Mémoires de John Tanner/Appendice/05

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 389-406).


CHAPITRE V.


MUSIQUE ET POÉSIE DES INDIENS.


L’art oratoire chez les Indiens. — Chants religieux et guerriers. — Origine asiatique. — Unité de la race américaine. — Métamorphoses. — Traditions mosaïques. — Révélation. — Harmonie relative. — Nocturnes. — Sensations comprimées. — Chants traditionnels. — Chants conservés par le dessin. — Caractères indiens. — Missionnaires chrétiens. — Civilisation des Cherokees. — Aptitude indienne.

Il faut le reconnaître, nous entrons ici dans un champ stérile qui promet peu à l’industrie et n’offre guère de récompenses aux recherches. Sans langue écrite qui puisse perpétuer les créations du génie ou porter à l’avenir la mémoire des événemens remarquables, les Américains n’ont point d’archives à ouvrir à la curiosité européenne. Ils n’ont probablement jamais pensé, comme les Arabes, que la culture de la langue nationale est une affaire importante, et leurs orateurs, s’ils ont pu quelquefois éprouver l’effet d’un heureux choix d’expressions, ont toujours dû se voir renfermés dans un cercle étroit par la nécessité d’être compris de leur auditoire. Aussi ces orateurs paraissent-ils beaucoup plutôt rechercher la véhémence des gestes et la chaleur de l’action intelligible sans paroles, que l’élégance de la pensée et le raffinement de la diction.

Leurs chants religieux ou guerriers se composent presque tous d’un petit nombre de mots ou de phrases très brèves plusieurs fois répétés ; et dans leurs allocutions, ils développent longuement et répètent avec insistance une même idée. Quiconque entendrait un orateur indien sans comprendre sa langue supposerait tout naturellement que ses discours sont pleins de sens. Mais ces morceaux oratoires, comme leurs chants ennuyeux et monotones paraissent, à qui peut les comprendre, si pauvres et si vides, que bien peu d’hommes blancs pourraient se résigner à les écouter, sans l’espoir d’en tirer quelque observation ou quelque trait de mœurs dont l’orateur ou le chanteur ne se doute pas le moins du monde. Mais quand tout a été entendu, expliqué et soigneusement étudié sous ses diverses faces, une imagination vive et fertile peut y trouver une instruction morale et des détails historiques.

Si nous trouvons chez les Indiens de l’Amérique des traditions manifestement analogues à celles de la grande famille asiatique à laquelle nous devons la plupart de nos opinions religieuses, cela ne peut être considéré que comme une indication de ce qui n’avait pas besoin de preuve. Ce peuple, aussi bien que nous, peuple venu de l’Europe, tire son origine de cette famille primitive qui, des montagnes de l’Asie, a disséminé ses rejetons dans toutes les parties de la terre. C’est là que les plus anciens souvenirs humains, comme les raisonnemens de la saine philosophie et de la critique éclairée, nous font voir la grande fontaine d’où s’est répandue la race des hommes, et si quelques uns des ruisseaux qui en sont descendus ont été cachés dans des marécages ou perdus sous des sables, ces accidens ne doivent nous laisser aucun doute sur leur véritable origine. Mais il n’est pas permis d’espérer que les monumens et les concordances qui existent et peuvent se retrouver amènent jamais la science à tracer d’une manière complètement irrécusable la généalogie et les migrations de la branche américaine. Toutefois cette recherche n’est pas sans intérêt pour ceux qui aiment à suivre le caractère humain dans toutes les situations et à étudier l’effet des révolutions dans leur influence extérieure sur les coutumes, la langue et les opinions métaphysiques.

Il existe probablement une évidence suffisante pour convaincre la plupart des hommes que les naturels des régions centrales de l’Amérique du Nord, quelle que soit aujourd’hui la différence de leurs dialectes, sont essentiellement de race que les Péruviens, les Mexicains et les Natchez, entre lesquels et les anciens habitans de la Grèce et de l’Italie, ainsi qu’une partie de la population actuelle de l’Inde qui adore Brama, une parenté irrécusable a été déjà constatée.

Dans les métamorphoses que les traditions indiennes attribuent à beaucoup d’arbres, de plantes, d’animaux, et d’autres objets, nous voyons une ressemblance frappante avec des superstitions consacrées par les poètes romains. Nous trouvons aussi, dans les traditions américaines, des allusions évidentes au déluge universel, et à beaucoup d’autres faits que nous sommes accoutumés à considérer comme reposant sur l’autorité de l’histoire mosaïque. Mais quand nous réfléchissons à la distribution presque universelle de ces opinions sous une forme ou sous une autre parmi toutes les races, d’hommes connues, il nous est permis de douter si elles dérivent seulement des livres historiques des Hébreux, ou si ce ne sont pas plutôt des lueurs de cette lumière primitive, qui, lors de la première grande séparation des familles de Sem, de Cham et de Japhet, après le déluge, et plus tard à la dispersion de Babel, doit avoir été répandue sur la race des hommes tout entière.

L’histoire de Moïse, écrite bien postérieurement à la période dont nous parlons, nous démontre d’une manière complète, non seulement que les souvenirs du déluge et des autres grands événemens arrivés dans les premiers âges du monde avaient été conservés par la tradition, mais aussi que des révélations directes des intentions et des volontés du Créateur avaient été et étaient encore faites aux hommes en divers temps et en divers lieux.

Dans les deux ou trois premiers siècles après le déluge, quelque connaissance des arts mécaniques, de la construction des bateaux au moins, et de la maçonnerie, avait été conservée ; autrement tant d’hommes n’auraient pas pu entreprendre l’érection d’une tour dont le sommet devait atteindre le ciel. À cette époque, Noé, le second père des hommes, et ses trois fils, qui avaient, comme lui, connu le monde avant le déluge, étaient encore vivans. Donc, aucune branche de la famille d’aucun des trois fils de Noé, se dispersant alors dans les îles des Gentils, ou dans toute partie éloignée de la terre que leurs connaissances de la navigation et des autres arts leur permettaient d’atteindre, ne se séparait sans emporter quelques traditions de cosmogonie et de théogonie, qui, après tant d’années et de chances d’inévitable altération, offrent encore quelques points de ressemblance avec la vérité.

Aussi me semble-t-il évident que, tout en reconnaissant une remarquable identité de certaines observances entre les Indiens et les Hébreux, nous ne devons nullement en conclure que l’une de ces races descende de l’autre. Tout ce qu’elles offrent de commun doit être né d’une parité de circonstances, et se reporter à des temps de beaucoup antérieurs à la vocation d’Abraham. Mais laissons là cette inutile discussion, qui depuis long-temps a excité plus d’attention qu’elle n’en mérite, et revenons à notre sujet.

La poésie des Indiens, s’il est exact de dire qu’ils en aient une, est le langage de l’ame et l’expression de la passion. Si tout ce qui offre ce caractère, en s’élevant au dessus du style et du ton de la conversation habituelle ; si tout ce qui se chante ou peut se chanter, est de la poésie, il faut convenir qu’ils sont abondamment pourvus de poésie et de poètes. Tout ce qui les réveille des choses communes de la vie provoque de leur part une expression particulière. La mesure et le rhythme, l’art et l’élégance, la proportion et l’harmonie des périodes leur sont inconnus, mais ils accompagnent leur poésie d’une certaine modulation de la voix, qui peut, à la rigueur, être considérée comme un chant.

Dans toutes leurs fêtes et solennités religieuses, leurs hymnes et leurs prières aux êtres supérieurs sont toujours chantés. Dans tous les, temps de détresse et de danger, soit que la famine menace, soit que la mort approche sous quelque horrible forme, l’Indien exprime son anxiété, offre ses supplications, ou peut-être se rappelle une pensée favorite, l’orgueil de sa vie et la consolation de sa mort ; il le fait par un chant mesuré et monotone, dans lequel l’oreille d’un étranger distingue surtout la fréquente répétition d’un mot.

Ce n’est pas seulement dans les circonstances graves et accidentelles de la vie que nous retrouvons chez eux ces grossiers rudimens de la poésie et de la musique. L’amour, dans ses revers ou dans ses triomphes, le chagrin, l’espoir et l’ivresse adoptent la même méthode de s’exprimer. Quand ils sont ivres, ce qui n’est pas rare, les hommes, et surtout les femmes de quelques tribus, font entendre la nuit, quelquefois même pendant toute la nuit, des chants plaintifs et mélancoliques sur la mort de leurs parens ou sur d’autres infortunes.

A entendre ces lamentations, lorsque l’obscurité ne permet pas de distinguer les cantatrices trop souvent dégoûtantes, et que la distance adoucit la rudesse de leurs intonations, on peut trouver quelque chose de touchant dans leurs complaintes improvisées. Les voix sont souvent belles, et les paroles sont presque toujours celles d’une souffrance vraie, naturelle et sans art. Du grand nombre de ces chants mélancoliques, et des flots de larmes, qui sont chez les Indiens les suites de l’enivrement, on pourrait conclure que leur condition entraîne plus de chagrins et de souffrances que celle de quelques autres races, ou que l’excès des liqueurs spiritueuses agit différemment sur eux.

On peut, du moins, en tirer cette conséquence, que, dans leur sobriété, ils portent un masque. En réalité, ceux qui connaissent le mieux les Indiens savent à merveille quels sont leurs constans efforts pour cacher leurs sensations, et combien ils finissent par apprendre l’art de ne point laisser lire ce qu’ils éprouvent. Quant à ces effusions, non préméditées, qui se mêlent aux hoquets de leur ivresse, l’admirateur le plus enthousiaste des Indiens ne saurait les confondre avec la poésie ; si quelque chose dans leurs habitudes mérite ce nom, on le trouverait plutôt dans les chansons traditionnelles qui passent de père en fils, et se transmettent d’homme à homme, souvent par vente à prix de pelleteries, pour servir dans leurs fêtes, dans l’administration des remèdes aux malades et surtout dans les médecines de chasse. Nous ne doutons pas que plusieurs des chansons, ainsi conservées, ne soient d’une haute antiquité, mais nous ne sommes pas disposés à témoigner en faveur de leur mérite poétique. Leur poésie a besoin, comme leur éloquence, de traducteurs habiles qui ne soient point trop scrupuleux à vouloir reproduire exactement la pensée originale.

La méthode de délinéation, par laquelle ils aident leur mémoire à retenir et à reproduire, à l’occasion, ces compositions, montre peut-être un des premiers essais qui conduisent à la langue écrite. Cependant, de son existence parmi eux, dans la forme actuelle, il ne faudrait pas se hâter de conclure que, sans des relations avec une autre race d’hommes, la science ou les arts eussent fini par fleurir chez leur nation. Il est beaucoup trop évident que les Américains aborigènes, soit par tempérament et par quelque particularité de structure physique, soit par propension naturelle, sont une race plus paresseuse que celle des Européens ; destinée, par conséquent, à des progrès plus lents, ou peut-être, comme la plupart des Asiatiques, vouée à stationner pendant des siècles, ou même à rétrograder dans la voie de la civilisation.

Nous ne voudrions pas risquer d’affirmer que les Américains sont une race inférieure. L’obstacle à leurs progrès parait être l’indolence devenue habituelle à leurs esprits aussi bien qu’à leur corps, et qui les éloigne autant de l’inspiration momentanée que de la longue et bonne méditation. La faim, quelquefois, surmonte cette habitude d’indolence corporelle, ou au moins la suspend ; mais, dans le caractère indien, la tendance est toujours au repos. Il y a bien peu d’exemples chez eux de cette inquiétude d’esprit, si commune chez la race européenne, qui cherche toujours quelque chose par delà une satisfaction complète des besoins corporels, et qui a été la véritable source de tant de grandes et de nobles actions.

L’histoire ancienne de cette race d’hommes ne manque pas d’exemples manifestes de cette disposition indolente qui, malgré tant d’efforts de la part des Européens, les a toujours tenus en arrière des connaissances, des progrès et de la civilisation qu’on leur offrait. On reconnaîtra sans doute que les Jésuites, et jusqu’à un certain point les Moraves et les autres missionnaires protestans ont commencé leurs travaux par où ils auraient dû les finir, en offrant aux esprits enténébrés des Indiens les merveilles et les doctrines tout à fait incompréhensibles pour eux de la religion chrétienne ; on doit reconnaître aussi qu’ils ont beaucoup trop négligé de commencer leur apostolat par leur enseigner les arts, qui, en leur assurant un grand nombre de moyens d’existence, les auraient amenés d’abord à se donner des habitations fixes, et graduellement ensuite à l’adoption des habitudes et des opinions que l’on a toujours reconnues comme indispensables pour préparer le désert à recevoir le bon grain. Encore faut-il reconnaître que les descendans de ceux qui les premiers ont été admis en association intime avec les blancs, et qui ont appris d’eux les arts mécaniques avec les moyens de satisfaire aux besoins les plus communs, manquent aujourd’hui d’une manière déplorable des vertus et des connaissances que l’on serait en droit d’en attendre.

Il est bien loin de notre pensée de vouloir, par ces remarques, décourager aucune tentative qui serait faite pour introduire parmi ces peuples la religion chrétienne ; bien au contraire, nous regardons ces efforts comme toujours plus ou moins utiles aux Indiens. D’ailleurs, ce n’est pas là seulement l’acte d’une bienveillance expansive et charitable ; c’est aussi acte de justice et peut-être même de remords tardif : car, dans ces derniers jours d’un peuple, c’est un bien faible tribut que nous pouvons payer aux misérables restes des nations qui ont accueilli nos pères aux jours de leur détresse, et qui nous ont livré le magnifique héritage de leurs ancêtres.

L’exemple des Cherokees et de quelques autres peuplades du Sud a suffi pour prouver que, sous l’influence d’un climat tempéré et d’un sol fertile, ces peuples peuvent être amenés à des habitudes d’industrie réglée, sinon persévérante. De cet état de choses, nous devons déjà conclure comment peuvent naître, chez eux, des habitudes d’entreprises industrielles et de travaux d’esprit ; aussi croyons-nous à la possibilité de leurs progrès : car on ne saurait douter que toutes les autres bandes et tribus, sous de pareils auspices et de semblables influences, ne suivissent la même marche.

Les philologues et les théoristes spéculatifs peuvent diviser et classer comme ils l’entendent ; pour l’observateur patient et habile, qui a vécu intimement avec cette race dans les bas et fertiles districts du Mississipi, dans les larges et riantes plaines de l’Arkansas et de la rivière Rouge, dans les forêts du haut Mississipi, et parmi les pins et les mousses des lacs Supérieurs, il doit être évident que les aborigènes du territoire des États-Unis sont tous d’une même famille, non seulement par la constitution physique, mais par les dispositions de l’esprit et par les manières de penser et d’agir, comme dans toutes les particularités corporelles et morales, qui font d’eux un peuple à part bien distinct des autres branches de la famille humaine. Tout ce qui, dans une situation quelconque, a réussi jusqu’à un certain point à les tirer de leurs habitudes vagabondes et paresseuses, réussira certainement dans d’autres situations, quoique plus lentement peut-être, sous l’influence d’un climat moins heureux et d’un sol plus stérile.