Mémoires de Fanny Hill/Lettre I

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MÉMOIRES D’UNE FEMME DE PLAISIR

LETTRE PREMIÈRE


Madame,


Je vais vous donner une preuve indubitable de ma complaisance à satisfaire vos désirs et, quelque mortifiante que puisse être la tâche que vous m’imposez, je me ferai un devoir de détailler avec fidélité les périodes scandaleuses d’une vie débordée, dont je me suis enfin tirée heureusement, pour jouir de toute la félicité que peuvent procurer l’amour, la santé et une fortune honnête ; étant d’ailleurs encore assez jeune pour en goûter le prix et pour cultiver, un esprit qui naturellement n’était pas dépravé, qui, même parmi les dissipations où je me vis entraînée, ne laissa point de former des observations sur les mœurs et sur les caractères des hommes, observations peu communes aux, personnes de l’état où j’ai vécu, lesquelles, ennemies de toute réflexion, les bannissent pour jamais, afin d’éviter les remords qu’un retour sur elles-mêmes ferait naître dans leurs cœurs.

Haïssant aussi mortellement que je le fais toute préface inutile, je ne vous ferai point languir par un exorde ennuyeux ; je dois seulement vous avertir que je retracerai toutes mes actions avec la même liberté que je les ai commises.

La vérité, là vérité toute nue guidera ma plume. Je ne prendrai même pas la peine de couvrir de la plus légère gaze mes crayons ; je peindrai les choses d’après nature, sans crainte de violer les lois de la décence, qui ne sont pas faites pour des personnes aussi intimement amies que nous. D’ailleurs, vous avez une connaissance trop consommée des plaisirs réels pour que leur peinture vous scandalise. Vous n’ignorez pas que les gens d’esprit et de goût ne se font nul scrupule de décorer leurs cabinets de nudités de toute espèce, quoique, par la crainte qu’ils ont de blesser l’œil et les préjugés du vulgaire, ils n’aient garde de les exposer dans leurs salons.

Passons à mon histoire. On m’appelait, étant enfant, Frances Hill[1]. Je suis née de parents pauvres, dans un petit village près de Liverpool, dans le Lancashire, de parents extrêmement pauvres et, je le crois pieusement, très honnêtes.

Mon père, qu’une infirmité empêchait de travailler aux gros ouvrages de la campagne, gagnait, à faire des filets, une très médiocre subsistance, que ma mère n’augmentait guère en tenant une petite école de filles dans le voisinage. Ils avaient eu plusieurs enfants dont j’étais restée seule en vie.

Mon éducation, jusqu’à l’âge de quatorze ans passés, avait été des plus communes. Lire ou plutôt épeler, griffonner et coudre assez mal, faisait tout mon savoir. À l’égard de mes principes de vertu, ils consistaient dans une parfaite ignorance du vice et dans une sorte de retenue et de timidité naturelles à notre sexe, dans la première période de la vie, où les objets vous effrayent surtout par leur nouveauté ; mais alors nous ne guérissons de la peur que trop tôt aux dépens de notre innocence, lorsque nous nous habituons peu à peu à ne plus voir, dans l’homme, une bête féroce prête à nous dévorer.

Ma pauvre mère avait toujours été tellement occupée de son école et des petits embarras du ménage qu’elle n’avait employé que bien peu de temps à m’instruire. Au reste, elle était trop ignorante du mal pour être en état de me donner des leçons qui pussent m’en garantir.

J’étais entrée dans ma quinzième année, lorsque les chers et regrettables auteurs de ma vie moururent de la petite vérole, à quelques jours l’un de l’autre, Mon père mourut le premier, entraînant ma mère dans la tombe. Je me trouvai, par leur mort, une malheureuse orpheline sans ressources et sans amis, car mon père, qui était du comté de Kent, s’était établi par hasard dans le village. Je fus aussi attaquée de cette contagieuse maladie, mais fort légèrement ; je fus bientôt hors de danger et (avantage dont j’ignorais alors la valeur) sans qu’il m’en restât aucune marque. Je passe sur le chagrin, la véritable affliction où cette perte me plongea. Le temps et l’humeur volage de la jeunesse n’en effacèrent que trop tôt de ma mémoire la triste et précieuse époque. Mais ce qui contribua surtout à me la faire oublier, ce fut l’idée, qu’on me mit tout à coup dans la tête, d’aller à Londres chercher une place. Une jeune femme, nommée Esther Davis, alors dans notre village, devait retourner incessamment à Londres, où elle était en service ; elle me proposa de l’y suivre, m’assurant de m’aider de ses avis et de son crédit pour me faire placer.

Comme il n’y avait personne au monde qui se mît en peine de ce que je deviendrais et que la femme qui avait pris soin de moi après la mort de mes parents m’encourageait plutôt dans, mon nouveau dessein, j’acceptai sans hésiter l’offre qu’on me faisait, résolue d’aller à Londres et d’y tenter fortune ; tentative qui, soit dit en passant, est plus funeste qu’avantageuse aux aventuriers de l’un et l’autre sexe, émigrés de leur province.

J’étais enchantée des merveilles qu’Esther Davis me contait de Londres ; il me tardait d’y être pour voir les Lions de la Tour, le Roi, la Famille royale, les mausolées de Westminster, la Comédie, l’Opéra, enfin toutes les jolies choses dont elle piquait ma curiosité par ses agréables récits et dont le tableau détaillé me tourna complètement la tête.

Je ne puis non plus me rappeler sans rire la naïve admiration, mêlée d’une pointe d’envie, avec laquelle nous autres pauvres filles, dont les habits du dimanche étaient tout au plus des chemises de grosse toile et des robes d’indienne, nous regardions Esther avec ses robes de satin luisant, ses chapeaux bordés d’un pouce de dentelle, ses rubans aux vives couleurs brochés d’argent ; toutes choses qui, pensions-nous, poussaient, naturellement à Londres et qui entrèrent pour beaucoup dans ma détermination d’y aller afin d’en prendre ma part.

Quant à Esther, son seul et unique motif pour se charger de moi pendant le voyage était d’avoir en route la société d’une compatriote. Nous allions dans une ville où, comme elle me disait dans son langage et avec ses gestes :

« Nombre de pauvres campagnardes ont trouvé moyen, par leur bonne conduite, de s’enrichir elles et les leurs. Bien des filles vertueuses ont épousé leurs maîtres, qui les font aujourd’hui rouler en carrosse. On en connaît même quelques-unes qui sont devenues duchesses. La chance fait tout et nous y pouvons prétendre aussi bien que les autres. »

Et un tas de propos pareils qui me faisaient griller d’envie d’entreprendre cet heureux voyage. Que devais-je quitter d’ailleurs ? un village où j’étais née, il est vrai, mais où je n’avais personne à regretter ; un endroit qui m’était devenu insupportable, depuis qu’à des témoignages de tendresse avaient succédé des airs froids de charité, dans la maison même de l’unique amie dont je pouvais attendre soins et protection. Cette femme, toutefois, se conduisit honnêtement. Elle fit argent des petites choses qui me restaient et me remit, les dettes et les frais d’enterrement acquittés, toute ma fortune, à savoir : huit guinées et dix-sept schellings. J’empaquetai ma modeste garde-robe dans une boîte à perruque et mis mon argent dans une boîte à ressort. Je n’avais jamais vu tant de richesse et ne pouvais concevoir, qu’il fût possible de la dépenser ; ma joie de posséder un tel trésor était si réelle que je fis très peu d’attention à une infinité de bons avis qui me furent donnés, par surcroît.

Nous partîmes par la voiture de Chester. Je laisse de côté la petite scène des adieux, où je versai quelques larmes de chagrin et de joie. Ma conductrice me servit de mère pendant la route, en considération de quoi elle jugea à propos de me faire payer son écot jusqu’à Londres. Elle fit, à la vérité, les choses en conscience et ménagea ma bourse comme si c’eût été la sienne. Je ne m’arrêterai pas au détail insignifiant de ce qui m’arriva en route, comme, par exemple, les regards que d’un œil humide de liqueur me lançait le postillon, le manège de tel ou tel des voyageurs à mon adresse, déjoué par la vigilance de ma protectrice Esther.

Ce ne fut qu’assez tard, un soir d’été, que nous arrivâmes à la ville, dans notre pesant équipage traîné cependant par deux forts chevaux. Comme nous passions par les grandes rues qui menaient à notre auberge, le bruit des voitures, le tumulte, la cohue des piétons, bref, tout ce nouveau spectacle des boutiques et des maisons me plaisait et m’étonnait à la fois.

Lorsque nous fûmes arrivées à l’auberge et que nos bagages furent descendus, Esther Davis, sur la protection de qui je comptais plus que jamais, me pétrifia par une froide harangue dont voici la substance :

« Loué soit Dieu, nous avons fait un bon voyage. Ça, je m’en vais vite dans ma place ; songez à vous mettre en service le plus tôt que vous pourrez ; n’appréhendez pas que les places vous manquent ; il y en a ici plus que de paroisses. Je vous conseille d’aller au bureau de placement. Pour moi, si j’entends parler de quelque chose, je vous en donnerai avis. Vous ferez bien, en attendant, de prendre une chambre. Je vous souhaite beaucoup de bonheur… J’espère que vous serez toujours brave fille et ne ferez point tort à vos parents. »

Après cette belle exhortation, elle me fit une courte révérence et prit congé de moi, me laissant pour ainsi dire confiée à moi-même, aussi légèrement que je lui avais été confiée.

Je sentis avec une amertume inexprimable la cruauté de son procédé. Elle n’eut pas les talons tournés que je fondis en larmes, ce qui me soulagea un peu, mais point assez pour me tranquilliser l’esprit sur l’embarras où je me trouvais. Un des garçons de l’hôtellerie vint mettre le
Halot's Progress. — Pl. IV. IV. — Polly bat le chanvre dans une maison de correction.
à mes inquiétudes en me demandant si je n’avais besoin de rien. Je lui répondis naïvement que non, mais que je le priais de me faire avoir un logement pour cette nuit. L’hôtesse parut et me dit sèchement, sans être touchée de l’état où elle me voyait, que j’aurais un lit pour un schelling, et que ne doutant pas que je n’eusse des amis dans la ville (ce qui me fit, hélas ! pousser un grand soupir), je pourrais me pourvoir le lendemain matin.

Dès que je me vis assurée d’un lit, je repris courage et résolus d’aller, le jour suivant, au bureau de placement dont Esther m’avait donné l’adresse sur le revers d’une chanson.

J’espérais trouver dans ce bureau l’indication d’une place convenable pour une campagnarde telle que moi et qui me permettrait d’épargner le peu que je possédais. Quant à un certificat de bonne conduite, Esther m’avait souvent répété qu’elle se chargeait de m’en procurer un ; or, si affectée que je fusse de son abandon, je n’avais pas cessé de compter sur elle. En bonne fille que j’étais, je commençais à croire qu’elle avait agi tout naturellement et que si j’en avais mal jugé d’abord, c’était par ignorance de la vie.

L’impatience où j’étais de mettre mon projet à exécution me rendit matinale. Je mis à la hâte mes plus beaux atours de village, et laissant l’hôtesse dépositaire de ma petite malle, je m’en fus droit au bureau qui me fut indiqué.

Une vieille matrone tenait cette maison. Elle était assise devant une table avec un gros registre, où paraissait griffonné par ordre alphabétique un nombre infini d’adresses.

J’approchai de cette vénérable personne les yeux respectueusement baissés, passant à travers une foule prodigieuse de peuple, tous rassemblés pour la même cause. Je lui lis une demi-douzaine de révérences niaises, en lui bégayant ma très humble requête.

Elle me donna audience avec toute la dignité et le sérieux d’un petit ministre d’État, et m’ayant toisée de l’œil, elle me répondit, après m’avoir fait au préalable lâcher un schelling, que les conditions pour femmes étaient fort rares, et surtout pour moi qui ne paraissais guère propre aux ouvrages de fatigue ; mais qu’elle verrait pourtant sur son livre s’il y avait quelque chose qui me convînt, quand elle aurait expédié quelques-unes de ses pratiques.

Je me retirai tristement en arrière, presque désespérée de la réponse de cette vieille médaille. Néanmoins, pour me distraire, je hasardai de promener mes regards sur l’honorable cohue dont je faisais partie, et parmi laquelle j’aperçus une lady (car, dans mon extrême ignorance, je la crus telle) : c’était une grosse dame à trogne bourgeonnée, d’environ cinquante ans, vêtue d’un manteau de velours au cœur de l’été, tête nue. Elle avait les yeux fixés avidement sur moi, comme si elle eût voulu me dévorer. Je me trouvai d’abord un peu déconcertée et je rougis, mais un sentiment secret d’amour-propre me faisait interpréter la chose en ma faveur ; je me rengorgeai de mon mieux et tâchai de paraître le plus à mon avantage qu’il me fût possible. Enfin, après m’avoir bien examinée tout son saoul, elle s’approcha d’un air extrêmement composé et me demanda si je voulais entrer en service. À quoi je répondis que oui, avec une profonde révérence.

« Vraiment, dit-elle, j’étais venue ici à dessein de chercher une fille… Je crois que vous pourrez faire mon affaire, votre physionomie n’a pas besoin de répondant… Au moins, ma chère enfant, il faut bien prendre garde ; Londres est un abominable séjour… Ce que je vous recommande, c’est de la soumission à mes avis et d’éviter surtout la mauvaise compagnie. » Elle ajouta à ce discours mainte autre phrase plus que persuasive pour enjôler une innocente campagnarde, qui se croyait trop heureuse de trouver une telle condition, car je me figurais avoir affaire à une dame fort respectable.

Cependant, la vieille teneuse de livre, à la vue de qui notre accord s’était passé, me souriait de façon que je m’imaginai sottement qu’elle me congratulait sur ma bonne chance : mais j’ai découvert depuis que les deux gueuses s’entendaient comme larrons en foire et que cette honnête maison était un magasin d’où Mistress Brown, ma maîtresse, tirait souvent des provisions neuves pour accommoder ses chalands. Elle était si contente que, de peur que je lui échappasse, elle me jeta immédiatement dans un carrosse, et ayant été retirer ma boîte de mon auberge, nous fûmes à une boutique dans Saint-Paul’s-Churchyard, où elle acheta une paire de gants qu’elle me donna ; puis elle nous fit conduire et descendre droit à son logis, dans …Street !

Elle m’avait, durant la route, amusée par toutes sortes d’histoires plus croyables les unes que les autres, sans laisser échapper une syllabe d’où je pusse rien conclure, sinon que, par le plus heureux des hasards, j’étais tombée dans les mains de la meilleure maîtresse, pour ne pas dire la meilleure amie, qu’il me fût possible de trouver en ce bas monde. En conséquence, je franchis le seuil toute confiante et joyeuse, me promettant, aussitôt installée, d’informer Esther Davis de ma rare bonne fortune.

L’apparence du lieu, le goût et la propreté des meubles ne diminuèrent rien de la bonne opinion que j’avais conçue de ma place. Le salon où je fus introduite me parut magnifiquement meublé ; car, en fait de salon, je ne connaissais encore que les salles d’auberge où j’avais passé sur ma route. Il y avait deux trumeaux dorés et un buffet garni de quelques pièces d’argent bien en évidence qui m’éblouirent. Je ne doutai pas que je ne fusse dans une maison des mieux famées.

Aussitôt mon installation faite, ma maîtresse débuta par me dire que son dessein était que nous vécussions familièrement ensemble, qu’elle m’avait prise moins pour la servir que pour lui tenir compagnie et que, si je voulais être bonne fille, elle ferait plus pour moi qu’une véritable mère. À quoi je répondis niaisement en faisant deux ou trois ridicules révérences :

« Oui, oh ! que si, bien obligée, votre servante. »

Un moment après elle sonna et une grande dégingandée de fille parut :

« Martha, lui dit Mistress Brown, je viens d’arrêter cette jeune personne pour prendre soin de mon linge ; allez, montrez-lui sa chambre. Je vous ordonne surtout de la regarder comme une autre moi-même ; car je vous avoue que sa figure me plaît à un point que je ne sais pas ce que je serais capable de faire pour elle. »

Martha, qui était une rusée coquine des mieux stylées au métier, me salua respectueusement et me conduisit au second étage, dans une chambre sur le derrière, où il y avait un fort bon lit, que je devais partager, à ce qu’elle m’apprit, avec une jeune dame, une cousine de Mistress Brown. Après quoi elle me fit le panégyrique de sa bonne et chère maîtresse, m’assurant que j’étais fort heureuse d’être si bien tombée ; qu’il n’était pas possible de mieux rencontrer ; qu’il fallait que je fusse née coiffée ; que je pouvais me vanter d’avoir fait un excellent hasard. En un mot, elle me dit cent autres platitudes de cette espèce, capables de me faire ouvrir les yeux si j’avais eu la moindre expérience.

On sonna une seconde fois ; nous descendîmes et je fus introduite dans une salle où la table était dressée pour trois. Ma maîtresse avait alors avec elle sa prétendue parente, sur qui les affaires de la maison roulaient. Mon éducation devait être confiée à ses soins, et, suivant ce plan, on était convenu que nous coucherions ensemble.

Ici je subis un nouvel examen de la part de Miss Phœbe Ayres, ma tutrice, qui eut la bonté de me trouver aussi de son goût. J’eus l’honneur de dîner entre ces deux dames, dont les attentions et les empressements alternatifs me ravissaient l’âme, et, simple que j’étais, je ne cessais d’appeler Mistress Brown Sa Seigneurie.

Il fut arrêté que je garderais la chambre pendant qu’on me ferait des habits convenables à l’état que je devais tenir auprès de ma maîtresse ; mais ce n’était qu’un prétexte. Mistress Brown ne voulait pas que personne de ses clients ou de ses biches, comme elle appelait les filles de sa maison, me vît jusqu’à ce qu’elle eût trouvé acheteur, pour ma virginité, trésor que, selon toute apparence, j’avais apporté au service de Sa Seigneurie.

Depuis le dîner jusqu’au soir, il ne se passa rien qui mérite d’être rapporté. Après souper, l’heure de la retraite étant arrivée, nous montâmes chacune à notre appartement. Miss Phœbe, qui s’aperçut que j’avais de la honte à me déshabiller en sa présence, m’enleva dans la minute mouchoir de cou, robe et cotillons. Alors, rougissant de me voir ainsi nue, je me fourrai comme un éclair entre les draps, où la commère ne tarda pas à me suivre en riant aux éclats.

Phœbe avait environ vingt-cinq ans et en paraissait dix de plus par ses longs et fatigants services et l’usage des eaux chaudes ; ce qui l’avait réduite au métier d’appareilleuse avant le temps.

L’égrillarde ne fut pas plus tôt à mon côté qu’elle m’embrassa avec une ardeur incroyable. Je trouvai ce manège aussi nouveau que bizarre ; mais l’imputant à la seule amitié, je lui rendis de la meilleure foi et le plus innocemment du monde baisers pour baisers. Encouragée par ce petit succès, elle promena ses mains sur mon corps et ses attouchements m’émurent et me surprirent davantage qu’ils me scandalisèrent.

Les éloges flatteurs dont elle assaisonnait ses caresses contribuèrent à me gagner ; ne connaissant point le mal, je n’en craignais aucun, d’autant plus qu’elle m’avait démontré qu’elle était femme en portant mes mains sur une paire de seins flasques et pendants dont le volume était plus que suffisant pour faire la distinction des deux sexes, surtout pour moi qui n’en connaissais point d’autre.

Je demeurai donc aussi docile qu’elle put le désirer, ses privautés ne faisant naître dans mon cœur que l’émotion d’un plaisir, d’autant plus vif et plus pénétrant que je l’avais ignoré jusqu’alors. Un feu subtil se glissa dans mes veines et m’embrasa pour ainsi dire jusqu’à l’âme. Ma gorge naissante, ferme et polie, irritant de plus en plus ses désirs, l’amusèrent un moment, puis Phœbe porta la main sur cette imperceptible trace, ce jeune et soyeux duvet éclos depuis quelques mois et qui promettait d’ombrager un jour le doux siège des plus délicieuses sensations, mais qui jusqu’alors avait été le séjour de la plus insensible innocence. Ses doigts en se jouant s’exerçaient à tresser les tendres scions de cette charmante mousse, que la nature a fait croître autant pour l’ornement que pour l’utilité.

Mais, non contente de ces préludes, Phœbe tenta le point principal, en insinuant par gradations son index jusqu’au vif, ce qui m’aurait sans doute fait sauter hors du lit et crier au secours si elle ne s’y était pas prise aussi doucement qu’elle le fit.

Ses attouchements avaient allumé dans tout mon corps un feu nouveau, qui s’était principalement concentré dans le point central, où des mains étrangères s’égarèrent pour, la première. fois, tantôt me pinçant, tantôt me caressant, jusqu’à ce qu’un hélas ! profond eût fait connaître à Phœbe qu’elle touchait à ce passage étroit et inviolé, qui lui refusait une entrée plus libre.

Enfin cette libertine triompha. Je restai entre ses bras dans une espèce d’anéantissement si délectable que j’aurais souhaité qu’il ne cessât jamais.

« Ah ! s’écriait-elle en me tenant toujours serrée, que tu es une aimable enfant !… quel sera le mortel assez heureux pour te rendre femme !… Dieu ! que ne suis-je homme !… » Elle interrompait ces expressions entrecoupées par les baisers les plus brûlants et les plus lascifs que j’aie reçus de ma vie…

J’étais si transportée, mes sens étaient tellement confondus, que je serais peut-être expirée si des larmes délicieuses, qui m’échappèrent dans la vivacité du plaisir, n’eussent en quelque manière calmé le feu dont je me sentais dévorée.

Phœbe, l’impudique Phœbe, à qui tous les genres et toutes les formes de plaisirs étaient connus, avaient pris, selon toute apparence ce goût bizarre en éduquant de jeunes filles. Ce, n’était pas néanmoins qu’elle eût de l’aversion pour les hommes, qu’elle ne les préférât à notre sexe, mais un penchant insupportable pour les plaisirs les lui faisait prendre indistinctement, de quelque façon qu’ils se présentassent. Rien, en un mot, n’étant capable de la rassasier, elle jeta tout à coup le drap au pied du lit et je me trouvai la chemise au-dessus des épaules, sans que j’eusse la force de me dérober à ses regards. Il faut dire que ma brûlante rougeur provenait plutôt du désir que de la modestie. Cependant la chandelle brûlant encore, à coup sûr, non sans dessein, jetait sa pleine lumière sur tout mon corps.

« Non, me disait-elle, ma chère poulette, il ne faut pas songer à me dérober tous ces trésors. Il faut que je satisfasse ma vue aussi bien que le toucher… je veux dévorer des yeux cette gorge naissante… Laisse-la-moi baiser… Je ne l’ai point assez considérée… Que je la baise encore une fois !… Ciel ! quelle chair douce et ferme ! quelle blancheur !… Quels contours délicats !… Oh ! le charmant duvet !… De grâce, souffre que je voie tout. C’en est trop… je n’en puis plus… Il faut, il faut… »

Ici elle se saisit de ma main et l’a porta à l’endroit que l’on sait. Mais que les mêmes choses sont quelquefois différentes ! Une épaisse et forte toison couvrait une énorme solution de continuité. Je crus que je m’y perdrais tout entière. Cependant, après s’être bien démenée, son ardeur se ralentit : elle soupira profondément, et, me tenant toujours étroitement serrée entre ses bras, elle semblait, par ses baisers redoublés, attirer nos âmes sur nos lèvres brûlantes et collées ensemble. Ensuite, elle lâcha mollement prise, se remit à mon côté, éteignit la chandelle et retira sur nous la couverture.

J’ignore le plaisir dont elle jouit ; mais je sais bien que je goûtai cette nuit, pour la première fois, les transports de la nature ; que les premières idées de la corruption s’emparèrent de mon cœur et que j’éprouvai, en outre, que la mauvaise compagnie d’une femme n’est pas moins fatale à l’innocence que la séduction des hommes. Mais, continuons… Lorsque la passion de Phœbe fut assouvie et qu’elle goûtait un calme dont je me trouvais bien éloignée, elle me sonda artificieusement sur tous les points qu’elle crut de l’intérêt de sa vertueuse maîtresse et conçut, par mes réponses, par mon ignorance et par la chaleur de mon tempérament, les espérances les plus flatteuses.

Après un dialogue assez long, ma compagne de lit me laissa à moi-même ; si bien que, fatiguée par les violentes émotions que j’avais souffertes, je m’endormis sur-le-champ, et, dans un de ces songes lubriques que les feux du plaisir font naître, je réalisai mes transports à peine inférieurs pour la jouissance à ceux de l’acte réel dans l’état de veille. Je m’éveillai le matin à dix heures, très gaie et parfaitement reposée. Phœbe, debout avant moi, eut soin de ne faire aucune allusion aux scènes de la nuit. À ce moment, la servante apporta le thé et je m’empressai de m’habiller. Quand Mistress Brown entra en se dandinant, je tremblais qu’elle ne me grondât de m’être levée si tard ; mais tout au contraire, elle me mangea de caresses et me dit les choses du monde les plus flatteuses. Nous déjeunâmes, et le thé à peine desservi, on se mit à m’équiper promptement pour me faire paraître avec décence devant un des chalands de la maison, qui attendait déjà que je fusse visible. Imaginez combien mon cœur dut s’enfler de joie à la vue d’un taffetas blanc broché d’argent, qui avait, à la vérité, subi un nettoyage, d’un chapeau en dentelle de Bruxelles, de bottines brodées, et le reste à l’avenant. Je puis dire sans vanité que, malgré tous les soins que l’on prit à me parer, la nature faisait mon plus grand ornement. J’étais d’une taille, avantageuse et faite au tour ; j’avais les cheveux blonds cendrés luisants, qui flottaient sur mon cou en boucles naturelles ; la peau était d’un blanc à éblouir, les traits du visage un peu trop coloré avaient de la délicatesse et de la régularité ; j’avais de grands yeux noirs pleins de langueur plutôt que de feu, si ce n’est en de certaines occasions où, disait-on, ils lançaient des éclairs. J’avais au menton une fossette qui était loin de produire un effet désagréable ; mes dents, desquelles j’avais toujours eu grand soin, étaient petites, égales et blanches ; ma poitrine était haute et bien attachée, on pouvait y voir la promesse plutôt que la réalité de ces seins ronds et fermes qui, avant peu, devaient justifier cette promesse. En un mot, toutes les conditions le plus généralement requises pour la beauté, je les possédais, ou, du moins, ma vanité m’empêchait de contredire la décision de nos souverains juges, les hommes qui tous, à ma connaissance, se prononçaient hautement en ma faveur. Dans mon sexe même, je rencontrai des femmes d’un caractère trop élevé pour me refuser cette justice, tandis que d’autres me louaient encore bien plus sûrement en essayant de m’enlever ce que j’avais de mieux dans ma personne et sur mon visage… En voilà trop, je l’avoue, beaucoup trop, en fait d’éloge de moi-même ; mais je serais ingrate envers la nature, envers une beauté à laquelle je dois de si extraordinaires avantages, en tant que plaisirs et fortune, si j’omettais, par fausse modestie, de mentionner des biens si précieux.

Aussitôt ma toilette achevée, nous descendîmes et Mistress Brown me présenta à un vieux cousin de sa propre création, un gentleman, qui, après m’avoir saluée, m’appuya sur la bouche un baiser dont je l’aurais volontiers dispensé. En effet, on ne pouvait guère voir une plus désagréable figure. Que l’on se représente un homme de soixante ans passés, petit et contrefait, de couleur de cadavre, avec de gros yeux de bœuf, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, garnie de deux ou trois défenses au lieu de dents, une haleine pestilentielle, enfin un monstre dont le seul aspect faisait horreur.

C’était là le gentleman à qui ma bienfaitrice, son ancienne pourvoyeuse, me destinait. Suivant ce beau projet, elle me fit tenir droite devant lui, me tourna tantôt d’une façon, tantôt de l’autre, et, détachant mon mouchoir, lui fit remarquer les mouvements, la forme et la blancheur de ma gorge.

Quand on crut le bouc suffisamment prévenu par cet échantillon de mes charmes, Phœbe me reconduisit à ma chambre, et, ayant fermé la porte, elle me demanda mystérieusement si je ne serais pas bien aise d’avoir un aussi beau gentleman pour mari. (Je suppose qu’on lui donnait le titre de beau parce qu’il était chamarré de dentelles.) Je répondis naïvement que je ne songeais point au mariage, mais que si jamais j’avais un choix à faire ce serait parmi les gens de ma sorte, me figurant que tous les beaux gentlemen étaient faits sur le modèle de ce hideux animal.

Tandis que Phœbe employait sa rhétorique à me persuader en sa faveur, Mistress Brown, ainsi que j’ai ouï dire depuis, l’avait taxé à cinquante guinées pour la seule permission d’avoir un entretien préliminaire avec moi, et à cent de plus au cas qu’il obtînt l’accomplissement de ses désirs, le laissant maître de me récompenser comme il le jugerait à propos. Le marché fut à peine conclu qu’il prétendit qu’on lui livrât la marchandise sur-le-champ. On eut beau lui représenter que je n’étais pas encore préparée à une pareille attaque, qu’il, fallait tâcher de m’apprivoiser avant de brusquer les choses ; que, timide et jeune comme je l’étais, on risquerait de m’effaroucher et de me rebuter par trop de précipitation. Discours inutiles ; tout ce qu’on put obtenir de lui fut qu’il patienterait jusqu’au soir.

Pendant le dîner, mes deux embaucheuses ne cessèrent d’exalter le merveilleux cousin : « J’avais eu le bonheur de le rendre sensible dès la première vue… il me ferait ma fortune si je voulais être bonne fille et ne point écouter mes caprices, … que je pouvais compter sur son honneur… que je serais au niveau des plus grandes dames… j’aurais un carrosse pour me promener… »

Elles ajoutèrent à ces fastidieux propos maintes autres bêtises capables de tourner la tête d’une pauvre innocente telle que moi, si l’aversion insurmontable que j’avais pour lui n’eût rendu leur babil sans effet. La bouteille aussi allait grand train, afin, je suppose, de trouver un auxiliaire dans la chaleur de mon tempérament pour l’assaut qui se préparait.

La séance fut si longue qu’il était environ sept heures quand nous sortîmes de table. Je montai à ma chambre ; le thé fut bientôt servi ; notre vénérable maîtresse entra, escortée de mon effroyable satyre. L’introduction faite, on prit le thé, puis lorsqu’il fut desservi elle me dit qu’une affaire de la dernière importance la forçait de nous quitter, que je l’obligerais sensiblement de vouloir bien tenir compagnie à son cher cousin jusqu’à son retour.

« Pour vous, monsieur, ajouta-t-elle, songez, par vos attentions et vos bonnes manières, à vous rendre digne de l’affection de cette aimable enfant. Adieu, ne vous ennuyez point. »

En proférant ces derniers mots, la perfide était déjà presque au bas de l’escalier. Je m’attendais si peu à ce départ précipité, que je tombai sur le canapé comme pétrifiée. Le monstre se mit aussitôt près de moi et voulut m’embrasser ; son haleine infecte me fit évanouir. Alors, profitant de l’état où j’étais, il me découvrit brusquement la gorge, qu’il profana de ses regards et de ses attouchements impurs. Encouragé par cet heureux début, l’infâme m’étendit de mon long et eut l’audace de glisser une de ses mains sous mes jupes ;. cette outrageante tentative me rappela à la vie. Je me relevai avec promptitude et le suppliai, fondant en larmes, de ne me faire aucune insulte. « — Qui, moi, ma chère ? dit-il, vous faire insulte ! Ce n’est pas mon intention ; est-ce que la vieille madame ne vous a pas appris que je vous aime ? que je suis dans le dessein de… »

« — Je sais cela, monsieur, interrompis-je ; mais je ne saurais vous aimer, sincèrement je ne le puis… De grâce, laissez-moi… Oui, je vous aimerai de tout mon cœur si vous voulez me laisser et vous en aller. »

C’était parler en l’air. Mes pleurs ne servirent qu’à l’enflammer davantage ; il m’étendit de nouveau sur le canapé et après avoir jeté mes jupes par-dessus la tête, le vilain fit, en soufflant et mugissant comme un taureau, des efforts qui se terminèrent par une libation involontaire. Ce bel exploit achevé, il me vomit, dans sa rage, toutes les horreurs imaginables, disant « qu’il ne me ferait pas l’honneur de s’occuper davantage de moi ; que la vieille maquerelle pouvait chercher un autre pigeon…, qu’il ne serait plus ainsi dupé par une bégueule de campagnarde… ; qu’il pensait bien que j’avais donné mon pucelage à quelque manant de mon pays et que je venais vendre mon petit lait à la ville ». J’écoutai toutes ces insultes avec d’autant plus d’indifférence que je me flattais de n’avoir rien à redouter de ses brutales entreprises.

Cependant, les pleurs qui coulaient de mes yeux, mes cheveux épais (mon bonnet était tombé dans la lutte), ma gorge nue, en un mot, le désordre attendrissant où j’étais, ranimèrent sa luxure. Il radoucit le ton et me dit que si je voulais me prêter de bonne grâce avant que la vieille revînt, il me rendrait son affection ; en même temps il se mit en devoir de m’embrasser et de porter la main à mon sein ; mais, la crainte et la haine me tenant lieu de force, je le repoussai avec une violence extrême, et m’étant saisie de la sonnette, je la secouai tant que la servante monta voir ce qu’il y avait, si le gentleman demandait quelque chose.

Quoique Martha fût accoutumée dès longtemps aux scènes de cette espèce, elle ne put me voir ensanglantée et chiffonnée comme je l’étais sans émotion. De sorte qu’elle le pria immédiatement de descendre et de me laisser reprendre mes sens, lui promettant que Mistress Brown et Phœbe rajusteraient les choses à leur retour… qu’il n’y aurait rien de perdu pour laisser respirer un peu la pauvre petite… qu’en son particulier elle ne savait que penser de tout ceci, mais qu’elle ne me quitterait pas que sa maîtresse ne fût rentrée. Le vieux singe, voyant qu’il serait inutile de persister, sortit de la chambre, plein de rage, et me délivra de son abominable figure.

Après son départ, Martha jugea, au pitoyable état où j’étais, que j’avais besoin de repos et m’offrit en conséquence quelques gouttes d’ammoniaque et de me mettre au lit ; ce que je refusai par la crainte que me donnait le retour du monstre qui venait de me quitter. Cependant, Martha me persuada si bien que je me couchai, en proie au plus vif chagrin et agitée par la cruelle inquiétude d’avoir déplu à Mistress Brown, dont je redoutais la vue, tant était grande ma simplicité, car ni la vertu ni la modestie n’avaient eu aucune part dans la défense que j’avais faite : elle provenait uniquement de l’aversion que m’avait inspirée la brutalité de l’horrible séducteur de mon innocence.

Les deux appareilleuses rentrèrent à onze heures du soir, et sur le récit que ma libératrice leur fît des procédés brutaux du faux cousin à mon égard, les perfides employèrent tous les soins imaginables pour me rassurer et me tranquilliser l’esprit. Cependant elles se flattaient que ce n’était que partie remise, et que je leur ferais gagner tôt ou tard le restant du marché ; mais heureusement je n’eus que la peur. Le lendemain au soir j’appris, avec une joie extrême, que l’homme en question, nommé Mr Crofts, et qui était un marchand des plus considérables, venait d’être arrêté par ordre du roi, sous l’inculpation de s’être indûment approprié près de quarante mille livres par des opérations de contrebande. Ses affaires étaient, disait-on, si désespérées que, en eût-il encore le goût, il n’avait plus le moyen. de poursuivre ses vues sur moi, car on venait de le jeter en prison et il n’était pas probable qu’il en sortirait de sitôt. Mistress Brown, persuadée par le mauvais succès de cette première épreuve qu’il fallait, avant de faire de nouvelles tentatives, essayer d’adoucir mon humeur sauvage, crut que le plus sûr moyen était de me livrer aux instructions d’une troupe de filles qu’elle entretenait à la maison. Conformément à ce beau projet, elles eurent toute liberté de me voir.

En effet, l’air délibéré de ces folles créatures, leur gaieté, leur étourderie, me gagnèrent tellement le cœur, qu’il me tardait d’être agrégée parmi elles. La timide retenue, la modestie, la pureté de mœurs que j’avais apportées de mon village se dissipèrent en leur compagnie comme la rosée du matin disparaît aux rayons du soleil.

Mistress Brown me gardait pourtant toujours sous ses yeux jusqu’à l’arrivée de lord B… de Bath, avec qui elle devait trafiquer de ce joyau frivole qu’on prise tant et que j’aurais donné pour rien au premier crocheteur qui aurait voulu m’en débarrasser ; car dans le court espace que j’avais été livrée à mes compagnes, j’étais devenue si bonne théoricienne qu’il ne me manquait plus que l’occasion pour mettre leurs leçons en pratique. Jusque-là je n’avais encore entendu que des discours ; je brûlais, de voir des choses ; le hasard me satisfit sur cet article lorsque je m’y attendais le moins.

Un jour, vers midi, que j’étais dans une petite garde-robe obscure, séparée de la chambre de Mistress Brown par une porte vitrée, j’entendis je ne sais quel bruit qui excita ma curiosité. Je, me glissai doucement et je me postai de telle façon que je pouvais tout voir sans être vue. C’était notre Révérende Mère Prieure elle-même, suivie d’un jeune grenadier à cheval, grand, bien découplé, et, selon les apparences, un héros dans les joyeux ébats.

Je n’osais faire le moindre mouvement, ni respirer, de peur de manquer, par mon imprudence, l’occasion d’un spectacle fort intéressant ; mais la paillarde avait l’imagination trop pleine de son objet présent pour que toute autre chose fût capable de la distraire. Elle s’était assise sur le pied du lit, vis-à-vis delà garde-robe, d’où je ne perdis pas un coup d’œil de ses monstrueux et flasques appas. Son champion avait l’air d’un vivant de bon appétit ; et expéditif. En effet, il posa sans cérémonie ses larges mains, sur les effroyables mamelles, ou plutôt sur les longues et pesantes calebasses de la mère Brown. Après les avoir patinées quelques instants avec autant d’ardeur que si elles en avaient valu la peine, il la jeta brusquement à la renverse et couvrit de ses cotillons sa face bourgeonnée par le brandy. Tandis que le drôle se débraillait, mes yeux eurent le loisir de faire la revue des plus énormes choses qu’il soit possible de voir et qu’il n’est pas aisé de définir. Qu’on se représente une paire de cuisses courtes et grosses, d’un volume inconcevable, terminée en haut par une horrible échancrure, hérissée d’un buisson épais de crin noir et blanc, on n’en aura encore qu’une idée imparfaite,

Mais voici ce qui occupa toute mon attention. Le héros produisit au grand jour cette merveilleuse et superbe pièce qui m’avait été inconnue jusqu’alors et dont le coup d’œil sympathique me fit sentir des chatouillements presque aussi délectables que si j’eusse dû réellement en jouir. Puis le drille se laissa tomber sur la dame. Aussitôt les secousses du lit, le bruit des rideaux, leurs soupirs mutuels m’annoncèrent qu’il avait donné dans le but.

La vue d’une scène si touchante porta le coup de mort à mon innocence.

Pendant la chaleur de l’action, glissant ma main sous ma chemise, j’enflammai le point central de ma sensibilité et je tombai tout à coup dans cette délicieuse extase où la nature, accablée de plaisir, semble se confondre et s’anéantir.

Quand j’eus assez repris mes sens pour être attentive au reste de la fête, j’aperçus la vieille dame embrassant comme une forcenée son grenadier qui paraissait en cet instant plus rebuté que touché de ses caresses. Mais une rasade d’un cordial qu’elle lui fit avaler et certain mouvement officieux lui rendirent bientôt son premier état. Alors j’eus tout le loisir de remarquer le mécanisme admirable de cette partie essentielle de l’homme. Le sommet écarlate de l’instrument, ses dimensions, un buisson qui en ombrageait la racine, joint au vaste gousset qui l’accompagnait, tout fixa mon attention et augmenta mes transports, qui ne firent que s’accroître par l’aspect des plaisirs d’un second combat, que ma position me fit voir distinctement.

Avant de congédier son gars, Mistress Brown lui mit trois ou quatre pièces de monnaie dans la main.

Le drôle était non seulement son favori, mais celui de toute la maison.

Elle avait eu grand soin de me tenir cachée, de crainte qu’il n’eût pas la patience d’attendre l’arrivée du lord à qui mes prémices étaient destinées, car on ne se serait point avisé de lui disputer son droit d’aubaine.

Aussitôt qu’ils furent descendus, je volai à ma chambre, où, m’étant enfermée, je me livrai intérieurement aux douces émotions qu’avait fait naître en mon cœur le spectacle dont je venais d’être témoin. Je me jetai sur mon lit dans une agitation insupportable, et ne pouvant résister au feu qui me dévorait, j’eus recours à la triste ressource du manuel des solitaires ; mais malgré mon impatience, la douleur causée par l’attouchement intérieur m’empêcha de poursuivre jusqu’à ce que Phœbe m’eût donné là-dessus de plus amples instructions.

Quand nous fûmes ensemble, je la mis sur cette voie en faisant un récit fidèle de ce que j’avais vu.

Elle me demanda quel effet cela avait produit sur moi. Je lui avouai naïvement que j’avais ressenti les désirs les plus violents, mais qu’une chose m’embarrassait beaucoup.

« Et qu’est-ce que c’est, dit-elle, que cette chose ?

« Eh ! mais, répondis-je, cette terrible machine. Comment est-il possible qu’elle puisse entrer sans me faire mourir de douleur, puisque vous savez bien que je ne saurais y souffrir que le petit doigt ?… À l’égard du bijou de ma maîtresse et du vôtre, je conçois aisément, par leurs dimensions, que vous ne risquez rien. Enfin, quelque délectable qu’en soit le plaisir, je crains d’en faire l’essai. »

Phœbe me dit en riant qu’elle n’avait pas encore ouï personne se plaindre qu’un semblable instrument eût jamais fait de blessures mortelles en ces endroits-là et qu’elle en connaissait d’aussi jeunes et d’aussi délicates que moi qui n’en étaient pas mortes… qu’à la vérité nos bijoux n’étaient pas tous de la même mesure ; mais qu’à un certain âge, après un certain temps d’exercice, cela prêtait comme un gant ; qu’au reste, si celui-là me faisait peur, elle m’en procurerait un d’une taille moins monstrueuse.

« Vous connaissez, poursuivit-elle, Polly Philips ; un jeune marchand génois l’entretient ici. L’oncle du jeune homme est immensément riche et très bon pour lui. Il l’a envoyé ici en compagnie d’un marchand anglais, son ami, sous le prétexte de régler des comptes, mais en réalité pour complaire au désir qu’il avait de voyager et de voir le monde. Il a rencontré Polly par hasard dans une société, en est devenu amoureux, et il la traite assez bien pour mériter qu’elle s’attache à lui. Il vient la voir deux ou trois fois par semaine. Elle le reçoit dans le cabinet clair du premier étage ; on l’attend demain. Je veux vous faire voir ce qui se passe entre eux, d’une place qui n’est connue que de Mistress Brown et de moi. ».

Le jour suivant, Phœbe, ponctuelle à remplir sa promesse, me conduisit par l’escalier dérobé dans un réduit obscur où l’on mettait en réserve de vieux meubles et quelques caisses de liqueurs et d’où nous pouvions voir sans être vues. Les acteurs parurent bientôt, et après de mutuelles embrassades de part et d’autre, il la conduisit jusqu’au lit de repos, en face de nous ; tous deux s’y assirent, et le jeune Génois servit du vin avec des biscuits de Naples sur un plateau ; puis, après quelques questions qu’il fit en mauvais anglais, il la déshabilla jusqu’à la chemise ; Polly, à son exemple, en fit autant avec toute la diligence possible. Alors, comme s’il eût été jaloux du linge qui la couvrait encore, il la mit en un clin d’œil toute nue et exposa à nos regards les membres les mieux proportionnés et les plus beaux qu’il fût possible de voir. La jeune fille, qui était, je le suppose, très habituée à ce procédé, rougit, il est vrai, mais pas autant que moi-même lorsque je pus la contempler debout et toute nue, avec sa chevelure noire dénouée et flottante sur un cou et des épaules d’une blancheur éblouissante, tandis que la carnation plus foncée de ses joues prenait graduellement un ton de neige glacée ; car telles étaient les teintes variées et le poli de sa peau.

Polly n’avait pas plus de dix-huit ans. Les traits de son visage étaient réguliers, délicats et doux, sa gorge était blanche comme la neige, parfaitement ronde et assez ferme pour se soutenir d’elle-même sans aucun secours artificiel ; deux charmants boutons de corail, distants l’un de l’autre, pointés en sens divers, en faisaient remarquer la séparation.

Au-dessous se profilait la délicieuse région du ventre, terminée par une section à peine perceptible qui semblait fuir par modestie et se cachait entre deux cuisses potelées et charnues ; une riche fourrure de zibeline la recouvrait ; en un mot, Polly était un vrai modèle de peintre et le triomphe des nudités. Le jeune Italien (encore en chemise) ne pouvait se lasser de la contempler ; ses mains, aussi avides que ses yeux, la parcouraient en tous sens. En même temps, le gonflement de sa chemise faisait juger de la condition des choses qu’on ne voyait pas : mais il les montra bientôt dans tout leur brillant, en se dépouillant à son tour du linge qui les cachait. Ce jeune étranger pouvait avoir alors environ vingt-deux ans ; il était grand, bien fait, taillé en hercule, et, sans être beau, d’une figure fort avenante. Son nez inclinait du Romain, ses grands yeux étaient noirs et brillants et sur ses joues un incarnat paraissait qui avait bien sa grâce ; car il était de complexion très brune, non de cette couleur foncée et sombre qui exclut l’idée de fraîcheur, mais de ce teint clair d’un luisant olivâtre qui dénote la vie dans toute sa puissance et qui, s’il éblouit moins que la blancheur, plaît cependant davantage, lorsqu’il lui arrive de plaire. Ses cheveux, trop courts pour être noués, tombaient sur son cou en boucles petites et légères ; aux environs des seins apparaissaient quelques brindilles d’une végétation qui ornait sa poitrine, indice de force et de virilité. Son compagnon sortait avec pompe d’un taillis frisé ; ses dimensions me firent frissonner de crainte pour la tendre petite partie qui allait souffrir ses brusques assauts ; car il avait déjà jeté la victime sur le lit et l’avait placée de façon que je voyais tout à mon aise le centre délectable, dont le pinceau du Guide[2] n’aurait pu imiter le coloris vermeil.

Alors Phœbe me poussa doucement et me demanda si je croyais l’avoir plus petit. Mais j’étais trop attentive à ce que je voyais pour être capable de lui répondre. Le jeune gentleman, en ce moment, s’approchait du but, ne menaçait pas moins que de fendre la charmante enfant, qui lui souriait et semblait défier sa vigueur. Il se guida lui-même et après quelques saccades l’aimable Polly laissa échapper un profond soupir, qui n’était rien moins qu’occasionné par la douleur.

Le héros pousse, elle répond en cadence à ses mouvements ; mais bientôt leurs transports réciproques augmentent à un tel degré de violence qu’ils n’observent plus aucune mesure. Leurs secousses étaient trop rapides et trop vives, leurs baisers trop ardents pour que la nature y pût suffire ; ils étaient confondus, anéantis l’un dans l’autre ;

« Ah ! ah ! je n’y saurais tenir… c’en est trop… je m’évanouis… j’expire… je meurs… » C’étaient les expressions entrecoupées qu’ils lâchaient mutuellement dans cette agonie de délices. Le champion, en un mot, faisant ses derniers efforts, annonça, par une langueur subite répandue dans tous ses membres, qu’il touchait au plus délicieux moment. La tendre Polly ajouta qu’elle y touchait aussi en jetant ses bras avec fureur de côté et d’autre, les yeux fermés avec une sorte de soupir sangloté à faire croire qu’elle expirait.

Quand il se fut retiré, elle resta quelques instants encore sans mouvements… Elle sortit à la fin de son évanouissement et, sautant au cou de son ami, il parut, par les nouvelles caresses que la friponne lui prodigua, que l’essai qu’elle venait de faire de sa vigueur ne lui avait point déplu.

Je n’entreprendrai pas de décrire ce que je sentis pendant cette scène, mais de cet instant adieu mes craintes, et j’étais si pressée de mes désirs que j’aurais tiré par la manche le premier homme qui se serait présenté, pour le supplier de me débarrasser d’un brimborion qui m’était désormais insupportable.

Phœbe, quoique plus accoutumée que moi à de semblables fêtes, ne put être témoin de celle-ci sans être émue. Elle me tira doucement de ma place d’observation et me conduisit du côté de la porte. Là, faute de chaise et de lit, elle m’adossa contre le mur et alla reconnaître cette partie où je sentais de si vives irritations. Elle fit un effet aussi prompt que celui, du feu ; sur la poudre. Alors, nous revînmes à notre poste.

Le jeune étranger était assis sur le lit, vis-à-vis de nous ; Polly, assise sur un de ses genoux, le tenait embrassé ; l’extrême blancheur de sa peau, contrastait délicieusement avec le brun doux et lustré de son amant, leurs langues enflammées, collées l’une contre l’autre, semblaient vouloir pomper le plaisir dans sa source la plus pure. Pendant ce tendre badinage, le champion avait repris une nouvelle vie. Tantôt la folâtre Polly le flattait, tantôt elle le pressait et le serrait.

Le jeune homme, de son côté, après avoir épuisé, en la caressant, toutes les ressources de la luxure, se jeta tout à coup à la renverse et la tira sur lui. Elle demeura ainsi quelques instants, jouissant de son attitude. Mais bientôt l’aiguillon du plaisir les embrasant de nouveau, ce ne fut plus qu’une confusion de soupirs et de mots mal articulés.

Il la serre étroitement dans ses bras, elle le presse dans les siens, la respiration leur manque et ils restent tous deux sans donner aucun signe de vie, plongés et absorbés dans une extase mutuelle.

J’avoue qu’il ne me fut pas possible d’en voir davantage : cette dernière scène m’avait tellement mise hors de moi-même, que ; j’en étais devenue furieuse. Je saisis Phœbe comme si elle avait eu de quoi me satisfaire. Elle eut pitié de moi et, me faisant signe de la suivre, nous nous retirâmes dans notre chambre.

La première chose que je fis fut de me jeter sur le lit ; ma compagne s’y étant mise aussi me demanda si je me sentais maintenant l’humeur guerrière, ayant eu le temps de reconnaître l’ennemi. Je ne lui répondis qu’en soupirant. Elle me prit alors la main et la conduisit à l’endroit où j’aurais voulu rencontrer le véritable objet de mes désirs ; mais, ne trouvant qu’un terrain plat et creux, je me serais retirée brusquement si je n’avais pas craint de la désobliger. Je me prêtai donc à son caprice et lui laissai faire de ma main ce qu’il lui plut. Quant à moi je languissais désormais pour quelque chose de plus solide et n’étais pas d’humeur à me contenter de ces amusements insipides, si Mistress Brown n’y pourvoyait bientôt. Je sentais même qu’il me serait difficile de différer jusqu’à l’arrivée de mylord B…, quoiqu’on l’attendît incessamment. Par bonheur, je n’eus pas besoin ni de lui ni de ses dépens ; l’Amour en personne, lorsque je l’espérais le moins, disposa de mon sort.

Deux jours après l’aventure du cabinet, m’étant levée, par hasard, plus matin qu’à l’ordinaire et tout le monde dormant encore, je descendis pour prendre le frais dans un petit jardin dont l’entrée m’était interdite quand il y avait des chalands au logis. Je fus extrêmement surprise, en voulant traverser un salon, de voir un jeune gentleman qui dormait profondément dans un fauteuil. Ses insouciants compagnons l’avaient laissé là après l’avoir enivré et s’étaient retirés chacun en compagnie d’une maîtresse. Sur la table restaient encore le bol de punch et les verres, dans tout le désordre imaginable après une orgie nocturne. Je m’approchai, par un mouvement naturel aux femmes, pour voir sa physionomie. Mais, ô ciel ! quel spectacle ! il n’est pas possible d’exprimer l’impression subite que fit sur moi cette charmante vue. Non, cher et doux objet de mes tendres inclinations, je n’oublierai jamais cet instant fortuné où mes yeux émerveillés t’adorèrent pour la première fois… Il me semble que je te revois encore dans la même attitude.

Figurez-vous, madame, un blond adolescent de dix-huit à dix-neuf ans, la tête inclinée sur un coin du fauteuil, les cheveux épais en boucles légères ombrageant à demi un visage où la jeunesse dans toute sa fleur et les grâces viriles se réunissaient pour fixer mes yeux et mon cœur : la langueur même et la pâleur de ce visage, où, par suite des excès de la nuit, le lys triomphait momentanément sur la rose, imprimaient une indicible douceur aux plus beaux traits qu’on pût imaginer ; ses yeux clos de sommeil ne laissaient voir que les tranches de leurs paupières réunies, délicieusement bordées de longs cils ; au-dessus deux arcs, tels que le crayon n’en saurait dessiner de plus réguliers, ornaient son front, haut, blanc et lisse ; enfin, une paire de lèvres vermillonnées, saillantes et gonflées comme si une abeille venait de les piquer, semblaient me porter, au nom de ce charmant dormeur, un défi que j’allais accepter, si la modestie et le respect inséparables dans les deux sexes d’une véritable passion n’avaient arrêté ce premier mouvement.

Mais, en voyant son col de chemise déboutonné et sa poitrine découverte, plus blanche qu’une nappe de neige, le plaisir de la contempler ne fut pas assez puissant pour me le faire prolonger, aux risques d’une santé qui devenait tout d’un coup le souci de ma vie. L’amour qui me rendait timide me rendit tendre aussi. Je lui pris doucement la main et l’éveillai. Il parut d’abord étonné et tressaillit en me regardant d’un air égaré ; mais, après m’avoir considérée, il me demanda quelle heure il était. Je le lui dis et j’ajoutai que je craignais qu’il ne s’enrhumât en restant ainsi exposé à l’air. Il me remercia avec une douceur qui répondait admirablement à celle de ses yeux. Il ne doutait pas que je ne fusse une des pensionnaires du bercail et que je ne vinsse pour lui offrir mes services. Néanmoins, soit qu’il craignît de m’offenser, soit que sa politesse naturelle le retînt dans les bornes de l’honnêteté, il me parla le plus civilement du monde et me donnant un baiser, il me dit que si je voulais passer une heure avec lui je n’aurais pas lieu de m’en repentir. Quoique mon amour naissant m’y invitât, la crainte d’être surprise par les gens de la maison me retenait.

Je lui dis que, pour des motifs que je n’avais pas le loisir de lui expliquer, je ne pouvais rester plus longtemps en sa compagnie et que peut-être je ne le reverrais de mes jours ; ce que je ne pus proférer sans laisser échapper un soupir du fond du cœur. Mon conquérant, qui, à ce qu’il m’a avoué depuis, n’avait pas moins été frappé de ma figure que moi de la sienne, me demanda précipitamment si je voulais qu’il m’entretînt, ajoutant qu’il me mettrait en chambre sur-le-champ et payerait ce que je devais dans la maison. Quelque folie qu’il y eût à accepter une pareille offre de la part d’un inconnu, qui était trop jeune pour qu’on pût avec prudence se lier à ses promesses, le violent amour dont je me sentais éprise pour lui ne me laissa pas le temps de délibérer. Je lui répondis, toute tremblante, que je me jetais entre ses bras et m’abandonnais aveuglément à lui, soit qu’il fût sincère ou non. Il y avait déjà quelque temps que, pour ne pas courir les mauvais hasards de la ville, il cherchait une fille qui lui convint ; ma bonne fortune voulut qu’il me trouvât à son gré et que nous fissions immédiatement le marché qui fut scellé par un échange de baisers, dont il se contenta dans l’espoir de jouissances plus continues. Jamais, du reste, garçon n’eut plus que lui, dans sa figure, de quoi tourner la tête à une fille et lui faire passer par-dessus toutes les considérations pour le plaisir de suivre un amant.

En effet, à toutes les perfections de beauté masculine qui se trouvaient réunies dans sa personne, il ajoutait un air de bon ton et de noblesse, une certaine élégance dans la manière de porter sa tête, qui le distinguait encore davantage ; ses yeux étaient vifs et pleins d’intelligence ; ses regards avaient en eux quelque chose de doux à la fois et d’imposant ; sa complexion brillait des aimables couleurs de la rose, tandis que sur ses joues un rose tendre et vif, indéfinissable, le prémunissait victorieusement contre le reproche de manquer de vie, d’être lymphatique et mou, qu’on adresse ordinairement aux jeunes gens d’un blond aussi prononcé qu’était le sien.

Notre petit plan fut que je m’échapperais le jour suivant, vers les sept heures du matin (chose que je pouvais promettre, car je savais où trouver la clef de la porte donnant sur la rue), et lui m’attendrait dans un carrosse au bout de la rue. Je lui recommandai ne pas donner à connaître qu’il m’eût vue, pour des raisons que je lui dirais à loisir. Ensuite, de peur de faire échouer notre projet par indiscrétion, je m’arrachai de sa présence et remontai sans bruit à ma chambre. Phœbe dormait encore ; je me déshabillai promptement et me remis au lit, le cœur rempli de joie et d’inquiétude.

Cependant le seul espoir de satisfaire ma flamme dissipa petit à petit toutes mes craintes, Mon âme était tellement occupée de cet adorable objet que j’aurais versé tout mon sang pour le voir et jouir de lui un instant. Il pouvait faire de moi ce qu’il voulait : ma vie était à lui, je me serais, crue trop heureuse de mourir d’une main si chère.

Je passai dans de semblables réflexions ce jour-là, qui me parut une éternité. Combien de fois ne me prit-il pas envie d’avancer la pendule, comme si ma main eût pu en hâter le temps ? Je suis surprise que les gens de la maison ne remarquèrent pas alors quelque chose d’extraordinaire en moi, surtout lorsqu’à dîner on vint à parler de cet adorable mortel qui avait déjeuné au logis :

« Ah ! s’écriaient mes compagnes, qu’il est beau, complaisant, doux et poli !»

Elles se seraient arrachées le bonnet pour lui. Je laisse à penser si de pareils discours diminuaient le feu qui me consumait. Néanmoins l’agitation où je fus toute la journée produisit un bon effet. Je dormis assez bien jusqu’à cinq heures du matin ; je me glissai incontinent hors du lit, et m’étant habillée en un clin d’œil, j’attendis avec autant d’impatience que de crainte le moment heureux de ma délivrance. Il arriva enfin, ce délicieux moment. Alors, encouragée par l’amour, je descendis sur la pointe des pieds et gagnai la porte, dont j’avais escamoté la clef à Phœbe.

Dès que je fus dans la rue, je découvris mon ange tutélaire, qui m’attendait. Voler comme un trait à lui, sauter dans le carrosse, me jeter au cou de mon ravisseur, et fouette cocher, tout cela ne fit qu’un.

Un torrent de larmes, les plus douces que j’aie versées de ma vie, coula immédiatement de mes yeux. Mon cœur était à peine capable de contenir la joie que je ressentais de me voir entre les bras, d’un si beau jeune homme. Il me jurait, chemin faisant, dans les termes les plus passionnés, qu’il ne me donnerait jamais sujet de regretter la démarche où il m’avait embarquée. Mais, hélas ! quel mérite y avait-il dans cette démarche ? N’était-ce pas mon penchant qui me l’avait fait faire ?

En quelques minutes (car les heures n’étaient plus rien pour moi), nous descendîmes à Chelsea, dans une fameuse taverne réputée pour les parties fines. Nous y déjeunâmes avec le maître de la maison, qui était un réjoui du vieux temps et parfaitement au fait du négoce. Il nous dit d’un ton gai et en me regardant malicieusement qu’il nous souhaitait une satisfaction entière ; que, sur sa foi, nous étions bien appariés ; que grand nombre de gentlemen et de ladies fréquentaient sa maison, mais qu’il n’avait jamais vu un plus beau couple ; qu’il jurerait que j’étais du fruit nouveau ; que je paraissais si fraîche, si innocente, et qu’en un mot mon compagnon était un heureux mortel. Ces éloges, quoique grossiers, me plurent infiniment et contribuèrent à dissiper la crainte que j’avais de me trouver seule à la discrétion de mon nouveau souverain ; crainte où l’amour avait plus de part que la pudeur. Je souhaitais, je brûlais d’impatience de me trouver seule avec lui, je serais morte pour lui plaire, et pourtant je ne sais comment ni pourquoi je craignais le point capital de mes plus ardents désirs. Ce conflit de passions différentes, ce combat entre l’amour et la modestie me firent pleurer de nouveau. Dieu ! que de pareilles situations sont intéressantes pour de vrais amants !

Après le déjeuner, Charles (c’était le nom du précieux objet de mes adorations), avec un sourire mystérieux, me prit par la main et me dit qu’il me voulait montrer une chambre d’où l’on découvrait la plus belle vue du monde. Je me laissai conduire dans un appartement, dont le premier meuble qui me frappa fut un lit qui semblait garni pour une reine.

Charles, ayant fermé la porte au verrou, me prit entre ses bras et, la bouche collée sur la mienne, m’étendit, toute tremblante de plaisir et d’effroi, sur cette pompeuse couche. Son ardeur impatiente ne lui permit pas de me déshabiller ! il se contenta de me délacer et de m’ôter mon mouchoir.

Alors ma gorge nue, qu’une respiration embarrassée et mes soupirs brûlants faisaient lever, offrit à ses yeux deux seins fermes et durs tels qu’on se les peut figurer chez une fille de moins de seize ans, nouvellement arrivée de la campagne et qui n’avait jamais connu d’hommes. Leur rondeur parfaite, leur blancheur, leur fermeté, n’étant pas capables de fixer ses mains, elles eurent bientôt raison de mes jupes, et il découvrit le centre d’attraction. Cependant, après une petite résistance tout instinctive, je le laissai maître du champ de bataille.

Comme je n’avais pas fait, en cette conjoncture, toutes les façons qu’exige la bienséance, il s’imagina que je n’étais rien moins qu’une novice et que je ne possédais plus ce frivole joyau que les hommes ont la folie de rechercher avec tant d’ardeur.

Néanmoins cette idée désavantageuse ne ralentit point son empressement ; il tira l’engin ordinaire de ces sortes d’assauts et le poussa de toutes ses forces, croyant le lancer dans une voie déjà frayée. Mais quelle fut sa surprise quand, après maintes vigoureuses attaques, qui me causèrent une douleur des plus aiguës, il vit qu’il ne faisait pas le moindre progrès.

« Ah ! lui disais-je tendrement, je ne puis le souffrir… Non, en vérité, je ne le puis… il me blesse… il me tue. »

Charles ne crut autre chose, sinon que la difficulté venait de sa dimension (car peu d’hommes auraient pu lutter avec lui sous ce rapport) et que peut-être n’avais-je pas eu affaire à personne aussi fortement outillé que lui : quant à se douter que ma fleur virginale était intacte, c’était chose qui ne pouvait entrer dans sa tête, et il eût cru perdre son temps et ses paroles s’il m’avait questionnée là-dessus ; car il ne pouvait pas se persuader que je fusse encore pucelle.

Il fît inutilement une seconde tentative qui me causa plus d’angoisses qu’auparavant ; mais, de peur de lui déplaire, j’étouffais mes plaintes de mon mieux. Enfin, ayant essuyé plusieurs semblables assauts sans succès, il s’étendit à côté de moi hors d’haleine, et séchant mes larmes par mille baisers brûlants, il me demanda avec tendresse si je ne l’avais pas mieux souffert des autres que de lui. Je lui répondis d’un ton de simplicité persuasive qu’il était le premier homme que j’eusse jamais connu. Charles, déjà disposé à me croire par ce qu’il venait d’éprouver, me mangea de caresses, me supplia, au nom de l’amour, d’avoir un peu de patience, et m’assura qu’il ferait tout son possible pour ne point me faire de mal.

Hélas ! c’était assez que je susse lui faire plaisir pour consentir atout avec joie, quelque douleur que je prévisse qu’il me fît souffrir.

Il revint donc à la charge ; mais il mit auparavant une couple d’oreillers sous mes reins pour donner plus d’élévation au but où il voulait frapper. Ensuite, il marque du doigt sa visée, et s’élançant tout à coup avec furie, sa prodigieuse raideur brise l’union de cette tendre partie et pénètre justement à l’entrée. Alors, s’apercevant du petit progrès, il force le détroit, ce qui me causa une douleur si cuisante que j’aurais crié au meurtre si je n’avais appréhendé de le fâcher. Je retins mon haleine, et serrant mes jupes entre mes dents, je les mordais pour faire diversion au mal que je souffrais. À la fin, les barrières délicates ayant cédé à de violents efforts, il pénétra plus avant. Le cruel, en cet instant, ne se possédant plus, se précipite avec ivresse ; il déchire, il brise tout ce qu’il rencontre et, couvert et fumant de sang virginal, il parvient au bout de sa carrière… J’avoue qu’alors la force me manqua : je criai comme si l’on m’eût égorgée et perdis entièrement connaissance.

Quelques moments après, quand j’eus repris mes sens, je me trouvai au lit toute nue entre les bras de mon adorable meurtrier. Je le regardai languissamment et lui demandai, par manière de reproche, si c’était là la récompense de mon amour. Charles, à qui j’étais devenue plus chère par le triomphe qu’il venait de remporter, me dit des choses si touchantes que le plaisir de voir et de penser que je lui appartenais effaça, dans la minute, jusqu’au moindre souvenir de mes souffrances.

L’accablement où je me trouvais ne me permettant pas de me lever, nous dînâmes au lit. Néanmoins, une aile de poulet, que je mangeai d’assez bon appétit, et deux ou trois verres de vin me remirent en état de supporter une nouvelle épreuve. Mon ami ne tarda pas à s’en apercevoir, par les transports et la tendre fureur avec lesquels je me livrai à ses embrassements. Mon bel adolescent étant collé à moi dans tous les plis et replis où nos corps pouvaient s’enlacer, incapable de refréner la fureur de ses nouveaux désirs, lâche la bride de son coursier et couvrant ma bouche de baisers humides et brûlants, il me livra un nouvel assaut ; poussant, perçant, déchirant, il se fraye sa route à travers ces tendres défilés déjà ravagés, non sans me faire encore beaucoup souffrir ; mais j’étouffai mes cris et supportai l’opération en véritable héroïne. Cependant, quelques soupirs languissants qui lui échappèrent, ses joues d’un rouge plus foncé, ses yeux convulsés comme dans l’ivresse, un doux frisson qui le prit, m’annoncèrent qu’il touchait au souverain plaisir, que la douleur toujours trop cuisante m’empêchait de partager.

Ce ne fut qu’un peu plus tard que je ressentis pleinement le bonheur d’amour qui me fit passer de l’excès des douleurs au comble de la félicité. Je commençai alors à partager ces plaisirs suprêmes, à goûter ces transports délicieux, ces sensations trop vives et trop ardentes pour qu’on puisse y résister longtemps. Heureusement la nature a pourvu, par ces dissolutions momentanées, à ce délire et à ce tremblement universel qui précèdent et accompagnent le plaisir et l’épanchement de la liqueur divine.

C’est dans de pareils passe-temps que nous gagnâmes l’heure du souper. Nous mangeâmes à proportion du fatigant exercice que nous avions fait. Pour moi, j’étais si transportée de joie, en comparant mon bonheur actuel avec l’insipide genre de vie que j’avais mené ci-devant, que je n’aurais pas cru l’avoir acheté trop cher quand sa durée n’eût été que d’un moment. La jouissance présente était tout ce qui remplissait ma petite cervelle. Enfin la nature, qui avait besoin de réparation, nous ayant invités au repos, nous nous endormîmes. Mon sommeil fut d’autant plus délectable que je le passai dans les bras de mon amant.

Quoique je ne m’éveillasse le lendemain que fort tard, Charles dormait encore profondément. Je me levai le plus doucement que je pus et me rajustai de mon mieux. Ma toilette achevée, je m’assis au bord du lit pour me repaître du plaisir de contempler mon Adonis. Il avait sa chemise roulée jusqu’au cou ; mes deux yeux n’étaient de trop pour jouir pleinement d’une vue si ravissante. Oh ! pourrai-je vous peindre sa figure, telle que je la revois en ce moment, présente encore à mon imagination enchantée ! Le type parfait de la beauté masculine en pleine évidence ! Imaginez-vous un visage sans défaut, brillant de toute l’efflorescence, de toute la verdoyante fraîcheur d’un âge où la beauté n’a pas de sexe : à peine le premier duvet sur la lèvre supérieure commençait-il à faire distinguer le sien.

L’interstice de ses lèvres (une double bordure de rubis) semblait exhaler un air plus pur que celui qu’il respirait : ah ! quelle violence ne dus-je pas me faire pour m’abstenir d’un baiser si tentant !

Son cou exquisement modelé, qu’ornait par derrière et sur les côtés une chevelure flottante en boucles naturelles, attachait sa tête à un corps de la forme la plus parfaite et de la plus vigoureuse contexture ; toute la force de la virilité s’y trouvait cachée, adoucie en apparence par la délicatesse de sa complexion, le velouté de sa peau et l’embonpoint de sa chair.

La plate-forme de sa poitrine blanche comme la neige, déployée dans de viriles proportions, présentait, au sommet vermillonné de chaque mamelon, l’idée d’une rose prête à fleurir.

La chemise ne m’empêchait pas non plus d’observer cette symétrie de ses membres, cette régularité de sa taille dans sa chute vers les reins, là où finit la ceinture et où commence le renflement arrondi des hanches ; où sa peau luisante, soyeuse et d’une éblouissante blancheur s’étendait sur la chair abondante, ferme, dodue et mûre, qui frissonnait et se plissait à la moindre pression et sur laquelle le doigt, incapable de se poser, glissait sur la surface de l’ivoire le plus poli.

Ses jambes, finement dessinées, d’une rondeur florissante et lustrée, s’amoindrissaient par degrés vers les genoux et semblaient deux piliers dignes de supporter un si bel édifice. Ce ne fut pas sans émotion, sans quelque reste de terreur qu’à leur sommet je fixai mes yeux sur l’effrayant engin qui, peu de temps auparavant, m’avait causé tant de douleur. Mai qu’il était méconnaissable alors ! il reposait languissamment retiré dans son béguin et paraissant incapable des cruautés qu’il avait commises. Cela complétait la perspective et formait sans conteste le plus intéressant tableau qui fût au monde, infiniment supérieur, à coup sûr, à ces nudités que la peinture, la sculpture ou d’autres arts nous font payer des prix fabuleux. Mais la vue de ces objets, dans la vie réelle, n’est guère bien goûtée que par les rares connaisseurs doués d’une imagination de feu, qu’un jugement sain porte à l’admiration des sources, des originaux de beauté, incomparables créations de la nature que nul art ne saurait imiter, que nulle richesse ne saurait payer à leur prix.

Je ne pus m’abstenir de considérer sur moi-même la différence qu’il y a entre une vierge et une femme.

Tandis que j’étais occupée à cet intéressant examen, Charles s’éveilla et, se tournant vers moi, me demanda avec douceur comment je m’étais reposée ; et, sans attendre la réponse, il m’imprima sur la bouche un baiser tout de feu. Incontinent après, il me troussa jusqu’à la ceinture, pour se récréer à son tour du spectacle de mes charmes et se donner la satisfaction d’examiner les dégâts qu’il avait faits. Ses yeux et ses mains se délectaient à l’envi. La délicieuse crudité et la dureté de mes seins naissants et non encore mûrs, la blancheur et la fermeté de ma chair, la fraîcheur et la régularité de mes traits, l’harmonie de mes membres, tout paraissait le confirmer dans la bonne idée qu’il avait de son acquisition. Mais, bientôt, curieux de connaître le ravage qu’il avait fait la veille, il ne se contente pas d’explorer de ses mains le centre de son attaque : il glisse sous moi un oreiller et me place dans une position favorable à ce singulier examen. Oh ! alors, qui pourrait exprimer le feu dont brillaient ses yeux et dont brûlaient ses mains ! Des soupirs de volupté, de tendres exclamations, c’était en fait de compliments tout ce qu’il pouvait proférer. Cependant son athlète, levant fièrement la tête, reparut dans tout son éclat.

Il le considère un instant avec complaisance, ensuite il veut me le mettre en main ; d’abord un reste de honte me fit faire quelque difficulté de le prendre ; mais mon inclination était plus forte… Je rougissais et ma hardiesse augmentait à proportion du plaisir que je ressentais à ce contact. La corne ne pouvait être plus dure ni plus raide et le velours cependant plus doux ni plus moelleux au toucher. Il me guida ensuite à cet endroit où la nature et le plaisir prennent de concert leurs magasins, si convenablement attachés à la fortune de leur premier ministre.

La douce chaleur de ma main rendit bientôt mon amant intraitable ; et prenant avantage de ma commode position, il fit tomber l’orage à l’endroit où je l’attendais presque impatiemment et où il était sûr de toucher le but. Je ne sentis presque plus de douleur. Bien chez lui désormais, il me rassasia d’un plaisir tel, que j’en étais réellement suffoquée, presque à bout d’haleine. Oh ! les énervantes saccades ! Oh ! les innombrables baisers. Chacun d’eux était une joie inexprimable et cette joie se perdait dans une mer de délices plus enivrantes encore. Ces folâtreries, cependant, ces joyeux ébats avaient si bien pris la matinée, que force nous fut de ne faire qu’un du déjeuner et du dîner.

L’excès de la jouissance ayant à la fin calmé nos transports, nous nous mîmes à parler d’affaires. Charles m’avoua naïvement qu’il était né d’un père qui, occupant un modeste emploi dans l’administration, dépensait quelque peu au delà de son revenu. Le jeune homme n’avait eu qu’une bien médiocre éducation, il n’avait été préparé à aucune profession et son père se proposait seulement de lui acheter une commission d’enseigne dans l’armée, à cette condition toutefois qu’il pût en réaliser l’argent ou trouver à l’emprunter ; ce qui, d’une façon ou de l’autre, était plus à souhaiter qu’à espérer pour lui. Voilà, néanmoins, le beau plan sur lequel comptait ce jeune homme de haute promesse parvenu jusqu’à l’âge d’homme dans une si parfaite oisiveté qu’il n’avait jamais eu la pensée de prendre aucun parti. De plus, il n’avait jamais eu la pensée de le prémunir par les plus simples avis contre les vices de la ville et les dangers qui y attendent les jeunes étourdis sans expérience. Il vivait à la maison et à discrétion avec son père, qui lui-même entretenait une maîtresse ; quant au surplus, pourvu que Charles ne lui demandât pas d’argent, il avait pour lui une grande indulgence. Il pouvait découcher quand il lui plaisait ; la moindre excuse était suffisante et ses réprimandes même étaient si légères qu’elles faisaient supposer une sorte de connivence dans la faute, plutôt qu’une volonté sérieuse de contrôle ou de répression.

Mais Charles, dont la mère était morte, avait sa grand-mère du côté maternel qui l’entretenait dans cette vie oisive, par une complaisance aveugle pour ses fantaisies. La bonne femme jouissait d’un revenu considérable et économisait schelling à schelling pour ce cher enfant, fournissait amplement à ses besoins ; moyennant quoi il se trouvait en état de supporter les dépenses d’une maîtresse. Le père, qui avait des passions que la médiocrité de sa fortune l’empêchait de satisfaire, était si jaloux du bien que cette tendre parente faisait à son fils, qu’il résolut de s’en venger et n’y réussit que trop, comme vous le verrez bientôt.

Cependant Charles, qui voulait sérieusement vivre avec moi sans trouble, me quitta l’après-dîner pour aller concerter, avec un avocat de sa connaissance, des moyens d’empêcher Mistress Brown de nous inquiéter. Sur le récit qu’il lui fit de la manière dont elle m’avait séduite, le jurisconsulte trouva que loin de chercher à s’accommoder, il fallait en exiger satisfaction. La chose arrêtée, ils se transportèrent chez cette mère Abbesse. Les filles de la maison, qui connaissaient Charles et croyaient qu’il leur amenait quelqu’un à plumer, le reçurent avec toutes les démonstrations de civilité requises en pareil cas ; mais elles changèrent bientôt de ton lorsque l’avocat, d’un air austère, déclara qu’il voulait parler à la vieille, avec laquelle il disait avoir une affaire à régler.

Suivant sa requête, Madame parut et les demoiselles se retirèrent. Aussitôt l’homme de loi lui demanda si elle n’avait pas connu, ou, pour mieux dire, trompé une jeune fille, nommé Fanny Hill, sous prétexte de la louer en qualité de servante. La Brown, dont la conscience n’était pas des plus nettes, fut effrayée à cette question inattendue et surtout quand les termes de justice de paix newgate, de old Bayley[3] de pilori, de fouet, de poursuite pour tenue d’une maison mal famée, de promenade en tombereau, etc., frappèrent son oreille. Enfin, pour abréger l’histoire, elle crut en être quitte à bon marché en leur remettant en main ma boîte et mes petits effets, non sans leur offrir gratuitement un bol de punch avec le choix de ce qu’il y avait de plus attrayant dans le logis. Mais ils refusèrent ces gracieusetés.

Charles, enchanté d’avoir terminé si heureusement ce procès, revint entre mes bras recevoir la récompense des peines qu’il s’était données.

Nous passâmes encore une dizaine de jours à Chelsea et ensuite il me loua un appartement garni, composé de deux chambres et d’un cabinet moyennant une demi-guinée par semaine et situé dans D…-Street, quartier de Saint-James[4]. La maîtresse du logis, Mistress Jones, nous y reçut, et, avec une grande volubilité de langue étonnante, nous en expliqua toutes les commodités. Elle nous dit « que la servante nous servirait avec zèle…, que des gens de la première qualité avaient logé chez elle…, qu’un secrétaire d’ambassade et sa femme occupaient le premier…, que je paraissais une lady bien aimable… »

Charles avait eu la précaution de dire à cette babillarde que nous étions mariés secrètement ; ce qui, je crois, ne l’inquiétait guère, pourvu qu’elle louât ses chambres, mais ce mot de lady me fit rougir de vanité.

Pour vous donner une légère esquisse de son portrait, c’était une femme d’environ quarante-six ans, grande, maigre, rousse, de ces figures triviales que l’on rencontre partout. Elle avait été entretenue dans sa jeunesse par un gentleman qui, à sa mort, lui avait laissé quarante livres sterling de rente en faveur d’une fille qu’il en avait eue et qu’elle avait vendue à l’âge de dix-sept ans. Indifférente naturellement à toute autre plaisir qu’à celui de grossir son fonds à quelque prix que ce fût, elle s’était jetée dans les affaires privées ; en quoi, , grâce à son extérieur modeste et décent, elle avait fait souvent d’excellents hasards ; il lui était même arrivé de faire des mariages. En un mot, pour de l’argent, elle était ce qu’on voulait, prêteuse sur ses gages, receleuse, entremetteuse. Quoiqu’elle eût dans les fonds une grosse somme, elle se refusait le nécessaire et ne subsistait que de ce qu’elle écorniflait à ses logeurs.

Pendant que nous fûmes sous les griffes de cette harpie, elle ne laissa pas échapper une seule petite occasion de nous tondre ; ce que Charles, par son indolence naturelle, aima mieux souffrir que de prendre la peine de déloger.

Quoi qu’il en soit, je passai dans cette maison les plus délicieux moments de ma vie ; j’étais avec mon bien-aimé ; je trouvais en sa compagnie tout ce que mon cœur pouvait souhaiter. Il me menait à la comédie, au bal, à l’opéra, aux mascarades ; mais dans ces brillantes et tumultueuses assemblées, je ne voyais que lui. Il était mon univers et tout ce qui n’était pas lui n’était rien pour moi.

Mon amour enfin était si excessif qu’il en venait à annihiler tout sentiment, toute étincelle de jalousie. Une première idée de ce genre me fit, en effet, si cruellement souffrir que, par amour-propre et de peur d’un accident pire que la mort, je renonçai pour toujours à m’en préoccuper. L’occasion, du reste, ne s’en présenta pas ; car si je vous racontais plusieurs circonstances dans lesquelles Charles me sacrifia des femmes beaucoup trop haut placées pour que j’ose faire la moindre allusion (ce qui, vu sa beauté, n’était pas si surprenant), je pourrais, en vérité, vous donner une preuve convaincante de sa constance ; mais, alors, ne m’accuseriez-vous pas de caresser de nouveau une vanité qui devrait être depuis longtemps satisfaite ?

Lorsque nous donnions quelque relâche à la vivacité de nos plaisirs, Charles s’en faisait un de m’instruire selon l’étendue de ses connaissances. Je recevais comme des oracles toutes les paroles qui sortaient de son adorable bouche et j’en gravais dans mon cœur jusqu’aux moindres syllabes ; la seule interruption que je ne pouvais pas me refuser, c’étaient ses baisers de ses lèvres, d’où s’exhalait un souffle plus agréable que les parfums de l’Arabie.

Je peux dire sans vanité que ses soins ne furent pas infructueux. Je perdis en moins de rien mon air campagnard et mon mauvais accent, tant il est vrai qu’il n’est pas de meilleur maître que l’amour et le désir de plaire.

Quant à l’argent, quoiqu’il m’apportât régulièrement tout ce qu’il recevait, ce n’était pas sans peine qu’il me le faisait mettre dans mon bureau ; s’il me donnait de la toilette, je l’acceptais uniquement pour lui plaire, pour être plus à son goût, et telle était ma seule ambition. Je me serais fait un plaisir du plus rude travail ; j’aurais usé mes doigts jusqu’aux os, avec joie, pour le faire vivre. Jugez alors si je pouvais admettre l’idée de lui être à charge. Et ce désintéressement de ma part était si peu affecté, il partait si directement de mon cœur, que Charles ne pouvait manquer de s’en apercevoir ; s’il ne m’aimait pas autant que je l’aimais (ce qui était le constant et unique sujet de nos tendres discussions), il s’arrangeait, tout au moins, pour me donner la satisfaction de croire que nul homme au monde ne pouvait être plus aimant, plus sincère, plus fidèle qu’il ne l’était.

Comme je ne sortais jamais sans mon amant et que je restais le plus souvent au logis, la Jones me faisait de fréquentes visites. La pénétrante commère ne fut pas longtemps à découvrir que nous avions frustré l’Église de ses droits, ce qui ne lui déplut pas, eu égard aux desseins qu’elle ne trouva que trop l’occasion d’exécuter, car elle avait une commission de l’un de ses clients et qui était, soit de me débaucher, soit de me séparer de mon amant à tout prix.

Je vivais depuis huit mois avec cette chère idole de mon âme et j’étais grosse de trois, lorsque le coup funeste et inattendu de notre séparation arriva. Je passerai rapidement sur ces particularités, dont le seul souvenir me fait frissonner et me glace le sang.

J’avais déjà langui deux jours, ou plutôt une éternité, sans entendre de ses nouvelles, moi, qui ne respirais, qui n’existais qu’en lui et qui n’avais jamais passé vingt-quatre heures sans le voir. Le troisième jour, mon impatience et mes alarmes augmentèrent à un tel degré que je n’y pus tenir plus longtemps. Je me jetai aux genoux de Mme Jones, la suppliant d’avoir pitié de moi et de me sauver la vie, en tâchant au plus tôt de découvrir ce qu’était devenu celui qui pouvait seul me la conserver. Elle alla, pour cet effet, dans un Public-House du voisinage, où il demeurait, et envoya chercher la servante du logis dont je lui avais donné le nom et qui était à proximité dans une des rues qui rayonnent sur Covent-Garden. Cette fille vint immédiatement et Mme Jones lui ayant demandé si Charles était en ville, elle répondit que son père, pour le punir d’être avec sa grand-mère en meilleurs termes qu’il n’était lui-même, l’avait envoyé dans un comptoir des mers du Sud, héritage (un riche marchand, son propre frère, venait de mourir) dont il venait de recevoir l’avis.

Le barbare, d’intelligence avec un capitaine de vaisseau, avait si bien concerté ses mesures, que le pauvre malheureux, étant allé à bord du navire, y avait été arrêté comme un criminel, sans pouvoir écrire à personne.

La servante ajouta que, bien sûr, cet éloignement de son jeune et gentil maître causerait la mort de sa grand’mère, ce qui se vérifia en effet, car la vieille dame ne survécut pas d’un mois à la fatale nouvelle, et, comme sa fortune était en viager, elle ne laissa rien d’appréciable à son petit-fils chéri, mais elle refusa absolument de voir son père avant de mourir.

L’artificieuse Jones revint incontinent après me plonger le poignard dans le sein, en me disant qu’il était parti pour un voyage de quatre ans et que je ne devais pas m’attendre à le revoir jamais. Avant qu’elle eût proféré ces dernières paroles, je tombai dans une faiblesse, suivie de convulsions si terribles que je perdis avant terme, en me débattant, l’innocent et déplorable gage de mon amour. Je ne conçois pas, quand je me le rappelle, que j’aie pu résister à tant de calamités et de douleurs. Quoi qu’il en soit ; à force de soins, on me conserva une odieuse vie, qui, à la place de cette félicité inexprimable dont j’avais joui jusqu’alors, ne m’offrit tout à coup que des horreurs et de la misère.

Je restai pendant six semaines appelant en vain la mort à mon secours. Ma grande jeunesse et mon tempérament robuste prirent insensiblement le dessus ; mais je tombai dans un état de stupidité et de désespoir qui faisait croire que je devinsse folle. Néanmoins le temps adoucit petit à petit la violence de mes peines et en émoussa le sentiment.

Mon obligeante hôtesse avait eu soin, pendant tout cet intervalle, que je ne manquasse de rien ; et quand elle me crut dans une condition à pouvoir répondre à ses vues, elle me félicita sur mon heureux rétablissement en ces termes :

« Grâce à Dieu, Miss Fanny, votre santé n’est pas mauvaise à présent. Vous êtes la maîtresse de rester chez moi tant qu’il vous plaira. Vous savez que je ne vous ai rien demandé depuis longtemps ; mais, franchement, j’ai une dette à laquelle il faut que je satisfasse sans différer. »

Et après ce bref exorde, elle me présenta un arrêté de compte pour logement, nourriture, apothicaire, etc., somme totale : vingt-trois livres sterling dix-sept schellings et six pence ; ce que la perfide, qui connaissait le fond de ma bourse, savait bien que je ne pouvais pas payer ; en même temps elle me demanda quels arrangements je voulais prendre. Je lui répondis, fondant en larmes, que j’allais vendre le peu de hardes que j’avais et que si je ne pouvais faire toute la somme, j’espérais qu’elle aurait la bonté de me donner du temps. Mais mon malheur favorisant ses lâches intentions, elle me répondit froidement que, quoi qu’elle fût touchée jusqu’au fond de l’âme de mon infortune, l’état actuel de ses affaires la mettrait dans la cruelle nécessité de m’envoyer en prison. À ce mot de prison, tout mon sang se glaça, et je fus tellement épouvantée que je devins aussi pâle qu’un criminel à la vue du lieu de son exécution.

Cette méchante femme, qui craignait que ma frayeur ne ruinât ses desseins, en me faisant retomber malade, commença à se radoucir et me dit que ce serait ma propre faute si elle en venait à de semblables extrémités, mais que l’on pouvait trouver un honnête homme dans le monde, assez généreux pour terminer cette affaire à notre satisfaction mutuelle, et qu’il viendrait un très honorable gentleman cette après-dîner prendre le thé avec nous, qui sûrement serait fort aise de me rendre ce service.

À ces mots, je restai muette, confondue. Cependant, Mme Jones ayant ainsi arrangé son plan, jugea à propos de ma laisser quelques moments à mes réflexions. Je demeurai près d’une heure abîmée dans les idées les plus horribles que la crainte, la tristesse et le désespoir puissent causer. La scélérate revint à la charge, et feignant d’être touchée de mes malheurs, elle me dit qu’elle voulait me présenter au gentleman, qui, par ses sages avis, me fournirait les moyens de me tirer d’embarras. Après quoi, sans se mettre en peine que je l’approuvasse ou non, elle sort et rentre immédiatement, suivie du gentleman, dont elle avait été en mainte occurrence, comme en celle-ci, l’empressée pourvoyeuse.

Il me fit une profonde révérence, à laquelle je répondis aussi froidement qu’il est naturel de répondre aux civilités de quelqu’un qu’on ne connaît point. Mme Jones, prenant sur elle de faire les honneurs de cette première entrevue, lui présenta une chaise et en prit une pour elle-même ; cependant pas un mot ni de part ni d’autre. Un regard stupide et effaré était l’interprète de la surprise où m’avait jetée cette étrange visite. On servit le thé. Ma digne hôtesse, enfin, ne voulant pas perdre son temps, rompit le silence :

« Allons, Miss Fanny, dit-elle dans un style aussi rude que familier et d’un ton d’autorité, levez la tête, mon enfant, ne laissez point détruire un si joli minois par le chagrin. Au bout du compte, le chagrin ne doit pas être éternel ; allons, un peu de gaîté. Voici un honorable gentleman qui a entendu parler de vos malheurs et veut vous faire plaisir. Croyez-moi, ne refusez pas sa connaissance, et, sans vous piquer d’une délicatesse hors de saison, faites un bon marché tandis que vous le pouvez. »

Mon inconnu, qui vit aisément qu’une aussi impertinente harangue était moins propre à me persuader qu’à m’irriter, lui fit signe de se taire. Alors, prenant la parole, il me dit qu’il partageait bien sincèrement mon affliction ; que ma jeunesse et ma beauté méritaient un meilleur sort ; qu’il ressentait depuis longtemps une violente passion pour moi ; mais que, connaissant mes engagements secrets avec un autre, il les avait respectés aux dépens de son repos, jusqu’à ce que la nouvelle de mon désastre, en réveillant son respectueux amour, l’avait enhardi à venir m’offrir ses services, à peine arrivé de La Haye, où il avait dû se rendre pour affaire urgente au début de ma maladie, et que la seule faveur qu’il exigeât de moi était que je daignasse les agréer. Tandis qu’il me parlait ainsi, j’eus le temps de l’examiner. Il me parut un homme d’environ quarante ans, vêtu d’un costume simple et uni, avec un gros diamant à l’un de ses doigts, dont l’éclat frappait mes yeux lorsqu’il agitait sa main en parlant et me donnait une plus haute idée de son importance ; bref, il pouvait passer pour ce qu’on appelle communément un bel homme brun, avec un air de distinction naturel à sa naissance et à sa condition. Je ne lui répondis qu’en versant un torrent de larmes, et ce fut un bonheur pour moi que mes sanglots étouffassent ma voix, car je ne savais que lui dire.

Quoi qu’il en soit, la situation attendrissante où il me vit le frappa jusqu’au fond du cœur. Il tira précipitamment sa bourse et paya, sans différer, jusqu’au dernier farthing, tout ce que je devais à Mme Jones. Il en prit une quittance en bonne forme, qu’il me força de garder. Cette infâme racoleuse n’eut pas plus tôt touché son argent qu’elle nous laissa seuls.

Cependant le gentleman, qui n’était rien moins que neuf dans de pareilles affaires, s’approcha d’un air officieux et du coin de son mouchoir m’essuya les pleurs qui me baignaient le visage ; après quoi il s’aventura à me donner un baiser. Je n’eus pas le courage de faire la moindre résistance, me regardant dès lors comme une marchandise qui lui était dévolue par le déboursé qu’il venait de faire. Insensiblement il me mania la gorge. Enfin, me trouvant docile au delà de ses espérances, il fit de moi tout ce qu’il voulut. Quand il eut assouvi sa brutalité sans nul respect pour ma déplorable condition, mes yeux se dessillèrent et je gémis (trop tard à la vérité) de la honteuse faiblesse à laquelle je venais de succomber. Je m’arrachais les cheveux, je me tordais les mains, je me frappais la poitrine comme une folle. Si quelqu’un m’eût dit quelques instants auparavant que je serais infidèle à Charles, j’aurais été capable de lui cracher au visage. Mais, hélas ! notre vertu et notre fragilité ne dépendent que trop souvent des circonstances où nous nous trouvons. Séduite comme je le fus à l’improviste, trahie par un esprit accablé sous le poids de ses afflictions, saisie des plus grandes frayeurs à l’idée seule de prison, ce sont des conjonctures bien délicates ; et sans chercher à m’excuser, il n’en est guère qui pût répondre de ne pas commettre la même faute dans un cas pareil. Au reste, comme il n’y a que le premier pas qui coûte, je crus que je n’étais plus en droit de refuser ses caresses après ce qui s’était passé. Suivant cette réflexion, je me regardai comme lui appartenant.

Néanmoins, il eut la complaisance de ne pas tenter si tôt la répétition d’une scène à laquelle je ne m’étais prêtée que machinalement et par un sentiment de gratitude. Content de s’être assuré ma jouissance, il voulut désormais s’en rendre digne par ses bons procédés et ne devoir rien à la violence.

La soirée étant déjà avancée, on vint mettre le couvert et j’appris avec joie que la Jones, dont l’aspect m’était devenu insupportable, ne serait pas des nôtres.

Pendant le souper, qui était fin et soigné, avec une bouteille de bourgogne et les accessoires sur un plateau, le gentleman, après avoir employé les discours les plus persuasifs que la tendresse puisse suggérer pour adoucir mes ennuis, me dit qu’il s’appelait H…, frère du comte de L…, que mon hôtesse l’avait engagé à me voir et que, m’ayant trouvée extrêmement aimable, il l’avait priée de lui procurer ma connaissance ; qu’en un mot il s’estimait trop heureux que la chose eût réussi selon ses désirs, et qu’il me protestait que je n’aurais jamais sujet de me repentir des complaisances que j’aurais pour lui.

Pendant qu’il me parlait ainsi, j’avais mangé deux ailes de perdrix et bu trois ou quatre verres de vin. Mais, soit qu’on y eût mêlé quelque drogue ou que sa vertu restaurative eût naturellement opéré sur mes sens, je me trouvai plus à mon aise et je commençai à ne plus regarder M. H… avec tant de froideur, quoique tout autre à sa place, dans de semblables circonstances, eût été le même pour moi.

Les afflictions ici-bas ont leurs bornes et ne sauraient être éternelles. Mon cœur, accablé jusqu’alors sous le poids des chagrins, se dilata par degrés et s’ouvrit à un faible rayon de contentement. Je répandis quelques larmes, elles me soulagèrent ; je soupirai, mes soupirs me rendirent la respiration plus libre ; je pris, sans être gaie, un air serein, une contenance plus aisée et moins sérieuse. M. H… était trop expert pour ne pas profiter de cet heureux changement. Il recula adroitement la table, et approchant sa chaise de la mienne, il m’imprima vingt baisers sur la bouche et sur la gorge. Je fis si peu de résistance qu’il crut pouvoir tenter davantage. Le téméraire, en effet, glissant avec dextérité une de ses mains sous mes jupes jusqu’au-dessus de la jarretière, essaya de regagner le poste qu’il avait surpris peu de temps auparavant. Alors je lui dis d’un ton languissant que je ne me trouvais pas bien, que je le suppliais de me laisser. Comme il vit à merveille qu’il y avait dans ma prière plus de grimace et de cérémonie que de sincérité, il consentit à en rester là, mais à la condition que je me mettrais au lit sur-le-champ, ajoutant qu’il sortait pour une demi-heure et qu’il osait espérer qu’à son retour je serais plus traitable. Quoique je ne répondisse rien, l’air dont je reçus sa proposition lui fit connaître que je ne me croyais plus assez ma maîtresse pour refuser de lui obéir.

Un instant après qu’il m’eut quittée, la servante m’apporta un bol en argent plein de ce qu’elle appelait une « potion nuptiale ». Je l’eus à peine avalée qu’un feu subtil se glissa dans mes veines ; je brûlais, peu s’en fallait que je ne demandasse un homme quel qu’il fût.

La fille n’était pas encore au bas de l’escalier que M. H… rentra en robe de chambre et en bonnet de nuit, armé de deux bougies allumées. Il ferma la porte au verrou. Quoique je m’attendisse bien à le revoir, sa rentrée me causa quelque frayeur. Il s’avance sur la pointe du pied, tâche de me rassurer par de douces paroles, et quittant en hâte sa robe, il s’approche du lit, m’enlève en un clin d’œil et me renverse nue sur un tapis placé près du feu. Là, à genoux, il s’occupe quelque temps à parcourir, avec un regard avide, une gorge ferme, élastique et que la jouissance n’avait pas encore altérée ; de là, passant à une taille élégante, à une chute de reins merveilleuse ; chaque contour était baisé tour à tour, puis il me fit sentir tout à coup son pouvoir qui, ressuscitant mes esprits animaux, me contraignit à goûter des plaisirs que mon cœur désavouait.

Quelle différence, hélas ! de ces plaisirs purement mécaniques à ceux que produit la jouissance d’un amour mutuel où l’âme, confondue avec les sens, se noie pour ainsi dire dans une mer de volupté !

Cependant M. H… ne cessa de me donner des preuves de sa vigueur qu’à la pointe du jour, où nous nous endormîmes d’un profond sommeil.

Vers les onze heures, Mme Jones nous apporta deux excellents potages, que son expérience en ces sortes d’affaires lui avaient appris à préparer en perfection. M. H…, qui s’était aperçu que j’avais changé de couleur à son arrivée, me dit, lorsqu’elle nous eût quittés, que pour me donner une première preuve de son tendre attachement, il voulait me changer de maison et que je n’avais pas à m’impatienter jusqu’à son retour. Il s’habilla et sortit, après m’avoir remis une bourse contenant vingt-deux guinées, en attendant mieux.

Dès qu’il fut dehors, je réfléchis sur ma condition actuelle et sentis la conséquence du premier pas que l’on fait dans le chemin du vice ; car mon amour pour Charles ne m’avait jamais paru criminel. Je me regardai comme quelqu’un qui est entraîné par un torrent sans pouvoir regagner le rivage. Le sentiment effroyable de la misère, la gratitude, le profit réel que je trouvais dans cette connaissance avaient en quelque manière interrompu mes chagrins, et si mon cœur n’eût point été engagé, M. H… l’aurait vraisemblablement possédé tout entier ; mais la place étant occupée, il ne devait la jouissance de mes charmes qu’aux tristes conjectures où le sort m’avait réduite.

Il revint à six heures me prendre pour me conduire dans un nouveau logis, chez un boutiquier, lequel, par intérêt, était entièrement à la dévotion de M. H… Il lui louait le premier étage, très galamment meublé, pour deux guinées par semaine, et j’y fus aussitôt installée avec une fille pour me servir.

M. H… resta encore toute la soirée avec moi ; on nous apporta d’une taverne voisine un souper succulent, et quand nous eûmes mangé, la fille me mit au lit, où je fus bientôt suivie par mon champion, qui, malgré les fatigues de la veille, se piqua, comme il me dit, de faire les honneurs de mon nouvel appartement. Insensiblement je m’habituai aux bonnes façons de M. H… et j’avoue que si ses attentions et ses libéralités (soieries, dentelles, boucles d’oreilles, colliers de perles, montre en or, etc.) ne m’inspirèrent point d’amour, au moins me forcèrent-elles à lui vouer une véritable estime et l’amitié la plus reconnaissante.

Je me vis alors dans la catégorie des filles entretenues, bien logée, de bons appointements, et nippée comme une princesse.

Néanmoins, le souvenir de Charles me causant quelquefois des accès de mélancolie, mon bienfaiteur, pour m’amuser, donnait fréquemment de petits soupers chez moi à ses amis et à leurs maîtresses. Je fus ainsi lancée dans un cercle de connaissances, qui me débarrassa bientôt de ce que mon éducation de villageoise m’avait laissé de pudeur et de modestie.

Nous nous rendions les unes chez les autres et singions dans ces visites de cérémonie les femmes de qualité qui ne savent comment gaspiller leur temps, quoique parmi ces femmes entretenues (et j’en connaissais un bon nombre, sans compter quelques estimables matrones qui vivaient de leurs relations avec elles), j’en connusse à peine une seule qui ne détestât parfaitement son entreteneur et, naturellement, eût le moindre scrupule de lui être infidèle si elle le pouvait sans risques. Je n’avais encore, quant à moi, aucune idée de faire du tort au mien.

Il y avait déjà six mois que nous vivions tous deux du meilleur accord du monde, lorsqu’un jour, revenant de faire une visite, j’entendis quelque rumeur dans ma chambre. J’eus la curiosité de regarder à travers le trou de la serrure. Le premier objet qui me frappa fut M. H… chiffonnant ma servante Hannah, qui se défendait d’une manière aussi gauche que faible, et criait si bas qu’à peine pouvais-je l’entendre :

« Fi donc, monsieur, cela convient-il ? De grâce, ne me tourmentez point. Une pauvre fille comme moi n’est point faite pour vous. Seigneur ! si ma maîtresse allait venir !… Non, en vérité, je ne le souffrirai pas ; au moins je vous avertis, je m’en vais crier. »

Ce qui pourtant n’empêcha point qu’elle se laissât tomber sur le lit de repos, et mon homme ayant levé ses cotillons, elle crut inutile de faire une plus longue résistance. Il monta dessus, et je jugeai à ses mouvements nonchalants qu’il se trouvait logé plus à l’aise qu’il ne s’en était flatté. Cette belle opération finie, M. H… lui donna quelque monnaie et la congédia.

Si j’avais été amoureuse, j’aurais certainement interrompu la scène et tapage ; mais mon cœur n’y prenant aucun intérêt, quoique ma vanité en souffrît, j’eus assez de sang-froid pour me contenir et tout voir jusqu’à la conclusion. Je descendis cinq ou six degrés sur la pointe du pied et remontai à grand bruit, comme si j’arrivais à l’instant même. J’entrai dans la salle, où je trouvai mon fidèle berger se promenant en sifflant, d’un air aussi flegmatique que s’il ne s’était rien passé. J’affectai d’abord un air si serein et si gai que l’hypocrite fut ma dupe en croyant que j’étais la sienne. La grosse récréation qu’il venait de prendre l’avait sans doute fatigué, car il prétexta quelques affaires pour n’être pas obligé de coucher avec moi cette nuit-là, et sortit incontinent après.

À l’égard de ma servante, mon intention n’étant pas de l’associer à mes travaux, au premier sujet de mécontentement qu’elle me donna, je la mis à la porte.

Cependant mon amour-propre ne pouvant digérer l’affront que M. H… m’avait fait, je résolus de m’en venger de la même façon. Je ne tardai pas longtemps. Il avait pris, depuis environ quinze jours, à son service, le fils d’un de ses fermiers. C’était un jeune garçon de dix-huit à dix-neuf ans, d’une physionomie fraîche et appétissante, vigoureux et bien fait. Son maître l’avait créé le messager de nos correspondances. Je m’étais aperçue qu’à travers son respect et sa timide innocence, le tempérament perçait. Ses yeux, naturellement lascifs, enflammés par une passion dont il ignorait le principe, parlaient en sa faveur le plus éloquemment du monde, sans qu’il s’en doutât.

Pour exécuter mon dessein, je le faisais entrer lorsque j’étais encore au lit ou lorsque j’en sortais, lui laissant voir, comme par mégarde, tantôt ma gorge nue, tantôt la tournure de la jambe, quelquefois un peu de ma jambe, en mettant mes jarretières. En un mot, je l’apprivoisais petit à petit par des familiarités.

« Eh bien, mon garçon, lui demandai-je, as-tu une maîtresse ?… est-elle plus jolie que moi ?… Sentirais-tu de l’amour pour une femme qui me ressemblerait ? ». Et ainsi du reste. Le pauvre enfant répondait d’un ton niais et honnête, selon mes désirs.

Quand je crus l’avoir assez bien préparé, un jour qu’il venait, à son ordinaire, je lui dis de fermer la porte en dedans. J’étais alors couchée sur le théâtre des plaisirs de M. H… et de ma servante, dans un déshabillé fait pour inspirer des tentations à un anachorète, pas de corset, pas de cerceaux. J’appelai le jeune gars, et le tirant près de moi par sa manche, je le contemplai. Il était d’une santé brillante, sa chevelure, d’un noir brillant, se jouait sur ses tempes en boucles naturelles et se resserrait par derrière dans un nœud élégant ; sa culotte de peau de bouc, parfaitement collante, laissait voir le galbe d’une cuisse dodue et bien tournée, des bas blancs, une livrée garnie de dentelles, des nœuds d’épaule, tout cela complétait le coquet personnage… Je lui donnai, pour le rassurer, deux ou trois petits coups sous le menton et lui demandai s’il avait peur des dames. En même temps je me saisis d’une de ses mains, que je serrai contre mes seins, qui tressaillaient et s’élevaient comme s’ils eussent recherché ses attouchements. Ils étaient maintenant bien remplis et ferme en chair. Bientôt, tous les feux de la nature étincelèrent dans ses yeux ; ses joues s’enluminèrent du plus beau vermillon. La joie, le ravissement et la pudeur le rendirent muet ; mais la vivacité de ses regards, son émotion parlèrent assez pour m’apprendre que je n’avais pas perdu mon étalage ; mes lèvres, que je lui présentai de façon qu’il ne pût éviter de les baiser, le fascinèrent, l’enflammèrent et l’enhardirent. Alors, portant mes yeux sur la partie essentielle de son costume, j’y remarquai très distinctement de la turgescence et de l’émoi ; et comme j’étais trop avancée pour m’arrêter en si beau chemin, comme d’ailleurs il m’était impossible de me contenir davantage ou d’attendre qu’il eût surmonté sa modestie de jeune fille (c’était réellement le mot), je fis semblant de jouer avec ses boutons, que la force active de l’intérieur était sur le point de faire sauter. Ceux de la ceinture et du pont lâchèrent facilement prise et le voici à l’air… non pas une babiole d’enfant, ni le membre commun d’un homme, mais un engin d’une si énorme taille qu’on l’aurait pris pour celui d’un jeune géant. Ce prodigieux meuble me fit frissonner à la fois de frayeur et de plaisir. Ce qu’il y avait de surprenant, c’est que le propriétaire d’un si noble joyau ne savait pas la manière de s’en servir, tellement que c’était mon affaire de le guider au cas que j’eusse assez de courage pour en risquer l’épreuve ; mais il n’y avait plus à reculer.

Le jeune gars, transporté, hors de lui-même, s’aventura, par instinct naturel, à me caresser, et lisant dans mes yeux le pardon de son audace, il gagna au hasard le centre inconnu de ses désirs. Je ne l’eus pas plus tôt senti que ma crainte s’évanouit et je lui laissai le champ libre. Alors la châsse fut découverte. Il se mit sur moi ; je me plaçai le plus avantageusement qu’il me fut possible pour le recevoir, mais borgne, son cyclope se dirigeait seul, frappant toujours à faux. Je le conduisis dextrement et lui donnai la première leçon de plaisir. Cependant, quoiqu’un tel monstre ne fût pas fait pour un logis aussi modeste, je parvins à en loger la tête, et mon écolier, en s’efforçant à propos, eu fit entrer quelques pouces de plus ; je sentis aussitôt un mélange de plaisir et de douleur indéfinissable. Je tremblais à la fois qu’il ne me tuât en allant plus avant ou en se retirant, ne pouvant le souffrir ni dedans ni dehors. Quoi qu’il en soit, il poursuivit avec tant de raideur et de rapidité que je poussai un cri. Ce fut assez pour arrêter ce timide et respectueux enfant. Il se retira, également pénétré du regret de m’avoir fait mal et d’être contraint de déloger d’une place dont la douce chaleur lui avait donné l’avant-goût d’un plaisir qu’il mourait d’envie de satisfaire.

Je n’étais pourtant pas trop contente qu’il m’eût tant ménagée et que mon indiscrétion l’eût fait quitter prise. Je le caressai pour l’encourager à la charge et me mis en posture de le recevoir encore à tout événement. Il l’insinua de nouveau, ayant l’intention de modérer ses coups. Petit à petit, l’entrée s’élargit, se prêta et le reçut à moitié. Mais tandis qu’il tâchait de passer outre, la crise le surprit, et, malheureusement pour moi, la douleur aiguë que je souffrais m’empêcha de l’attendre.

Je craignis, avec raison, qu’il ne se retirât. Grâce à ma bonne fortune, cela n’arriva point. L’aimable jeune homme, plein de santé et regorgeant de suc, fit une courte pause, après quoi il se mit à piquer derechef. Alors, favorisé par mes mouvements adroits, il gagna peu à peu le terrain et nos deux corps n’en firent qu’un. Les délicieuses, les ravissantes agitations qu’il me causa intérieurement me devinrent insupportables. Je m’aperçus, à sa respiration embarrassée, à ses yeux à demi clos, qu’il approchait du suprême instant. Je me dépêchai d’y arriver avec lui. Nous nous rencontrâmes enfin, et, plongés tous deux dans un abîme de joie, nous demeurâmes quelques instants anéantis, sans aucun sentiment, excepté dans ces parties favorites de la nature où nos âmes, notre vie et toutes nos sensations étaient alors entièrement concentrées.

La crise étant à peu près passée, le jeune homme retira ce délicieux instrument de sa vengeance à laquelle je ne songeais plus d’ailleurs, l’idée en ayant été noyée dans le plaisir. Il avait fait autant de ravages que s’il avait triomphé d’une seconde virginité.

C’était une scène bien douce pour moi de voir avec quels transports il me remerciait de l’avoir initié à de si agréables mystères. Il n’avait jamais eu la moindre idée de la marque distinctive de notre sexe. Je devinai bientôt, par l’inquiétude de ses mains qui s’égaraient, qu’il brûlait de connaître comment j’étais faite. Je lui permis tout ce qu’il voulut, ne pouvant rien refuser à ses désirs. Il me leva les jupes et la chemise. Je me plaçai moi-même dans l’attitude la plus favorable pour exposer à ses regards le centre des voluptés et le coup d’œil luxuriant du voisinage. Extasié à la vue d’un spectacle si nouveau pour lui, il n’abusa cependant pas longtemps de ma complaisance. Son phénix étant ressuscité se percha au centre de la forêt enchantée qui décore de ses ombrages la région des béatitudes. Je sentis derechef une émotion si vive qu’il n’y avait que la pluie salutaire dont la nature bienfaisante arrose ces climats favorisés qui pût me sauver de l’embrasement.

J’étais tellement abattue, fatiguée, énervée, après une semblable séance, que je n’avais pas la force de remuer.

Néanmoins, mon jeune champion, ne faisant pour ainsi dire qu’entrer en goût, n’aurait pas sitôt quitté le champ de bataille si je ne l’eusse averti qu’il fallait battre en retraite. Je l’embrassai tendrement, et, lui ayant glissé une guinée dans la main, je le renvoyai avec promesse de le revoir dès que je pourrais, pourvu qu’il fût discret.

Étourdie et enivrée de ce plaisir bu à si longs traits, j’étais encore couchée, étendue sur le dos, dans une délicieuse langueur répandue par tous mes membres, m’applaudissant de m’être ainsi vengée sans réserve, d’une façon si absolument conforme à celle dont la prétendue injure m’avait été faite, et sur le lieu même. Je n’avais pas la moindre préoccupation des conséquences et je ne me faisais pas le moindre reproche d’avoir ainsi débuté dans une profession plus décriée que délaissée. J’aurais cru être ingrate envers le plaisir que j’avais reçu si je m’en étais repentie, et, puisque j’avais enjambé la barrière, il me semblait, en plongeant tête baissée dans le torrent, y noyer tout sentiment de honte ou de réflexion.

À peine était-il sorti que M. H… arriva. La manière agréable dont je venais d’employer le temps depuis mon lever avait répandu tant d’éclat et de feu sur ma physionomie qu’il me trouva plus belle que jamais ; aussi me fit-il des caresses si pressantes que je tremblai qu’il ne découvrît le mauvais état actuel des choses. Heureusement j’en fus quitte pour prétexter une migraine. Il donna dans le panneau, et, refrénant malgré lui ses désirs, il sortit en me recommandant de me tranquilliser.

Vers le soir, j’eus le soin de me procurer un bain chaud, composé, de fines herbes aromatiques, dans lequel je me lavai, et m’égayai si bien que j’en sortis voluptueusement rafraîchie de corps et d’esprit. Je me couchai d’abord et m’endormis jusqu’au lendemain, quoique très en peine du dégât que le furieux champion de mon cher Will pouvait avoir causé. Je m’éveillai avec cette inquiétude et mon premier soin fut un examen sérieux de la partie offensée. Mais quelle fut ma joie lorsque j’eus reconnu que ni le duvet, ni l’intérieur même n’offraient aucun vestige des assauts qui s’y étaient donnés la veille, quoique la chaleur naturelle du bain en eût dû élargir les parois. Pleinement convaincue de l’inanité de mes craintes, je n’en fis que rire ; charmée de savoir que je pouvais désormais jouir de l’homme le mieux fourni, je triomphai doublement par la revanche que j’avais prise et par les délices que j’avais éprouvées.

L’esprit agréablement occupé par de nouveaux projets de jouissance, je m’étendais mollement sur mon lit ; Will, mon cher Will, entra avec un message de la part de son maître, ferma la porte à mon invitation, s’approcha de mon lit où j’étais dans la situation la plus voluptueuse, et, les yeux remplis de l’ardeur la plus tendre, il baisa mille fois une main que je lui avais abandonnée.

Une chose me frappa tout d’abord : c’est que mon jeune mignon s’était paré avec autant de recherche que le permettait sa condition. Ce désir de plaire ne pouvait m’être indifférent, puisque c’était une preuve que je lui plaisais, et ce dernier point, je vous l’assure, n’était pas au-dessous de mon ambition.

Sa chevelure élégamment arrangée, du linge propre et surtout une bonne figure de campagnard robuste, frais et bien portant, en faisaient pour une femme le plus joli morceau du monde à croquer, et j’aurais tenu pour tout à fait sans goût celle qui aurait dédaigné un pareil régal offert par la nature à une gourmande de plaisir.

Et pourquoi déguiserais-je ici les délices que me faisait éprouver cet être charmant avec ses regards si purs, ses mouvements si naturels, d’une sincérité qui se lisait dans ses yeux ; avec cette fraîcheur et cette transparence de peau qui laissait voir, au travers, courir un sang coloré ; avec même cet air rustique et vigoureux qui ne manquait pas d’un charme particulier ? Oh ! me direz-vous, ce garçon était de condition trop basse pour mériter tant d’attentions ! D’accord, mais ma propre condition, à bien considérer, était-elle donc d’un cran plus élevée, ou bien, en supposant que je fusse réellement au-dessus de lui, la faculté qu’il avait de procurer un plaisir si exquis ne suffisait-elle pas à l’élever et à l’ennoblir, pour moi tout au moins ? À d’autres d’aimer, d’honorer, de récompenser l’art du peintre, du statuaire, du musicien, en proportion de l’agrément qu’ils y trouvent ; mais à mon âge, avec mon goût pour le plaisir, l’art de plaire dont la nature avait doué une jolie personne était pour moi le plus grand des mérites. M. H…, avec ses qualités d’éducation de fortune, me tenait sous une sorte de sujétion et de contrainte fort peu capables de produire de l’harmonie dans le concert d’amour, tandis qu’avec ce garçon je me trouvais à l’aise sur le pied d’égalité, et c’est ce que l’amour préfère. Je pouvais sans peur ni contrainte folâtrer à mon aise et réaliser telle fantaisie qui me viendrait dans la tête.

Will, à genoux à côté de mon lit, m’accablait de caresses ; ce n’était pas assez ; après quelques questions et réponses souvent interrompues par de tendres baisers, je lui demandai ; s’il voulait passer avec moi et entre mes draps le peu de temps qu’il avait à rester ? C’était demander à un hydropique s’il voulait boire. Aussi, sans plus de façon, il quitta ses habits et sauta sur le lit que je tenais ouvert pour le recevoir.

Will commença par les préliminaires accoutumés, préludes intéressants, qui sont autant de gradations délicieuses, dont peu de personnes savent jouir, par leur précipitation à courir à cet instant précieux qui équivaut à une éternité.

Lorsqu’il eut suffisamment préparé les voies à la jouissance en me baisant, en me provoquant, mon jeune sportsman, maniant mes seins à présent ronds et potelés, s’enhardit à me mettre dans la main sa vigueur elle-même ; sa tension, sa roideur étaient étonnantes ; c’était un inestimable coffret de joyaux chéris des femmes, un merveilleux étalage de riches et belles choses, en vérité ! Mais le drôle, que je maniai, augmentait de superbe et d’insolence et se mutinait.

Je me hâtai donc, pour être de moitié dans le bonheur de mon jeune homme, de placer sous moi un coussin qui servit à élever mes reins, et dans la position la plus avantageuse, j’offris à Will le séjour des béatitudes où il s’insinua. Notre ardeur croissant, je lui passai alors mes deux jambes autour des reins et le serrai de mes bras de façon que nos deux corps confondus ne semblaient respirer que l’un par l’autre et qu’il ne pût se bouger sans m’entraîner avec lui. Dans cette luxurieuse position, Will eut bientôt atteint le moment suprême ; je me ranimai donc pour parvenir au même but et me servis de tous les expédients que la nature put me fournir pour qu’il m’aidât à combler mes désirs. Je m’avisai enfin de caresser et presser les tendres globules de ce réservoir du nectar radical. Ce magique attouchement eut son effet instantané : je sentis aussitôt les symptômes de cette douce agonie, de cette crise de dissolution où le plaisir meurt par le plaisir, et je me noyai dans des flots de délices. Nous passâmes quelques moments dans une langueur voluptueuse et comme anéantis par le plaisir. À la fin je me débarrassai de ce cher enfant et lui dis que l’heure de sa retraite était venue ; il reprit en conséquence ses habits, non sans me donner de temps en temps les baisers les plus tendres et sans me parcourir encore des yeux et des mains avec une ardeur aussi vive que s’il ne m’avait vue que pour la première fois. Avant de le congédier, je le forçai (car il avait assez de tact pour refuser) à prendre de quoi s’acheter une montre en argent, ce grand article de luxe pour le petit monde ; il l’accepta enfin, comme un souvenir qu’il aurait soin de garder de mon affection, Ensuite il partit, quoique à regret, et me laissa en proie à cette tranquillité qui suit les plaisirs sacrés de la nature.

Et ici, madame, je devrais m’excuser de ce menu détail de choses qui firent sur ma mémoire une si forte impression ; mais, outre que cette intrigue occasionna dans ma vie une révolution que la vérité historique m’interdit de vous cacher, ne suis-je pas en droit de prétendre qu’il serait injuste d’oublier un tel plaisir, par la raison que je l’ai trouvé dans un être de condition inférieure ? C’est pourtant là, soit dit en passant, qu’on le rencontre plus pur, moins sophistiqué, qu’au milieu de ces faux et ridicules raffinements dont les grands laissent nourrir et tromper leur orgueil. Les grands ! Y a-t-il, dans ce qu’ils appellent le vulgaire, beaucoup de gens plus ignorants de l’art de vivre qu’ils en sont euxmêmes ? La plupart, au contraire, laissent de côté ce qui ne tient pas à la nature même du plaisir et leur objet capital est de jouir de la beauté partout où ils trouvent ce don inestimable, sans distinction de naissance ou de position.

L’amour n’avait jamais eu de part dans mon commerce avec cet aimable garçon et la vengeance avait cessé d’en avoir une. Le seul attrait de la jouissance était maintenant le lien qui m’attachait à lui : car, bien que la nature l’eût si favorablement doté d’avantages extérieurs, il lui manquait néanmoins quelque chose pour m’inspirer de l’amour. Will avait assurément d’excellentes qualités : gentil, traitable et par-dessus tout reconnaissant ; silencieux, même à l’excès, parlant très peu, mais avec chaleur, et, pour lui rendre justice, jamais il ne me donna la moindre raison de me plaindre, soit d’aucune tendance à abuser des libertés que je lui accordais, soit de son indiscrétion à les divulguer. Il y a donc une fatalité dans l’amour, ou je l’aurais aimé, car c’était réellement un trésor, un morceau pour la bonne bouche[5] d’une duchesse, et à dire le vrai, mon goût pour lui était si extrême qu’il fallait y regarder de fort près pour décider que je ne l’aimais pas.

Quoi qu’il en soit, mon bonheur avec lui ne fut pas de longue durée. Une imprudence interrompit bientôt un si tendre commerce et nous sépara pour toujours lorsque nous y pensions le moins. Un matin, étant à folâtrer avec lui dans mon cabinet, il me vint en tête d’éprouver une nouvelle posture. Je m’assis et me mis jambe de-çà, jambe de-là sur les bras du fauteuil, lui présentant à découvert la marque où il devait viser. J’avais oublié de fermer la porte de ma chambre et celle du cabinet ne l’était qu’à demi.

M. H…, que nous n’attendions pas, nous surprit précisément au plus intéressant de la scène.

Je jetai un cri terrible en abattant mes jupes. Le pauvre Will, comme frappé d’un coup de foudre, demeura interdit et aussi pâle qu’un mort. M. H… nous regarda quelque temps l’un et l’autre, avec un visage où la colère, le mépris et l’indignation paraissaient dans leur plus haut degré, et, reculant en arrière, se retira sans dire un mot. Toute troublée que j’étais, je l’entendis fermer la porte à double tour.

Pendant ce temps-là, le malheureux complice de mon infidélité agonisait de frayeur, et j’étais obligée d’employer le peu de courage qui me restait pour le rassurer. La disgrâce que je venais de lui causer me le rendait plus cher. Je lui baignais le visage de mes pleurs, je le baisais, je le serrais dans mes bras ; mais le pauvre garçon, devenu insensible à mes caresses, ne remuait pas plus qu’une statue.

M. H… rentra un moment après, et nous ayant fait venir devant lui, il me demanda d’un ton flegmatique à me désespérer ce que je pouvais dire pour justifier l’affront humiliant que je venais de lui faire. Je lui répondis en pleurant, sans aggraver mon crime par le style audacieux d’une courtisane effrontée, que je n’aurais jamais eu la pensée de lui manquer à ce point s’il ne m’en avait, en quelque manière, donné l’exemple, en s’abaissant jusqu’aux dernières privautés avec ma servante ; que toutefois je ne prétendais pas excuser ma faute par la sienne ; qu’au contraire, j’avouais que mon offense était de nature à ne pas mériter de pardon, mais que je le suppliais d’observer que c’était moi qui avais séduit son valet dans un esprit de vengeance. Enfin, j’ajoutai que je me soumettais volontiers à tout ce qu’il voudrait ordonner de moi, à condition qu’il ne confondît point l’innocent et le coupable.

Il sembla un peu déconcerté quand je lui rappelai l’aventure de ma servante ; mais, s’étant remis bientôt, il me répondit à peu près en ces termes :

« Madame, j’avoue à ma honte que vous me l’avez bien rendu et que je n’ai que ce que je mérite. Nous nous sommes cependant trop offensés tous deux pour continuer à vivre désormais ensemble. Je vous accorde huit jours pour chercher un autre logement. Ce que je vous ai donné est à vous. Votre hôte vous paiera de ma part cinquante guinées et vous délivrera une quittance générale de tout ce que vous lui devez. Je me flatte que vous conviendrez que je ne vous laisse pas dans un état pire que celui où je vous ai prise, ni au-dessous de ce que vous méritez. Ne vous en prenez point à moi si je ne fais pas mieux les choses. »

Alors, sans attendre ma réponse, il s’adressa à Will :

« Quant à vous, beau freluquet, je prendrai soin de votre personne pour l’amour de votre père. La ville n’est pas un séjour qui convient à un pauvre idiot tel que vous ; demain vous retournerez à la campagne. »

À ces mots, il sortit. Je me prosternai à ses pieds pour tâcher de le retenir. Ma situation parut l’émouvoir ; néanmoins il suivit son chemin, emmenant avec lui son jeune valet, qui sûrement s’estimait fort heureux d’en être quitte à si bon marché.

Je me trouvai encore une fois abandonnée à mon sort par un homme dont je n’étais pas digne ; et toutes les sollicitations que j’employai pendant la semaine qu’il m’avait accordée pour chercher un logis ne purent l’engager à me revoir une seule fois.

Will fut renvoyé immédiatement à son village, où, quelques mois après, une grosse veuve, qui tenait une bonne hôtellerie, l’épousa : il y avait tout au moins, je puis le jurer, une excellente raison pour qu’ils vécussent heureux ensemble.

J’aurais été charmée de le voir avant son départ, mais M. H… avait prescrit certaines mesures qui rendaient la chose impossible. Autrement, j’aurais sans aucun doute essayé de le retenir en ville, et je n’aurais épargné ni offres ni dépenses pour me procurer la satisfaction de le garder avec moi. J’avais pour lui une inclination qui ne pouvait être aisément détruite ni remplacée ; quant à mon cœur, il était hors de question ; toutefois, j’étais contente que rien de pis ne lui fût arrivé, et, en fait, d’après la tournure que prirent les choses, il ne pouvait lui arriver rien de meilleur.

Quant à M. H…, quoique par certaines considérations de convenance j’eusse d’abord cherché à regagner son affection, j’étais assez légère, assez insouciante pour me consoler de mon accident un peu plus vite que je ne l’aurais dû. Mais, comme je ne l’avais jamais aimé et que sa rupture me donnait une sorte de liberté qui avait fait souvent l’objet de mes vœux, je fus promptement réconfortée ; et me flattant qu’avec le fonds de jeunesse et de beauté que j’apportais dans les affaires je ne pouvais guère manquer de réussir, ce fut plutôt avec plaisir qu’avec la moindre idée de découragement que je me vis contrainte à compter là-dessus pour tenter fortune.

Sur ces entrefaites, plusieurs des femmes entretenues que je connaissais, ayant bien vite eu vent de ma déconvenue, accoururent me prodiguer l’insulte de leurs malicieuses consolations. La plupart enviaient depuis longtemps le luxe et la splendeur qui m’environnaient ; et quoique, parmi elles, il y en eût à peine une seule qui méritât le même sort et qui, tôt ou tard, ne dût le partager, il était facile pourtant de remarquer, à travers leur feinte compassion, leur secret plaisir de me voir ainsi congédiée, et leur chagrin secret de ce qu’il ne m’arrivât rien de pire. Incompréhensible malice du cœur humain et qui n’est pas confinée à la classe dont ces femmes faisaient partie.

Mais le temps approchait où il me fallait prendre une résolution. Tandis que je cherchais autour de moi où je pourrais bien fixer ma résidence, Mme Cole, une sorte de femme discrète et de moyen âge que j’avais connue par une des demoiselles en question, apprenant l’état où je me trouvais, vint m’offrir ses avis loyaux et ses services ; et comme je l’avais toujours préférée à toutes mes autres connaissances féminines, je n’en fus que mieux disposée à écouter ses propositions. D’après ce qui en résulta, je ne pouvais tomber, dans tout Londres, en pires ou en meilleures mains ; en pires, car, tenant une maison galante, il n’y eut pas de raffinements de luxure qu’elle ne me suggérât pour accommoder ses clients, pas de façon lascive, ni même d’effrénée débauche qu’elle ne prît plaisir à m’enseigner ; en meilleures, car personne n’ayant plus qu’elle l’expérience du libertinage de la ville n’était mieux placé pour me conseiller et me préserver des dangers inhérents à notre profession. Et, chose rare parmi ses pareilles, elle se contentait, pour son industrieuse assistance et ses bons offices, d’un profit modéré, sans rien partager de leurs habitudes rapaces. C’était réellement une femme bien née et bien élevée, mais que des revers de fortune avaient lancée dans cette industrie, qu’elle continuait, moitié par nécessité, moitié par goût ; car jamais femme ne se montra si active dans son commerce et n’en comprit mieux tous les mystères et toutes les finesses. Elle était, sans contredit, à la tête de sa profession et n’avait affaire qu’à des clients de qualité. Pour satisfaire à leurs demandes, elle entretenait constamment un bon stock de ses filles : ainsi appelait-elle les jeunes personnes que leur jeunesse et leurs charmes recommandaient à son adoption, et dont plusieurs, grâce à son appui et à ses conseils, réussirent très bien dans le monde.

Cette utile matrone, à la protection de qui je m’abandonnais, avait ses raisons, relativement à M. H…, pour ne point paraître
Halot's Progress. — Pl. V. V. — Polly meurt en passant par le « Grand Remède ».
s’occuper trop de mes affaires ; aussi envoya-t-elle une de ses amies, le jour fixé pour mon déménagement, me prendre et me conduire à mon nouveau logement, chez un brossier de R…-Street, Covent-Garden, juste à côté de sa propre maison, où elle n’avait pas de quoi me recevoir elle-même. Ce logement s’étant trouvé occupé depuis longtemps par des femmes galantes, le propriétaire était familiarisé avec leurs allures ; et pourvu qu’on payât le loyer, on avait pour le reste toutes les aises et toutes les commodités qu’on pouvait désirer.

Les cinquante guinées que m’avait promises M. H…, lors de notre rupture, m’ayant été dûment payées, mes effets d’habillement et tout ce qui m’appartenait emballés et chargés sur une voiture de louage, je les y suivis bientôt, après avoir pris congé du propriétaire et de sa famille. Je n’avais pas vécu avec eux dans un degré de familiarité suffisant pour regretter de m’en séparer, et cependant le fait seul que c’était une séparation me fit verser des pleurs. Je laissai aussi une lettre de remerciements pour M. H…, que je croyais à tout jamais perdu pour moi, comme il l’était en effet.

J’avais congédié ma servante la veille, non seulement parce que je la tenais de M. H…, mais parce que je la soupçonnais d’avoir été pour quelque chose dans sa découverte ; elle s’était peut-être vengée de ce que je ne lui avais pas confié mon intrigue.

Nous fûmes vite arrivées à mon logement, qui, sans être aussi richement meublé ni aussi beau que le précédent, était, en somme, aussi confortable et à moitié prix, quoique au premier étage. Mes malles, descendues en bon état, furent déposées dans mon appartement, où m’attendaient Mme Cole et mon propriétaire, auquel elle me présenta sous les couleurs les plus avantageuses, c’est-à-dire comme une locataire sur qui l’on pouvait compter pour le payement régulier de son loyer : elle m’aurait attribué toutes les vertus cardinales, que cela n’eût pas eu la moitié du poids de cette recommandation toute seule.

J’étais donc installée dans un logement à moi, laissée à ma seule conduite dans cette grande ville, pour m’y noyer ou surnager, suivant que je saurais manœuvrer avec le courant. Quelles en furent les conséquences, et quelles aventures m’arrivèrent dans l’exercice de ma nouvelle profession, c’est ce qui fera l’objet d’une autre lettre, car il est bien temps, je le crois, de mettre un point à celle-ci.

Je suis, Madame,

Votre, etc., etc.,
XXX.




Notes[modifier]

  1. Frances, Françoise ; le diminutif de Frances est Fanny, c'est-à-dire Fanchonon, Fanchonette ; Hill signifie colline, et l'édition de 1736 de la traduction abrégée par Lambert des Memoirs of a woman of pleasure est intitulée Apologie de la fine galanterie de Mlle Françoise de la Montagne. Mais les traducteurs ne francisent plus les noms propres.
  2. Il faut noter que les traducteurs français du XVIII° siècle ont toujours remplacé ici le nom du Guide par celui de Rubens.
  3. Prisons de Londres.
  4. Quartier où se trouve le Palais du Roi, dans le West-End de Londres.
  5. En français dans le texte.