Mémoires d’un âne/17

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Hachette (p. 181-190).



XVII

LES ENFANTS DE L’ÉCOLE


Médor s’était écarté un jour de la maison où il était né, et où il vivait assez heureux ; il poursuivait un chat qui lui avait enlevé un morceau de viande donnée par le cuisinier. On la trouvait trop avancée ; Médor, qui n’était pas si délicat, l’avait saisie et posée près de sa niche, lorsque le chat, caché à côté, s’élança dessus et l’emporta. Mon ami ne faisait pas souvent d’aussi friands repas ; il courut à toutes jambes après le voleur et, l’aurait bientôt attrapé, si le méchant chat n’avait imaginé de grimper sur un arbre. Médor ne pouvait le suivre si haut ; il fut donc obligé de regarder le fripon dévorer sous ses yeux l’excellent morceau qu’il avait dérobé. Justement irrité d’une semblable effronterie, il resta au pied de l’arbre, aboyant, grondant, et faisant mille reproches. Ses aboiements attirèrent des enfants qui sortaient de l’école ; ils se joignirent à Médor pour injurier le chat ; ils finirent même par ramasser des pierres et lui en jeter ; c’était une véritable grêle. Le chat se sauva au haut de l’arbre, se cacha dans les endroits les plus touffus : ce qui n’empêcha pas les méchants garçons de continuer leur jeu et de faire des hourras de joie chaque fois qu’un miaulement plaintif leur apprenait que le chat avait été touché et blessé.

Médor commençait à s’ennuyer de ce jeu ; les miaulements douloureux du chat avaient fait passer sa colère, et il craignait que les enfants ne fussent trop cruels. Il se mit donc à aboyer contre eux et à les tirer par leurs blouses ; ils n’en continuèrent pas moins à lancer des pierres ; seulement, ils en jetèrent aussi quelques-unes à mon pauvre ami. Enfin un cri rauque et horrible, suivi d’un craquement dans les branches, annonça qu’ils avaient réussi, que le chat était grièvement blessé, et qu’il tombait de l’arbre. Une minute après, il était par terre, non seulement blessé, mais raide mort ; il avait eu la tête brisée par une pierre. Les méchants enfants se réjouirent de leur succès, au lieu de pleurer sur leur cruauté et sur les souffrances qu’ils avaient fait endurer à ce pauvre animal. Médor regardait son ennemi d’un air compatissant, et les garçons d’un air de reproche ; il allait retourner à la maison, lorsqu’un des enfants s’écria :

Le chat se sauva au haut d’un arbre.

« Faisons-lui prendre un bain dans la rivière, ce sera très amusant.

— Bien dit, bien imaginé ! s’écrièrent les autres. Attrape-le, Frédéric ; le voilà qui se sauve. »

Et voilà Médor poursuivi par ces méchants vauriens, eux et lui courant à toutes jambes ; ils étaient malheureusement une douzaine, qui s’étaient espacés, ce qui l’obligeait à toujours courir droit devant lui, car aussitôt qu’il cherchait à leur échapper à droite ou à gauche, tous l’entouraient, et il retardait ainsi sa fuite au lieu de l’accélérer. Il était bien jeune alors, il n’avait que quatre mois ; il ne pouvait courir vite ni longtemps ; il finit donc par être pris. L’un le saisit par la queue, l’autre par la patte, d’autres par le cou, les oreilles, le dos, le ventre ; ils le tiraient chacun de leur côté, et s’amusaient de ses cris. Enfin, ils lui attachèrent au cou une ficelle qui le serrait à l’étrangler, le tirèrent après eux, et le firent avancer avec force coups de pied ; ils arrivèrent ainsi jusqu’à la rivière ; l’un d’eux allait l’y jeter après avoir défait la ficelle ; mais le plus grand s’écria :

« Attends, donne-moi la ficelle, attachons-lui deux vessies au cou pour le faire nager, nous le pousserons jusqu’à l’usine, et nous le ferons passer sous la roue. »

Le pauvre Médor se débattait vainement ; que pouvait-il faire contre une douzaine de gamins dont les plus jeunes avaient pour le moins dix ans ? André, le plus méchant de la bande, lui attacha les deux vessies autour du cou, et le lança au beau milieu de la petite rivière. Mon malheureux ami, poussé par le courant plus encore que par les perches que tenaient ses bourreaux, était à moitié noyé et à moitié étranglé par la ficelle que l’eau avait resserrée. Il arriva ainsi jusqu’à l’endroit où l’eau se précipitait avec violence sous la roue de l’usine. Une fois sous la roue, il devait nécessairement y être broyé.

Les ouvriers revenaient de dîner, et s’apprêtaient à lever la pale qui retenait l’eau. Celui qui devait la lever aperçut Médor, et s’adressa aux méchants enfants qui attendaient en riant que la pale, une fois levée, laissât passer Médor, et que l’eau l’entraînât sous la roue.

« Encore un de vos méchants tours, mauvais garnements. Eh ! les amis, à moi ! Venez corriger ces gamins qui s’amusent à noyer un pauvre chien. »

Ses camarades accoururent, et, pendant qu’il sauvait Médor en lui tendant une planche, sur laquelle il monta, les autres firent la chasse à ses tourmenteurs, les attrapèrent tous, et les fouettèrent, les uns avec des cordes, les autres avec des fouets, d’autres avec des baguettes. Ils criaient tous à qui mieux mieux ; les ouvriers n’en tapaient que plus fort. Enfin, ils les laissèrent aller, et la bande partit, criant, hurlant et se frottant les reins.

Le sauveur de Médor avait coupé la ficelle qui

Ils les fouettèrent avec des cordes.

l’étranglait ; il l’avait couché au soleil sur du foin ; Médor fut bientôt sec et prêt à retourner à la maison. Le forgeron l’y ramena, mais on lui dit qu’il pouvait bien le garder, qu’on avait déjà trop de chiens, et qu’on jetterait celui-là à l’eau avec une pierre au cou s’il ne voulait pas l’emmener. C’était un brave homme ; il eut pitié de Médor et le ramena chez lui. Quand sa femme vit le chien, elle jeta les hauts cris, disant que son mari la ruinait, qu’elle n’avait pas de quoi nourrir un animal propre à rien, qu’il faudrait encore payer l’impôt sur les chiens.

Enfin, elle cria et se plaignit si haut, que le mari, pour avoir la paix, se débarrassa de Médor, en le donnant au méchant fermier chez lequel je vivais déjà, et qui avait besoin d’un chien de garde.

Voilà comment Médor et moi nous nous sommes connus, et voilà pourquoi nous nous sommes aimés.