Mémoires de John Tanner/29

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 131-152).


CHAPITRE XXIX.


Marche guerrière. — La prairie incendiée. — Retour d’une campagne. — Cheval tué. — Poignées de main. — La loi du Talion chez les Indiens. — Grands froids. — Le chien condamné. — Une nuit en prières. — L’enfant deux fois enlevé. — Représailles. — Défrichement. — Naufrage. — Les baies bleues. — Étrange attentat d’une belle-mère sur son gendre. — Enfans abandonnés par leur mère. — Construction d’une cabane.


Dans la soirée qui suivit cette affaire, les chefs se promenèrent dans le camp pour parler à tous les guerriers. La substance de leurs allocutions se réduisait à dire qu’au lieu de perdre notre temps à nous quereller et à.nous égorger, nous nous mettrions en marche, dès le lendemain matin, pour le pays des Sioux. Le camp fut donc levé, mais notre corps se vit aussitôt réduit de moitié ; tout le reste retourna en arrière. La chute des feuilles était déjà fort avancée ; à deux journées de Turtle-Mountain, il survint, avec un froid très vif, un violent orage de pluie et de neige. Deux chevaux périrent, et beaucoup d’hommes furent en danger ; mais la plupart des Ojibbeways portaient sur leur dos chacun un puk-kwi d’écorce de bouleau assez grand pour couvrir trois hommes : tous s’empressèrent de venir au secours des autres guerriers, et presque tout le corps d’armée fut ainsi abrité.

Cet orage à peine dissipé, on m’apprit que Ba-gis-kun-nung me cherchait à cause du cheval que je lui avais enlevé. « Très bien, dis-je, il me semble que Ba-gis-kun-nung a encore deux chevaux au moins. S’il vient me tracasser le moins du monde pour celui que j’ai pris, je lui en prendrai un second. » Il vint à midi ; mais Wa-ge-to-te, Ke-me-wun-nis-kung et plusieurs autres hommes de mes amis se tenaient prêts à résister à sa première tentative de violence. Il s’approcha de moi comme je faisais rôtir de la viande, et se tint debout pendant près de deux heures, me regardant d’un, air sévère, sans proférer une seule parole ; puis il s’en alla comme il était venu.

Deux jours après, deux cents Assinneboins firent volte-face. A leur départ, ils furent, injuriés par ceux qui persévéraient ; mais ces insultes ne parurent en rien ébranler leur résolution. La désertion par petites bandes faisait chaque jour des progrès ; et les chefs, pour l’arrêter, placèrent à l’arrière-garde cinquante des jeunes guerriers les plus déterminés ; mais cette mesure n’eut aucun succès.

A deux journées du village que nous devions attaquer, nous n’étions plus que quatre cents, et le lendemain bien peu voulaient encore suivre Match-a-to-ge-wub. Il se mit en route à l’heure accoutumée et marcha seul en avant ; mais, au terme d’un mille, voyant que personne ne le suivait, il s’assit par terre dans la prairie. De temps en temps un ou deux guerriers allaient le rejoindre ; mais, pour un qui marchait en avant, vingt, au moins, retournaient en arrière. J’étais resté dans le camp avec mon jeune beau-frère pour voir ce qui s’ensuivrait ; et lorsqu’il fut constaté que, de quatre cents hommes, vingt encore voulaient suivre leur chef, nous nous décidâmes à ce dernier parti.

A peine avions-nous fait quelques pas, que l’un des Assinneboins qui rétrogradaient mit, de propos délibéré, le feu à la prairie, et cette circonstance nous détermina tous à reculer, sauf le chef et un ou deux hommes. Il parvint jusqu’au village des Sioux et rôda à l’entour pendant un jour ou deux ; puis, se voyant découvert, il se mit à fuir sans avoir rien tenté. Les Sioux suivirent nos traces et s’avancèrent jusqu’en vue de nous, mais sans nous inquiéter, et nous rejoignîmes, sains et saufs, nos familles. Ainsi se termina cette expédition guerrière, pour laquelle on avait fait de si vastes préparatifs, et dont on attendait tant de résultats. Dans la retraite, Ke-ma-wun-nis-kung enleva le cheval de l’Assinneboin qui avait incendié la prairie, et battit cet homme sans qu’il osât faire aucune résistance.

A notre arrivée à Pembinah, il y eut, selon l’usage de tous les partis revenant de la guerre, une débauche d’ivrognerie ; je m’y mêlai, mais sans un bien grand excès. Après avoir un peu bu, j’entendis un Indien plaisanter sur le fusil que m’avait brisé Wa-me-gon-a-biew. J’avais prêté mon couteau, mais il y avait devant le feu un bâton pointu, qui venait de servir à rôtir de la viande ; je le saisis, et je courus à la cabane de Wa-me-gon-a-biew ; son cheval était devant sa porte ; je lui donnai dans le flanc un coup de mon épieu, en répétant à très haute voix les propos qu’avait tenus son maître en brisant mon fusil. Le cheval tomba aussitôt, mais ne mourut que le lendemain matin.

Je devais retourner au lac des Bois avec cinq autres guerriers. She-gwaw-koo-sink, l’homme le plus considérable de notre petite bande, prit l’alarme et s’enfuit en canot pendant la nuit. Je ne voulus partir ni aussitôt que lui, ni de grand matin, pour ne pas laisser croire à Wa-me-gon-a-biew qu’il m’eût inspiré quelque crainte. Je restai devant sa cabane jusqu’à ce que je l’eusse vu ainsi que Net-no-kwa ; et après avoir, sous leurs yeux, donné des poignées de main à tous mes amis, j’allai, en plein midi, rejoindre She-gwaw-koo-sink, qui m’attendait dans les bois. Wa-me-gon-a-biew ne se plaignit pas de la perte de son cheval ; il est même probable qu’il en fut très satisfait, parce qu’un Indien attend toujours mal pour mal. Cela est dans les mœurs des sauvages, et l’homme qui ne sait pas se venger n’est guère estimé parmi eux.

Une neige abondante et un grand froid nous surprirent au portage de Muskeeg (le marais). Les arbres se rompaient sous les frimas ; mais l’eau des marécages n’était point assez gelée encore pour nous porter, et nos canots cependant ne pouvaient pas les traverser ; en employant toutes nos forces, nous ne parvenions même plus à les faire mouvoir. Affamés et harassés de fatigue, nous nous étions assis pour délibérer sur ce qu’il y avait de mieux à faire, lorsque nous vîmes des Indiennes venir du lac des Bois, en traînant leurs canots légers sur l’eau, la glace et la neige, qui leur montaient jusqu’aux genoux : c’étaient ma belle-mère, ma femme et celles de She-gwawkoo-sink et de Ba-po-wash.

Les trois autres hommes continuèrent leur marche vers le lac, où leurs familles étaient restées. Nos femmes rirent beaucoup à nos dépens, et nous dirent qu’elles nous avaient bien moins pris pour des guerriers revenant à leur village que pour de vieilles femmes, en nous voyant assis et grelottans dans des canots que nous ne pouvions ni remuer ni traîner, et cela par crainte d’un peu d’eau et de glace. Elles nous avaient apporté du blé, de l’esturgeon et d’autres vivres. Nous retournâmes avec elles à notre dernier lieu de campement ; ef, après un repos de quelques jours, nous retournâmes à la rivière Rouge, avec l’intention d’y passer l’hiver.

Il n’y avait point alors de neige sur la terre, quoique la température fût très froide, et le sol assez profondément gelé pour qu’il devînt presque impossible de tuer aucune espèce de gibier. Je chassais tous les jours sans le moindre succès, et nous étions réduits aux dernières extrémités de la famine, lorsque enfin je rencontrai un moose. Je réussis à me glisser à portée de lui, et j’allais faire feu quand le meilleur de mes chiens, que j’avais laissé exprès dans ma cabane, accourut à moi et le fit lever. Je retournai vers ma famille, et, appelant le chien auprès de la porte, je lui dis que c’était sa faute si mes enfans manquaient de vivres ; puis je le tuai, et nous le mangeâmes.

D’autres familles éprouvant les mêmes privatisons, les Indiens m’engagèrent à préparer une médecine de chasse. Je dis, en conséquence, à Mezhick-ko-naum d’aller chercher mon tambour, et, avant de commencer mes prières et mes chants, je recommandai à tous les membres de ma famille de prendre des positions qu’il leur fût possible de garder pendant la moitié au moins de la nuit, sans plus faire aucun mouvement jusqu’à ce que j’eusse fini. J’ai toujours reconnu mon entière dépendance d’un pouvoir supérieur et invisible ; mais cette conviction prenait plus de force dans les jours de détresse et de danger. Je me mis à prier avec ferveur, bien convaincu que mes instances s’adressaient à un être qui se plaisait à m’entendre et pouvait m’exaucer : je le priai de jeter les yeux sur les souffrances de ma famille et de la prendre en pitié. Le lendemain, je tuai un moose ; et, bientôt après, une forte neige étant arrivée, nous fûmes délivrés de la crainte d’une famine prochaine.

Mais l’abondance ne reparut pas encore dans nos cabanes. Dans une de mes chasses, je tombai sur la trace d’un ours : mes chiens le suivirent pendant trois jours, et je marchai presque constamment auprès d’eux ; mais ils ne l’avaient pas encore atteint. Mes mocassins et mes mitasses étaient tout déchirés ; je mourais presque de faim. Il fallut retourner à ma cabane, ne rapportant que huit faisans. Me-zhick-ko-naum, Ba-po-wash et les autres Indiens s’éloignèrent alors de moi, et, resté seul dans ce canton, je trouvai assez de gibier pour nourrir ma famille. Au commencement du printemps, mes amis vinrent me rejoindre, et nous retournâmes ensemble à notre village, au lac des Bois.

De grandes infortunes m’attendaient à Me-nau-zhe-tau-nung. J’ai oublié de rapporter un événement de quelque importance, antérieur de long-temps à l’époque de mon récit où je suis parvenu. C’était peu de temps après la mort de mon ami Pe-shau-ba ; j’étais alors à nos champs de grains, près de Morte-Rivière, lorsqu’un Ojibbeway du lac Rouge, nommé Gi-ah-ge-wago-mo, vint, en mon absence, dans ma cabane, et enleva un de mes fils, enfant d’environ six ans.

A mon retour, ma femme me dit ce qui s’était passé. Je courus aussitôt à la recherche et, rejoignant Gi-ah-ge-wa-go-mo à une journée de distance, je pris, sans son consentement, un de ses chevaux pour ramener mon fils. Je le menaçai de ne pas laisser une autre fois une semblable entreprise sans punition.

Quatre mois plus tard, la neige couvrant la terre, à mon retour d’une chasse de toute la journée, je fus accueilli par la nouvelle d’un second enlèvement de mon fils par le même Gi-ah-ge-wa-go-mo. Je ressentis une vive irritation, et, apprenant, par les hommes de ma cabane, quel cheval il montait, je choisis le meilleur des miens pour le poursuivre. Le camp des Ojibbeways avait été levé ; mais, en suivant leur trace, je les atteignis dans leur marche.

Comme je m’approchais d’eux, j’aperçus Giah-ge-wa-go-mo et Na-na-bush qui m’épiaient à travers les buissons, un peu en arrière de leur parti. Avant d’arriver à portée d’un coup de feu, je les interpellai à très haute voix pour qu’ils vissent bien que je les avais découverts. J’armai mon fusil, et toujours prêt à tirer, je les dépassai. Mon enfant était au milieu de la bande ; sans descendre de cheval, je l’enlevai de terre et le plaçai devant moi ; puis, tournant bride, je marchai droit aux deux Indiens. Ils étaient sortis du bois et me barraient le chemin, Gi-ah-ge-wa-go-mo tenant par le licou son cheval favori.

En arrivant sur eux, je laissai mon fils seul à cheval, les rênes à la main, et, sautant à terre, je frappai le cheval de Gi-ah-ge-wa-go-mo de deux coups d’un grand couteau que j’avais apporté tout exprès. Il me mit en joue et il allait tirer lorsque, m’élançant sur lui, je lui arrachai le fusil des mains. Il me menaça de tuer mon cheval dès qu’il aurait trouvé une autre arme à feu. À ces mots, je lui présentai son fusil, en lui disant de tuer mon cheval ; mais il ne l’osa pas.

« Vous avez, lui dis-je, oublié, ce me semble, ce que je vous ai dit il y a tantôt quatre mois, la première fois que vous avez enlevé mon fils ; mais moi, comme vous le voyez, je ne l’ai point oublié... Je suis tout disposé à vous tuer ; mais vous êtes si effrayé, que je vais vous laisser vivre, pour voir s’il vous arrivera désormais d’enlever aucun de mes enfans. »

À ces mots, je m’éloignai : mes amis pouvaient à peine croire que j’eusse tué son cheval ; mais ils ne me blâmèrent pas. Gi-ah-ge-wa-go-mo lui-même ne le trouva pas mauvais, du moins je n’ai jamais entendu dire qu’il s’en plaignît et, de ce jour, il cessa tout à fait de me molester.

A peine arrivé à Me-nau-zhe-tau-nung, je me mis à défricher un champ ; mais le mauvais vouloir des Indiens à mon égard, envenimé sans doute par les manœuvres d’Ais-kaw-ba-wis, devint si intolérable, que je me décidai à les quitter. Comme j’allais partir, un fâcheux accident vint arrêter mes projets. J’étais monté sur un grand arbre, pour en couper les branches, et les ayant presque toutes jetées à terre, je voulus grimper plus haut pour en abattre la cime ; mais quelques unes des branches supérieures allèrent toucher la cime d’un autre arbre, et le contre-coup relança contre ma poitrine la tige que j’avais coupée. Tombé d’une grande hauteur, je restai long-temps évanoui, et quand je repris mes sens, ma voix ne put se faire entendre. Il me fallut quelque temps pour que les Indiens comprissent, par mes signes, que je désirais de l’eau. Je tombai trois fois en faiblesse, en essayant de regagner ma cabane.

Plusieurs de mes côtes étaient rompues, et il se passa bien des jours avant qu’il me fût possible de marcher sans appui. Le docteur MacLaughlin, traiteur au lac de la Pluie, instruit de mon état, envoya M. Tace me chercher pour me conduire à sa maison au lac du Poisson blanc. Pendant long-temps, je vomis du sang, et à chaque mouvement j’éprouvais dans l’intérieur du corps une sorte de chaleur liquide. Au lac de la Pluie, je fus traité avec beaucoup d’attention et de bienveillance par M. Tace et les autres gentlemen de la compagnie du Nord-Ouest. Vers la fin de l’hiver suivant, je me sentis mieux ; mais quand le printemps ramena les chaleurs, je retombai malade et me retrouvai hors d’état de chasser.

En remontant, au printemps, les longs rapides de la rivière du lac de la Pluie, nos canots sombrèrent, et je pus nager jusqu’au bord avec mes enfans sur le dos. Le canot de M. Tace sombra aussi, et tous les hommes furent sauvés. Peu de jours après cet accident, nous arrivâmes au comptoir du docteur Mac-Laughlin. Ce gentleman me donna dans sa maison un appartement où mes enfans me soignèrent pendant quelque temps. On me fournissait tout ce qui m’était nécessaire, et le docteur voulait me garder auprès de lui pendant une année entière ; mais j’éprouvais toute la tristesse de l’isolement, et je résolus de retourner au lac des Bois, où ma femme était restée. J’espérais qu’il ne serait plus question des peines qu’Ais-kaw-ba-wis m’avait suscitées.

Ma réception ne fut pas telle que je l’aurais désirée ; cependant je restai dans le village jusqu’à ce que le grain fût semé. Nous allâmes ensuite récolter et sécher les baies bleues (13) (blue berries) qui abondent dans cette contrée. Puis vint la récolte du riz sauvage et ensuite celle du blé, qui remplirent tout notre été.

Quelque temps après la chute des feuilles, je retombai malade encore ; je ne pouvais pas me rétablir des suites de mes fractures. Sur ces entrefaites, une épidémie se propagea parmi les Indiens. J’étais un jour couché dans ma hutte, hors d’état de marcher et même de me tenir debout ; les femmes travaillaient dans le champ, lorsque ma belle-mère, rentrant à l’improviste, un hoyau à la main, se mit à m’en frapper sur la tête. J’étais incapable de lui opposer une grande résistance, et ne l’essayant même pas, je tâchai de me réconcilier avec l’idée de la mort. Je croyais toucher à mes derniers instans, mais elle s’arrêta tout à coup sans motif apparent, et comme j’avais mis ma tête sous ma couverture pour parer les coups, je fus moins blessé que je ne l’avais craint.

J’ai su depuis que ma belle-mère, travaillant dans la plaine, s’était mise soudain à pousser des cris au souvenir de ses enfans ; croyant avoir en sa puissance l’auteur de leur mort, elle était accourue pour me tuer. Telle était sa confiance dans les paroles d’Ais-kaw-ba-wis qu’elle ne doutait pas de mon crime, et comme je connaissais sa prévention, je fus moins irrité de ses mauvais traitemens que je ne l’aurais été en toute autre circonstance. Sa conduite dure et malveillante envers moi, imitée par ma femme, se manifestait chaque jour un peu plus évidemment. C’était, jusqu’à un certain point, la suite des maux qui, en affaiblissant ma santé, m’avaient mis hors d’état de subvenir aussi abondamment qu’autrefois à la subsistance de ma famille. Mais, malgré le découragement et les peines de ma condition, je recouvrai peu à peu ma force avec ma santé, et, au bout de quelque temps, je pus accompagner des Indiens qui se rendaient auprès d’un traiteur.

Je m’embarquai avec mes enfans dans un petit canot ; ma femme et ma belle-mère nous suivaient dans le grand canot chargé de nos bagages et de nos provisions. Le premier jour, je laissai les femmes en arrière, m’empressant, avec d’autres Indiens, d’arriver au lieu où nous devions camper. Je coupai et je plantai en terre quelques pieux pour ma cabane ; mais les femmes n’arrivaient pas, et je n’avais ni nattes ni provisions. Le lendemain, j’eus honte d’avouer aux Indiens que je n’avais rien à manger, et je laissai mes enfans crier de faim. Le même amour-propre m’empêcha de camper avec mes compagnons.

Je comprenais que ma femme avait voulu me quitter, et je n’avais aucun motif de supposer qu’elle vînt immédiatement me rejoindre. Je partis donc le premier, et, m’arrêtant au delà de l’endroit où les autres devaient camper, je tuai un cygne gras que mes enfans mangèrent. Le temps devenait bien froid, et j’avais un long trajet à parcourir ; mais je craignais surtout d’être surpris par les Indiens. Je fis coucher mes enfans dans le fond du canot, et je les couvris de mon mieux d’une peau de bison. Le vent soufflait avec une violence toujours croissante ; les vagues entrèrent dans ma frêle embarcation ; l’eau gela sur les bords, et mes enfans mouillés eurent beaucoup à souffrir. J’étais, moi aussi, tellement saisi par le froid, que, pouvant à peine gouverner mon canot, je le laissai briser sur un écueil très près de l’endroit où je voulais aborder.

Par bonheur, l’eau n’était profonde ni autour de l’écueil, ni depuis lui jusqu’au rivage, et, brisant la glace qui n’était pas encore épaisse, je pus porter mes enfans jusqu’à terre. Là je craignis de mourir de froid avec eux. Mon bois pourri était mouillé, je n’avais aucun moyen de nous sécher ; mais, en vidant ma poudrière, je trouvai, au milieu de la masse de poudre, quelques grains que l’eau n’avait pas atteints. J’allumai du feu, et nous fûmes sauvés. Le lendemain, M. Sayre, dont le comptoir n’était pas éloigné, apprit ma situation ou du moins fut informé par les Indiens que je m’étais égaré, et mit à ma recherche plusieurs hommes, qui m’aidèrent à gagner son comptoir. Là je pris un crédit pour ma famille entière, car je ne savais pas si ma femme ne viendrait pas tôt ou tard me rejoindre.

Le chef de cette contrée, dont j’avais, au préalable, obtenu la permission de chasser dans un petit canton choisi, et la promesse que nul des siens n’y chasserait sur mes brisées, tenta de me dissuader d’aller passer ainsi l’hiver dans la solitude. Je devais, disait-il, ou rester près des Indiens ou prendre une seconde femme. Mes enfans se trouvaient trop jeunes pour pouvoir m’être utiles ; ma santé n’était pas bien raffermie, et il y avait, disait-il, beaucoup d’imprudence à vivre seul pendant cet hiver. Mais je ne voulus point écouter ses avis.

Je n’étais disposé alors ni à rester avec les Indiens ni à me choisir une femme ; je me mis donc à tracer un sentier vers mon quartier d’hiver. J’y traînai d’abord tout ce que je possédais, et j’y conduisis mes enfans dans un second voyage. Ma fille Marthe avait alors trois ans et mes autres enfans étaient bien petits encore. En trois jours, je parvins à mon cantonnement ; mais bientôt je me vis réduit à une extrême détresse dont une médecine de chasse me délivra.

Je n’avais pas de nattes ou puk~kwi pour ma cabane ; il fallut donc en élever une avec des perches et de longues herbes. Je préparai des peaux de mooses ; je fis moi-même mes raquettes à neige, mes mocassins et mes mitasses, ainsi que ceux de mes enfans. Je coupai le bois, je préparai nos repas ; mais tous ces soins domestiques m’empêchèrent plus d’une fois d’aller à la chasse, et le manque de provisions se fit sentir de temps en temps. Pendant la nuit, je travaillais dans ma cabane ; au point du jour, j’allais chercher le bois et je me livrais aux autres détails extérieurs ; quelquefois je réparais mes raquettes à neige ou mes vêtemens et ceux de mes enfans. Pendant la plus grande partie de l’hiver, je ne donnais, chaque nuit, que bien peu d’instans au sommeil.

Je menais encore cette vie au printemps, lorsqu’un jeune homme, nommé Se-bis-kuk-gu-un-na (jambes fortes), vint me visiter : c’était le fils de Waw-zhe-kwaw-maish-koon, mort depuis peu. Comme tous ses amis campés à une faible distance de moi, il se trouvait dans un état fort misérable. Mes chiens étaient assez bien dressés pour pouvoir traîner la moitié d’un moose : je les lui confiai avec une forte charge de viande, en l’invitant à conduire près de moi tous ses compagnons. Trois jours après, ils arrivèrent ; quoique leur faim eût été apaisée par mes provisions, leur apparence était extrêmement misérable, et il est probable qu’ils seraient tous morts s’ils ne m’avaient pas trouvé.



(13) « Il s’y trouve quantité de grozelles rouges, vertes et bleues. »

(Lescarbot, Hist. de la Nouvelle-France, p. 343.)

« Les bluets sont de certains petits grains, comme de petites cerises, mais noirs et tout à fait ronds ; la plante qui les produit est de la grandeur des framboisiers... : le» sauvages du Nord en font une moisson durant l’été, qui leur est d’un grand secours, et surtout lorsque la chasse leur manque. »

(La Hontan, Mémoires de l’Amérique, t. 2, p. 65. )

« Le bluet est un arbuste qui excède de peu nos plus grands groseilliers, que l’on laisserait croître sans les arrêter. Ses fruits sont bleus et de la forme de la groseille, mais détachés les uns des autres et non par grappes. Les grains ont un goût de groseille sucrée ; on en fait une liqueur très agréable en la mettant dans de l’eau de vie, même sans sucre. On lui attribue plusieurs vertus que je ne connais pas assez pour en répondre. Cet arbuste se plaît dans une terre maigre et graveleuse. » (Lepage du Pratz, Histoire de la Louisiane, t. 2, p. 22.)

Bossu (Nouveaux Voyages dans l’Amérique septentrionale, p. 237) définit le bluet un petit fruit qui croît dans les bois et qu’ils font sécher, comme nous faisons sécher le raisin.

Ce fruit, dit Samuel Hearne (t. II, pJ 325 de la Traduction française), est de la grosseur d’une mûre, et croît sur des buissons qui ont quelquefois dix-huit à vingt-quatre pouces de haut. Il mûrit rarement avant septembre, époque où les feuilles de l’arbuste qui le produit prennent une belle teinte rouge. Le fruit, quoique petit, est précédé d’une fleur dont la beauté égale celle du premier, et qui est très estimée pour son parfum. (p. 145)