Mémoires de John Tanner/31

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 171-185).


CHAPITRE XXXI.


Hostilités continuées. — Justice à l’européenne. — Convocation des Sioux. — Amour de deux jeunes Sioux pour des captives ojibbeways. — Paix violée. — Discours de lord Selkirk. — Nouveau projet de retour aux États. — Indiens morts de faim.


Au bout de vingt jours, j’allai rejoindre ma famille à Pembinah, et je me mis, avec Wa-ge-to-te, à chasser les bisons dans la prairie. On me dit alors que la plupart des métis du pays étaient enragés contre moi, à cause du parti que je venais de prendre contre la compagnie du Nord-Ouest ; quelques hommes considérables m’avertirent même qu’on en voulait à mes jours. Je répondis qu’il fallait tomber sur moi pendant mon sommeil, comme je l’avais fait sur Harshield et ses compagnons, qu’autrement je ne craignais rien. On rôda plusieurs fois autour de moi avec l’intention de me tuer ; mais j’échappai à tout danger.

Je passai le reste de l’hiver avec les Indiens, et au printemps je retournai à l’Assinneboin. Lord Selkirk arriva, vers le même temps, du fort William. Peu de jours après, M. Cumberland et un autre commis de la compagnie du Nord-Ouest passèrent en canot, remontant la rivière : Comme ils ne s’arrêtaient point au fort, lord Selkirk détacha un canot à leur poursuite ; ils furent pris et incarcérés.

Les employés du comptoir de Mouse-River, appartenant à la compagnie du Nord-Ouest, descendirent alors la rivière ; mais, effrayés d’avoir à passer devant le fort, ils firent halte et campèrent à peu de distance en deçà. Les Indiens des cantons éloignés, qui n’avaient point entendu parler des troubles et des changemens survenus, commencèrent alors à s’assembler ; ils manifestèrent une grande surprise de ne pas trouver leurs anciens traiteurs en possession du fort.

Vers le commencement de l’été, on publia une lettre du juge Codman, qui offrait deux cents dollars de récompense à qui prendrait et livrerait trois métis gravement compromis dans les derniers troubles ; c’étaient Grant, principal chef des métis du Nord-Ouest, Joseph Cadotte et un nommé Assinneboin. Tous furent pris par un parti de notre fort, accompagné de l’interprète Nowlan ; mais on les relâcha sur leur promesse de se représenter à l’arrivée du juge Codman. A peine le parti était-il rentré au fort, qu’Assinneboin vint se rendre, et annonça que Grant et Cadotte avaient pris la fuite dès que Nowlan et les siens avaient eu le dos tourné. Ils s’étaient rendus chez les Assinneboins, d’où ils ne revinrent que lorsqu’on les envoya prendre pour les traduire devant la cour. L’homme qui s’était rendu de bonne grace obtint son pardon.

Lord Selkirk attendait depuis long-temps l’arrivée du juge chargé de prononcer sur le sort des accusés de crimes capitaux et d’arbitrer les prétentions des compagnies rivales. Son impatience devenant chaque jour plus vive, il expédia pour Sah-gi-uk un exprès avec des vivres, des présens et l’ordre de poursuivre sa route jusqu’à ce qu’il eût rencontré le juge. A l’un des comptoirs de la compagnie du Nord-Ouest, au delà de Sah-gi-uk, cet homme fut fait prisonnier et rudement battu par un agent de la compagnie nommé Black ; mais le juge étant arrivé sur ces entrefaites, Black et un autre commis, nommé Mac-Cloud, prirent la fuite et s’allèrent cacher parmi les Indiens. Quand le juge Godman les envoya chercher de la rivière Rouge, on ne put les trouver.

L’instruction judiciaire dura long-temps : beaucoup de prisonniers furent successivement relâchés ; mais M. Harshield et le métis Maveen furent chargés de chaînes et plus étroitement gardés. Le juge avait sa tente à égale distance entre notre fort et le camp de la compagnie du Nord-Ouest : c’était probablement pour ne paraître partial en faveur de personne.

Un matin, comme je me tenais sur la porte du fort, je vis le juge, grand et gros personnage, venir à moi accompagné de M. Mackenzie, d’un métis nommé Cambell, et d’un vieil Indien Naudoway. Ils entrèrent dans le fort, allèrent de chambre en chambre, et parvinrent enfin dans la pièce où se tenait Selkirk. Cambell suivit le juge, et, tenant un papier d’une main, posa l’autre sur l’épaule de Selkirk, en disant quelques mots que je ne compris pas. Il s’ensuivit une longue discussion entièrement inintelligible pour moi ; mais je remarquai que M. Mackenzie et Cambell se tinrent près de là toute la journée. Vers la nuit, Nowlan me dit que le juge avait condamné la compagnie du Nord-Ouest à une amende considérable, je ne sais si c’était trois cents ou trois mille dollars, et que lord Selkirk était relevé de ses arrêts. M. Mackenzie et Cambell partirent alors : les agens de la compagnie de la baie d’Hudson les insultèrent vivement sur leur passage. Le juge resta à dîner avec lord Selkirk.

Le colonel Dickson, qui se tenait alors à la rivière Rouge, envoya un messager aux Sioux, parce que l’on jugeait convenable de les convoquer et de les instruire de l’état des affaires. L’hiver précédent, après un départ pour Pembinah, deux femmes ojibbeways étaient revenues du pays des Sioux avec des calumets adressés aux hommes de leur nation. Ces deux femmes avaient été prisonnières ; leur mise en liberté et le message dont elles étaient chargées furent considérés comme les gages des plus pacifiques intentions.

Une de ces femmes avait épousé un Siou, et ce nouveau mari lui était fort attaché. Quand sa nation eut décidé que la femme devait être renvoyée dans son pays, il fit offrir en échange au mari ojibbeway celle de toutes ses femmes qui pourrait lui convenir le mieux. Mais ce troc ne fut pas accepté, et personne ne se présentait pour porter une réponse aux Sioux, lorsque M. Bruce, l’interprète, offrit enfin ses services. Ces négociations, malgré leur peu d’effet apparent, avaient préparé jusqu’à un certain point les esprits des Sioux au message de M. Dickson, et ils firent partir vingt-deux guerriers avec deux prisonniers ojibbeways qui devaient être remis en liberté.

L’un de ces prisonniers était une jeune femme, fille de Gitche-ope-zhe-ke (le gros bison). Elle avait aussi été mariée parmi les Sioux, et son jeune mari, l’un des vingt-deux envoyés, en était éperdument épris. Les chefs de son parti, au moment de se mettre en marche, voulurent lui persuader de s’en séparer ; mais il le refusa opiniâtrement, et ils se virent enfin obligés de l’abandonner, quoiqu’il ne pût évidemment s’aventurer à rester chez les Ojibbeways qu’au grand péril de sa vie. Après le départ de ses compagnons, il se mit à errer autour de nos habitations en criant comme un enfant. Touché de son état, je l’invitai à entrer dans ma cabane ; et, bien que la différence de langage ne me permît pas de lui faire entendre toutes mes pensées, je tâchai de le consoler en lui montrant qu’il pouvait trouver des amis, même chez les Ojibbeways. Le lendemain, il résolut d’aller rejoindre ses compagnons pour retourner avec eux dans son pays. Il nous quitta donc et suivit leurs traces pendant deux ou trois cents pas ; puis il se jeta par terre, criant et se roulant comme un fou. Enfin, sa passion pour sa femme dominant son désir de retour et ses craintes pour sa propre vie, il revint sur ses pas pour rester parmi nous. Mais nous apprîmes alors que quelques Ojibbeways avaient menacé de venir le tuer ; nous savions bien, d’ailleurs, qu’il lui serait à peu près impossible de vivre avec nous sans de fréquentes attaques contre sa personne. Wa-ge-to-te et Be-gwa-is, nos chefs, décidèrent qu’il serait renvoyé. Huit hommes de confiance furent choisis pour le conduire jusqu’à une journée de distance, dans la direction de la contrée des Sioux. Il fallut l’entraîner de force et continuer cette violence pendant toute la route, jusqu’au passage de l’Assinneboin, où nous rencontrâmes deux cents Indiens de la nation qui porte le nom de cette rivière. Le jeune Siou avait eu la précaution de prendre le costume d’un Ojibbeway ; et, quand le chef des Assinneboins nous demanda où nous allions, nous répondîmes que nos chefs nous envoyaient à la chasse des bisons.

Ce chef, nommé Ne-zho-ta-we-nau-ba, était bon et discret : la terreur du jeune Siou lui révéla bientôt notre mensonge, mais il ne parut pas s’en apercevoir ; il se plaça même très naturellement de manière à détourner de l’étranger l’attention de ses guerriers jusqu’à ce que nous fussions passés. Alors, s’adressant au Siou, dans sa propre langue : « Fuyez, jeune homme, lui dit-il, et souvenez-vous, si vous êtes surpris dans votre course vers votre pays, que bien peu d’Assinneboins ou d’Ojibbeways ne seraient pas joyeux de vous ôter la vie. » Le jeune Siou ne se le fit pas répéter et partit en courant. A peine était-il à cent verges de nous, que nous entendîmes ses cris et ses gémissemens ; mais plus tard on nous dit qu’ayant rejoint ses compagnons à Pembinah, il était rentré sain et sauf dans son pays.

On parla beaucoup de cette paix entre les Sioux et les Ojibbeways. Le colonel Dickson aimait à dire que les Sioux ne seraient pas les premiers à violer le traité, parce qu’ils n’oseraient rien faire sans son consentement. Un jour, précisément comme il s’en vantait, survint un chef d’Ojibbeways avec quarante hommes portant des flèches ensanglantées, arrachées des corps de leurs compagnons, nouvellement tués par les Sioux, auprès d’un comptoir qui appartenait à M. Dickson lui-même. Cet événement fit baisser pendant quelque temps son assurance.

Lord Selkirk, à son tour, réunit tous les Indiens vers le même temps et leur distribua beaucoup de tabac, de liqueurs fortes et d’autres présens, en leur adressant un de ces discours longs et paternels, si communs dans les assemblées indiennes : « Mes enfans, leur dit-il, le ciel, si long-temps sombre et nuageux sur vos têtes, » est devenu plus clair et plus brillant. Votre Grand-Père, par delà les eaux, qui porte toujours, vous le savez, au fond de son cœur les intérêts de ses enfans rouges, m’a envoyé pour écarter les ronces de votre sentier, afin que vos pieds ne soient plus ensanglantés... Vous avez eu soin d’éloigner de vous les hommes blancs, si pervers, qui voulaient, pour leur avantage, vous faire oublier votre devoir envers votre Grand-Père : ils ne reviendront plus vous troubler. Nous avons aussi appelé à nous les Sioux, qui, malgré leurs peaux rouges comme les vôtres, ont été long-temps vos ennemis : désormais ils resteront dans leur pays ; cette paix vous met en sûreté. Long-temps avant la naissance de vos pères, cette guerre a commencé, et, au lieu de poursuivre paisiblement le gibier, pour nourrir vos femmes et vos enfans, vous vous êtes massacrés les uns les autres ; mais ce temps est passé pour toujours, vous pouvez maintenant chasser où il vous plaira. Vos jeunes hommes observeront cette paix, et votre Grand-Père regardera comme son ennemi quiconque relevera le tomahawk. »

Les Indiens répondirent par les promesses et les protestations d’usage ; et, au moment de s’éloigner du fort, dans la même soirée, ils volèrent tous les chevaux de lord Selkirk et de son parti. Le matin, pas un cheval ne restait, et la plupart des Indiens avaient disparu.

La chute des feuilles était si avancée, que je ne pouvais retourner, cette année, aux États. Lord Selkirk, ayant peut-être entendu dire quelque chose de mon histoire, se mit à faire attention à moi. Il s’informa des événemens de ma vie, et je lui racontai beaucoup de détails, particulièrement la part que j’avais eue à la surprise du fort. Le juge Codman (17), qui était aussi resté, parla souvent de moi à lord Selkirk. « Cet homme, dit-il, a guidé notre parti du lac des Bois jus» qu’ici, dans la saison d’hiver ; il a puissamment contribué à la prise du fort : sa fatigue a été grande, il a exposé sa vie, et tout cela pour quarante dollars. Vous ne pouvez pas faire moins que de doubler cette somme, et de lui assurer une rente de vingt dollars par an, sa vie durant. » Lord Selkirk le voulut bien ; la rente m’a été payée pendant les cinq premières années ; le second terme de cinq ans n’est pas expiré encore.

Lord Selkirk ne put quitter l’embouchure de l’Assinneboin aussitôt qu’il l’a vait calculé. La compagnie du Nord-Ouest avait envoyé sur son passage, pour lui tendre des embûches et tâcher de le tuer, quelques Indiens et plusieurs de ses agens déguisés en Indiens. Au nombre de ces derniers, se trouvait un certain Sacksayre. À cette nouvelle il crut devoir dépêcher le colonel Dickson, pour réclamer une escorte de cent Sioux ; ce ne fut qu’après leur arrivée qu’il osa se mettre en route. Sorti du fort pendant la nuit, il alla rejoindre Dickson à Pembinah.

Il était porteur d’une lettre écrite par lui-même, pour moi et en mon nom, à mes amis des États : je leur rappelais les particularités les plus saillantes de mes premières années. Il avait fait tous ses efforts pour me persuader de le suivre, et j’y étais assez disposé ; mais je croyais encore que la plupart de mes proches avaient été massacrés par les Indiens. S’il en survivait quelques uns, une aussi longue absence devait nous avoir rendus, sous tous les rapports, étrangers les uns aux autres. Il me proposait aussi de m’emmener avec lui en Angleterre ; mais j’avais mes affections parmi les Indiens, et ma cabane était sur la terre des Indiens. Là j’avais passé une grande partie de ma vie ; il était trop tard pour former de nouvelles liaisons. Cependant il envoya encore six hommes me chercher au lac des Bois, où j’étais arrivé après la récolte du grain, l’automne déjà fort avancé. Au commencement de l’hiver, j’allai au lac Be-gwi-o-nus-ko, et de là, quand la neige fut tombée, à la chasse des bisons dans la prairie.

Les Indiens arrivèrent un à un dans ces parages, et nous finîmes par former une bande considérable que la faim ne tarda pas à faire souffrir. L’hiver fut très dur, et nos souffrances devinrent de plus en plus intolérables. Une jeune femme fut la première à mourir de faim ; bientôt après, son frère fut atteint d’une sorte de délire qui précède la mort dans cette extrémité d’épuisement : en cet état, il s’éloigna de la cabane de ses parens affaiblis et désespérés. Lorsque je revins de la chasse, très tard dans la soirée, ils ignoraient ce qu’il était devenu ; je sortis du camp vers le milieu de la nuit, et, suivant ses traces, je le trouvai, à peu de distance, mort dans la neige.



(17) Presque tous les noms des blancs cités dans ce récit sont grossièrement estropiés : tous ont été écrits tels que se les rappelait le narrateur, chaque fois que son éditeur ne les connaissait pas assez pour les rectifier avec certitude. Codman a été mis vraisemblablement pour Coltman ; dans d’autres passages, Maveen pour Mainville ; Tussenon pour d’Orsonnens, etc. Il est même probable que plusieurs noms se sont confondus dans la mémoire de notre chasseur lui-même, qui paraît tenir plus souvent ses détails des Indiens que des blancs. C’est ainsi que, dans sa narration du meurtre du gouverneur pour la compagnie de la baie d’Hudson, il donna à cet agent le nom de Mac-Donald ou Mac-Dollond, tandis que les faits semblent se rapporter à la fin tragique de M. Semple, l’une des victimes de la rivalité sanglante survenue entre les deux compagnies. De telles erreurs, dues presque toutes à un défaut de prononciation, ne sont pas de nature à affaiblir l’authenticité de cette humble narration. — Note de l’éditeur américain. (p. 182)