dans d’autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes ! Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d’années l’ai-je revue ? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché !


On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une montagne que l’on gravit d’un côté et que l’on dévale de l’autre : il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n’a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l’espace qu’il a parcouru, les sentiers qu’il n’a pas choisis et à l’aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé de s’égarer. Ainsi, c’est à la publication de l’Essai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J’achevai la première partie du grand travail que je m’étais tracé ; j’en écrivis le dernier mot entre l’idée de la mort (j’étais retombé malade) et un rêve évanoui : In somnis venit, imago conjugis[18]. Imprimé chez Baylis, l’Essai parut chez Deboffe en 1797[19]. Cette date est celle d’une des transformations de ma vie. Il y a des moments où notre destinée, soit qu’elle cède à la société, soit qu’elle obéisse à la nature, soit qu’elle commence à nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu’un fleuve qui change son cours par une subite inflexion.

L’Essai offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste et politique. Dire que j’espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l’ouvrage, cela va sans dire : nous autres auteurs, petits prodiges d’une ère prodigieuse, nous avons la prétention d’entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, qu’elles ne se fondront pas comme les paroles gelées de Rabelais.

L’Essai devait être une sorte d’encyclopédie historique. Le seul volume publié est déjà une assez grande investigation ; j’en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, auprès des recherches et annotations de l’annaliste, les lais et virelais du poète, les Natchez, etc. Je comprends à peine aujourd’hui comment j’ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d’une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opiniâtreté à l’ouvrage explique cette fécondité : dans ma jeunesse, j’ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table où j’étais assis, raturant et recomposant dix fois la même page. L’âge ne m’a rien fait perdre de cette faculté d’application : aujourd’hui mes correspondances diplomatiques, qui n’interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main.

L’Essai fit du bruit dans l’émigration : il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d’infortune ; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hommes avec qui je marchais. J’ai tour à tour été le chef d’armées différentes dont les soldats n’étaient pas de mon parti : j’ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de la liberté de la presse, qu’ils détestaient : j’ai rallié les libéraux au nom de cette même liberté sous le drapeau des Bourbons qu’ils ont en horreur. Il arriva que l’opinion émigrée s’attacha, par amour-propre, à ma personne : les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles.

J’avais adressé des exemplaires de l’Essai à La Harpe, Ginguené et de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m’écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si l’Essai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié : une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.

Étant devenu presque un personnage, la haute émigration me rechercha à Londres. Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d’abord Holborn-Tottenham-Courtroad, et m’avançai jusque sur la route d’Hampstead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O’Larry, veuve irlandaise, mère d’une très-jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.

Chez madame O’Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j’étais obligé de prendre du thé à l’ancienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond : « Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé : — Ma chère, je crois que ce serait trop tôt[20]. »

Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie Neale, sous la garde d’un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait : You carry your hear in a sling (vous portez votre cœur en écharpe). Je portais mon cœur je ne sais comment.

Madame O’Larry partit pour Dublin ; alors m’éloignant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l’est, j’arrivai, de logement en logement, jusqu’au quartier de la riche émigration de l’ouest, parmi les évêques, les familles de cour et les colons de la Martinique.

Peltier m’était revenu ; il s’était marié à la venvole ; toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l’argent de ses voisins plus que leur personne.

Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société où j’avais des rapports de famille : Christian de Lamoignon[21], blessé grièvement d’une jambe à l’affaire de Quiberon, et aujourd’hui mon collègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à madame Lindsay, attachée à Auguste de Lamoignon, son frère[22] : le président Guillaume n’était pas emménagé de la sorte à Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.

Madame Lindsay, Irlandaise d’origine, d’un esprit sec, d’une humeur un peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la noblesse d’âme et de l’élévation de caractère : les émigrés de mérite passaient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la déterrera un jour, comme ces squelettes de reines, ornés de colliers, de bracelets, de pendants d’oreilles, qu’on exhume en Étrurie. Je rencontrai à ce rendez-vous M. Malouet[23] et madame du Belloy, femme digne d’attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panat[24]. Ce dernier avait une réputation méritée d’esprit, de malpropreté et de gourmandise : il appartenait à ce parterre d’hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la société française ; oisifs dont la mission était de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu’exercent maintenant les journaux, sans en avoir l’âpreté, mais aussi sans arriver à leur grande influence populaire.

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond[25]. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par derrière : « De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. — Alors ce n’est rien, répondit Montlosier : monsieur, retirez votre botte. »

Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés où j’avais une paillasse auprès de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français[26]. Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques : il prouvait dans l’une de ces œuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s’évaporer et retourner au ciel bleu ; comme j’aime beaucoup le bleu, j’étais tout charmé.

Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier accouche avec difficulté d’idées disparates ; mais s’il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quelquefois belles, surtout énergiques : antiprêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l’indépendance en théorie et de l’esclavage en pratique, faisant jeter l’esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison, ergoteur, roide et hirsute, l’ancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins des condescendances au pouvoir ; il sait ménager ses intérêts, mais il ne souffre pas qu’on s’en aperçoive, et met à l’abri ses faiblesses d’homme derrière son honneur de gentilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Auvernat fumeux, avec ses romances du Mont-d’Or et sa polémique de la Plaine ; j’ai du goût pour sa personne hétéroclite. Ses longs développements obscurs et tournoiements d’idées, avec parenthèses, bruits de gorge et oh ! oh ! chevrotants, m’ennuient (le ténébreux, l’embrouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables) ; mais, d’un autre côté, je suis diverti par ce naturaliste de volcans, ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d’une cheminée ; j’aime ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expliquant la Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à sa vachère, semant lui-même son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux : je lui saurai toujours gré de m’avoir consacré, dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d’un cimetière des Gaulois par lui découvert[27].

L’abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apollinaire, du chancelier de l’Hospital, de La Fayette, de Thomas, de Chamfort, chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, était venu aussi s’établir à Londres[28]. L’émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beaucoup ; il le fallait bien, car madame Delille l’enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j’étais allé chez lui ; il se fit attendre, puis il parut les joues fort rouges : on prétend que madame Delille le souffletait ; je n’en sais rien ; je dis seulement ce que j’ai vu.

Qui n’a entendu l’abbé Delille dire ses vers ? Il racontait très-bien ; sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à merveille à la nature coquette de son débit, au caractère de son talent et à sa profession d’abbé. Le chef-d’œuvre de l’abbé Delille est sa traduction des Géorgiques, aux morceaux de sentiment près ; mais c’est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV.

La littérature du XVIIIe siècle, à part quelques beaux génies qui la dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du XVIIe siècle et la littérature romantique du XIXe, sans manquer de naturel, manque de nature ; vouée à des arrangements de mots, elle n’est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme école antique. L’abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de même que le troubadour était le poète des vieux châteaux ; les vers de l’un, les ballades de l’autre, font sentir la différence qui existait entre l’aristocratie dans la force de l’âge et l’aristocratie dans la décrépitude : l’abbé peint des lectures et des parties d’échecs dans les manoirs où les troubadours chantaient des croisades et des tournois.

Les personnages distingués de notre Église militante étaient alors en Angleterre : l’abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant la vie de ma sœur Julie ; l’évêque de Saint-Pol-de-Léon[29], prélat sévère et borné, qui contribuait à rendre M. le comte d’Artois de plus en plus étranger à son siècle ; l’archevêque d’Aix[30], calomnié peut-être à cause de ses succès dans le monde ; un autre évêque savant et pieux, mais d’une telle avarice, que s’il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne l’aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d’esprit : il faut que je sois bien bête.

Parmi les Françaises de l’ouest, on nommait madame de Boigne, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis représenté avec son père, le marquis d’Osmond[31], la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l’a fait. Elle écrit maintenant, et ses talents reproduiront à merveille ce qu’elle a vu[32].

Mesdames de Caumont[33], de Gontaut[34] et du Cluzel habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si toutefois je ne fais pas de confusion à l’égard de madame de Caumont et de madame du Cluzel, que j’avais entrevues à Bruxelles.

Très-certainement, à cette époque, madame la duchesse de Duras était à Londres : je ne devais la connaître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d’une terre aimée du ciel, qu’il n’a manquée que d’un horizon et d’un jour de voile ! J’écris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de Duras, au bord de la Seine, que j’ai rencontré son premier souvenir.


De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d’une espèce et d’une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d’exilés : la terre renferme des lits de sable ou d’argile déposés par les flots du déluge. Un de ces flots m’apporta un homme dont je déplore aujourd’hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l’amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie.

On a lu, dans un des livres de ces Mémoires, que j’avais connu M. de Fontanes[35] en 1789 : c’est à Berlin, l’année dernière, que j’appris la nouvelle de sa mort. Il était né à Niort, d’une famille noble et protestante : son père avait eu le malheur de tuer en duel son beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d’un grand mérite, vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du XVIIIe siècle lui inspira ses premiers vers : ses essais poétiques furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Logé auprès de l’Odéon, en errant autour de la Chartreuse, il en célébra la solitude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s’engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction du Modérateur. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à Lyon et s’y maria. Sa femme accoucha d’un fils : pendant le siége de la ville que les révolutionnaires avaient nommée Commune affranchie, de même que Louis XI, en en bannissant les citoyens, avait appelé Arras Ville franchise, madame de Fontanes était obligée de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l’abri des bombes. Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le Mémorial[36] avec M. de La Harpe et l’abbé de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l’Angleterre fut son port de salut.

M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l’école classique de la branche aînée : sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui connaissait seulement l’austère et sainte tristesse de l’éloquence religieuse. Cette mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du Jour des Morts, comme l’empreinte de l’époque où il a vécu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu’il est né depuis J.-J. Rousseau, tenant par son goût à Fénelon. Si l’on réduisait les écrits de M. de Fontanes à deux très petits volumes, l’un de prose, l’autre de vers, ce serait le plus élégant monument funèbre qu’on pût élever sur la tombe de l’école classique[37].

Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants du poème de la Grèce sauvée, des livres d’odes, des poésies diverses, etc. Il n’eût plus rien publié lui-même : car ce critique si fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions politiques ne l’aveuglaient pas, avait une frayeur horrible de la critique. Il a été souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de Garat, sur la Forêt de Navarre, pensa l’arrêter net au début de sa carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua l’école affectée de Dorat, mais il ne put rétablir l’école classique qui touchait à son terme avec la langue de Racine.

Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l’Anniversaire de sa naissance : elle a tout le charme du Jour des Morts, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes :

La vieillesse déjà vient avec ses souffrances :
Que m’offre l’avenir ? De courtes espérances.
Que m’offre le passé ? Des fautes, des regrets.
Tel est le sort de l’homme ; il s’instruit avec l’âge :
  Mais que sert d’être sage,
  Quand le terme est si près ?

Le passé, le présent, l’avenir, tout m’afflige.
La vie à son déclin est pour moi sans prestige ;
Dans le miroir du temps elle perd ses appas.
Plaisirs ! allez chercher l’amour et la jeunesse ;
  Laissez-moi ma tristesse,
  Et ne l’insultez pas !

Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, c’était ma manière d’écrire. En moi commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française : toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l’ébahissement sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez, d’Atala, de René ; il ne pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, mais il sentait qu’il entrait dans un monde nouveau ; il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu’il ne parlait pas. Je reçus de lui d’excellents conseils ; je lui dois ce qu’il y a de correct dans mon style ; il m’apprit à respecter l’oreille ; il m’empêcha de tomber dans l’extravagance d’invention et le rocailleux d’exécution de mes disciples.

Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de l’émigration ; on lui demandait des chants de la Grèce sauvée ; on se pressait pour l’entendre. Il se logea auprès de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces temps d’infortune : Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu’on juge de l’émotion d’un auditoire d’exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayé des Mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée, dans laquelle il faisait parler l’auteur comme un laquais, et Louis XVI comme un portefaix : entre les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales[38].

UN PAYSAN VENDÉEN.

M. du Theil[39], chargé des affaires de M. le comte d’Artois à Londres, s’était hâté de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le conduire chez l’agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l’autel qui battaient les pavés de Piccadilly, d’une foule d’espions et de chevaliers d’industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d’une nuée d’aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu’on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu’à une gravure de la mort du général Wolfe[40]. Frappé de son air, je m’enquis de sa personne : un de mes voisins me répondit : « Ce n’est rien ; c’est un paysan vendéen, porteur d’une lettre de ses chefs. »

Cet homme, qui n’était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamps, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d’un cilice non à l’épreuve de la balle ; d’Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d’embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n’était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, compagnies d’incendiaires commandées par des Conventionnels ; il s’était trouvé au milieu de l’océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d’un pays fertile.

Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades lutta contre ce qu’il y avait de nouveau sang et d’espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que « les Vendéens seraient placés dans l’histoire au premier rang des peuples soldats ». Un autre général écrivait à Merlin de Thionville : « Des troupes qui ont battu de tels Français peuvent bien se flatter de battre tous les autres peuples. » Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée « des combats de géants ».

Dans la cohue du parloir, j’étais le seul à considérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l’invasion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles VII, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l’air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer ; sa lèvre inférieure tremblait sur ses dents serrées ; ses cheveux descendaient de sa tête en serpents engourdis, mais prêts à se redresser ; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d’énormes poignets tailladés de coups de sabre ; on l’aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la puissance des mœurs, au service d’intérêts et d’idées contraires à cette nature ; la fidélité native du vassal, la simple foi du chrétien, s’y mêlaient à la rude indépendance plébéienne accoutumée à s’estimer et à se faire justice. Le sentiment de sa liberté paraissait n’être en lui que la conscience de la force de sa main et de l’intrépidité de son cœur. Il ne parlait pas plus qu’un lion ; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts.

Quels hommes dans tous les partis que les Français d’alors, et quelle race aujourd’hui nous sommes ! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d’eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés ; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L’agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié : « Entrez ; passez derrière moi ; elle ne vous fera aucun mal ; elle ne bougera pas ; je la tiens. » Personne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Charette brisa son épée.


PROMENADES AVEC FONTANES.

Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme j’en avais fait d’une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu’il appelait plaisamment le contrôleur général des finances : il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d’encourager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu’à moi. Il n’était pas possible d’être meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l’amitié ; il me le prouva lors de ma démission à l’occasion de la mort du duc d’Enghien. Dans la conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donné l’horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophaillerie, l’idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte, quand il s’approcha du maître de l’Europe.

Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu’il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l’ombre des tours de Westminster ; tours qu’il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu’à leur base s’étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.

Nous dînions souvent dans quelque taverne solitaire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare : ils avaient vu ce que nous voyions ; ils s’étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l’une après l’autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d’incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant autour de chaque réverbère : ainsi s’écoule la vie du poète.

Nous vîmes Londres en détail : ancien banni, je servais de cicerone aux nouveaux réquisitionnaires de l’exil que la Révolution prenait, jeunes ou vieux : il n’y a point d’âge légal pour le malheur. Au milieu d’une de ces excursions, nous fûmes surpris d’une pluie mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l’allée d’une chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrâmes le duc de Bourbon : je vis pour la première fois, à ce Chantilly, un prince qui n’était pas encore le dernier des Condé.

Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage ! Fata viam invenient.

Fontanes fut rappelé en France. Il m’embrassa en faisant des vœux pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m’écrivit la lettre suivante :

« 28 juillet 1798.

« Si vous avez senti quelques regrets à mon départ de Londres, je vous jure que les miens n’ont pas été moins réels. Vous êtes la seconde personne à qui, dans le cours de ma vie, j’aie trouvé une imagination et un cœur à ma façon. Je n’oublierai jamais les consolations que vous m’avez fait trouver dans l’exil et sur une terre étrangère. Ma pensée la plus chère et la plus constante, depuis que je vous ai quitté, se tourne sur les Natchez. Ce que vous m’en avez lu, et surtout dans les derniers jours, est admirable, et ne sortira plus de ma mémoire. Mais le charme des idées poétiques que vous m’avez laissées a disparu un moment à mon arrivée en Allemagne.

« Les plus affreuses nouvelles de France ont succédé à celles que je vous avais montrées en vous quittant. J’ai été cinq ou six jours dans les plus cruelles perplexités. Je craignais même des persécutions contre ma famille. Mes terreurs sont aujourd’hui fort diminuées. Le mal même n’a été que fort léger ; on menace plus qu’on ne frappe, et ce n’était pas à ceux de ma date qu’en voulaient les exterminateurs. Le dernier courrier m’a porté des assurances de paix et de bonne volonté. Je puis continuer ma route, et je vais me mettre en marche dès les premiers jours du mois prochain. Mon séjour sera fixé près de la forêt de Saint-Germain, entre ma famille, la Grèce et mes livres, que ne puis-je dire aussi les Natchez ! L’orage inattendu qui vient d’avoir lieu à Paris est causé, j’en suis sûr, par l’étourderie des agents et des chefs que vous connaissez. J’en ai la preuve évidente entre les mains. D’après cette certitude, j’écris Great-Pulteney-street (rue où demeurait M. du Theil), avec toute la politesse possible, mais aussi avec tous les ménagements qu’exige la prudence. Je veux éviter toute correspondance au moins prochaine, et je laisse dans le plus grand doute sur le parti que je dois prendre et sur le séjour que je veux choisir.

« Au reste, je parle encore de vous avec l’accent de l’amitié, et je souhaite du fond du cœur que les espérances d’utilité qu’on peut fonder sur moi réchauffent les bonnes dispositions qu’on m’a témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues à votre personne et à vos grands talents. Travaillez, travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le pouvez : l’avenir est à vous. J’espère que la parole si souvent donnée par le contrôleur général des finances est au moins acquittée en partie. Cette partie me console, car je ne puis soutenir l’idée qu’un bel ouvrage est arrêté faute de quelques secours. Écrivez-moi ; que nos cœurs communiquent, que nos muses soient toujours amies. Ne doutez pas que, lorsque je pourrai me promener librement dans ma patrie, je ne vous y prépare une ruche et des fleurs à côté des miennes. Mon attachement est inaltérable. Je serai seul tant que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi de vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant : j’ai fait la moitié d’un nouveau chant sur les bords de l’Elbe, et j’en suis plus content que de tout le reste.

« Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis votre ami.

« Fontanes[41]. »

Fontanes m’apprend qu’il faisait des vers en changeant d’exil. On ne peut jamais tout ravir au poète ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes ; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les plaintes mélodieuses qu’il eût mieux aimé faire entendre à l’Eurotas.

L’avenir est à vous : Fontanes disait-il vrai ? Dois-je me féliciter de sa prédiction ? Hélas ! cet avenir annoncé est déjà passé : en aurai-je un autre ?

Cette première et affectueuse lettre du premier ami que j’aie compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché vingt-trois ans à mes côtés, m’avertit douloureusement de mon isolement progressif. Fontanes n’est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d’un fils, l’a jeté dans la tombe avant l’heure[42]. Presque toutes les personnes dont j’ai parlé dans ces Mémoires ont disparu ; c’est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents.

Mais s’il faut que je reste seul, si nul être qui m’aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu’un autre j’ai besoin de guide : je me suis enquis du chemin, j’ai étudié les lieux où je dois passer, j’ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d’une fosse dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j’ai entendu le râlement de ces cordes ; ensuite, j’ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière : à chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait ; la terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la surface du cercueil.

Fontanes ! vous m’avez écrit : Que nos muses soient toujours amies ; vous ne m’avez pas écrit en vain.




  1. Ce livre a été écrit à Londres, d’avril à septembre 1822. Il a été revu en décembre 1846.
  2. Frédéric, duc d’York et d’Albany, deuxième fils de George III, né en 1763, marié à la princesse Frédérique de Prusse, dont il n’avait pas d’enfants. Il avait exercé, sans aucun succès d’ailleurs, plusieurs commandements militaires importants. Il était, en 1822, field-marshal et commandant en chef de l’armée britannique.
  3. Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Boüétardais, fils de Marie-Antoine-Bénigne de Bedée et de Mlle Ginguené. Il était né le 17 mars 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19 juillet 1785, à Marie-Vincente de Francheville, dame de Trélan, il fut reçu conseiller et commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne le 18 mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui mourut à Rennes le 15 juin 1790, il émigra en Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à Londres, le 6 janvier 1809, laissant de son mariage une fille unique, Marie-Antoinette de Bedée de la Boüétardais, qui épousa à Dinan, le 14 mai 1810, M. Henry-Marie de Boishamon. Mme de Boishamon mourut au château de Monchoix le 22 janvier 1843 ; son mari lui survécut jusqu’au 26 janvier 1846. De leur union étaient nés deux fils : 1o M. Charles-Marie de Boishamon, né en 1814, mort en 1885 au château de Monchoix, marié, sans enfants ; 2o Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, né en 1817, mort en 1886, marié, avec enfants.
  4. « D’ailleurs ma santé, dérangée par de longs voyages, beaucoup de soucis, de veilles et d’études, est si déplorable, que je crains de ne pouvoir remplir immédiatement la promesse que j’ai faite concernant les autres volumes de l’Essai historique. »
  5. Essai historique, livre premier, première partie, introduction, p. 4 de la première édition.
  6. Jean Gabriel Peltier (et non Pelletier, comme on l’a imprimé jusqu’ici dans toutes les éditions des Mémoires) était né le 21 octobre 1765 à Gonnor, arrondissement de Beaupréau (Maine-et-Loire). Il fut le principal rédacteur des Actes des Apôtres. Après le 10 août, réfugié en Angleterre, il publia, en deux volumes in-8o, le Dernier Tableau de Paris, ou Précis historique de la révolution du 10 août et du 2 septembre, des causes qui l’ont produite, des événements qui l’ont précédée et des crimes qui l’ont suivie. En 1793, il fit paraître son Histoire de la Restauration de la Monarchie française, ou la Campagne de 1793, publiée en forme de correspondance. Désabusé, mais non découragé par la retraite des Prussiens, il continua de harceler la République dans son Tableau de l’Europe pendant 1794 (deux volumes in-8o). Comme il était avant tout polémiste, et que le journal pouvait être entre ses mains une arme plus puissante que le livre, il fonda à Londres une feuille périodique intitulée Paris, dont les 250 numéros parus de 1795 à 1802 ne forment pas moins de trente-cinq volumes in-8o. Ce vaste recueil renferme beaucoup de documents que les journaux français du temps n’auraient pu ou voulu accueillir. Il est à regretter qu’aucun des historiens du Directoire et du Consulat n’ait cru devoir y puiser. À la fin de 1802, il fit succéder à son Paris un nouveau recueil, l’Ambigu ou Variétés littéraires et politiques, publié les 10, 20 et 30 de chaque mois. Interrompu seulement pendant les trois premiers mois de 1815 et repris pendant les Cent-Jours, pour s’arrêter seulement en 1817, le second journal de Peltier comprend plus de cent volumes. Les premiers numéros de l’Ambigu eurent le don d’irriter à ce point le Premier Consul, alors en paix avec l’Angleterre, qu’il réclama l’expulsion de Peltier, ou, à tout le moins, son renvoi devant un jury anglais. Traduit devant la cour du Banc du Roi, et défendu par sir James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté célèbre, Peltier fut condamné, le 21 février 1803, à une faible amende, peine dérisoire dans un semblable débat. Une souscription, couverte aussitôt qu’annoncée, convertit en triomphe la défaite du journaliste. Le résultat le plus clair de ce procès retentissant fut de rendre européen le nom de Peltier. Marié à l’une des élèves les plus distinguées de l’abbé Carron, il tenait à Londres un grand train de maison et dépensait sans compter. De là bientôt pour lui un grand état de gêne, si bien qu’un jour il fut tout heureux et tout aise d’être nommé par Christophe, le roi nègre d’Haïti, son chargé d’affaires auprès du roi d’Angleterre. Les plaisants dirent alors qu’il avait passé du blanc au noir. Le mot était joli, et Peltier fut le premier à en rire, d’autant que son roi nègre lui expédiait, en guise de traitement, force balles de sucre et de café, dont la vente, évaluée à deux cent mille francs par an, lui permit de faire bonne figure jusqu’à la Restauration. Il vint alors en France ; mais comme il trouvait Louis XVIII trop libéral et n’avait pu se tenir de diriger contre lui quelques épigrammes, il reçut un accueil très froid et retourna à Londres. Là, une autre déception l’attendait. Une de ses épigrammes contre le roi de France, qui atteignait par ricochet le roi d’Haïti, fut envoyée par l’abolitionniste Wilberforce à Christophe, qui, dans son mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec ses pouvoirs, son sucre et son café. Revenu définitivement en France en 1820, il vécut encore quelques années, pauvre, mais inébranlablement fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825. — Peltier est une des plus curieuses figures de la période révolutionnaire, et il mériterait les honneurs d’une ample et copieuse biographie.
  7. Une des premières brochures de Peltier, publiée au mois d’octobre 1789, avait pour titre : Domine, salvum fac regem. Peltier y dénonçait le duc d’Orléans et Mirabeau comme les principaux auteurs des journées des 5 et 6 octobre.
  8. François-Dominique Reynaud, comte de Montlosier (1755-1838). Après avoir fait partie de la Constituante, où il siégeait au côté droit, il avait émigré à la fin de la session, avait fait la campagne de 1792 à l’armée des princes, puis était passé à Hambourg, d’où il vint à Londres en 1794. Il devint alors le principal rédacteur, non du Courrier français, mais du Courrier de Londres, et fit la fortune de ce journal, qui avait été fondé par l’abbé de Calonne. Sous le Consulat, il voulut continuer à Paris la publication de sa feuille, qui prit alors le titre de Courrier de Londres et de Paris, mais elle fut, après quelques numéros, supprimée par la censure. — Nous retrouverons plus tard, au cours de ces Mémoires, le comte de Montlosier.
  9. « M. de Chateaubriand m’a montré la maison où se passa ce triste drame d’un suicide ébauché : « Là, me dit-il, mon ami a voulu se tuer, et j’ai failli mourir de faim. » Puis il me faisait remarquer en souriant son lourd et brillant costume d’ambassadeur, car nous allions à Carlton-House, chez le roi. » (Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, p. 99).
  10. Charles-Louis-François de Barentin (1739-1819). Ce fut lui qui, comme garde des sceaux, ouvrit les États-Généraux le 5 mai 1789. Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, comme ennemi du peuple, il émigra et ne revint en France qu’après le 18 brumaire.
  11. Douze mille francs seulement, d’après son secrétaire, M. de Marcellus, qui tenait les comptes de l’ambassade ; mais on sait de reste, que Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffres de ménage. — Voir Chateaubriand et son temps, p. 99.
  12. William Camden (1551-1623), surnommé le Pausanias et le Strabon anglais. Il avait rassemblé un nombre considérable de manuscrits du moyen âge, qui composent ce qu’on appelle encore aujourd’hui la Collection Camden.
  13. Le chevalier de Champcenetz (1759-1794) fut le principal rédacteur des Actes des Apôtres. Il écrivit aussi dans le Petit Journal de la Cour et de la Ville, et, de concert avec Rivarol, publia en 1790 le Petit Almanach des grands hommes de la Révolution. Ayant quitté Paris après le 10 août, il eut l’imprudence d’y revenir, fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant le tribunal révolutionnaire. Quand le président eut prononcé sa condamnation à mort, il se leva, et, le sourire aux lèvres : « Citoyen président, dit-il, est-ce ici comme dans la garde nationale, et peut-on se faire remplacer ? »
  14. Le 3 floréal an II (22 avril 1794).
  15. Voir, au tome I, l’Appendice no III : Le comte Louis de Chateaubriand.
  16. Madame Pasta (1798-1865) était, en 1822, dans tout l’éclat de son talent et de son succès. Aussi remarquable comme comédienne et comme tragédienne que comme cantatrice proprement dite, elle n’a eu d’égale en ce siècle, sur la scène lyrique, que madame Malibran.
  17. Inferno, ch. I.
  18. Ipsa sed in somnis inhumati venit imago.
    Conjugis.
    (Virgile, Énéide, 1, 357.)

  19. Chateaubriand avait commencé à écrire l’Essai en 1794 ; l’ouvrage fut imprimé à Londres en 1796, et mis en vente dans les premiers mois de 1797 ; il formait un seul volume de 681 pages, grand in-8o, sans compter l’avis, la notice, la table des chapitres et l’errata. En voici le titre exact : Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. — Dédié à tous les partis. — Avec cette épigraphe : Experti invicem sumus ego et fortuna. Tacite. Et plus bas : À Londres : Se trouve chez J. Deboffe, Gerrard-Street ; J. Debrett, Piccadilly ; Mme Lowes, Pall-Mall ; A. Dulau et Co, Wardour-Street ; Boosey, Broad-Street ; et J.-F. Fauche, à Hambourg. — Le livre parut sans nom d’auteur.
  20. Corinne, livre XIV, chapitre I.
  21. Anne-Pierre-Christian, vicomte de Lamoignon, né à Paris le 15 juin 1770, troisième fils de Chrétien-François de Lamoignon, marquis de Basville, ancien garde des sceaux, et de Marie-Élisabeth Berryer, fille de Nicolas-René Berryer, secrétaire d’État et garde des sceaux. En 1788, il embrassa la carrière des armes ; pendant l’émigration, il servit à l’armée des princes comme garde du corps et fit partie de l’expédition de Quiberon. À cette dernière affaire, atteint à la jambe d’un coup de feu qui l’avait étendu sur le sable, il ne dut la vie qu’à son frère Charles. Celui-ci le prit sur ses épaules, le porta dans une chaloupe et, s’arrachant aux bras qui voulaient le retenir : « Mon régiment, dit-il, doit se battre encore, je vais le rejoindre. » Fait prisonnier quelques heures après, Charles de Lamoignon fut fusillé le 2 août 1795. Ramené en Angleterre, le vicomte Christian souffrit longtemps de ses blessures, s’adonna aux lettres et se lia très étroitement avec Chateaubriand. De retour en France sous le consulat et devenu l’époux de Mlle Molé de Champlâtreux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise, dans le château du président Molé, et le fit réparer d’après le goût du pays où il avait vécu si longtemps comme émigré. Louis XVIII le nomma pair de France, le 17 août 1815. Il avait un vrai talent d’écrivain, dont témoignent ses rapports à la Chambre haute. Celui qu’il fit, en 1816, sur le projet de loi portant abolition du divorce est particulièrement remarquable. Sa blessure de Quiberon s’étant rouverte dans ses dernières années, force lui fut de se confiner chez lui ; fidèle jusqu’au bout à ses devoirs, il se faisait porter au Luxembourg toutes les fois qu’il y croyait sa présence nécessaire. Il est mort, à Paris, le 21 mars 1827.
  22. René-Chrétien-Auguste, marquis de Lamoignon, frère aîné de Christian, né à Paris, le 19 juin 1765. Il fut nommé conseiller au Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre et, rentré en France sous le Consulat, se fixa dans ses terres de Saint-Ciers-la-Lande (Gironde). Sous la Restauration, les plus belles promesses ne purent le décider à venir à Paris. Louis-Philippe le nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais il continua de résider presque toujours à Saint-Ciers-la-Lande, où il mourut sans postérité, le 7 avril 1845.
  23. Pierre-Victor, baron Malouet, né à Riom, le 11 février 1740. Il était intendant de la marine, à Toulon, lorsque le tiers état de la sénéchaussée de Riom l’élut, sans scrutin et par acclamation, député aux États-généraux. Il s’y fit remarquer par son talent et son courage, non moins que par la fermeté de ses convictions royalistes. Après la journée du 10 août, il passa en Angleterre. Il rentra en France à l’époque du Consulat, fut nommé commissaire général de la marine à Anvers, en 1803, conseiller d’État et baron de l’Empire, en 1810. En 1812, il fut, par ordre de l’Empereur, exilé en Lorraine comme suspect de royalisme. Malgré l’état précaire de sa santé, il accepta du gouvernement provisoire, en 1814, les fonctions de commissaire au département de la Marine, dont Louis XVIII, à sa rentrée, lui remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put résister au travail et aux préoccupations qu’imposait cette charge, et il mourut à la tâche, le 7 septembre 1814. Il n’avait aucune fortune ; le roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses Mémoires ont été publiés par son petit-fils, en 1868.
  24. Le chevalier de Panat, né en 1762, était frère de deux députés aux États-Généraux. Il servit dans la marine, émigra en 1792, se lia à Hambourg avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et fut employé au ministère de la Marine. En 1814, il devint contre-amiral et secrétaire général de l’amirauté. C’est lui qui rédigea un petit ouvrage, publié en 1795, sous le nom d’un de ses camarades, et dans lequel on trouve des détails intéressants sur l’affaire de Quiberon, la Relation de Chaumereix, officier de marine échappé des prisons d’Auray et de Vannes. (Voir, au tome II, p. 456, des Mémoires de Malouet, la lettre du chevalier de Panat à Mallet du Pan.)
  25. Voici le texte de la fameuse phrase, où se reconnaît, en effet, la main de Chateaubriand : « Je ne crois pas, messieurs, quoi qu’on puisse faire, qu’on parvienne à forcer les évêques à quitter leur siège. Si on les chasse de leur palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre qu’il ont nourri. Si on leur ôte une croix d’or, ils prendront une croix de bois ; c’est une croix de bois qui a sauvé le monde. »
  26. Ou plutôt, comme on l’a vu tout à l’heure, le Courrier de Londres. Ce journal auquel collaboraient Malouet, Lally-Tolendal et Mallet du Pan, était d’un ton assez modéré. Le comte d’Artois, qui le goûtait médiocrement, dit un jour à Montlosier : « Vous écrivez quelquefois des sottises. — J’en entends si souvent ! » répliqua celui que Chateaubriand appellera tout à l’heure son Auvernat fumeux.
  27. Montlosier, dont Chateaubriand vient de tracer un si admirable portrait, fut, comme son compatriote, l’abbé de Pradt, un bonhomme très particulier. Après avoir été l’un des adversaires les plus ardents de la Révolution, après avoir, dans son livre sur la Monarchie française (1814), soutenu les théories les plus antidémocratiques, il attaqua, dans son fameux Mémoire à consulter (1826) et dans plusieurs autres écrits, les Jésuites, la Congrégation et le parti-prêtre, avec une âpreté qui lui valut d’être l’un des coryphées du parti libéral. En 1830, il collabora au Constitutionnel ; appelé, en 1832, à la Chambre des pairs, il y défendit la monarchie de juillet. Son premier livre avait été un Essai sur la théorie des volcans en Auvergne (1789) ; il fit paraître, en 1829, ses Mémoires sur la Révolution française, le Consulat, l’Empire, la Restauration et les principaux événements qui l’ont suivie. Ces très intéressants Mémoires sont malheureusement restés inachevés.
  28. Jacques Delille, né près d’Aigue-Perse, en Auvergne, le 22 juin 1738. Il émigra seulement en 1795, et se réfugia à Bâle. Après deux ans de séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de là à Londres, où il traduisit le Paradis perdu, et donna une seconde édition des Jardins, enrichie de nouveaux épisodes et de la description des parcs qu’il avait eu occasion de voir en Allemagne et en Angleterre. Rentré en France sous le Consulat, il publia successivement, avec une vogue ininterrompue, la Pitié, 1803 ; l’Énéide, 1804 ; le Paradis perdu, 1805 ; l’Imagination, 1806 ; les Trois règnes de la nature, 1809 ; la Conversation, 1812. C’était le fruit des vingt années précédentes. Il mourut d’apoplexie dans la nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps resta exposé pendant plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête couronnée de laurier, le visage légèrement peint. Paris lui fit des funérailles triomphales.
  29. Jean-François de la Marche, évêque et comte de Léon, né en 1729 au manoir de Kerfort, paroisse d’Ergué-Gaberic, mort à Londres, le 25 novembre 1805.
  30. Jean-de-Dieu-Raymond de Boisgelin de Cucé, né à Rennes le 17 février 1732. Évêque de Lavaur (1766), archevêque d’Aix (1770), membre de l’Académie française (1776), élu député du clergé aux États-Généraux par la sénéchaussée d’Aix (1789), il émigra en Angleterre en 1791 et fit paraître à Londres une traduction des psaumes en vers français. Après le Concordat, il fut nommé archevêque de Tours et cardinal, et mourut le 22 août 1804.
  31. Le marquis d’Osmond (1751-1838) était ambassadeur de France à la Haye, lorsqu’éclata la Révolution. Nommé à l’ambassade de Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission avant d’avoir rejoint ce poste, et émigra. Sous l’Empire, il accepta de Napoléon diverses missions diplomatiques. La première Restauration le fit ambassadeur à Turin. Pair de France le 17 août 1815, il fut ambassadeur à Londres du 29 novembre 1815 au 2 janvier 1819.
  32. Mlle d’Osmond avait épousé le comte de Boigne, qui, après avoir guerroyé, dans l’Inde, au service d’un prince mahratte, était revenu en Europe avec d’immenses richesses. C’était une femme de beaucoup d’esprit. Elle avait composé, aux environs de 1817, quelques romans, dont le principal a pour titre Une Passion dans le grand monde, et qui ne furent publiés qu’après sa mort, sous le second Empire. Ces romans d’Outre-tombe parurent alors étrangement démodés et n’eurent aucun succès. — Cette mauvaise langue de Thiébault ne laisse pas, dans ses Mémoires, de médire quelque peu Mme de Boigne. « Le comte O’Connell, dit-il, avait sorti M. et Mme d’Osmond d’une profonde misère, en mariant Mlle d’Osmond avec un M. de Boigne. Ce de Boigne, après avoir été généralissime dans l’Inde, en avait rapporté une fortune colossale, et, pour l’honneur de s’allier à des gens titrés, il avait ajouté à la plus magnifique des corbeilles, douze mille livres de rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six mille pour son beau-frère, petit diable gringalet, auquel on n’avait pas de quoi donner des souliers. Encore si, pour prix de semblables bienfaits, ce pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à défaut du bonheur, une situation tolérable ; mais la mère d’Osmond, mais sa fille le persécutèrent à ce point qu’il fut obligé d’abord de déserter la maison conjugale, puis Paris où il comptait résider, et que, forcé de renoncer à tout intérieur, à toute famille, à la consolation même d’avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent mille livres de revenus, il se réfugia en Savoie, sa patrie ; on sait tout le bien qu’il a fait et les utiles établissements qu’il y a fondés et qui perpétueront la mémoire de cet homme excellent, fort loin d’être sans mérite et à tous égards digne d’un sort moins triste… Les cent mille livres servies par le mari n’eurent d’autre fin que de couvrir d’un vernis d’or les désordres de la femme. » Mémoires du général baron Thiébault, t. III, p. 538.
  33. Marie-Constance de Lamoignon (1774-1823). Elle avait épousé François-Philibert-Bertrand Nompar de Caumont, marquis de la Force. Norvins, en parle ainsi dans son Mémorial, tome I, page 137 : « Mme de Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si longtemps la plus jolie femme de Paris. »
  34. La duchesse de Gontaut, née en 1773, était fille du comte de Montault-Navailles. Elle émigra avec sa mère à la fin de 1790 et, après quatre années passées en Allemagne et en Hollande, elle se réfugia en Angleterre, où elle resta jusqu’en 1814. Peu après son arrivée à Londres, en 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron. Sous la Restauration, après la naissance du duc de Bordeaux, elle fut nommée gouvernante des Enfants de France. En 1826, le roi lui donna le rang et le titre de duchesse. Elle s’exila de nouveau en 1830, pour suivre la famille royale, d’abord en Angleterre, puis en Allemagne.

    Au mois d’avril 1834, elle rentra en France, non que son dévouement eût faibli, mais parce que l’expression de ce dévouement, toujours franche et vive, avait contrarié certaines influences, devenues toutes puissantes auprès de Charles X. — Les Mémoires de madame la duchesse de Gontaut ont été publiés en 1891.

  35. Jean-Pierre-Louis de Fontanes, né à Niort le 6 mars 1757. Député au Corps législatif de 1802 à 1810, président de cette Assemblée de 1804 à la fin de 1808, membre du Sénat conservateur de 1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf pendant la période des Cent-Jours ; grand-maître de l’Université de 1808 à 1815 ; membre de l’Académie française. Napoléon l’avait nommé comte de l’Empire, le 3 juin 1808 ; Louis XVIII, par lettres patentes du 31 août 1817, lui conféra le titre de marquis.
  36. Le Mémorial historique, politique et littéraire, par MM. La Harpe, Vauxelles et Fontanes, fondé le 1er prairial an V (20 mai 1797), supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même année. Malgré sa courte durée, ce journal jeta le plus vif éclat. Fontanes, le très spirituel abbé de Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette feuille des articles du plus rare mérite. Ceux de La Harpe surtout sont des chefs-d’œuvre. Qui voudra connaître jusqu’où pouvait s’élever son talent devra lire le Mémorial.
  37. Il vient d’être élevé par la piété filiale de madame Christine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuse notice le fronton du monument. (Paris, note de 1839) Ch.
  38. Les Mémoires de Cléry, valet de chambre de Louis XVI, parurent à Londres, en 1799, sous ce titre : Journal de ce qui s’est passé à la Tour du Temple pendant la captivité de Louis XVI, roi de France. La même année, MM. Giguet et Michaud les imprimèrent en France. Afin de détruire le puissant intérêt qui s’attachait à cette publication, le Directoire fit répandre une fausse édition intitulée : Mémoires de M. Cléry sur la détention de Louis XVI. L’auteur du libelle, non content de dénaturer les faits, l’avait semé de traits odieux contre le malheureux prince et la famille royale. Dès que Cléry en eut connaissance, il protesta avec indignation. Sa réclamation parut au mois de juillet 1801, dans le Spectateur du Nord, qui se publiait à Hambourg.
  39. Jean-François du Theil, né vers 1760, mort en 1822. Émigré en 1790, il était revenu en 1792, pendant la captivité de Louis XVI, et s’était exposé aux plus grands dangers pour communiquer avec le Roi ; il avait même été arrêté dans la prison du Temple, et c’est par une sorte de miracle qu’il s’était tiré de cette arrestation. Il avait dû alors retourner en Allemagne. En 1795, il accompagna le comte d’Artois dans l’expédition de l’île d’Yeu. Revenu avec lui en Angleterre, il fut chargé, conjointement avec le duc d’Harcourt, des affaires du Prince et de celles du comte de Provence auprès du gouvernement anglais. Il ne rentra en France qu’en 1814, et mourut dans le dénuement. (Léonce Pingaud, Correspondance intime du comte de Vaudreuil et du comte d’Artois pendant l’émigration (1789-1815), tome II, page 298.)
  40. Wolfe (1726-1759), général anglais, célèbre surtout pour s’être emparé, le 13 septembre 1759, de la ville de Québec, dont la perte entraîna pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tête de ses grenadiers qu’il menait lui-même à la charge, pendant que, de son côté, le commandant français, l’héroïque Montcalm, tombait mortellement blessé. La victoire de Québec provoqua en Angleterre un immense enthousiasme. Le Parlement vota un monument, à Westminster, pour le général Wolfe, enseveli dans son triomphe. Le tableau de la Mort du général Wolfe, par le peintre Benjamin West (1766), eut dans toute la Grande-Bretagne un succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous les foyers. Elle ne laissa pas de se répandre en France même, et je me souviens de l’avoir vue dans mon enfance, en plus d’un vieux logis.
  41. Voir, à l’Appendice, le no III : Fontanes et Chateaubriand.
  42. Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès qu’il s’était senti frappé, il avait fait demander un prêtre. Celui-ci vint dans la nuit ; le malade, en l’entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s’écria avec ferveur : « Ô mon Jésus ! mon Jésus ! » Le poète du Jour des Morts et de la Chartreuse, l’ami de Chateaubriand, mourut en chrétien.