Mémoires de Joinville/Seconde partie de l’histoire

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SECONDE PARTIE


DE L’HISTOIRE.


Cy commance la seconde partie dudit present livre, en laquelle, comme j’ay dit devant, pourrez veoir de ses grans faiz et chevalleries. Ou nom de Dieu le tout puissant, icelui bon roy saint Loys, auquel par plusieurs foiz ouy dire, fut né le jour et feste monseigneur saint Marc, apostre et evangeliste. Celui jour portoit-on les croix en procession en plusieurs lieux en France, et les appelloit-l’on les croiz noires[1]. Qui fut une chose comme demie prophecie des gens qui en grant multitude, et presque en nombre infiny, moururent crucifiez és veages du saint pelerinage : c’est assavoir en Egipte et en Cartaige. Dont maint grant deul en a esté fait et mené en ce monde, et maintenant s’en mayne grant joie en paradis de ceulx qui en ce saint pelerinage moururent vrais crucifiez, et en la foy de Dieu.

Il fut couronné le premier dimenche des Avans, duquel dimenche la messe se commance à cez mots : « Ad te levavi animam meam. Qui vault à dire : Beau sire Dieu, j’ai levé mon ame et mon cueur envers toy, je me fie en toy. » Esquelles parolles avoit le bon Roy grant fiance, en le disant de sa personne, pour la grant charge qu’il venoit à prandre. Il eut en Dieu moult grant fiance dés son enfence et jusques à la mort ; car à la fin de ses darreniers jours tousjours reclamoit Dieu, ses saints et saintes ; et par especial pour intercesseurs avoit-il souvent monseigneur saint Jaques et madame sainte Genevieuve. Pour laquelle chose fust-il gardé de Dieu dés s’enfence jusques au darrenier point, quant à son ame, et aussi par les bons enseignemens de sa mere, qui bien l’enseigna à Dieu croire, craindre et amer en jeunesse, il a depuis tres-bien et saintement vesqu selon Dieu. Sa mère lui atraysit[2] toutes gens de religion, et lui faisoit ouir aux dimenches et festes et sermons la parolle de Dieu. Dont plusieurs foiz se recorda, et que sa mère lui avoit dit souventesfoiz qu’elle ameroit mieulx qu’il fust mort, qu’il eust commis ung seul peché mortel.

Bien lui fut besoing que dés son jeune aage Dieu lui aidast ; car sa mere estoit d’Espaigne, païs estrange, et demoura sans nulz autres parens ne amis en tout le royaume de France. Et pour ce que les barons de France le virent, lui et sa mere, personnes estranges, sans support, forz que de Dieu, ilz firent du conte de Boulongne, qui estoit oncle du Roy darreinerement trespassé son père, leur chevetaine[3], et le tenoient comme pour leur seigneur et maistre. Et advint que, aprés que le bon Roy fut couronné, pour commencement de guerre aucuns desditz barons de France requisdrent à sa mere qu’elle leur voulsist donner certaine grant quantité de terres ou royaume de France. Et pource qu’elle ne voulut, par ce que à elle n’appartenoit de diminuer le royaume oultre le vouloir de son filz, qui estoit ja roy couronné, iceulx barons se assemblerent tous à Courbeil. Et me compta le saint roy que lui et sa mere, qui estoient à Montlehery, ne ozerent aller jusques à Paris, tant que[4] ceulx de la ville les vindrent querir en armes, en moult grant quantité. Et me dist que depuis Montlehery jusques à Paris le chemin estoit plain et serré des coustes[5] de gens d’armes et autres gens, qui crioient tous à haulte voix à nostre Seigneur qu’il lui donnast bonne vie et prosperité, et le voulsist garder contre tous ses ennemis, ainsi que Dieu fist en plusieurs lieux et passages, ainsi comme vous oirrez cy aprés.

Advint que les barons de France se assemblerent à Courbeil, et machinerent entr’eux d’un commun assentement qu’ilz feroient que le conte de Bretaigne se esleveroit contre le Roy. Et lui promisdrent, pour grant traison faire au bon Roy, qu’ilz yroient au mandement du Roy, et que se il les vouloit envoier contre icelui conte de Bretaigne guerroier, qu’ils ne meneroient avecques eulx que chacun deux chevaliers, afin que plus aiseement le conte peust convaincre[6] le bon roy Loys et sa mere, qui estoit femme d’estrange païs, comme avez ouy. Et ainsi que iceulx barons promisdrent audit conte de Bretaigne, aussi firent-ilz. Et ay ouy dire à plusieurs que le Conte eust destruit et subjugué le Roy et sa mere, si n’eust esté l’aide de Dieu, qui jamais ne lui faillit. Car comme par permission divine, au grant besoing du bon Roy et à sa grant destresse, le conte Thibault de Champaigne s’esmeut à vouloir aller veoir le Roy. Et de fait, se partit avecques bien trois cens chevaliers moult bien en point, et arriverent à bonne heure, la grace à Dieu ; car, par le secour d’icelui conte de Champaigne, il convint au conte de Bretaigne soy rendre au Roy, et lui crier mercy. Et le bon Roy, qui nullement ne appetoit[7] vengeance, considera que la victoire qu’il avoit euë estoit par la puissance et bonté de Dieu, qui avoit promeu le vaillant conte de Champaigne à l’aller veoir, et receut le conte de Bretaigne à merci. Et lors alla le Roy seurement par son païs.

Pourtant que aucunesfoiz en aucunes matieres adviennent des incidens servans au propos, je laisseray ung peu le principal de ma matiere. Et ce nonobstant, icy orrez aucunes choses dont est besoing les reciter pour entendre le traité et matiere dequoy on veult parler. Et dirons ainsi, et verité. Le bon conte Hanry le Large[8] eut de la contesse Marie son espouse, qui estoit seur du roy de France, et de Richart roy d’Angleterre, deux filz, dont l’aisné eut nom Hanry, et l’autre Thibault. Celui Hanry s’en alla croisié en la Terre Sainte en pelerinage avecques le roy Phelippe et le roy Richart ; lesquelz trois assiegerent la cité d’Acre et la prindrent. Et tantoust qu’elle fut prinse, le roi Phelippe s’en revint en France ; dont il fut moult blasmé. Et demoura le roy Richart en la Terre sainte, et là fist de tres-grans faiz d’armes sur les Mescreans et Sarrazins ; tant qu’ilz le doubterent[9] si fort, ainsi qu’il est escript ou livre de l’Istoire du veage de la sainte Terre, que quant les petiz enfans des Sarrazins crioient, leurs meres leur disoient : « Taisez-vous, taisez ; veez cy[10] le roy Richart qui vient vous querir. » Et tantoust de la paour que iceulx petiz enfans sarrazins avoient seullement de oir nommer le roy Richart, ilz se taisoient. Et semblablement quant les Sarrazins et Turcs estoient à cheval aux champs, et que leurs chevaulx avoient paour de quelque umbre ou buisson, et qu’ilz s’en effraioient, ilz disoient à leurs chevaulx en les picquant de l’esperon : « Et cuides-tu que ce soit le roy Richart ? » Qui est clerement à demonstrer qu’il faisoit de grantz faitz d’armes sur eulx, quant il estoit si craint. Celui roy Richart tant pourchassa par ses beaux faiz, qu’il fist donner à femme au conte Hanry de Champaigne, qui estoit demouré avecques lui, comme ay dit devant, la royne de Jerusalem. Et eut icelui Hanry de Champaigne de la Royne sa femme deux filles, dont la premiere fut royne de Chippre, et l’autre eut à femme messire Ayrart de Brienne, dont grant lignaige est issu, ainsi qu’il appert en France et en Champaigne. De la femme de mondit seigneur Ayrart de Brienne ne vous dirai-je à présent riens, ainçois vous parleray de la royne de Chippre, pour ce qu’il est licite et convenable à continuer ma matiere. Et dirons ainsi.

Aprés que le bon Roy eut subjugué et vaincu le conte Pierre de Bretaigne o[11] l’aide du conte Thibault de Champaigne, les barons de France furent moult indignez contre icelui conte Thibault de Champaigne ; et furent d’opinion entr’eulx pour desheriter ledit conte Thibault, qui estoit filz du second filz de Champaigne, qu’ilz envoieroient querir la royne de Chippre. Laquelle chose ne leur apparut pas trop prouffitable ; mais furent aucuns d’iceulx barons, pour ce qu’ilz ne povoient venir à leurs fins, et qu’ilz veoient qu’on povoit clerement congnoistre leur mal, entrepreneurs de la paix faire entre lesditz conte Pierre de Bretaigne, et le conte Thibault de Champaigne. Et fut la chose tant pourparlée d’un cousté et d’autre, que, pour l’appointement de paix faire entr’eulx, icelui conte Thibault de Champaigne promist prendre à femme et espouse la fille du conte Pierre de Bretaigne. Et fut la journée assignée à ce faire, et qu’on devoit la demoyselle amener audit conte de Champaigne pour la espouser à une abbaie de l’ordre des Freres prescheurs qui est lez Chasteautierry, en une ville que l’on appelle Valserre. Et ainsi comme j’ay entendu, le conte Pierre de Bretaigne, avecques les barons de France, qui estoient presque tous parens, se partirent pour vouloir la demoyselle amener espouser au moustier de Valserre ; et manderent le conte Thibault de Champaigne, qui estoit à Chasteautierry, qu’il viensist la demoyselle espouser selon sa promesse ; et bien le vouloit faire. Mais soudain arriva à lui messire Geffroy de la Chappelle, qui lui presenta unes lettres de par le Roy, par lesquelles il lui rescripvoit : « Sire Thibault de Champaigne, j’ay entendu que vous avez convenancé et promis à prandre à femme la fille du conte Pierre de Bretaigne. Pourtant vous mande que, si cher que avez tout quant que amez ou royaume de France, que ne le facez pas. La raison pourquoy vous savez bien ; je jamais n’ay trouvé pis qui mal m’ait voulu faire que lui. » Et quant le conte Thibault eut ce entendu, qui estoit ja parti pour la demoyselle aller espouser, s’en retourna à Chasteauthierry dont il estoit party.

Quant le conte Pierre de Bretaigne et les barons de France contraires du bon Boy, qui estoient attendans à Valserre, virent que le conte Thibault de Champaigne les avoit trompez et deceuz, tout subit[12] par despit, et en grant hayne que lors ilz conceurent contre icelui conte de Champaigne, ilz manderent la royne de Chippre, qui tantoust arriva à eulx. Et si toust qu’elle fut venuë, tout d’un commun assentement, aprés leur parlementer, ilz envoierent querir chacun de sa part tant de gens d’armes comme ilz en peurent avoir, et partirent en faiz d’armes pour entrer par devers la France és païs dudit conte Thibault, mesmement en Brie et en Champaigne. Et aussi avoient ilz intelligence avec le duc de Bourgoigne, qui avoit à femme la fille du conte Robert de Dreues : et que de sa part il entreroit en la conté de Champaigne par devers la Bourgoigne. Et à la journée assignée, qu’ilz se devoient tous trouver ensemble devant la cité de Troie, pour la prandre, le bon roy Loys le sceut, qui pareillement manda tous ses gens d’armes, pour aller au secour du conte Thibault de Champaigne. Et de fait, les barons ardoient et brusloient de leur part tout le païs, par où ilz passoient : et aussi faisoit le duc de Bourgoigne, qui s’entendoit avecques eulx. Et quant le bon conte Thibault de Champaigne se vit ainsi fort assailli d’une part et d’autre, lui-mesmes brusla et destruisit plusieurs des villes de son pays, par especial Esparné[13], Vertu, et Sezanne : affin que les barons et duc de Bourgoigne ne les trouvassent garnies avecques les autres villes et citez, et qu’elles lui feussent nuisibles. Et quant les bourgeois de Troye virent qu’ilz avoient perdu le sejour de leur bon maistre et seigneur conte de Champaigne, ils manderent subit Simon seigneur de Jonville, pere du seigneur de Jonville qui à present est, et dont le nom est escript ou prologue de ce present livre, qu’il les viensist secourir ; et ainsi le fist le bon seigneur. Car incontinant à toute sa gent vint aprés les nouvelles à lui venuës, et fut devant la cité de Troye avant que le jour fust ; et de sa part fist merveilles de secourir aux bourgeois, et tant que les barons saillirent à la cité prandre. Et force fut ausditz barons passer outre ladite cité, et s’en aller loger en la praierie avecques le duc de Bourgoigne. Et quant le bon roy de France sceut qu’ilz furent-là, il avecques sa gent s’adressa droit à eulx pour les combatre. Et ce voyans les barons, lui manderent par priere et requeste que son plaisir fust soy tirer arriere son corps, qu’ilz yroient combatre à l’encontre du conte de Champaigne et du duc de Lorraine, et à tous leurs gend’armes, avec trois cens chevaliers moins que lui, le conte et le duc n’auroient. Et le Roy leur respondit que nullement ilz ne se combatroient à sa gent, s’il n’y estoit en personne. Quoy voiant les barons, incontinant presque confus lui manderent que tres-voulentiers ilz feroient entendre la Royne de Chippre à faire paix avecques le conte Thibault de Champaigne. A quoy le bon Roy leur manda que à nulle paix n’entendroit, ne ne souffreroit que le conte de Champaigne y entendist, jusques à ce qu’ilz eussent vuidé la conté de Champaigne. Et deslors la responce ouye, ilz s’en partirent de là, et d’un repoux[14] s’allerent loger dessoubz July. Et le Roy s’alla loger à Ylles, dont il les avoit chassez. Et quant les barons virent que le Roy les poursuivoit ainsi de prés, ils deslogèrent de July, et allerent loger à Langres, qui estoit en la conté de Nevers, qui tenoit de leur party. Et ainsi le bon roy saint Loys accorda la royne de Chippre avecques le conte de Champaigne, outre le gré et entreprinse des barons. Et la paix faite entr’eux en telle maniere, que, pour partage et droit successif, le conte de Champaigne donna à la royne de Chippre en tout deux mil livres de terre et revenu ; en oultre quarante mil livres, que le Roy paia pour le conte de Champaigne à une foiz paier, pour les deffraiz de ladite Royne. Pour lesquelz quarante mil livres le conte de Champaigne vendit au Roy les fiefs et seigneuries qui s’ensuivent : c’est assavoir le fyé de la conté de Blois, le fyé de la conté de Chartres, le fyé de la conté de Sanserre, et le fyé de la viconté de Chasteaudun. Et disoient aucuns, que le Roy ne tenoit lesdiz fiez que pour engaigement ; mais ce n’est mye verité, car je le demandé au bon Roy oultre mer, qui me dist que c’estoit par achapt.

La terre que le conte Thibault donna à la royne de Chippre tient le conte de Brienne, qui à present est, et le conte de Joingny, pour ce que la ayeulle du conte de Brienne fut fille de la royne de Chippre, et femme du grant conte Gaultier de Brienne. Et affin que saichez dont vindrent les fiez que le seigneur de Champaigne vendit au Boy, dont cy-devant est faite mention, je vous fois assavoir que le grant conte Thibault, qui gist à Laingny, eut trois filz, dont le premier eut nom Hanry, le second Thibault, et le tiers Estienne. Celui Hanry, qui estoit l’aisné, fut depuis conte de Champaigne et de Brie, et fut appellé le Large conte Hanry, car large et abandonné[15] fut-il, tant envers Dieu que envers le monde. Envers Dieu fut-il large et abandonné, comme il appert à l’eglise de Saint-Estienne de Troie, et aux autres eglises qu’il fonda, et des grans dons qu’il y faisoit chascun jour, comme assez de memoire en est en Champaigne. Envers le monde fut-il large, comme bien apparut ou fait de Arthault de Nogent, et en moult d’autres lieux qui seroient trop longs à raconter. Mais du fait dudit Arthault feray cy mention. Celui Arthault estoit le bourgeois ung temps fut en qui icelui conte Hanry croioit le plus. Et fut ledit Arthault si riches homs, que de ses deniers il fist faire le chasteau de Nogent. Or advint que le conte Hanry voulut ung jour descendre de son palais de Troie, pour aller ouir messe à Saint-Estienne le jour d’une Panthecouste. Et aux piedz des degrez de l’eglise se trouva à genoulz ung pouvre chevalier, lequel à haulte voix s’escrie et dist : « Sire conte, je vous requier ou nom de Dieu qu’il vous plaise me donner dequoy je puisse marier mes deux filles que veez-cy, car je n’ay dequoy le faire. » Et Arthault de Nogent, qui estoit derriere le conte, dist à icelui chevalier : « Sire chevalier, vous faites mal de demander à monseigneur à donner ; car il a tant donné, qu’il n’a plus quoy. » Et quant le conte eut ce ouy, il se tourne devers Arthault, et lui dist : « Sire villain, vous ne dittes mie voir[16], de dire que je n’ay plus que donner : et si ay encores vous mesmes, et je vous donne à lui. Tenez, sire chevalier, je le vous donne, et le vous garantiray. » Subit le pauvre chevalier ne fut mie esbahy, mais empoigne le bourgeois par sa chappe bien estroit, et lui dist, qu’il ne le laisseroit point aller jusques à ce qu’il eust finé à lui[17]. Et force lui fut finer au chevalier à cinq cens livres. Le second frere d’icelui Hanry le Large fut Thibault, qui fut conte de Blois. Et le tiers fut Estienne, qui fut conte de Sansserre. Et ces deux freres là tindrent leurs contez et seigneuries de leur frere aisné Hanry le Large, et après lui de ses hoirs, qui tenoient le païs de Champaigne, jusques ad ce que le conte Thibault les vendit au roy saint Loys, comme dit est devant.

Or revenons à nostre proupoux et matiere, et dirons que aprés ces choses le Roi tint une grant court et maison ouverte à Saumur en Anjou, et ce que j’en diray c’est pour ce que je y estoie. Et vous certiffie que ce fut la nompareille chose que je veisse onques, et la mieulx aournée et apprestée. A la table du Roy mengeoient le conte de Poitiers, lequel il avoit fait nouvellement chevalier le jour d’une Saint Jehan, qui n’aguerre estoit passée : le conte Jehan de Dreux, qu’il avoit aussi fait nouvel chevalier : le conte de La Marche, le conte Pierre de Bretagne. Et à une autre table devant le Roy, à l’endroit du conte de Dreux, mengeoit le roy de Navarre, qui moult estoit paré et aourné de drap d’or, en cotte et mantel, la çainture, fermail[18], et chappel d’or fin, devant lequel je tranchoie. Devant le roy saint Loys servoient du manger le conte d’Artois et son frere, et le bon conte de Soissons, qui trancheoit du coustel. Et pour la table du Roy garder, estoit messire Ymbert de Beljeu, qui puis fut connestable de France, et messire Honourat de Coucy, et messire Archimbault de Bourbon. Et y avoit darriere ces trois barons, bien trente de leurs chevaliers, en cotte de draps de soye, pour garde. Et darrière ces chevaliers y avoit grant quantité de huissiers d’armes et de salle, qui estoient au conte de Poitiers, portans ses armes batuës sur sendal. Le Roy si estoit habillé honnourablement, le plus qu’il avoit sceu le faire, qui seroit chose merveilleuse et longue à racompter. Et ouy dire à plusieurs de la compaignie que jamais ilz n’avoient veu tant de surcotz, ne d’autres garnimens de drap d’or à une feste, comme il y avoit à celle-là.

Après celle feste, le Roy conduisit le conte de Poitiers jusques audit lieu de Poitiers, pour reprandre ses fiefz et seigneuries. Inconveniant arriva lors au Roy du seigneur de la Marche, qui mesmes avoit mengié à sa table à Saumur ; car il assembla secretement grans gensd’armes, pour soy armer contre le Roy, tant qu’il en peut finer, et se tindrent à Lesignen lez Poitiers. Le bon Roy eust bien voulu estre à Paris. Et lui fut force de sejourner à Poitiers quinze jours, sans qu’il osast sortir. Et disoit-on que le Roy et le conte de Poitiers avoient fait mauvaise paix au conte de la Marche. Parquoy il convint que le Roy, pour s’accorder, allast parler au conte de la Marche et à la royne d’Angleterre sa femme, qui estoit mere du roy d’Angleterre.

Et tantoust aprés que le Roy s’en fut retourné de Poitiers à Paris, ne tarda gueres que le roy d’Angleterre et le conte de la Marche se allierent à ung[19] à guerroier contre le bon roy saint Loys, et à tout moult grant compaignie de guerre, tant qu’ilz en peurent amasser. Et se rendirent de Gascoigne devant le chastel de Taillebourc, qui est assis sur une tres-malle riviere, qu’on appelle Carente[20], en laquelle n’avoit là prés que ung petit pont de pierre bien estroit par où l’on peust passer. Et quant le Roy le sceut, il s’avança d’aller vers eulx à Taillebourc. Et si toust comme nos gens apperceurent les gens de l’ost[21] de noz ennemis, qui avoient le chastel de Taillebourc de leur cousté, incontinant moult perilleusement se prindrent à passer les ungs par dessus le pont, les autres par bateaux, et commancerent à courir sur les Anglois. Et tantoust y eut de grans coups donnez. Quoy voiant le bon Roy, il se va en grant peril mettre parmi les autres. Et y estoit le peril moult grant. Car pour ung homme que le Roy avoit quant il fut passé, les Anglois en avoient bien cent. Mais ce nonobstant, quant les Anglois virent le Roy passé, tous se commancerent à effraier ainsi comme Dieu voulut, et s’en entrerent dedans la cité de Saintes. Et advint que en la meslée y eut plusieurs de noz gens parmy les Anglois qui entrerent avec eulx en la cité, et furent prins.

Et ay depuis ouy dire à aucuns d’eulx que celle nuitée le roy d’Angleterre et le conte de La Marche eurent grant discord l’un à l’autre en ladite cité de Saintes, ainsi qu’ilz oirent. Et disoit le roy d’Angleterre que le conte de La Marche l’avoit envoié querir, et qu’il lui avoit promis qu’il trouveroit grant secour en France. Et sur ce debat se meut le roy d’Angleterre de la cité de Saintes, et s’en alla en Gascongne, dont il estoit premier party[22]. Et voiant le conte de La Marche qu’il estoit seul demouré, congnoissant qu’il ne povoit amender le mal fait, se rendit prisonnier du Roy, lui, sa femme, et ses enfans. Dont de ce le Roy eut grant quantité des terres du conte, la paix faisant. Mais je ne sçay combien, pour ce que n’y estoie present. Car alors n’avois-je encor vestu nul haubert[23]. Bien ay ouy dire que avec les terres que le Roy eut, encores le conte de La Marche lui quitta dix mil livres parisis de rente, qu’il avoit sur lui par chacuns ans.

Aprés ces chouses, advint que le Roy cheut en une tres-grant maladie à Paris, et tellement fut au bas, ainsi que lui ouy dire, que une des dames, qui le gardoit en sa maladie, cuidant qu’il fust oultre[24], lui voulut couvrir le visaige d’un linceul, disant qu’il estoit mort. Et de l’autre part du lit, ainsi que Dieu voulut, y eut une autre dame qui ne voulut souffrir que ainsi fust couvert le visaige, et que on le ensepulturast ; mais tousjours disoit que encores avoit-il vie. Et tantost sur le discort d’icelles dames, Nostre Seigneur ouvra[25] en lui, et lui donna la parolle. Et demanda le bon Roy que on lui apportast la croix : ce que fut fait. Et quant la bonne dame sa mere sceut qu’il eut recouvert la parolle, elle en eut si grant joie que plus ne povoit ; mais quant elle le vit croisié, elle fut aussi transsie comme s’elle l’eust veu mort.

Et pourtant que le bon Roy se croisa, aussi se croiserent Robert conte d’Artois, Alphons conte de Poitiers, Charles conte d’Anjou, qui fut depuis roy de Sicille, qui tous trois estoient freres du Roy, et Hugues duc de Bourgoigne, Guillaumme conte de Flandres, son frere Guion de Flandres, qui puis n’aguere mourut à Compiaigne, le vaillant conte Hugues de Saint Paoul, messire Gaultier son neveu, lequel moult bien se porta oultre mer, et eust moult vallu, s’il eust longuement vesqu. Aussi y furent le conte de la Marche, dont n’aguere parlions, et messire Hugues le Brun, et son filz, le conte de Salebruche, messire Gaubert d’Apremont, et ses freres. En la compaignie duquel je Jehan de Jonville, pour ce que nous estions cousins, passé la mer en une petite nef que nous loüasmes. Nous estions vingt chevaliers, dont de sa part il faisoit le dixisme, et moy de ma part l’autre dixisme. Et fut aprés Pasques l’an de grâce mil CC XLVIII. Et avant mon partement je manday mais hommes et subgetz de Jonville, qui vindrent par devers moy la vigille de Pasques mesmes, qui fut le jour que naquit Jehan mon filz, seigneur d’Ancarville, qui fut de premiere femme seur du conte de Grant-pré. Je fuz toute la sepmaine à faire festes et banquetz avecques mon frere de Vauquelour, et tous les riches homs du païs qui là estoient, et disoient aprés que avions beu et mangé chanzons les ungs aprés les autres, et demenoit grant joie chascun de sa part. Et quant ce vint le vendredy, je leur dis : « Seigneurs, saichez que je m’en vois oultre mer. Je ne sçay si je reviendray jamés, ou non. Pourtant s’il y a nul à qui j’aye jamés fait aucun tort, et qui se vueille plaindre de moy, se tire avant ; car je le veulx amender, ainsi que j’ay de coustume de faire à ceulx qui se plaignent de moy, ne de mes gens. » Et ainsi le feys par commun dict des gens du païs, et de ma terre. Et affin que je n’eusse point de support, leur conseil tenant, je me tiré à cartier, et en voulu croire tout ce qu’ilz en rapporteroient sans contredict. Et le faisoie pource que je ne vouloie emporter ung seul denier à tort. Et pour faire mon cas je engaigé à mes amys grant quantité de ma terre, tant qu’il ne me demoura point plus hault de douze cens livres de terre de rente ; car madame ma mere vivoit encores, qui tenoit la plus part de mes choses en doüaire. Je party moy dixisme de chevaliers, comme j’ay devant dit, avecques trois banieres. Et ces choses vous raconté-je, pour ce que si n’eust esté l’aide et secour de Dieu, qui jamés ne me oublia, je n’eusse sceu porter tel fays par le temps de six ans que je fuz en la Terre sainte en pelerinage.

Quant je fu prest de partir, et tout ainsi que je vouloie mouvoir, Jehan sire d’Apremont et le conte de Salebruche envoierent par devers moy savoir si je vouloie que nous allissions ensemble, et qu’ilz estoient tous prestz eulx dixismes de chevaliers. Ce que tres-voulentiers je consenty, et feismes lever une nef à Masseille, qui nous porta et conduisit tous ensemble, harnois et chevaulx.

Et saichez que avant le partir, le Roy manda à Paris tous les barons de France, et leur fist faire foy et hommage, et jurer que loyaulté ilz porteroient à ses enfans, s’aucune malle chose avenoit de sa personne ou saint veage d’oultre mer. Et aussi me manda-il. Mais moy, qui n’estois point subget à lui, ne voulu point faire de serement : et aussi n’estoit point m’entention de demourer. Et quant je voulu partir et me mettre à la voye, je envoié querir l’abbé de Cheminon [26], qui pour lors estoit tenu le plus preudomme qui fust en toute l’Ordre blanche, pour me reconcillier à lui. Et me bailla et ceignit mon escherpe, et me mist mon bourdon en la main. Et tantost je m’en pars de Jonville, sans ce que rentrasse onques puis ou chastel, jusques au retour du veage d’oultre mer. Et m’en allay premier à de saints veages, qui estoient illeques[27] prés ; c’est assavoir à Bleicourt en pelerinage, à Saint Urban, et és autres lieux qui estoient prés de Jonville, tout à pié, deschaux, et en lange. Et ainsi que je allois de Bleicourt à Saint Urban, qu’il me failloit passer auprès du chastel de Jonville, je n’ozé oncques tourner la face devers Jonville, de paeur d’avoir trop grant regret, et que le cueur me attendrist de ce que je laissois mes deux enfans, et mon bel chastel de Jonville, que j’avoys fort au cueur ; mais subit tiré oultre avecques le conte de Salebruche mon compaignon, et nos gens et chevaliers ; et alasmes disner à la Fontaine-l’Arcevesque devant Dongeux. Et illec l’abbé de Saint Urban, à qui Dieu face pardon, me donna à moi et à mes chevaliers de beaux joyaulx. Et puis prismes congié de lui, et nous en alasmes droit à Ausonne ; et nous mismes, nous et nos harnois, en bateaux en la Saonne jusques à Lyon, et nos chevaulx et destriers[28] amenoit-on en main par dessus la riviere. Et quant nous fusmes à Lion, nous entrasmes en ce point en la riviere du Rosne pour aller en Arles-le-Blanc. Et ay bien souvenance que dessus le Rosne, à la rive, nous trouvasmes ung chasteau qu’on appelloit la Roche-gluy, lequel chasteau le Roy avoit fait abatre, pour ce que le sire du chasteau, que on appelloit Rogier, avoit grand bruit de mauvais renom, de destrousser et piller tous les marchands et pellerins qui là passoient.

Nous entrasmes ou mois d’aoust celui an en la nef à la roche de Masseille, et fut ouverte la porte de la nef pour faire entrer nos chevaulx, ceulx que devions mener oultre mer. Et quant tous furent entrez, la porte fut reclouse et estouppée, ainsi comme l’on vouldroit faire un tonnel de vin, pour ce que quant la nef est en la grant mer, toute la porte est en eauë. Et tantost le maistre de la nau[29] s’escria à ses gens qui estoient ou bec[30] de la nef : « Est vostre besongne preste ? sommes nous à point ? » Et ilz dirent que oy vraiement. Et quant les prebstres et clercs furent entrez, il les fist tous monter ou chasteau de la nef, et leur fist chanter ou nom de Dieu qui nous voulsist bien tous conduire. Et tous à haulte voix commencerent à chanter ce bel igne, Veni creator spiritus, tout de bout en bout. Et en chantant, les mariniers firent voille de par Dieu. Et incontinant le vent s’entonne en la voille, et tantost nous fist perdre la terre de veuë, si que nous ne vismes plus que ciel et mer, et chascun jour nous esloignasmes du lieu dont nous estions partiz. Et par ce veulx-je bien dire que icelui est bien fol, qui sceut avoir aucune chose de l’autrui, et quelque peché mortel en son ame, et se boute en tel dangier ; car si on s’endort au soir, l’on ne sceit si on se trouvera au matin au sous de la mer.

Et vous diray la premiere chose merveilleuse qui nous arriva en mer : ce fut une grant montaigne toute ronde, que nous trouvasmes devant Barbarie entour l’eure de vespres. Et quant nous l’eusmes passée nous tirasmes oultre toute cette nuyt. Et quant vint au matin, nous cuidions bien avoir fait cinquante lieuës et plus ; mais nous nous trouvasmes encor devant celle grant montaigne. Qui fut esbahy ce fut nous, et tantoust nageasmes comme devant tout celui jour, et la nuytée ensuivant ; mais ce fut tout ung : car nous nous trouvasmes encore là. Adonc fusmes tous esbahiz plus que devant, et esperions[31] estre tous en peril de mort ; car les mariniers disoient que tantoust les Sarrazins de Barbarie nous viendroient courir sus. Lors y eut ung tres-bon prodomme d’Église, que on appelloit le doyan de Mauru, qui nous dist : « Seigneurs, jamais je ne vy persecution en paroisse par force d’eaulx, ou qu’il en fust besoing, ou quelque autre inconveniant, que quant l’on avoit fait dévotement à Dieu la procession par trois foys au jour de sabmedi, que Dieu et sa mere ne les delivrast du mal, et les ramenast à ce qu’ilz demandoient. » Saichez que sabmedi estoit ce jour. Et tantoust commenceasmes à faire procession à l'entour des maatz de la nef. Et me souvient bien que moy-mesmes m’y fiz mener et conduire par dessoubz les bras, pour ce que j’estoie tres-fort malade. Et incontinant perdismes la veuë d’icelle montaigne, et fusmes en Chippre le tiers sabmedi d’aprés que fut faite nostres tierce procession.

Quant fusmes arrivez en Chippre, le bon roy saint Loys estoit ja là, qui avoit fait faire provisions de vivre à grant habondance ; car vous eussiez dit que ses celiers, quant on les veoit de loing, que ce fussent grans maisons de tonneaux de vin qui estoient les ungs sur les autres, que ses gens avoient achatez dés deux ans devant, qui estoient parmy les champs. Et semblablement les greniers de fromens, orges et autres blez, qui estoient à monceaulx aux champs : et sembloit quant on les veoit que ce fussent montaignes, tant estoient grans les monceaulx. Et devez savoir que bien eussiez creu que eussent esté montaignes ; car la pluie, qui avoit batu les blez de long temps, les fist germer par dessus, tellement que on n’en veoit que l'erbe verte. Et advint que, quant on les voulut lever de là pour mener en Egipte, où tout l’ost du Roy aloit, on abatit les croustes de dessus avecques l’erbe, et trouva-l’on les blez dessoubz aussi beaux et frois comme qui n’aguere les eust batuz. Le bon Roy avoit tel desir d’aller en Egipte sans sejourner, ainsi que je luy ouy dire, que si n’eussent esté les barons et autres ses prouches, qui là lui firent attendre ses gens qui n’estoient encore tous venuz, que il fust hardiement parti seullet, ou o peu de compaignie.

Tandis que le Roy sejournoit en Chippre, le grant roy de Tartarie[32] envoya par devers luy son ambaxade, qui moult lui disdrent de bonnes paroles et debonnaires, nonobstant que ne fust s’entention[33]. Entre lesquelles paroles lui mandoit le roy de Tartarie qu’il estoit tout prest, à son command, à lui aider à conquerir la Terre sainte, et delivrer Jerusalem de la main des Sarrazins et Payans. Le Roy receut benignement icelle ambaxade, et envoia de ses gens pareillement en ambaxade devers icelui roy de Tartarie, qui furent deux ans avant que retourner. Et envoia le Roy au roy de Tartarie une tente faite à la guise d’une chappelle, qui estoit moult riche et bien faite. La tente estoit de bonne escarlate fine. Et ce faisoit pour veoir s’il pourroit atraire le roy de Tartarie et sa gent à nostre foy et creance. Il fist entailler et enlever par image l’Annunciacion de la vierge Marie mere de Dieu, avec tous les autres points de la foy. Et porterent ladite tente deux frères mineurs, qui entendoient le langaige sarrazin, que le Roy y envoya affin de les enorter[34] et enseigner comment ilz devoient croire la foy de Dieu. Et tantost s’en retournerent les deux freres mineurs devers le Roy, le cuidant trouver en Acre. Mais il estoit ja à Cezaire. Et lors s’en retournerent en France.

De savoir comment les autres messagiers que le Roy avoit transmis devers le roy de Barbarie furent receuz, ce seroit merveilles à raconter, ainsi que je le ouy compter au Roy et à eulx, mesmement depuis par plusieurs foiz le leur demandé. Mais je n’en diray icy riens, de paeurs de desrompre le principal de ma matiere encommancée.

Vous devez savoir que, du temps que je party de France pour venir oultre mer, je ne tenois alors point plus de douze cens livres de rente : et si me chargé moy dixisme de chevaliers, comme j’ay dit devant, avecques trois bannieres. Et quant je fu arrivé en Chippre, je n’avoie plus que douze vingtz livres tournois d’or ne d’argent, quant je eu payé ma nef : tellement que plusieurs de mes chevaliers me disdrent qu’ilz me habandonneroient, si ne me pourveoye de deniers. Lors fu quelque peu esbahy en mon courage, mais tousjours avoye fiance en Dieu. Et quant le bon roy saint Loys sceut ma desconvenuë, il me envoia querir, et me retint à lui : et me donna le bon seigneur huit cens livres tournois. Et tantoust regracié [35] Dieu ; car j’avois plus deniers qu’il ne m’en faisoit besoing.

Des princes du païs d’oultre mer, pource qu’il est besoing de parler de leur Estat et puissance, je vous en diray : et premier du souldan de Connie[36]. Ce Souldan estoit le plus puissant roy de toute Paiennie, et fist faire une chose merveilleuse ; car il fist fondre une partie de son or, et en fist faire de grans vesseaux en façon de potz de terre, là où on met le vin oultre mer. Et tenoit bien chacun de ces potz trois ou quatre muiz de vin. Et puis aprés il fist rompre les potz, et en estoient les pieces au descouvert en ung sien chastel. Et povoit veoir et toucher ung chascun qui entroit en ce chastel les masses d’or desdiz potz rompuz. Et disoit-on qu’il avoit bien six ou sept de ces grans potz d’or. Sa grant richesse apparut bien en ung pavillon que le roy d’Armenie envoya au roy de France qui estoit en Chippre. Le pavillon estoit estimé valoir cinq cens livres. Et lui manda le roy d’Armenie que l’un des serrais[37] du souldan de Connie le lui avoit donné. Et devez savoir que ce serrais estoit celui qui avoit en garde et gouvernement les pavillons du Souldan, et qui avoit la charge de lui faire nettoier chascun jour ses salles et maisons.

Celui roy d’Armenie, qui estoit en servage envers le souldan de Connie, s’en alla par devers le grant roy de Tartarie, et lui compta comment chascun jour icelui souldan de Connie lui faisoit la guerre et le tenoit en grant servage. Et pria le roy de Tartarie qu’il le vouloist secourir et aider ; et mais qu’il lui baillast[38] de ses gens d’armes grant quantité, lui dist qu’il estoit content d’estre son homme et subgect. Ce que le roy de Tartarie voulut tres-voulentiers faire, et lui bailla grant nombre de gens d’armes. Lors s’en alla le roy d’Armenie à toute sa gent combatre au souldan de Connie ; et avoient assez puissance l’un pour l’autre. Mais les Armeniens et Tartarins deffirent grant quantité de gens d’icelui Souldan ; et tellement fist le roy d’Armenie, que pour la grant renommée qui estoit en Chippre de celle bataille qu’il avoit faite contre le Souldan, o l’aide des Tartarins, qu’il ne lui fut onques puis serf ne subgect. Et y eut beaucoup de noz gens qui passerent en Armenie pour aller en la bataille gaigner et prouffiter : desquelz onques puis n’en ouyt-on nouvelles.

Du souldan de Babiloine vous diray. Il se pensoit que le Roy allast guerroier le souldan de Hamault[39] qui estoit son ancien ennemy, et ainsi attendit le Roy jusques au temps nouvel, pour se vouloir joindre avecques luy à aller contre ledit souldan de Hamault. Et quant le souldan de Babiloine vit que le Roy ne venoit vers lui, il se partit, et alla assieger ledit Souldan devant la cité de Hamault mesmes, où il estoit. Et quant le souldan de Hamault se vit ainsi assiegé, il ne sceut pas trop bien comment se chevir[40]. Car bien savoit que si le souldan de Babiloine regnoit longuement, qu’il le conquerroit et confondroit. Mais il fist tant, par dons et promesses, à ung des varletz de chambre dudit souldan de Babiloine à qui il parla, qu’il le fist empoisonner. Et la maniere du faire fut que ce varlet de chambre, que on appelloit en office le serrais en leur mode, congnoissant que souventesfoiz aprés que le Souldan avoit joüé aux escheez, il se alloit couscher sur des nates qui estoient au pié de son lit, la nate sur laquelle se seoit tous les jours le Souldan il envenima de poisons. Et advint que le Souldan tout deschaux se mist sur celle natte envenimée, et se tourna sur une escorcheure de mal qu’il avoit en une de ses jambes. Et incontinant le venin lui entra par celle escorcheure de mal ou corps, tellement qu’il devint perclus de tout le cousté du corps de celle jambe. Et quant le venin le poignoit au cueur, il estoit bien deux jours sans boire, menger ne parler. Ainsi ce fut cause que le souldan de Hamault demoura en paix, et faillut que le souldan de Babiloine fust emmené en Egipte par ses gens.

Tantoust que fusmes ou mois, il fut crié et fait commandement de par le Roy que toutes les navires fussent rechargées de vivres, pour estre prestz à partir quant le Roy le commanderoit. Et quant la chose fut faite et acomplie, le Roy, la Royne, et toute sa gent, se retirerent chascun en sa nef. Et le propre vendredi devant la Penthecouste celui an, le Roy fist crier que tous tirassent aprés lui le landemain, et que on allast droit en Egipte. Et le landemain jour de sabmedi toutes les naux se partirent et firent voille ; qui estoit plaisante chose à veoir : car il sembloit que toute la mer, tant qu’on povoit veoir, fust toute couverte de toilles, de la grant quantité des voilles qui estoient tendus au vent ; et y avoit dix-huit cens vesseaux, que grans, que petitz.

Le Roy arriva le jour de Penthecouste au bout d’un tertre qu’on appelloit la Pointe de Lymesson, avecques les autres vaisseaux d’entour lui, et descendirent à terre, et oirent messe. Mais grant desconfort arriva à celle foiz ; car de bien deux mil huit cens chevaliers qui estoient partiz pour aller aprés le Roy, ne s’en trouva avecques lui à terre que sept cens : et tout le demourant ung vent orrible qui vint de devers l’Egipte les separa de leur voie, et de la compaignie du Roy, et les getta en Acre et en autres païs estranges bien loing, et ne les revit le Roy de long temps. Dont il et sa compaignie furent toute celle journée moult doulans et esbahiz ; car on les croioit tous mors, ou en grant peril.

Le landemain de la Penthecouste le vent fut à gré. Et adonc le Roy et nous tous qui estions o lui fismes voile de par Dieu, pour tousjours tirer avant. Et advint que en allant nous rencontrasmes le prince de la Morée et le duc de Bourgoigne ensemble, lesquels avoient pareillement sesjourné au lieu de la Morée. Et arriva le Roy et sa compaignie à Damiete le jeudi d’aprés la Penthecouste, là où avoit grant compaignie à nous attendre. Car sur la rive de la mer nous trouvasmes toute la puissance du Souldan, qui estoient tres-belles gens à regarder. Le Souldan portoit les armes de fin or si tres-reluisant, que quant le souleil y frappoit il sembloit que ce fust proprement le souleil. Le tumulte qu’ilz menoient avecques leurs cors et naccaires[41] estoit une espouventable chose à ouïr, et moult estrange aux François.

Ce voiant, le Roy appella tous ses barons et conseillers pour savoir qu’il estoit de faire. Et ilz lui conseillerent qu’il attendist ses gens à revenir, pour ce qu’il ne lui en estoit pas demouré la tierce partie par la fortune du vent, comme j’ay devant dit. Mais le Roy de ce ne voulut rien croire, et disoit que par ce faisant il donneroit courage à ses ennemis, et aussi par ce qu’il n’y avoit en la mer illecques prés aucun port là où il se peust descendre pour attendre ses gens à seureté. Et aussi disoit que ung fort vent le pourroit bien prandre, qui nous pourroit getter et separer loing les ungs des autres en païs estranges, comme il avoit fait ses autres chevaliers le jour de la Penthecouste darreniere. Et fut accordé à son plaisir que le vendredi devant la Trinité le Roy descendroit, et yroit combatre contre les Sarrazins, se à eulx ne tenoit. Et commanda le Roy à monseigneur Jehan de Belmont qu’il fist bailler à monseigneur Airart de Brienne, avecques qui j’estoie, une gallée[42] pour nous descendre nous et noz gens d’armes, pour ce que les grans nefz ne povoient venir jusques à la rive de la mer à terre. Et ainsi que Dieu voulut, je me mis de ma nef en une petite gallée que je cuidoie avoir perduë, où estoient huit de mes chevaulx ; laquelle gallée m’avoit donnée madame de Baruth, qui cousine germaine estoit du Conte de Montbelial. Et au vendredi, monseigneur Airart de Brienne et moy tous armez alasmes devers le Roy, pour lui demander ladite gallée, qu’il nous avoit octroiée. Mais missire Jehan de Belmont nous respondit, present le Roy, que nous n’en aurion ja point. Parquoy povez congnoistre que le bon Roy avoit autant affaire à entretenir sa gent en paix, comme il avoit à supporter ses fortunes et pertes.

Quant nos gens virent que nous ne amenions point de gallée, ilz se laisserent cheoirs en la barque à grant force. Et quant les mariniers virent que la barque affondroit en la mer peu à peu, ilz se retirerent en la nef, et habandonnerent mes chevaliers en la barque. Lors je m’escrié, et demandé au maistre de combien ilz avoit trop de gens en la barque. Et il me dist qu’il y en avoit trop de dix-huit hommes d’armes. Et tantost l’en deschargé d’autant, et les mis en la nef où estoient mes chevaulx. Et ainsi que je menois de ces gens d’armes, ung chevalier fut, qui estoit à monseigneur Airart de Brienne, nommé Plouquet, qui voulut descendre de la grant nef en la barque : et la barque s’esloigne ; et le chevalier cheut en la mer, et se noya.

Lors nous commençasmes à naviger par darriere la barque de la grant nef du Roy, et alasmes à terre. Et tantoust que les gens du Roy, qui venoient à terre comme nous, virent que nous allions plustoust qu’ilz ne faisoient, ilz nous escrierent que alissions arriver à l’enseigne saint Denis[43]. Mais je ne les en voulu croire, ains alasmes arriver devant une grosse bataille de Sarrazins et de Turcs, là où il y avoit bien six mil hommes à cheval. Lesquelz si toust qu’ilz nous virent à terre, ilz frapperent des esperons droit à nous ; et nous de ficher noz lances et nos escuz à terre en la sable, les pointes devers eulx. Et tantoust qu’ilz virent ce, et que nous cheminions à terre, ilz s’en retournerent tout souldain, et s’enfuirent.

Le bon preudom missire Baudouyn de Reims me manda, tantoust que fu à terre descendu, par l’un de ses escuiers, que je l’attendisse. Et je lui mandé par son messagier que tres-voulentiers le ferois, et que ung si vaillant homme, comme il estoit, valloit bien d’estre attendu. Dont il me sceut bon gré toute sa vie. Et tantoust arriva à nostre compaignie, avec bien mil chevaliers avecques lui. Et saichez que quant je fu à terre, je n’avoye lors avecques moy pié ne compaignon de tous mes gens, que j’avoie amenez de mon païs. Mais non pource[44] Dieu m’a tousjours aidé de sa grâce, dont je l’en lo[45].

A nostre main senestre[46] arriva le conte de Japhe, qui estoit cousin germain du conte de Montbelial, et du lignaige de la maison de Jonville. Celui conte de Japhe arriva moult noblement à terre ; car sa gallée estoit toute painte et dedans et dehors à escussons de ses armes, lesquelles armes sont d’or à une croix de gueulles patée. Il avoit bien trois cens mariniers en sa gallée, qui chascun d’eulx portoit une targe[47] à ses armes : et à chascune targe y avoit ung penoncel[48] de ses armes batu à or. Et quant il alloit sur mer le faisoit bon veoir, à cause du bruit que menoient les panonceaux[49], et aussi le son des naccaires, tabours et cors sarrazinois qu’il avoit en sa gallée. Si toust que la gallée eut frappé en la sable, le plus avant qu’ilz la peurent mener, lui et ses chevaliers, et gens de guerre, sortirent moult bien armez et en point, et vindrent arriver couste[50] nous. Et tantoust fist le conte de Japhe tendre ses pavillons. Et si tost comme les Sarrazins les virent tenduz, ilz se assemblèrent en grant nombre, et revindrent courans contre nous, ferans chevaulx des esperons. Et quant ilz virent que nous ne nous espoventasmes point, et que les attendions pié quoy, et eux de tourner le dos, et de s’en fuir arriere.

A la main destre arriva la gallée de l’enseigne saint Denis, à bien une portée d’arbaleste de nous. Et advint que, si comme elle fut à terre, ung Sarrazin s’en vint courant contre les gens d’icelle gallée. Or ne sçay pourquoy il le faisoit, ou qu’il ne peust son cheval arrester, ou bien cuidoit-il avoir secours de ses gens. Mais le pouvre fut tantoust tout découppé et mis en pieces.

Quant le bon roy saint Loys sceut que l’enseigne saint Denis fut arrivée à terre, il sortit de son vessel, qui ja estoit prés de la rive, et n’eut pas loisir que le vesseau où il estoit fust à terre : ains se gette, outre le gré du légat[51] qui estoit avecques lui, en la mer, et fut en eauë jusques aux espaulles. Et s’en alla à eulx l’escu au coul, son heaume[52] en la teste, et son glaive ou poing. Et quant il fut à sa gent, il congneut les Sarrazins de leur cousté, et demanda quelz gens c’estoient. Et on lui dist que c’estoient Turcs et Sarrazins. Et il cuide prandre courre sur eulx tout seullet pour leur courir sus. Mais ses gens le firent arrester et demourer jusques à ce que tous ses gens d’armes fussent en leurs places, et tous armez.

Tantost envoierent les Sarrazins vers le Souldan par leur messager, qui estoit appelle Coullon, lui mandans que le Roy estoit arrivé, et par trois foiz le lui manderent. Mais onques response n’en eurent, par ce que le Souldan estoit malade. Et ce voians les Sarrazins, habandonnerent la cité de Damiete, cuidans que leur Souldan fust mort. Quant le Roy en ouit la nouvelle, il envoya savoir jusques à Damiete par l’un de ses chevaliers. Et tantoust le chevalier retourna devers le Roy, et lui rapporta qu’il estoit vray qu’il estoit mort, et s’en estoient fuiz les Sarrazins, et qu’il avoit esté jusques dedans leurs maisons. Lors le Roy fist appeller le legat et tous les prelatz de l’ost, et fist chanter Te deum laudamus, tout du long. Et tantost le Roy monta à cheval, et toute sa gent, et nous en alasmes loger devant Damiete. Les Turcs mal advertiz partirent trop souldain qu’ilz ne nous coupperent les pontz qu’ilz avoient faitz de nefz, dont grant desplaisir nous eussent fait. Mais par autre voie ilz nous firent tres-grant mal et dommaige : de ce qu’ilz bouterent le feu par tous les endroits de la Soulde[53], là où toutes leurs marchandises et leur avoir de pris estoient, qu’ilz firent brusler à cautelle[54], de paeurs que nous en fussions aucunement avancez. Et fut une mesme chose comme qui bouteroit demain le feu ou petit pont à Paris, dont Dieu nous gard de tel dangier.

Or disons en nous mesmes quelle grace nous fist Dieu nostre createur, quant il nous deffendit de mort et de peril à l’ariver que fismes, quant nous courusmes à joie sur noz ennemis qui estoient à cheval. Quelle autre plus grant grace nous fist le bon Seigneur quant il nous livra Damiete sans dangier de noz corps, laquelle jamais n'eussions peu voir, si nous ne l’eussions euë par affamer. La grace est moult grande, bien le povons dire et veoir tout cler. Le roy Jehan[55] bien l’avoit autresfoiz prinse par famine, du temps de nos predecesseurs. Mais je doubte que le bon Seigneur Dieu peult autant dire de nous, comme il fist des enfans d’Israël, quant il les eut conduiz et menez en la terre de promission. Dont il leur reproucha, disant : ET PRO NIHILO HABUERUNT TERRAM DESIDERABILEM, et quæ sequuntur. Et le disoit pource qu’ilz l’avoient oublié, et il leur avoit tant fait de biens. Il les avoit saulvez et mis hors de la captivité de Pharaon, et leur donna la terre de promission. Ainsi pourra-il de nous, qui l’oubliasmes, comme dit sera cy-aprés.

Et commenceray en la personne du Roy mesmes, lequel fist convoquer et appeller tous ses barons et les prelatz qui estoient venuz avec lui, et leur demanda conseil : Qu’il devoit faire des biens qu’il avoit trouvez en la cité de Damiete, et comment ilz se devoient departir. Ung patriarche[56] qui là estoit parla le premier, et lui dist : « Sire, il me semble qu’il est bon que vous retiengnez tous les fromens, orges, ris et autres vivres, affin que la ville ne demeure point desgarnie, et que vous facez crier en l’ost, que tous les autres meubles soient apportez en la maison du legat, sur peine de sentence d’excommunie. » Auquel conseil se accorderent tous les barons et autres ; et ainsi fut fait. Et ne furent trouvez valoir les biens meubles, qui furent apportez cheux le légat, que six mil livres. Et quant tout fut assemblé en la maison dudit légat, le Roy et les barons envoyerent querir le bon preudoms missire Jehan de Valeri. Et quant il fut venu, le Roy lui dist ce qu’il avoit fait, et qu’il avoit esté trouvé par son conseil que le légat lui bailleroit les six mil livres que valloient les meubles qu’on avoit laissez, et portez en sa maison, affin qu’il despartist lesditz six mil livres là où il verroit estre à faire par raison, et où il seroit le mieulx employé. « Sire, fist le preudoms, je vous remercie tres-humblement de l’onneur que me faites, mais ne vous desplaise, car l’offre ne prandray-je point. Ja si Dieu plaist ne defferay les bonnes coustumes anxiennes, et telles que les ont tenus noz predecesseurs en la Terre Sainte : car quant on a prins sur ses ennemis aucune cité, ou gaigné aucun gros butin, de telz biens qu’on treuve en telle cité le Roy n’en doit avoir que le tiers, et les deux pars en doivent avoir les pelerins. Et ceste coustume tint moult bien le roy Jehan quant autresfois il print Damiete. Et ainsi que j’ay ouy dire à mes aisnez, le roy de Jerusalem qui fut devant le roy Jehan tint ceste coustume sans faillir d’un point. Mais avisez si vous me voulez bailler les deux pars des fromens, orges, ris, et des autres choses qu’avez retenuz ; et tres-voulentiers les disperseray aux pelerins, pour l’onneur de Dieu. » Le Roy ne eut pas aggreable ce conseil, et demoura ainsi la chose. Dont maintes gens se tindrent très-mal contens du Roy, de quoy il avoit desrompu les bonnes coustumes anxiennes.

Les gens du Roy, quant ils furent à leur aise, et bien logez en celle cité de Damiete ; eulx, qui deussent avoir entretenu debonnairement les marchans et gens suyvans l’ost avec leurs denrées et marchandises, leur loüoient et affermoient les esteaux et ouvrouers, pour vendre leurs marchandises aussi chiers comme ilz le pouvoient faire. Dont de ce la renommée en fut és païs estranges à ceulx qui venoient de loingtain païs amener les vivres à l’ost, qui se demourerent à venir ; qui fut ung très-grant mal et dommage.

Les barons, chevaliers et autres, qui deussent avoir bien gardé leur bien, et l’avoir espergné pour s’en secourir en lieu et en temps, se prindrent à faire grans banquetz les ungs aux autres en habondance de viandes delicieuses. Et le commun peuple se print à forcer et violer femmes et filles. Dont de ce advint grant mal ; car il faillut que le Roy en donnast congié à tout plain de ses gens et officiers. Car, ainsi que le bon Roy me dist, il trouva jusques à ung gect de pierre prés et à l’entour de son paveillon plusieurs bordeaux que ses gens tenoient. Et d’autres maulx y avoit plus que en ost qu’il eust jamés veu.

Or revenons au principal de nostre matière, et disons ainsi. Quant nous eusmes ainsi esté en ceste cité de Damiete, le Souldan avecques toute une grosse armée assaillirent notre ost par devers la terre. Et incontinant le Roy et ses gens d’armes se arment et mettent en point. Et affin de deffendre que les Turcs ne se meissent en nos herbergemens que avions aux champs, je allé par devers le Roy tout armé : lequel je trouvé pareillement armé, et aussi tous ses chevaliers d’entour lui seans sur formes[57]. Et lui requis humblement qu’il me donnast congié d’aller, mes gens et moy, jusques hors l’ost, courir sus aux Sarrazins. Mais tantoust que messire Jehan de Beaumont eut ouy ma requeste, il s’escria moult fort, et me commanda de par le Roy que je ne fusse si hardy issir de mon herbergier [58] jusques à ce que le Roy me le commanderoit. Vous devez savoir que avecques le Roy y avoit huit bons chevaliers et vaillans qui avoient eu et gaigné maintesfoiz le pris d’armes tant decza la mer que oultre mer, et les souloit-on[59] appeller les bons chevaliers. D’entre lesquelz y estoient messire Geffroy de Sargines, messire Mahom de Marby, messire Phelippe de Nantuel, messire Ymbert de Beau-jeu connestable de France : lesquelz n’estoient mie là à ce jour, mais estoient aux champs hors de l’ost, et aussi le maistre des arbalestriers avecques grande quantité de gens d’armes, pour garder que les Turcs ne approuchassent de nostre ost. Et advint que messire Gaultier d’Entrache se fist armer à point, et bailler son escu et sa lance, et monta à cheval : et tantost fist lever le pan de son paveillon, et feroit des esperons courant contre les Turcs. Et ainsi qu’il partit de son paveillon tout seullet, fors un sien homme nommé Castillon, son cheval le gette par terre tout estendu, et s’enfuit son cheval tout couvert de ses armes vers noz ennemis. Pour ce que la pluspart des Sarrazins estoient montez sur jumens, pour ceste cause le cheval ala vers eulx courir aux jumens. Et oy dire à ceulx qui disoient l’avoir veu, que quatre Turcs vindrent au seigneur d’Entrache qui gisoit à terre : et en passant et rapassant par devant lui, lui donnerent de grans coups de masses. Et tellement fut en peril, que tantoust eust esté mort, si le connestable de France ne le fust allé escourre[60] avecques plusieurs des gens du Roy qu’il avoit avecques lui. Et fut ramené par les bras jusques en son paveillon dont il estoit parti. Et tellement estoit navré des grands coups de masses qu’il avoit souffert, qu’il ne povoit plus parler. Tantoust lui furent adressez plusieurs medecins et chirurgiens. Et pour ce que leur sembloit qu’il n’estoit point en peril de mort, ilz le firent seigner ou braz, dont mal en print ; car quant ce vint devers le soir, messire Aubert de...... me pria que nous l’alissions veoir, pour ce qu’il estoit homme de grant renom et vaillance. Ce que tres-voulentiers fismes, et alasmes vers lui. Et en entrant en son paveillon, l’un de ses escuiers nous vint à l’encontre dire que nous allissions bellement de paeur de l’esveiller. Ce que nous fismes, et le trouvasmes gisant sur son couvertoir[61] de menu ver, dont il estoit enveloppé : et nous tirasmes tout doulcement vers sa face, et le trouvasmes mort. Dont nous et plusieurs fusmes tres-dolans d’un si preudom avoir perdu. Et quant on l’eut dit au Roy, il respondit qu’il n’en vouldroit mie avoir aucuns qu’ilz ne voulsissent autrement le croire, et obeïr à ses commandemens, que avoit fait celui seigneur d’Entrache, et que par son deffault mesmes il s’estoit fait tuër.

Or saichez que le Souldan donnoit de chascune teste de Chrestien, à qui la lui portoit, ung besant d’or. Et ces traistres Sarrazins entroient la nuyt en nostre ost, et là où ils trouvoient des gens de l’ost dormans ça et là, leur coupoient la teste. Et advint qu’ilz tuerent la guette[62] du seigneur de Corcenay, et en emporterent la teste, et laisserent le corps gisant sur une table. Et devez savoir qu’ilz congnoissoient aucunement le train de nostre ost et armée; car les batailles de noz gens par les compaignies guettoit chascun son soir l’un après l’autre l’ost à cheval. Et les Sarrazins, qui congnoissoient ce train, entroient en l’ost après que le guet à cheval estoit passé, et fesoient secretement moult de maux et de meurtres. Et quant le Roy fut de ce adverti, il ordonna que desormais ceulx qui souloient faire le guet à cheval le feroient à pié. Et estoit notre ost si tres-serré, qu’ilz estaignoyent[63] froment de la foulle de gens du guet, qui les vous tenoient si à ung, que chascun s’entretouchoit sans qu’il y eust une seulle place vuyde.

Et fusmes ainsi longuement à Damiete. Car le Roy ne trouvoit point en son conseil qu’il deust tirer oultre, jusques ad ce que son frere le conte de Poitiers, que le vent en avoit emmené en Acre, comme j’ay devant dit, fust venu, pour ce qu’il avoit avecques lui l’arriereban de France. Et de paeurs que les Turcs ne se ferissent[64] parmi l’ost avec leurs chevaulx, le Roy fist clourre le parc de l’ost à grans foussez ; et sur les foussez y avoit arbalestriers à force, et autres gens, qui guettoient la nuyt, comme j’ay dit. La feste saint Remy fut passée avant que aucunes nouvelles fussent du conte de Poitiers, ne de ses gens. Dont le Roy et tous ceulx de l’ost furent à grant malaise et meschief; car on doubtoit, pour ce que autrement il ne venoit, qu’il fust mort ou en grant peril. Lors me souvint du bon doian de Maru, et racompté au legat la façon et maniere comment, par trois processions qu’il nous avoit fait faire sur la mer, nous fusmes delivrez du grant peril où nous estion, ainsi que j’ay devant escript. Le legat creut mon conseil, et fit crier trois processions en l'ost, qu’on feroit par trois sabmediz. La première procession commença en la maison du legat, et allerent au moustier Nostre Dame en la ville de Damiete. Et estoit le moustier en la mahommerie des Turcs et Sarrazins, et l’avoit fait dedier celui legat en l’onneur de la mere de Dieu la glorieuse vierge Marie. Et ainsi par deux sabmediz fut fait. Et faisoit à chacune des fois sermon le legat. Là estoit le Roy et autres grans seigneurs, à qui le legat donnoit grant pardon aprés qu’ilz avoient ouy le sermon. Dedans le tiers sabmedi arriva le bon conte de Poitiers avecques ses gens. Et bien lui fut mestier[65] de n’estre point venu durant le temps des deux sabmediz premiers; car je vous promets que ce temps durant il y eut sans cesser si grant tourmente en la mer devant Damiete, qu’il y eut bien douze vingtz vesseaulx, que grans, que petitz, tous brisez et perduz, et les gens qui les gardoient noiez. Parquoy si le conte de Poitiers fust lors venu, il eust esté en grand dangier d’estre noyé. Et croy que ainsi fust-il si Dieu ne lui eust aidé.

Quant le conte de Poitiers, qui estoit frere du Roy, fut arrivé, grand joye s’esmeut en toute l’armée. Et manda querir le Roy ses prouches barons et autres gens de son conseil, et leur demanda quel voie il devoit prandre, ou en Alixandrie, ou en Babilonne. Le conte Pierre de Bretaigne, avecques plusieurs des autres barons, furent d’opinion que le Roy allast en Alixandrie, pour ce que devant la ville avoit bon port à arriver les nefz et bateaux pour avitailler l’ost. Mais à ceste opinion fut contraire le conte d’Artois, et dist que ja il n’yroit en Alixandrie premier que on eust esté en Babilonne, qui estoit le chief de tout le royaume d’Egipte. Et disoit par ses raisons que qui vouloit occir le serpent, il lui devoit premier escacher[66] la teste. A ce conseil se tint le Roy, et laissa la premiere opinion.

A l’entrée des Advens se partit le Roy et tout son ost pour aller en Babilonne[67], ainsi que lui conseilla le conte d’Artois. Et en la voie assez prés de Damiete trouvasmes ung fleuve qui issoit de la grant riviere : et fut advisé que le Roy sejourneroit là ung jour, tandis qu’on estoupperoit[68] ledit fleuve, afin qu’on ne peust passer. Et fut la chose faite assez aiseement ; car on estouppa ledit fleuve ras à ras de la grant riviere, en telle façon que l’eauë d’un cousté et d’autre ne se haulsa point, et qu’on povoit passer à son aise. Que fist le Souldan ? Il envoya devers le Roy, cuidant le faire par cautelle, cinq cens de ses chevaliers des mieulx montez qu’il sceut choisir, disans au Roy qu’ils estoient venuz pour le secourir, lui et tout son ost ; mais c’estoit seulement pour delaier nostre venuë. Le jour de saint Nicolas le Roy commanda que tout le monde montast à cheval, et defendit, sur paine de rebellion, que nul de ses gens ne fust tant hardi, qui touchast en mal à ung de ces Turcs Sarrazins que le Souldan avoit envoiez devers lui. Or advint que quant les Sarrazins virent que l’ost du Roy fut esmeu à partir, et que le Roy avoit fait defendre que nul ne les ouzast toucher, ilz s’en vindrent de grant courage tous en ung troppel[69] aux templiers, qui avoient la premiere bataille. Et l’un de ces Turcs-là donna de sa masse à l’un des chevaliers de la premiere bataille, qu’il getta devant les piedz du cheval du frere de Regnault de Bichers, qui estoit leur mareschal du Temple. Quoy voyant le mareschal, il s’escria à ses gens d’armes : « Or avant compaignons ; à eulx de par Dieu, car ce ne pourrois-je souffrir. » Et adonc il fiert son cheval des esperons, et court sus aux Sarrazins, et toute la compaignie de l’ost aussi. Et saichez que les chevaulx des Turcs estoient tous foullez et travaillez, et les nostres tous frois et respousez ; dont mal leur en arriva. Car j’ay depuis assez ouy dire qu’il n’en eschappa pas ung tout seul que tous ne fussent tuez, ou contraintz de leur getter en la mer et se noier.

Ici convient parler du fleuve, qui passe par le païs d’Egipte, et vient de Paradis terrestre ; car ces chouses faut savoir qui veult entendre ma matiere. Cetui fleuve est divers sur tous autres rivieres ; car quant en une grosse riviere plus y chiet[70] de petites rivieres et de eauës, tant plus s’esparpille la riviere en de lieux à petitz ruisseletz : mais celui fleuve vient tousjours d’une façon, et quant il est en Egipte, de lui mesme il gette ses branches çà et là parmy le païs d’Egipte. Et quant ce vient le temps d’environ la Saint Remy, se espandent de lui sept branches en rivieres, qui quierent les terres plaines[71]. Et puis quant les eauës se sont retirées, les laboureux du païs viennent labourer la terre aprés le cours de l’eauë o charrues sans roes, et sement là fromens, orges, ris, commins, et y viennent si bien, que ou ne sauroit que amender[72] . On ne sceit dont celle crue vient, fors que de la grace de Dieu. Et si elle n’estoit, il ne viendroit nulz biens ou païs d’Egipte, pour les grans chaleurs, qui y reignent, pour ce qu’ilz sont prés du souleil levant, et n’y pleut comme point, et de loing à loing. Celui fleuve est tout trouble de la presse que y mainent les gens du païs, et autres, vers le soir, pour avoir de l’eauë à boire. Et ne font seulement que escacher[73], en celle eauë qu’ilz y prennent, quatre amendes, ou quatre febves ; et le landemain elle est tant bonne à boire que merveilles. Quant celui fleuve entre en Egipte, il y a gens tous expers et accoustumez, comme vous diriez les pescheurs des rivieres de ce pays-cy, qui au soir gettent leurs reyz ou fleuve, et és rivieres : et au matin souvent y trouvent et prannent les espiceries qu’on vent en ces parties de par deçà bien chierement et au pois : comme cannelle, gingembre, rubarbe, girofle, lignum aloes, et plusieurs bonnes chouses. Et dit-on ou païs que ces choses-là viennent de Paradis terrestre, et que le vent les abat des bonnes arbres qui sont en paradis terrestre, ainsi comme le vent abat és forestz de ce païs le bois sec ; et ce qui chiet en ce fleuve l'eauë amene, et les marchans le recuïllent, qui le nous vendent au pois.

Ilz disoient ou païs de Babilonne que maintesfoiz le Souldan avoit essaié de savoir dont venoit le fleuve, par gens expers qui suivirent le hault du cours d’icelui fleuve, et pourtoient avecques eulx pour vivre du pain qu’on appelle biscuit, pour ce qu’ilz n’en eussent point trouvé. Et lui rapporterent une foiz ses gens qu’ilz avoient suivy celui fleuve contremont[74], tant qu’ilz estoient allez jusques à ung grant tertre de riches taillées : sur lequel roc et tertre il n’estoit possible de monter, et de ce hault tertre cheoit le fleuve. Et leur sembloit avis que ou hault de la montaigne y avoit des arbres grant foison. Et sur icelui tertre disoient avoir veu grant quantité de diverses bestes sauvages, et de faczons fort estranges, comme lions, serpens, elephans, et autres bestes, qui les venoient regarder dessus la rive de l’eauë, ainsi comme ilz les veoient monter contremont. Et tantoust les gens du Souldan s’en retournerent, et n’ouserent passer ne aller plus avant.

Donques pour poursuir nostre matiere, disons que celui fleuve vient en Egipte, et gette ses branches parmy la terre commune, comme j’ay ja dit : dont l’une de ses branches vient à Damiete, l’autre en Alixandrie, l’autre à Tunis[75], et l’autre à Rexi. A celle branche qui vient à Rexi alla le roy de France à tout son ost, et se logea entre le fleuve de Damiete et le fleuve de Rexi[76] ; et trouvasmes tout le povoir du Souldan logié sur le rivage du fleuve de Rexi, de l’autre part de nous, pour nous defendre et garder le passaige. Ce que leur estoit une chose bien aisée à faire ; car nul de nous n’eust seu passer s’il ne se fust mis à nou[77], et n’y avoit point de passage. Le Roy eut conseil en lui de faire faire une chaussée par à travers la riviere pour passer aux Sarrazins. Et pour garder ceulx qui feroient ladite chaussée, il fit faire deux baffraiz[78], que on appelle chas chateilz[79] ; car il y avoit deux chateilz devant les chas, et deux maisons darriere pour recevoir les coups que les Sarrazins gettoient à engis[80] ; dont ilz en avoient seize tous droiz, dont ilz faisoient merveilles. Le Roy fist faire dix-huit engins, dont ung nommé Jousselin de Courvant fut le maistre inventeur et facteur, et de ces engins gettoient les ungs aversaires aux autres. Le frere du Roy guettoit de jour les chas, et nous autres chevaliers guettions la nuyt. Et furent la sepmaine de devant Noël que les chas chateilz furent faiz ; et puis on commença à faire la chaussée. Mais autant qu’on en faisoit, les Sarrazins en deffaisoient autant de leur part ; car ils faisoient de leur cousté de grans caves en la terre, et comme l’eauë se reculoit pour la chaussée qui se faisoit de nostre part, les foussez des Sarrazins se remplissoient d’eauë : et avenoit que tout ce que nous faisions en trois sepmaines ou ung mois, ilz le deffaisoient en ung jour ou en deux, et gastoient nos gens à coups de traitz, qui portoient la terre à faire ladite chaussée.

Les Turcs, quant leur Souldan fut mort de la maladie qui lui print devant Hamault, firent leur chevetain d’un Sarrazin qu’on appelloit Scecedun, filz du Seic[81], lequel chevetain l’empereur Ferrait[82] avoit fait chevalier. Et tantoust celui Scecedun envoia une partie de ses gens passer par devers Damiete, à une petite ville nommée Sourmesac, qui est sur le fleuve de Rexi, et vindrent frapper de ce cousté sur nos gens. Et le propre jour de Noël, tandis que j’estois à disner, mon compaignon Pierre d’Avalon, moy et tous noz gens, les Sarrazins entrerent en nostre ost, et tuerent beaucoup de pouvres de l’ost qui s’estoient escartez aux champs. Et incontinant nous montasmes à cheval pour aller à l’encontre : dont grant mestier[83] en estoit à monseigneur Perron nostre oste, qui estoit hors de l’ost aux champs ; car avant que fussions là les Sarrazins l’avoient ja prins et l’emmenoient, lui et son frere le seigneur du Val. Alors nous picasmes des esperons et courusmes sus aux Sarrazins, et recouysmes[84] ces deux bons chevaliers, qu’ilz avoient ja mis par terre à force de coups, et les ramenasmes en l’ost. Les templiers, qui estoient aux criz, firent bien et hardiement l'arriere-garde. Aussi venoient bien de courage les Turcs contre nous de ce cousté-là, et nous guerroierent fort et ferme, jusques à ce que nostre ost fut fait clourre de foussez devers Damiete, depuis le fleuve de là jusques au fleuve de Rexi.

Celui Scecedun chevetaine des Turcs, dont j’ay parlé cy-devant, estoit tenu le plus vaillant et preux de toute Paiennie. Il portoit en ses bannieres les armes de l’Empereur, qui l'avoit fait chevalier. Et estoit sa banniere bandée, dont en l’une des bandes il portoit pareilles armes du souldan de Hallape, et en l’autre bande d’un cousté estoient les armes du souldan de Babilonne. Son nom estoit Scecedun, comme j’ay dit, filz au Seic, qui vault autant à dire en leur langaige comme le filz au Vieil. Son nom tenoient-ilz entr’eulz à grant chose ; car ce sont les gens, ainsi qu’on dit, qui plus honnourent les anciennes gens et vieulx, mais qu’ils se soient gardez en leur jeunesse d’aucun mauvais reprouche. Ce chevetain là, ainsi qu’il fut rapporté au Roy par ses espies, se venta qu’il mengeroit en la tente du Roy dedans le jour Saint Sebastien, qui prouchain venoit.

Et quant le Roy eut ce entendu, il dist qu’il s’en prandroit bien garde. Et lors serra son ost, et fut fait ordre à ses gensd’armes. Dont le conte d’Artois son frere fut commis à garder les baffroiz et engins. Le Roy, et le conte d’Anjou, qui depuis fut roy de Sicille, furent establiz à garder l’ost du cousté devers Babilonne ; et le conte de Poitiers, et moy seneschal de Champaigne, à garder le cousté de l’ost devers Damiete. Or advint tantoust que celui chevetaine des Turcs devant nommé fist passer ses gens en l’isle qui estoit entre le fleuve de Damiete et le fleuve de Rexi, où estoit nostre ost logié, et fist arrenger ses batailles dés l'un des fleuves jusques à l’autre fleuve. Le conte d’Anjou, qui estoit à celui endroit, courut sus ausditz Turcs, et en desconfit moult, et tant qu’il les mist à la fuite, et moult en y eut de noyez en chascun desditz fleuves. Mais toutesvoies il en demoura grant partie à qui on ne ouza aller heurter pour les divers engins qu’ilz avoient. Dont ilz nous faisoient beaucoup de maulx, de ce qu'ilz nous en tiroient. A ceste foiz que ledit conte d’Anjou assallit les Turcs, le conte Guy de Ferrois[85], qui estoit en sa compaignie, à celle cource passa à cheval, lui et ses chevaliers, la bataille des Turcs, et tira oultre jusques à une autre bataille de Sarrazins, et là fist merveilles. Mais nonobstant il fut getté par terre, et eut la jambe brisée : et le ramenerent deux de ses chevaliers par les braz. Et saichez que à moult grant paine peut-on retirer le conte d’Anjou de celle bataille, où il fut plusieurs foiz en grant peril, et depuis fut moult prisé de celle journée. Au conte de Poitiers et à moy acourut une autre grant bataille desdits Turcs ; mais soiez certains que tres-bien furent receuz, et serviz de mesmes. Et bien besoing leur fut qu’ilz trouvassent la voie par où ilz estoient venuz au delivre, et en demoura grant quantité de tuez. Et à sauveté retournasmes à l’ost en nostre garde, sans avoir comme riens perdu de noz gens.

Ung soir advint que les Turcs amenerent ung engin qu’ilz appelloient la perriere, ung terrible engin à mal faire, et le misdrent vis à vis des chaz chateilz, que messire Gaultier de Curel et moy guettions de nuyt. Par lequel engin ilz nous gettoient le feu gregois[86] à planté[87], qui estoit la plus orrible chose que onques jamés je veisse. Quant le bon chevalier messire Gaultier mon compaignon vit ce feu, il s’escrie, et nous dist : « Seigneurs, nous sommes perduz à jamais sans nul remede ; car s’ilz bruslent nos chaz chateilz, nous sommes ars[88] et bruslez : et si nous laissons nos gardes, nous sommes ahontez. Pourquoy je conclu, que nul n’est qui de ce peril nous peust defendre, si ce n’est Dieu nostre benoist createur. Si vous conseille à tous que toutes et quantes foiz qu’ils nous getteront le feu gregois, que chascun de nous se gette sur les coudes et à genoulz : et crions mercy à nostre Seigneur, en qui est toute puissance. » Et tantoust que les Turcs getterent le premier coup du feu, nous nous mismes acoudez et à genoulz, ainsi que le preudoms nous avoit enseigné. Et cheut le feu de cette premiere foiz entre noz deux chaz chateilz, en une place qui estoit devant, laquelle avoient faite noz gens pour estoupper le fleuve. Et incontinant fut estaint le feu par ung homme que avions, propre à ce faire. La maniere du feu gregois estoit telle, qu’il venoit bien devant aussi gros que ung tonneau, et de longueur la queuë en duroit bien comme d’une demye canne de quatre pans. Il faisoit tel bruit à venir, qu’il sembloit que ce fust fouldre qui cheust du ciel, et me sembloit d’un grant dragon vollant par l’air : et gettoit si grant clarté, qu’il faisoit aussi cler dedans nostre ost comme le jour, tant y avoit grant flamme de feu. Trois foys celle nuytée nous getterent ledit feu gregois o ladite perriere, et quatre foiz avec l’arbeleste à tour. Et toutes les fois que nostre bon roy saint Loys oyoit qu’ils nous gettoient ainsi ce feu, il se gettoit à terre, et tendoit ses mains la face levée au ciel, et crioit à haulte voix à Nostre Seigneur, et disoit en pleurant à grans larmes : « Beau sire Dieu Jesus-Christ, garde moy et toute ma gent ! » Et croy moy que ses bonnes prieres et oraisons nous eurent bon mestier[89]. Et davantage, à chacune foiz que le feu nous estoit cheu devant, il nous envoioit ung de ses chambellans pour savoir en quel point nous estion, et si le feu nous avoit grevez. L’une des foiz que les Turcs getterent le feu, il cheut de couste le chaz chateil que les gens de monseigneur de Corcenay gardoient, et ferit en la rive du fleuve, qui estoit là devant, et s’en venoit droit à eulx, tout ardant. Et tantoust veez-cy venir courant vers moy un chevalier de celle compaignie, qui s’en venoit criant : « Aidez nous, Sire, ou nous sommes tous ars ; car veez-cy comme une grant haie[90] de feu gregois que les Sarrazins nous ont traict[91], qui vient droit à nostre chastel. » Tantoust courismes là, dont besoing leur fut ; car, ainsi que disoit le chevalier, ainsi estoit-il. Et estaignismes le feu à grant ahan[92] et malaise ; car de l’autre part les Sarrazins nous tiroient à travers le fleuve trect et pilotz[93], dont estions tous plains.

Le conte d’Anjou frere du Roy guettoit de jour les chaz chateilz, et tiroit en l’ost des Sarrazins avecques arbelestes. Or avoit commandé le Roy que, aprés que le conte d’Anjou son frere y avoit fait le guet le jour, nous autres de ma compaignie le faisions la nuyt. Dont à tres-grant paine estion, et à tres-grant soulcy ; car les Turcs avoient ja brisé et froissé nos tandeis[94] et gardes. Advint que ces traistres Turcs amenerent devant noz gardes leur perriere de jour, et alors faisoit la guette ledit conte d’Anjou. Et avoient tous accouplez leurs engins, dont ilz gettoient le feu gregois sur la chaussée du fleuve, vis à vis de noz tandeis et gardes. Dont il advint que nul ne se ouzoit trouver ne monstrer. Et furent nos deux chaz chateilz en ung moment consumez et bruslez. Pour laquelle chose ledit conte d’Anjou, qui les avoit à garder celui jour, en devint presque hors du sens, et se vouloit getter dedans le feu pour l’estaindre. Et lors mes chevaliers et moy loüasmes Dieu ; car s’ilz eussent attendu à la nuyt, nous eussions esté tous ars et bruslez.

Et ce voyant le Roy, il fist une requeste à ses barons qu’ilz luy donnassent et trouvassent façon d’avoir du merrain des vaisseaux qu’ilz avoient sur mer, chascun de sa part le plus qu’il pourroit. Car il n’y avoit là bois dont ilz se fussent peu aider ; et ainsi le leur remonstroit le Roy. Dont chascun lui en bailla ce qu’il peut. Et avant que le chaz chateil fust achevé et accomply, le merrain qui y fut emploié fut estimé valoir dix mille livres, et plus. Parquoy povez congnoistre que maint bateaux en fut perdu, et que nous estions lors à grant destresse. Quant le chaz fut fait et acomply, le Roy ne voulut pas qu’il fust mis ne planté que jusques au jour que le conte d’Anjou son frere devoit faire le guet. Et commanda qu’il fust mis ou propre lieu où les deux autres avoient esté bruslez. Et ce faisoit-il affin de recouvrer l’onneur de sondit frere, au guet duquel avoient esté bruslez les deux autres chaz chateilz. Et ainsi que le Roy le voulut, ainsi fut-il fait. Quoy voiant les Sarrazins, ils attirerent tous leurs engins, dont ilz en avoient seize, et les coupplerent en façon que tous tiroient à nostre chaz chateil, qui avoit esté fait de neuf. Et quant ilz virent que noz gens doubtoient d’aller et venir au chas pour les pierres qu’ilz tiroient, ilz adresserent la perriere droit au chaz chateil, et le ardirent derechief avec feu gregois. Et secondement grant grace nous fist nostre Seigneur, à mes chevaliers et à moy ; car s’ilz eussent attendu jusques à la nuyt venant, que devions faire le guet, nous eussions esté ars et bruslez, comme j’avoiz pareillement dit devant.

Ce voyant le Roy, et toute sa gent, fut moult troublé, et appella tous ses barons pour le conseiller qu’il devoit faire. Et virent par entr’eulx que possible n’estoit de povoir faire chaussée à passer aux Turcs et Sarrazins ; car noz gens ne povoient tant faire d’une part comme ilz en desrompoient de l’autre part. Lors messire Humbert de Beaujeu, connestable de France dist au Roy que ung homme Beduins estoit venu à lui, et lui avoit dit que se on lui vouloit donner cinq cens besans d’or, qu’il nous enseigneroit un bon gué à passer bien aiseement à cheval. A quoy le Roy respondit, que tres-voulentiers s’i accordoit, mais qu’il tensist vérité de sa part[95]. Et ne voulut celui homme enseigner le gué que premier il n’eust ses deniers qui lui avoient esté promis.

Par le Roy fut accordé que le duc de Bourgoigne, et les riches hommes du païs d’oultre mer qui estoient accordans avec lui, guetteroient l’ost de paeurs des Sarrazins, et que lui et ses trois freres, qui estoient le conte de Poitiers, le conte d’Artois, et le conte d’Anjou, qui depuis fut roy de Sicille, comme j’ay dit devant, avecques leurs gens à cheval yroient veoir et essaier le gué que le Beduin leur devoit monstrer. Et fus mis et assigné jour à ung jour de caresmeprenant. Et quant vint icelui jour, nous montasmes à cheval, et allasmes au gué d’icelui Beduin tous en point de guerre. Et en chevauchant aucuns se tiroient prés de la rive du fleuve, et la terre y estoit coulante et mouïllée ; et ilz cheoient eulx et leurs chevaulx dedans le fleuve, et se noioient. Et le Roy, qui l’aperceut, le monstra aux autres affin qu’ils se donnassent garde de n’y tumber. Et entre autres cheut et se noya messire Jehan d’Orleans le vaillant chevalier, qui portoit banniere à l’armée. Et quant nous fusmes au gué, nous veismes de l’autre part du fleuve bien trois cens Sarrazins tous à cheval, qui gardoient celui passage. Lors nous entrasmes dedans le fleuve, et trouverent nos chevaulx assez bon gué et ferme terre ; et tirasmes contremont le fleuve, bonne rive à passer oultre, tant que la mercy Dieu nous passasmes tous sans dangier. Et quant les Sarrazins nous virent ainsi passer, ilz s’enfuirent à grant erre[96].

Avant que partir, le Roy avoit appointé que les templiers feroient l’avant-garde, et le conte d’Arthois son frere meneroit la seconde bataille. Mais si toust que le conte d’Arthois eut passé le fleuve, lui et tous ses gensd’armes, et virent que les Sarrazins s’enfuioient devant eulx, ilz picquent chevaulx des esperons, et commancent à courre contre les Sarrazins : dont de ce ceulx qui faisoient l’avant-garde furent courroucez contre le conte d’Arthois, parce qu’il ne leur ouzoit respondre pour la paeur de messire Foucquault dou Melle, qui le tenoit par le fraim de son cheval. Et lequel messire Foucquault ne oioit chose que les Templiers deissent au conte d’Arthois par ce qu’il estoit sourt ; et crioit messire Foucquault à plaine voix : Or à eulx, or à eulx. Quant les templiers virent ce, ils se penserent estre ahontez et diffamez s’ils laissoient aller le conte d’Arthois devant eulx. Lors tout d’un accord vont ferir des esperons tant qu’ilz peurent, et suyvirent les Sarrazins fuyans devant eulx tout parmy la ville de la Massourre, jusques aux champs par devers Babilonne. Quant ilz cuiderent retourner arriere, les Turcs leur lançoient par à travers les ruës, qui estoient estroites, force de trect et d’artillerie. Là fut tué le conte d’Arthois, et le sire de Coucy, qu’on appelloit Raoul, et tant d’autres chevaliers, jusques au nombre de trois cens. Et les templiers, ainsi comme le maistre capitaine me dist, perdirent bien quatorze vingts hommes d’armes et de cheval.

Et mes chevaliers, gensd’armes et moy, veismes à main senestre grant quantité de Turcs qui se armoient encores ; et incontinant courusmes sur eulx. Et ainsi que les chassions parmy leur ost, j’apperceu ung grant Sarrazin qui montoit sus son cheval, et luy tenoit le frain de son cheval ung sien chevalier. Et tandis que le Sarrazin mit les mains à la selle de son cheval pour vouloir monter, je lui donné de m’espée par dessoubs les esselles, tant comme je peu la mettre avant, et le tué tout mort d’un coup. Quant son chevalier vit son sire mort, il habandonne maistre et cheval, et m’espia au retourner, et me vint frapper de son glayve si grant coup entre les espaulles, qu’il me gitta sur le coul de mon cheval, et me tint si pressé que je ne povoie tirer mon espée que j’avois ceinte : mais me faillit tirer une autre espée que j'avoie à la selle de mon cheval, dont bien mestier m'en fut. Et quant il vit que j’eu mon espée au poing, il tira son glaive à lui, que j’avoie saisi, et se recula de moy. Or advint que mes chevaliers et moy nous trouvasmes hors de l’ost des Sarrazins, et par cy par là en veismes bien prez de six mil qui estoient allez aux champs, et avoient habandonné leurs logis. Et quant ilz nous eurent apperceuz à l’esquart, ilz nous vindrent courir sus de grand rendon[97] ; et là tuerent messire Hugues de Trichatel, seigneur d’Esconflans, qui portoit la banniere de nostre compaignie. Et pareillement prindrent messire Raoul de Wanon de nostredite compaignie, lequel ilz avoient abatu à terre. Et comme ilz l’emmenoient, mes chevaliers et moy le congneusmes, et le allasmes hardiement rescourre, et le delivrer de leurs mains. Et en retournant de celle bataille, les Turcs me donnerent de si grans coups, que mon cheval se agenoulla à terre du grant poix qu’il sentoit, et me jetterent oultre par dessus les oreilles de mon cheval. Et tantoust me redressay mon escu au coul, et mon espée ou poing. Et se tira par devers moy monseigneur Errart d’Esmeray, que Dieu absoille, lequel à semblable ilz avoient abatu à terre. Et nous retirasmes luy et moy auprés d’une maison qui illeques prés avoit esté abatuë, pour attendre là le Roy qui venoit. Et trouvé façon de recouvrer cheval. Et ainsi que nous en allions à celle maison, veez-cy une grant bande de Turcs qui viennent sur nous courans, et passans oultre à autre compaignie de nos gens qu’ilz veoient là prés. Et en passant ilz me gettent à terre, mon escu hors de mon coul ; et passoient par dessus moy, cuidans que fusse mort, dont il n’en failloit gueres. Et quant furent passez, messire Errart mon compaignon me vint relever sus, et nous en allasmes jusques aux murs de celle maison deffaite. A ces murs de maison se rendirent à nous messire Hugues d’Escossé, messire Ferreys de Loppei, messire Regnault de Menoncourt, et autres plusieurs. Et là nous vindrent assaillir les Turcs de plus belle de toutes pars. Et en descendit une partie d’eulx dedans la maison où nous estions, et longuement furent bataillans contre nous à la pointe. Lors mes chevaliers me baillerent cheval qu’ilz tenoient de paeur qu’il s’enfuit. Et eulx de nous defendre vigoureusement contre les Turcs, et en telle maniere, que grandement louëz en furent de plusieurs preudes homs qui les veoient. Là fut navré messire Hugues d’Escossé de trois grans plaies ou visage et ailleurs. Messire Raoul, et messire Ferreis à semblable, fut chacun d’eulx blecié par les espaules, tellement que le sang sortoit de leurs plaies tout ainsi que d’un tonneau sort le vin. Messire Errart d’Esmeray fut navré parmy le visaige d’une espée qui luy trancha tout le neys, tant qu’il luy cheoit sur la bouche. Adonc en celle destresse me souvint de monseigneur saint Jaques, et lui dis : « Beau sire saint Jaques, je te supply aide moy, et me secours à ce besoing. » Et tantoust que j’eu fait ma priere, messire Errart me dist : « Sire, si vous ne pensiez que je le feisse pour m’enfuir et vous habandonner, je vous allasse querir monseigneur le conte d’Anjou que je voy là en ces champs. » Et je lui dis : « Messire Errart, vous me feriez grant honneur et grant plaisir si vous nous alliez querir aide pour nous sauver les vies. Car la vostre est bien en aventure. » Et je disoie voir[98] ; car il en mourut de celle blesseure. Et tous furent aussi d’opinion qu’il nous allast querir secour. Lors lui laissé aller son cheval que je tenoie par le frain. Adonc s’en courut au conte d’Anjou, lui requerir qu’il nous viensist secourir ou dangier où nous estions. Dont il y eut ung grant sire avecques lui qui l’en voulut garder. Mais le bon seigneur n’en voulut riens croire, ains tourna son cheval, et acourut avecques de ses gens picquans des esperons. Et quant les Sarrazins le virent venir, ilz nous laisserent. Et quant furent arrivez, et virent les Sarrazins qui tenoient messire Raoul de Wanon, et l’emmenoient tout blecié, incontinant l’allerent recourir tout blecié, et en bien piteux point.

Et tantoust je vy venir le Roy, et toute sa gent, qui venoit à ung terrible tempeste de trompettes, clerons et cors. Et se arresta sur ung hault chemin avecques tous ses gensd’armes, pour quelque chose qu’il avoit à dire. Et vous promets que onques si bel homme armé ne veis ; car il paressoit par dessus tous depuis les espaulles en amont. Son heaume, qui estoit doré et moult bel, avoit-il sur la teste, et une espée d’Almaigne en sa main. Et tantoust qu’il fut arresté, plusieurs de ses chevaliers apperceurent en la bataille des Turcs grant quantité d’autres chevaliers, et des gens du Roy : et ilz se vont lancer parmy la bataille avec les autres. Et devez savoir que à ceste foiz-là furent faiz les plus beaux faiz d’armes qui onques furent faiz ou veage d’oultre mer, tant d’une part que d’autre. Car nul ne tiroit d’arc, d’arbeleste, ne d’autre artillerie. Mais estoient les coups qu’on donnoit l’un sur l’autre, à belles masses, espées, et fustz[99] de lances, tout meslé l’un parmy l’autre. Et de ce que je veoie moult tardoit à mes chevaliers et à moy, tous bleciez comme nous estions, que n’estions dedans la bataille avec les autres. Et veez-cy tantoust venir à moy ung mien escuier qui s’en estoit fuy à tout ma banniere par une foiz, et me amena ung de mes destriers flamant, et fuz tantoust monté. Lors me tiré couste à couste du Roy. Là fut le bon preudomme messire Jehan de Valeri, qui veoit bien que le Roy se vouloit aller frapper ou fort de la bataille, et lui conseilla qu’il se tirast à couste la main destre[100] devers le fleuve, affin que si dangier y avoit, qu’il peust avoir secours du duc de Bourgoigne et de l’armée qui gardoit son ost, que nous avions lessez, et aussi à ce que ses gens se peussent refraichir, et avoir à boire ; car le chault estoit ja moult eslevé. Le Roy manda querir et faire retirer ses barons, chevaliers, et autres ses gens de conseil qui estoient en la bataille des Turcs. Et tantoust qu’ilz furent venuz, il leur demanda conseil de ce qu’il estoit de faire. Et plusieurs respondirent que le bon chevalier messire Jehan de Valery, qu’il avoit avec lui, le conseilleroit moult bien. Lors selon le conseil d’icelui Valery, que plusieurs accorderent estre bon, le Roy se tira à couste de main destre vers le fleuve. Et veez-cy venir messire Hymbert de Beaujeu, connestable de France, qui dist au Roy que son frere le conte d’Arthois estoit en grant presse en une maison à la Massourre, et se deffendoit à merveilles : mais ce nonobstant, qu’il avoit bon besoing d’estre secouru, et pria le Roy de l’aler ayder. Et le Roy dist : « Connestable, picquez devant, et je vous suyvray de prés. » Et à semblable moy de Jonville dys au connestable que je seroie ung de ses chevaliers, et le suyvrois à tel affaire, dont il me mercia de bon cueur. Et tantoust chascun de nous commence à ferir des esperons droit à celle Massourre, parmy la bataille des Turcs. Et furent tantoust plusieurs de nostre compaignie desseurez [101] et departis de la presence l’un de l’autre, entre la force des Turcs et Sarrazins.

Et ung peu aprés, veez-cy venir ung sergent à masse au connestable, avec qui j’estois, et lui dist que le Roy estoit arresté des Turcs, et en grant dangier de sa personne. Qui fut esbahy ce fut nous, et à grant effroi ; car entre le lieu où estoit le Roy avec les Turcs, et nous, y avoit bien mil ou douze cenz Turcs, et nous n’estions que six de nostre part. Lors je dis au connestable, puis que nous n’avions povoir de passer parmy telle foulle de Turcs, qu’il nous valoit mieulx aller passer par amont[102] au dessus d’eulx. Et ainsi tout subit le fismes nous. Et y avoit ung grant foussé par le chemin que nous prismes, entre nous et les Sarrazins. Et saichez que s’ilz se fussent prins garde de nous, tantoust ilz nous eussent touz tuez et occis : mais ilz entendoient au Roy et aux autres grosses batailles, et aussi qu’ilz cuidoient que nous fussions de leurs gens. Et ainsi que nous arrivions de devers le fleuve, tirant en bas entre le ruel[103] et le fleuve, nous vismes que le Roy s’estoit retiré ou haut du fleuve, et que les Turcs en emmenoient les autres batailles. Et se assemblerent toutes leurs batailles avecques les batailles du Roy sur le fleuve, et là y eut piteuse desconvenuë ; car la pluspart de noz gens, qui se trouvoient des plus febles, cuidoient passer à nous devers l’ost où estoit le duc de Bourgoigne. Mais il n’estoit possible, car leurs chevaulx estoient si las et travaillez, et faisoit une chaleur extreme. Et en descendant à val le fleuve[104], nous voions l’eauë toute couverte de picques, lances, escuz, gens et chevaulx qui perissoient et noioient. Quant nous vismes la fortune, et le piteux estat qui couroit sus nos gens, je commençay à dire au connestable que nous demourasson deça le fleuve, pour garder à ung poncel[105] qui estoit illecques prés. « Car si nous le laissons, lui fis-je, ilz viendront charger sur le Roy par deçà : et si noz gens sont assailliz par deux lieux, nous pourrons trop avoir du pire. » Et ainsi demourasmes nous. Et soiez certains que le bon Roy fist celle journée des plus grans faiz d’armes que j’amais j’aye veu faire en toutes les batailles où je fu oncq. Et dit-on que, si n’eust esté sa personne, en celle journée nous eussions esté tous perduz et destruiz. Mais je croy que la vertu et puissance qu’il avoit luy doubla lors de moitié par la puissance de Dieu ; car il se boutoit ou meilleu, là où il veoit ses gens en destresse, et donnoit de masses et d’espée des grans coups à merveilles. Et me conterent ung jour le sire de Courcenay, et messire Jehan de Salenay, que six Turcs vindrent au Roy celuy jour, et le prindrent par le frain de son cheval, et l’emmenoient à force. Mais le vertueux prince s’esvertuë de tout son povoir, et de si grant courage frappoit sur ces six Turcs, que lui seul se delivra. Et ainsi que plusieurs virent qu’il faisoit telz faiz d’armes, et qu’il se deffendoit si vaillamment, prindrent courage en eulx, et habandonnerent le passage qu’ilz gardoient, et allerent secourir le Roy.

Aprés ung peu, d’illecq veez-cy droit à nous, qui gardions le poncel ad ce que les Turcs ne passassent, le conte Pierre de Bretaigne qui venoit de devers la Massourre, là où il y avoit eu une autre terrible escarmouche ; et estoit tout blecié ou visage, tellement que le sang lui sortoit de la bouche à planté, comme s’il eust voulu vomir de l'eauë qu’il eust en la bouche. Et estoit ledit conte de Bretaigne sur ung gros courtault bas, et assez bien fourny, et estoient toutes ses regnes[106] brisées et rompues à l’arçon de la selle : et tenoit son cheval à deux mains par le coul, de paeurs que les Turcs, qui estoient derrière lui, et qui le suyvoient de prés, ne le feissent cheoir de dessus son cheval, nonobstant qu’il sembloit qu’il ne les doubtast pas gramment[107]. Car souvent il se tournoit vers eulx, et leur disoit parolles en signe de moquerie. Et en la fin de celle bataille vindrent vers nous le conte Jehan de Soissons, et messire Pierre de Nouille que on appelloit Cayer, qui assez avoient souffert de coups celle journée, qui estoient encores demourez derriere ladite bataille. Et quant les Turcs le virent, ilz se cuiderent esmouvoir à leur venir au devant ; mais quant ilz nous eurent apperceuz gardant le pont, et que nous estions les faces tournées vers eulx, ilz les laisserent passer oultre, doubtans que les fussions allez secourir, ainsi que eussions fait. Et puis je dis au conte de Soissons, qui estoit mon cousin germain : « Sire, je vous pry que vous demourez cy à garder ce poncel, et vous ferez bien ; car si vous le lessez, ces Turcs, que vous voiez là devant nous, viendront frapper parmy ; et ainsi le Roy demourera assailly par darriere et par devant. » Et il me demande, s’il demouroit, si je vouldrois aussi demourer avec lui. Et je lui respons que oy moult voulentiers. Et lors quant le connestable oyst nostre accord, il me dist que je gardasse bien ce passage sans partir, et qu’il nous alloit querir du secour. Et ainsi que j’estoie là sur mon roucin, demourant au poncel entre mon cousin le conte de Soissons à main destre, et messire de Nouille à la senestre, veez-cy venir ung Turc qui venoit de devers l’armée du Roy, et vint par darriere frapper messire Pierre de Nouille d’une grosse masse pesante ung grant coup : tellement qu’il le couscha sur le coul de son cheval, et puis print la cource par à travers du pont, et s’enfuit devers sa gent, cuidant que le voulsissions suivir affin de habandonner le pont, et qu’ilz le peussent gaigner. Et quant ilz virent que nullement ne voulions laisser le poncel, ilz se misdrent à passer le russel, et se demourerent entre le russel[108] et le fleuve. Et quant nous les vismes, nous approchasmes d’eulx en telle maniere que nous estions tous prestz de leur courir sus, s’ilz se fussent plus avancez de venir.

Devant nous avoit deux heraulx du Roy, dont l’un avoit nom Guilleaume de Bron, et l’autre Jehan de Gaymaches, ausquelz les Turcs, qui estoient entre le ru et le fleuve, comme j’ay dit, amenerent tout plain de villains à pié, gens du païs, qui leur gettoient bonnes mottes de terre, et de grosses pierres à tour de braz. Et au darrenier, ilz amenerent ung autre villain Turc, qui leur gecta trois foiz le feu gregois. Et à l’une des foiz il print à la robbe de Guilleaume de Bron, et l’estaignit tantost, dont besoing lui fut. Car s’il se fust allumé, il fust tout bruslé. Et nous estions tous couvers de pilles[109] et de tretz qui eschappoient des Turcs, qui tiroient à ces deux heraulx. Or me advint que je trouvé illec prés ung gaubison[110] d’estouppe qui avoit esté à ung Sarrazin : et je tourné le fendu devers moy, et en fis escu, dont grant besoing m’eut ; car je ne fu blecié de leurs pilles que en cinq lieux, et mon cheval l’estoit en quinze lieux. Et ainsi tantoust, comme Dieu le voulut, arriva illecques ung de mes bourgeois de Jonville, qui me apportoit une banniere à mes armes, et ung grant cousteau de guerre dont je n’avois point. Et desormais que ces villains Turcs, qui estoient à pié, faisoient presse à ces heraulx, nous leur courions sus, et tantoust s’enfuyoient.

Et ainsi que nous estions là gardans ce poncel, le bon conte de Soissons, quant nous estions retournez de courir aprés ces villains, se railloit avecques moy, et me disoit : « Senneschal, lessons crier et braire ceste quenaille. Et par la creffe Dieu, ainsi qu’il juroit, encores parlerons nous vous et moy de ceste journée en chambre devant les dames ».

Advint que sur le soir environ le souleil couschant le connestable messire Himbert de Beaujeu nous amena les arbalestriers du Roy à pié, et se arrengerent devant. Et nous autres de cheval descendismes à pié en l’ombre des arbalestriers. Et ce voians les Sarrazins qui là estoient incontinant s’enfuirent, et nous laisserent en paix. Et lors me dist le connestable que nous avions bien fait d’avoir ainsi bien gardé le poncel ; et me dist que je m’en allasse devers le Roy hardiement, et que je ne l’abandonnasse jusques à ce qu’il fust descendu en son paveillon. Et ainsi m’en allay devers le Roy. Et tantoust que je fu devers ledit seigneur, à luy arriva messire Jehan de Valery lui faire une requeste, qui estoit : que le sire de Chastillon le prioit qu’il lui donnast l’arriere-garde. Ce que le Roy lui octroia moult voulentiers. Et puis le Roy se mist à chemin pour se retirer en son paveillon, et lui levay son heaume de la teste, et lui baillay mon chappel de fer, qui estoit beaucoup plus legier, affin qu’il eust vent. Et ainsi que nous cheminions ensemble, à lui vint frere Henri prieur de l’ospital de Ronnay, qui avoit passé la rivière, et luy vint baiser la main toute armée : et lui demanda s’il savoit aucunes nouvelles de son frere le conte d’Arthois ? Et le Roy luy respondit que ouy bien ; c’est assavoir qu’il savoit bien qu’il estoit en paradis. Et le prieur frere Henry, en le cuidant resconforter de la mort de sondit frere le conte d’Arthois, lui dist : « Sire, onques si grant honneur n’avint à roy de France, comme à vous. Car de grant courage vous et toute vostre gent avez passé à nous une malle riviere, pour aller combatre voz ennemis. Et tellement avez fait que vous les avez chassez, et gaigné le champ avec leurs engins, dont ilz vous faisoient grant guerre à merveilles : et gerrez encores anuyt[111] en leurs herbergemens et logeis. » Et le bon Roy respondit : que Dieu fust adoré de quant qu’il lui donnoit. Et lors lui commencent à cheoir grosses larmes des yeulx à force, dont maints grans personnages qui virent ce furent moult oppressez d’angoesse et de compassion de la pitié qu’ilz avoient de le veoir ainsi pleurer, et en loüant le nom de Dieu de ce qu’il lui faisoit endurer. Et quant nous fusmes arrivez à noz herbergemens, nous trouvasmes grand nombre de Sarrazins à pié qui tenoient les cordes d’une tente, laquelle ilz destendoient à force contre plusieurs de nostre gent menuë, qui la tendoit. Et le maistre du Temple qui avoit l’avant-garde, et moy, courusmes sus à ceste quenaille, et les mismes à la fuite ; et demoura à nos gens icelle tente. Mais non pour tant y eut grant bataille, dont plusieurs, qui estoient en grans bobans, se trouverent moult honteusement. Les noms desquelz je nommeroie bien. Mais je m’en deporte, parce que ilz sont mors ; et n’affiert[112] à aucun mal dire des trespassez. De messire Guion Malvoisin vous vueil bien dire. Car le connestable et moy le rencontrasmes en chemin, venant de la Massourre, bien se maintenant : et si estoit assez poursuy et pressé de prés. Car ne plus ne mains que les Turcs avoient dés pieça[113] rebouté et chassé le conte de Bretaigne et sa bataille, comme je vous ay devant dit, ainsi reboutoient et chassoient-ilz monseigneur Guyon et sa gent. Mais non pourtant eut-il grant los[114] de celle journée ; car moult vaillamment se porta-il, et toute sa bataille, et n’estoit pas de merveille. Car j’ay depuis ouy dire à ceulx qui savoient et congnoissoient son lignage, et tous ses gensd’armes à peu prés, qu’il n’en failloit gueres que tous ses chevaliers ne fussent de son lignage, et gens qui estoient ses hommes de foy et hommage lige. Parquoy beaucoup plus grant courage avoient-ilz à leur chevetaine.

Aprés que nous eusmes desconfitz les Turcs et chassez hors de leurs herberges, les Beduns[115], qui estoient moult grans gens, se ferirent parmy l’ost aux Sarrazins et Turcs, et prindrent et emporterent tout quant qu’ilz peurent trouver, et ce que avoient laissé les Sarrazins. Dont je fu fort emerveillé ; car les Beduns sont subgectz et tributaires aux Sarrazins. Mais onques ne ouy dire qu’ilz en eussent pis d’iceulx Sarrazins, de chose qu’ilz leur eussent tolluë et pillée. Et disoient que leur coustume estoit de tousjours courir sus aux plus febles, qui est la nature de chiens. Car quant il en y a ung à qui l’autre court, et on y hue, les autres tous lui courent sus.

Et pour ce qu’il affiert à ma matere, je vieulx dire quelque chose, et quelles gens sont que les Beduns. Les Beduns ne croient mye en Mahommet, comme font les Turcs : mais ilz croient en la loy Hely, qu’ilz disent estre oncle de Mahommet, et se tiennent en montaignes et desers. Et ont en creance que quant l’un d’eulx meurt pour son seigneur, ou autre quelque bonne intention, que son ame va en ung autre meilleur corps, et est à plus grand aise que devant. Et pour ce, ne font compte de mourir pour le commandement de leurs anciens et superieurs. Ces Beduns ne demeurent ne en ville ne en cité, mais gisent tousjours aux champs et en desers. Et quant il fait mauvais temps, eulx, leurs femmes et enfans fichent en terre une façon de habitacle qui est fait de tonnes et de cercles liez à des perches, ainsi que font les femmes à seicher les buées : et sur ces cercles et perches gectent des peaux de grans moutons qu’ilz ont, que on appelle peaux de Somas, courroyées en alun. Et les Beduns mesmes ont grans pelices, qui sont à grant poil, qui leur couvrent tout le corps. Et quant ce vient le soir, ou qu’il fait mal temps, ilz s’encloent et retirent en leurs pelices ; et ont leurs chevaulx ceulx qui suivent les guerres, la nuyt pessans emprés eulx, et ne leur font que ouster les brides et les lesser pestre. Puis le landemain ilz estandent leurs pelices au souleil, et les froutent quant sont seiches, et ne pert point qu’elles ayent esté mouïllées. Ceulx qui suyvent les guerres ne sont jamés armez, parce qu’ils dient et croient que nul ne peut mourir que à son jour. Et pourtant ont-ilz entr’eux ceste façon, que quant ilz mauldient leurs enfans ilz leur disent : « Tu sois mauldit comme celui qui se arme de paeur de mort. » En bataille ne portentilz que le glaive fait à la mode de Turquie, et sont presque tous vestuz de linges ressemblans à sourpeliz. Et sont laides gens et hideux à regarder ; car ilz ont tous les cheveulx et les barbes longs, et tous noirs. Ilz vivent de l’affluence du let de leurs bestes. Et y en a si grant nombre, que nul ne les sauroit estimer. Car il en y a ou royaume d’Egipte, de Jerusalem, et par toutes les terres des royaumes sarrazins et mescreans, auxquelz ilz sont tributaires.

Ad ce propouz des Beduns, je dy que j'ay veu depuis mon retour d’oultre mer aucuns portans le nom de Chrestien, qui tiennent la loy des Beduns. Car sont aucuns qui disent que nul ne peut mourir que à ung jour déterminé, sans aucune faille[116] : qui est une chouse faulce. Car autant je estime telle creance, comme s’ilz vouloient dire que Dieu n’eust point de puissance de nous mal faire ou aider, et de nous eslonger ou abregier les vies : qui est une chose heretique. Mais au contraire, je dy que en lui devons nous croire, et qu’il est tout puissant, et a povoir de toutes choses faire : et ainsi de nous envoier la mort toust ou tart, à son bon plaisir. Qui est le contraire de la creance des Beduns, qui disent leur jour de mort estre déterminé sans faille, et sans qu’il soit possible qu’il puisse estre eslongné ne abregé.

Pour revenir à ma matiere et icelle poursuir, advint que au soir que fusmes retournez de la piteuse bataille dont j’ay devant parlé, et que nous fusmes logiez ou lieu dont nous avions getté et expulsé les Sarrazins, mes gens m’apporterent de nostre ost une tente que le maistre des templiers, qui avoit l'avant-garde, m’avoit donnée : et la fis tendre à droit des engins que avions gaignez des Sarrazins. Et chacun de nous bien se vouloit respouser. Car bien mestier en avions, pour les plaies et navreures que avions des coups d’icelle piteuse bataille. Mais avant le point du jour on commença en l’ost à crier : « À l’arme! à l’arme! » Et tantoust je fis lever mon chambelan, qui gisoit prés moy, pour aller veoirs que c’estoit. Et ne tarda gueres qu’il ne retournast tout efraié, me criant : « Sire, or sus, or sus. Car veez-cy les Sarrazins à pié et à cheval qui ont ja desconfit les gens que le Roi avoit ordonnez à faire le guet, et à garder les engins des Sarrazins que nous avions gaignez. » Et estoient les engins devant les paveillons du Roy, et de nous autres prouches de lui. Et sur piez me levay, et gicté ma cuirasse sur le dos, et ung chappel de fer sur la teste. Et appellé nos gens, qui, tous bleciex comme nous estions, reboutasmes les Sarrazins hors de devant les engins qu’ilz vouloient rescourre[117]. Et puis le Roy, pour ce que nous ne povions vestir nos haubers, nous envoya messire Gaultier de Chastillon, lequel se logea entre nous et les Turcs, pour estre au devant des engins.

Quant messire Gaultier de Chastillon eut rebouté les Sarrazins par plusieurs foiz, qui vouloient desrober de nuyt les engins que nous avions gaignez, et que les Sarrazins virent qu’ilz n’y povoient riens faire ne sourprandre, ilz se retirerent à une grosse bataille de leurs gens à cheval qui estoient arrengez devant nostre ost tout ras à ras, pour garder que de nuyt nous ne sourprinsons leur ost, qui estoit derriere eulx. Six des chevetaines des Turcs se descendirent moult bien armez, et vindrent faire ung tandeis[118] de grosses pierres de taille, affin que noz arbalestriers ne les bleczassent du trect. Et eulx-mêmes tiroient à la vollée parmy nostre ost, et souvent bleczoient plusieurs de nos gens. Et quant mes gensd’armes et moy, qui avions à garder celui endroit, veismes leur tandeis de pierre, nous prinsmes conseil ensemble que la nuyt venuë nous yrions deffaire leurdit tandeis, et emporterions les pierres. Or avoys-je un prebstre, qui avoit nom messire Jehan de Waysy, qui oyt nostre conseil et entreprinse : et de fait n’attendit pas tant, ainczois se despartit de nostre compaignie tout seullet, et alla vers les Sarrazins sa curasse vestuë, son chappel de fer sur la teste et son espée soubs l’esselle, de paeur qu’on l’apperceust. Et quant il fut prés des Sarrazins, qui ne se pensoient ne doubtoient de lui parce qu’il estoit tout seul, il leur courut sus asprement, et lieve son glaive, et fiert sur ces six capitaines turcs sans que nully d’eulx eust povoir de soy deffendre, et force leur fut de prandre la fuite. Dont de ce furent moult esbahiz les autres Turcs et Sarrazins. Et quant ilz virent ainsi leurs seigneurs enfuir, ilz picquerent des esperons et coururent sus à mon prebstre, qui se retourna vers nostre ost : dont il partit bien cinquante de nos gensd’armes à l’encontre des Turcs, qui le poursuivoient à cheval. Mais les Turcs ne vouldrent joindre à noz gens, ains gauchirent par devant eulx par deux ou par trois foiz. Et arriva à l’une des foiz que ung de noz gens d’armes gecta sa dague à ung de ces Turcs, et lui donna entre les coustes, et emporta la dague en son corps, et en mourut. Quant les autres Turcs virent ce, ilz n’y oserent onques puis acourir. Et adonc noz gens en apporterent toutes les pierres de leurs tandeys. Et desormais fut mon prebstre bien congneu en nostre ost, et lui disoit-on quant on le veoit : « Veez-cy le prebstre qui a tout seul desconfit les Sarrazins. »

Les choses dessusdictes advinrent le premier jour de caresme. Et celuy jour mesmes firent les Sarrazins ung chevetaine nouveau d’un tres-vaillant Sarrazin, ou lieu de leur chevetaine nommé Scecedun, dont il est devant fait mention, qui mourut en la bataille le jour de caresme-prenant : là où semblablement fut occis le bon conte d’Arthois, frere du roy saint Loys. Icelui chevetaine nouveau entre les autres morts trouva le conte d’Arthois, qui avoit esté moult vaillant et preux en icelle bataille, et estoit habillé richement, comme appartenoit à ung prince. Et print ledit chevetaine la cotte d’armes dudit conte d’Arthois ; et pour donner courage aux Turcs et Sarrazins, la leva hault devant eulx, et leur disoit que c’estoit la cotte d’armes du Roy leur ennemy, qui estoit mort en la bataille. « Et pourtant, seigneurs, faisoit-il, bien vous devez esvertuer. Car corps sans chief n’est plus riens, n’aussi armée sans prince ou chevetaine. Et par ce conseille que nous les devons durement assaillir, et m’en devez croire. Et vendredi prouchain les devons avoir, et tous prendre, puis qu’ainsi est qu’ilz ont perdu leur chevetaine. » Et tous s’accorderent liement[119] les Sarrazins au conseil de leurdit chevetaine. Or devez savoir que en l’ost des Sarrazins le Roy avoit plusieurs espies qui oyoient et savoient souventesfois leurs entreprises, et ce qu’ilz vouloient faire. Dont il s’en vint aucunes des espies anoncer au Roy les nouvelles et entreprises des Sarrazins, et qu’ilz le croioient mort, et que l’armée estoit sans chief. Et adonc le Roi fist venir tous ses capitaines de s’armée, et leur commanda qu’ilz feissent armer tous leurs gensd’armes, et estre en aguect et tous prestz à la mynuit ; et que chascun se mist hors des tentes et pavillons jusques au devant de la lice qui avoit esté faite affin que les Sarrazins n’entrassent à cheval et à grant nombre en l’ost du Roy : mais estoit seulement faite en façon qu’on y entroit à pié. Et tantoust fut fait selon le commandement du Roy.

Et ne doubtez que ainsi que le chief d’iceulx Sarrazins avoit ordonné et conclu, que pareillement il se mist en diligence de exécuter le fait. Et au matin d’icelui jour de vendredi, à l’eure et endroit de souleil levant, veez-le-cy venir à tout quatre mil chevaliers bien montez et armez : et les fist tous arrenger par batailles tout le long de nostre ost qui estoit le long du fleuve de devers Babiloine, passant prés de nostre ost, et tirant jusques à une ville qu’on appelle Ressil. Et quant ce chevetaine des Sarrazins eut ainsi fait arrenger devant nostre ost ses quatre mil chevaliers, tantoust nous amena une autre grant armée de Sarrazins à pié, en telle quantité qu’ilz nous environnoient de l’autre part tout l’autre cousté de nostre ost. Aprés ces deux grandes armées ainsi arrengées comme je vous ay dit, il fist renger et mettre à part illec joignant tout le povoir[120] du souldan de Babiloine, pour les secourir et aider si besoing en estoit. Quant celui chevetaine des Sarrazins eut ainsi ordonné ses batailles, il venoit lui-mesme tout seul sur ung petit rousin vers nostre ost, pour veoir et aviser les ordonnances et departement des batailles du Roy. Et selon qu’il congnoissoit que noz batailles et armées estoient en endroits les plus grosses et plus fortes, il renforçoit de ses gens ses batailles contre les nostres. Aprés ce, il fist passer bien trois mil Beduns, desquelz j’ai devant parlé de leurs natures et personnages par devers l’ost que le duc de Bourgoigne gardoit à part, qui estoit entre les deux fleuves. Et ce fist-il cuidant que le Roy eust partie de ses gensd’armes en l’ost du duc, et que l’armée du Roy, qui estoit avec lui, en fust plus feble, et que les Beduns garderoient que n’eussions secour du duc de Bourgoigne.

En ces choses icy faire et apprester mist le chevetaine des Sarrazins jusques environ l’eure de midy. Et ce fait, il fist sonner leurs naquaires et tabours tres-impetueusement, à la mode des Turcs : qui estoit moult estrange chose à ouïr à qui ne l’avoit acoustumé. Et se commancerent à esmouvoir de toutes pars à pié et à cheval. Et vous diray tout premier de la bataille du conte d’Anjou, qui fut le premier assailly, parce qu’il leurs estoit le plus prouche du cousté de devers Babilonne. Et vindrent à lui en façon de jeu d’eschetz. Car leurs gens à pié venoient courant sus à ses gens, et les brusloient de feu gregois, qu’ilz gectoient avecques instrumens qu’ilz avoient propices. D’autre part parmy se fourroient les Turcs à cheval, qui les pressoient et opprimoient à merveilles ; tellement qu’ilz desconfirent la bataille du conte d’Anjou, lequel estoit à pié entre ses chevaliers à moult grand malaise. Et quant la nouvelle en vint au Roy, et qu’on lui eut dit le meschief où estoit son frere, le bon Roy n’eut en lui aucune temperance de soy arrester, ne d’attendre nully : mais soudain ferit des esperons, et se boute parmy la bataille, l’espée ou poing, jusques ou meillieu où estoit son frere ; et tres-asprement frappoit sur ces Turcs, et au lieu où il veoit le plus de presse. Et là endura-il maints coups, et lui emplirent les Sarrazins toute la culliere[121] de son cheval de feu gregois. Et alors estoit bon à croire que bien avoit-il son Dieu en souvenance et desir. Car à la verité luy fut Nostre Seigneur à ce besoing grant amy, et tellement lui aida que, par celle pointe que le Roy fist, fust rescours son frere le conte d’Anjou ; et chasserent encore les Turcs de leur ost et bataille.

Aprés la bataille du conte d’Anjou, estoient capitaines de l’autre prochaine bataille des barons d’oultre mer, messires Gui Guivelins et Baudouin son frere, qui estoient joignans la bataille de messire Gaultier de Chastillon le preux homme et vaillant ; qui avoient grant nombre de preudoms et de grant chevalerie. Et firent tellement ces deux batailles ensemble, que vigoureusement tindrent contre les Turcs, sans qu’ilz fussent aucunement reboutez ne vaincuz. Mais pouvrement print, à l’autre bataille subsequant que avoit frere Guilleaume Sonnac maistre du Temple, à tout ce peu de gensd’armes qui lui estoient demourez du jour de mardi, qui estoit caresme-prenant : ouquel jour y eut de tres-merveilleuses batailles et durs assaulx. Icelui maistre des templiers, par ce qu’il avoit de gens, fist faire au devant de sa bataille une deffense des engins qu’on avoit gaignez sur les Sarrazins. Mais ce nonobstant riens ne lui valut. Car les templiers y avoient mis grant force de planches de sappin, et les Sarrazins y misdrent le feu gregois : et tout incontinant y print le feu de legier[122]. Et les Sarrazins voyans qu’il y avoit peu gens à resister contr’eulx, ils n’attendirent mye le feu à esbraser, et qu’il eust couru par tout : mais se bouterent parmy les Templiers asprement, et les desconfirent en peu de heure. Et soiez certains que darriere les Templiers y avoit bien à l’environ d’un journau de terre qui estoit si couvert de pilles, de dars et de autre trect, qu’on n’y veoit point de terre, tant avoient trect[123] les Sarrazins contre les templiers. Le maistre capitaine de celle bataille avoit perdu ung œil à la bataille du mardi, et à ceste-cy y perdit-il l’autre œil ; car il y fut tué et occis. Dieu en ait l’ame.

De l’autre bataille estoit maistre et capitaine le preudoms et hardy messire Guy Malvoisin, lequel fut fort blecié en son corps. Et voians les Sarrazins la grant conduite et hardiesse qu’il avoit et donnoit en sa bataille, ilz lui tiroient le feu gregois sans fin. Tellement que une foiz fut que à grant paine le lui peurent estaindre ses gens à heure[124]. Mais nonobstant ce tint-il fort et ferme, sans estre vaincu des Sarrazins.

De la bataille de messire Guy Malvoisin descendoit la lice qui venoit clourre l'ost où j’estoys le long du fleuve, bien au gect d’une pierre legiere. Et passoit la lice par devant l’ost de monseigneur le conte Guillaume de Flandres : lequel ost estoit à couste, et s’estendoit jusques au fleuve, qui descendoit en la mer. Et à l’endroit et vis à vis du fleuve qui venoit de devers messire Guy Malvoisin, estoit nostre bataille. Et voians les Sarrazins que la bataille de monseigneur le conte de Flandres leur estoit en couste de leurs visaiges, ilz ne ouserent venir ferir en la nostre, dont je loüé Dieu. Car mes chevaliers ne moy n’avions pas ung harnois vestu pour les bleceures qu’avions euës en la bataille du jour de caresme-prenant, dont ne nous estoit possible vestir aucuns harnois.

Monseigneur Guilleaume conte de Flandres, et sa bataille, firent merveilles. Car aigrement et vigoureusement courirent sus à pié et à cheval contre les Turcs, et faisoient de grans faiz d’armes. Et quant je vy ce, commandé à mes arbelestriers qu’ilz tirassent à foison tretz sur les Turcs qui estoient en celle bataille à cheval. Et tantoust qu’ilz sentirent qu’on les bleczoit eulx et leurs chevaulx, ilz commancerent à fuir et à habandonner leurs gens à pié. Et quant le conte de Flandres et s’armée virent que les Turcs fuyoient, ils passerent par dessoubz la lice, et coururent sus les Sarrazins qui estoient à pié, et en tuerent grant quantité, et gaignerent plusieurs de leurs targes. Et là entre autres s’esprouva vigoureusement messire Gaultier de la Horgne, qui pourtoit la bannierre à monseigneur le conte d’Aspremont.

Aprés celle bataille estoit la bataille de monseigneur le conte de Poitiers frere du Roy, laquelle bataille estoit toute de gens de pié ; et n’y avoit que le conte seul à cheval, dont mal en advint. Car les Turcs deffirent celle bataille à pié, et prindrent le conte de Poitiers. Et de fait l'emmenoient, si n’eust esté les bouchiers, et tous les autres hommes et femmes qui vendoient les vivres et denrées en l’ost : lesquelz, quant ilz oirent qu’on emmenoit le conte de Poitiers frere du Roy, s’escrierent en l'ost et s’esmeurent tous ; et tellement coururent sus aux Sarrazins, que le conte de Poitiers fut rescoux, et chasserent les Turcs hors de l’ost à force.

Aprés la bataille du conte de Poitiers estoit une petite bataille, et la plus feble de tout l’ost, dont ung nommé messire Jocerant de Brançon estoit le maistre et chief : et l’avoit amené en Egipte mondit seigneur le conte de Poitiers. La bataille d’icelui Jocerant de Brançon estoit de chevaliers à pié, et n’y avoit à cheval que lui, et messire Henry son filz. Celle bataille deffaisoient les Turcs à tous coustz. Et voiant ce messire Jocerant et son filz, ilz venoient par derriere contre les Turcs, frappant à coups d’espées. Et si bien les pressoient par derriere, que souventesfois les Turcs se reviroient contre messire Jocerant de Brançon, et lessoient ses gens pour lui courir sus. Toutesvoies, au long aller, ce ne leur eust gueres valu ; car les Turcs les eussent tous desconfiz et tuez, si n’eust esté messire Henry de Cone, qui estoit en l'ost du duc de Bourgoigne, sage chevalier et prompt, qui congnoissoit bien la bataille de monseigneur de Brançon estre trop feble. Et toutes les foiz qu’il veoit les Turcs courir sus audit seigneur de Brançon, il faisoit tirer les arbalestriers du Roy contre les Turcs. Et fist tant que le sire de Brançon eschappa de tel meschief celle journée, et perdit, de vingt chevaliers qu’on disoit qu’il avoit, les douze, sans ses autres gensd’armes. Et lui mesme en la par fin, des grans coups qu’il eut, mourut de celle journée au service de Dieu, qui bien l’en a guerdonné[125], ce devons croire. Icelui seigneur estoit mon oncle ; et lui ouy dire à sa mort qu’il avoit esté en son temps en trente six batailles et journées de guerres, desquelles souventesfoiz il avoit emporté le pris d’armes ; et d’aucunes ay-je bien congnoissance. Car une foiz, lui estant en l’ost du conte de Mascon qui estoit son cousin, il s’en vint à moy et à ung mien frere le jour d’un vendredi saint en caresme, et nous dist : « Mes nepveux, venez moy aider à toute vostre gent à courir sus aux Allemans, qui abatent et rompent le monstier de Mascon. » Et tantoust sur piedz fusmes prestz, et allasmes courir contre lesdiz Allemans ; et à grans coups et pointes d’espées les chassasmes du monstier, et plusieurs en furent tuez et navrez. Et quant ce fut fait, le bon preudom s’agenoulla devant l’autel, et cria à haulte voix à Nostre Seigneur, lui priant qu’il lui pleust avoir pitié et mercy de son ame, et qu’il mourust une foiz pour lui, et en son service ; ad ce que en la fin il lui donnast son paradis. Et ces choses vous ay racomptées, affin que congnoissez, comme je foiz et croy, que Dieu lui octroia ce que avez ouy cy-devant de lui.

Aprés ces choses, le bon Roy manda querir tous ses barons, chevaliers, et autres grans seigneurs. Et quant ilz furent devant lui venuz, il leur dist benignement : « Seigneurs et amys, or povez vous veoir et congnoistre clerement les grans graces que Dieu nostre createur nous a faites puis n’agueres, et fait par chacun jour, dont grans loüenges lui en sommes tenuz rendre : et que mardi darrenier, qui estoit caresme-prenant, nous avons à son aide chassé et debouté noz ennemys de leurs logeis et herbergemens, esquelz nous sommes logez à present. Aussi ce vendredi qui est passé nous nous sommes deffenduz à pié, et les aucuns non armez, contr’eulx bien armez, à pié et à cheval, et sur leurs lieux. » Et moult d’autres belles paroles leur disoit et remonstroit tant doulcement le bon Roy. Et ce faisoit-il pour les reconforter, et donner tousjours bon couraige et fiance en Dieu.

Et pour ce que en poursuivant nostre matiere il nous y convient entre-lacer aucunes choses et les reduire à memoire, affin d’entendre et savoir la maniere que le Souldan tenoit en la faczon de ses gensd’armes, et dont ils venoient ordinairement : il est vray que le plus de sa chevallerie estoit faicte de gens estranges que les marchans allans et venans sur mer vendoient, lesquelz gens les Egiptiens de par le Souldan achaptoient, et venoient d’Orient. Car quant ung des roys d’Orient avoit desconfit et conquis l’autre Roy, celui Roy qui avoit eu victoire, et ses gens, prenoient les povres gens qu’ilz povoient avoir à prisonniers, et les vendoient aux marchans, qui les ramenoient revendre en Egipte, comme j’ay dit devant. Et de telz gens sortoit des enfans que le Souldan faisoit nourrir et garder. Et quant ilz commançoient à avoir barbe, le Souldan les faisoit aprandre à tirer de l’arc par esbat : et chacun jour, quant il estoit deliberé, les faisoit tirer. Et quant on veoit qu’il y en avoit aucuns qui commançoient d’enforcer, on leur oustoit leurs febles arcs, et leur en bailloit-on de plus forts selon leur puissance. Ces jeunes gens portoient les armes du Souldan, et les appelloit-on les Bahairiz du Souldan. Et tout incontinant que barbe leur venoit, le Souldan les faisoit chevaliers : et portoient ses armes, qui estoient d’or pur et fin, sauf que pour differance on y mettoit des barres vermeilles, roses, oiseaux, griffons, ou quelque autre differance à leur plaisir. Et telz gens estoient appellez les gens de la Haulcqua, comme vous diriez les archiers de la garde du Roy ; et estoient tousjours prés du Souldan, et gardans son corps. Et quant le Souldan estoit en guerre, ilz estoient tousjours logez prés de lui, comme gardes de son corps. Et encores plus prés de lui avoit-il autres gardes, comme portiers et menestriers. Et sonnoient iceulx menestriers au point du jour, au lever du Souldan, et au soir à sa retraicte : et o leurs instruments faisoient tel bruit, que ceulx qui estoient illecques prés ne se povoient oir ne entendre l’un l’autre ; et les oyoit-on clerement parmy l’ost. Et saichez que de jour ils n’eussent esté si hardiz d’avoir sonné, sinon par le congié du maistre de la Haulcqua. Et quant le Souldan vouloit quelque chose, ou commander à ses gensd’armes, il disoit au maistre de la Haulcqua, lequel faisoit venir ses menestriers, qui sonnoient et disoient de leurs cors sarrazinois, tabours et naquaires : et à ce son se assembloit toute sa gent devant le Souldan. Et lors le maistre de la Haulcqua disoit le bon plaisir du Souldan, et incontinant le faisoient à leur povoir. Quant le Souldan estoit en personne en guerre combatant, celui des chevaliers de la Haulcqua qui mieux s’esprouvoit et faisoit des faiz d’armes, le Souldan le faisoit admiral ou capitaine, ou bien lui bailloit et donnoit charge de gensd’armes, selon ce qu’il le meritoit. Et qui plus faisoit, plus lui donnoit le Souldan. Et par ce chacun d’eulx s’efforçoit de faire oultre leur povoir, s’ilz eussent peu le faire.

La faczon et maniere de faire du Souldan estoit : que quant aucuns de ses chevaliers de sa Haulcqua par leurs prouesses ou chevalerie avoient gaigné du bien tant qu’ilz n’avoient plus de souffreté, et qu’ilz se povoient passer de lui de paeur qu’il avoit qu’ilz ne le deboutassent ou tuassent, il les faisoit prandre et mourir en ses prisons secretement, et prenoit tout le bien que leurs femmes et enfans avoient. Et ceste chose fut esprouvée durant que fusmes ou païs de par de là. Car le Souldan fist prandre et emprisonner ceulx qui avoient prins les contes de Montfort et de Bar, pour leur vaillance et hardiesse : et en hayne et envie qu’il avoit contr’eulx, et aussi pour ce qu’il les doubtoit, les fist mourir. Et à semblable fist-il des Boudendars, qui sont gens subgetz audit Souldan. Et pour ce que, après qu’ilz eurent desconfit le roy d’Ermenie, ung jour ilz vindrent devers le Souldan lui racompter la nouvelle, et le trouverent chassant aux bestes sauvaiges, et tous descendirent à pié pour lui faire la reverence et le saluer, cuidans avoir bien fait et estre remunerez de lui. Et il leur respondit malicieusement qu’il ne les saluoit mye, et qu’ilz lui avoient fait perdre sa chasse. Et de fait leur fit coupper les testes.

Or revenons à notre matière, et disons que le Souldan, qui darrenierement estoit mort avoit ung filz qui estoit de l’eage de vingt-cinq ans, moult saige, instruit, et ja malicieux. Et pourtant que le Souldan doubtoit qu’il le voulsist desheriter, ne l’avoit point voulu tenir emprés lui ; mais lui avoit donné un royaume qu’il avoit en Orient. Et tantoust que le Souldan son père fut mort, les admiraulx[126] de Babiloine l’envoierent querir, et le firent leur souldan. Et quant il se vit maistre et seigneur, il ousta aux connestable, mareschaux et senneschaux de son père, les verges d’or[127] et offices qu’ilz avoient, et les donna à ceulx qu’il avoit amenez avecques lui d’Orient. Dont de ce tous furent esmeuz en leurs courages ; et aussi ceulx qui avoient esté du conseil de son père en eurent grant despit, et doubtoient fort qu’il voulsist faire d’eulx, après ce que il leur avoit osté leurs biens, comme avoit fait le Souldan, qui avoit fait mourir ceulx qui avoient prins le conte de Montfort et le conte de Bar, dont j’ay devant parlé. Et pourtant furent-ilz tous d’un commun assentement de le faire mourir : et trouverent faczon que ceulx que on appelloit de la Haulcqua, qui devoient garder le corps du Souldan, leur promisdrent qu’ilz le occiroient.

Après ces deux batailles dont je vous ay devant parlé, qui furent grandes et fortes à merveilles, l’une le mardi de caresmentrant, et le premier vendredi de caresme, commença à venir en nostre ost ung autre tres-grant meschief. Car au bout de neuf ou dix jours les gens qui avoient esté occis et tuez en celles batailles sur la rive du fleuve qui estoit entre noz deux ostz, et qu’on avoit gectez dedans, tous se leverent sur l’eauë. Et disoit-on que c’estoit aprés ce qu'ilz avoient le fiel crevé et pourry. Et descendirent cesdiz corps mors aval[128] dudit fleuve, jusques au poncel qui estoit à travers dudit fleuve, par où nous passions de l’une part à l’autre. Et pour ce que l’eauë, qui estoit grande, toucheoit et joignoit à icelui pont, les corps ne povoient passer. Et en y avoit tant que la riviere en estoit si couverte de l’une rive jusques à l’autre, que l’on ne veoit point l’eauë, et bien le gect d’une petite pierre contremont ledit poncel. Et loüa le Roy cent hommes de travail, qui furent bien huit jours à séparer les corps des Sarrazins d’avecques les Chrestiens, que on congnoissoit assez les ungs d’avecques les autres. Et faisoient passer les Sarrazins à force oultre le pont, et s’en alloient aval jusques en la mer : et les Chrestiens faisoit mettre en grans fosses en terre, les uns sur les autres. Dieux sache quelle puanteur, et quelle pitié de congnoistre les grans personnages, et tant de gens de bien qui y estoient ! Je y vis le chambellan de feu monseigneur le conte d’Arthois, qui cerchoit le corps de son maistre : et moult d’autres querans leurs amys entre les morts. Mais oncques depuis ne ouy dire, que de ceulx qui estoient là regardans, et endurans l'infection et pueur de ces corps, qu’il en retournast ung. Et saichez que toute celle caresme nous ne mangeons nulz poissons, fors que de burbotes, qui est ung poisson glout[129], et se rendent tousjours aux corps morts, et les mengeoient. Et de ce, et aussi que ou païs de là ne pluvoit nulle foiz une goute d’eau, nous vint une grant persecution et maladie en l’ost, qui estoit telle que la chair des jambes nous dessecheoit jusques à l’os, et le cuir nous devenoit tanné de noir et de terre, à ressemblance d’une vieille houze[130] qui a esté long-temps mucée[131] derriere les coffres. Et oultre, à nous autres qui avions celle maladie, nous venoit une autre persecution de maladie en la bouche de ce que avions mengié de ces poissons, et nous pourrissoit la chair d’entre les gencives, dont chacun estoit orriblement puant de la bouche. Et en la fin gueres n’en eschappoient de celle maladie, que tous ne mourussent. Et le signe de mort que on y congnoissoit continuellement estoit quant on se prenoit à seigner du neys : et tantoust on estoit bien asseuré d’estre mort de brief. Et pour mieulx nous guerir, à bien quinze jours de là les Turcs, qui bien savoient noustre maladie, nous affamerent en la faczon que vous diray. Car ceulx qui partoient de nostre ost pour aller contremont le fleuve à Damiete, qui estoit à l’environ d’une grosse lieuë, pour avoir des vivres, ces paillars et infames Turcs les prenoient, et n’en retournoit pas ung à nous : dont moult de gens s’esbahirent. Et n’en ouzoit venir ung de Damiete à nous apporter aucuns vivres ; et autant qu’il y en alloit, autant en demouroit. Et jamés n’en peusmes rien savoir que par une des gallées du conte de Flandres, qui eschappa outre leur gré, et à force ; et nous disdrent les nouvelles, et que les gallées du Souldan estoient en l’eauë, qui guettoient ceulx qui alloient à Damiete, et avoient ja bien gaigné quatre-vingtz de noz gallées, et qu’ilz tuoient les gens qui estoient dedans. Et par ce advint en l’ost si très-grant chereté, que tantoust que la Pasque fut venue, ung beuf estoit vendu quatre-vingtz livres, ung mouton trente livres, ung porc trente livres ; le muy de vin dix livres, et ung euf douze deniers, et ainsi de toutes autres choses.

Quant le Roy et ses barons virent celle chouse, et que nul autre remède n’y avoit, tous s’accorderent que le Roy fist passer son ost devers la terre de Babilonne, en l’ost du duc de Bourgoigne, qui estoit de l’autre part du fleuve qui alloit à Damiete. Et pour retraire ses gens aisément, le Roy fist faire une barbacanne devant le poncel, dont je vous ay devant parlé. Et estoit faite en maniere que on povoit assez entrer dedans par deux coustez tout à cheval. Quant celle barbacanne fut faite et apprestée, tous les gens de l’ost se armerent ; et là y eut ung grant assault des Turcs, qui virent bien que nous en allions oultre en l’ost du duc de Bourgoigne, qui estoit de l’autre part. Et comme on entroit en icelle barbacanne, les Turcs frapperent sur la queuë de nostre ost : et tant firent, qu’ils prindrent messire Errart de Vallery. Mais tantoust fut rescoux par messire Jehan son frère. Toutesfoiz le Roy ne se meut, ne toute sa gent, jusques à ce que tout le harnois et armeures fussent portez oultre. Et alors passasmes tous aprés le Roy, fors que messire Gaultier de Chastillon, qui faisoit l’arriere-garde en la barbacanne[132]. Quant tout l’ost fut passé oultre, ceulx qui demourerent en la barbacanne, qui estoit l'arriere-garde, furent à grant malaise des Turcs qui estoient à cheval; car ilz leur tiroient de visée force de trect, pour ce que la barbacanne n’estoit pas haulte. Et les Turcs à pié leur gectoient grosses pierres et motes dures contre les faces, et ne se povoient deffendre ceulx de l’arriere-garde. Et eussent esté tous perduz et destruiz, si n’eust esté le conte d’Anjou frere du Roy, qui depuis fut roy de Sicile, qui les alla rescourre asprement, et les amena à sauveté.

Le jour devant caresme-prenant, je vis une chose que je vueil bien racompter. Car celui jour mourut un tres-vaillant preux et hardy chevalier, qui avoit nom messire Hugues de Landricourt, qui estoit avec moy à banniere, et fut enterré en ma chappelle. Et ainsi que je oyoie messe, six de mes chevaliers estoient là appuiez sur des sacs d’orge qui estoient en madite chappelle, et parloient hault l’un à l’autre, et faisoient ennuy au prestre qui chantoit messe. Et je me levé, et leur allé dire qu’ilz se teussent, et que c’estoit chose villaine à gentils-hommes de parler ainsi hault tandis qu’on chantoit la messe. Et ilz commancerent à rire, et me disdrent qu’ilz parloient ensemble de remarier la femme d’icelui messire Hugues, qui estoit là en biere. Et de ce je les reprins durement, et leur dis que telles paroles n'estoient bonnes ne belles, et qu’ilz avoient trop toust oublié leur compaignon. Or advint-il que le landemain qui fut la grant bataille, dont j’ai devant parlé, du jour de caresme-prenant. Car on se povoit bien rire de leur follie; et en fist Dieu telle vengeance, que de tous les six n’en eschappa pas ung qu’ilz ne feussent tuez, et non point enterrez : et en la fin a convenu à leurs femmes leur remarier toutes six. Parquoy est à croire que Dieu ne laisse riens impugny de son malfait. Quant est de moy, je n’avois pas pis ne mieulx que les autres; car j’estois navré griefvement, et blecié de ladicte journée de caresme-prenant. Et en oultre ce j’avois le mal des jambes et de la bouche, dont j’ay devant parlé; et la ruyme en la teste, qui me filloit à merveilles par la bouche et par les narilles. Et avecques ce j’avoie une fievre double, qui est fievre quarte, dont Dieu nous gard. Et de ces maladies acousché au lit environ la my-caresme, où je fu longuement. Et si j’estoie bien malade, pareillement l’estoit mon povre prebstre. Car ung jour advint, ainsi qu’il chantoit messe devant moy, moy estant au lit malade, quant il fut à l’endroit de son sacrement, je l’apperceu si tres-malade, que visiblement je le veoie pasmer. Et quant je vy qu’il se vouloit laisser tomber en terre, je me gecté hors de mon lit tout malade comme j’estois, et prins ma cotte, et l’allé embrasser par derriere : et lui dis qu’il fist tout à son aise et en paix, et qu’il prensist courage et fiance en celui qu’il devoit tenir entre ses mains. Et adonc s’en revint ung peu, et ne le lessé jusques ad ce qu’il eust achevé son sacrement : ce qu’il fist. Et aussi acheva-il de celebrer sa messe, et onques puis ne chanta, et mourut. Dieu en ait l’ame.

Pour rentrer en nostre matiere, il fut bien vray que entre les conseils du Roy et du Souldan fut fait aucun parlement de accord et de paix faire entr’eulx : et ad ce fut mis et assigné jour. Et estoit le traicté de leur accord tel, que le Roy devoit rendre au Souldan la cité de Damiete. Et le Souldan devoit rendre au Roy tout le royaume de Jerusalem, et semblablement lui devoit garder tous les malades qui estoient dedans Damiete, et lui rendre les chairs sallées qui y estoient, parce que les Turcs et Sarrazins n’en mengeussent point : et aussi lui rendroit les engins du Roy. Et povoit le Roy envoier querir toutes ces choses audit lieu de Damiete. Que fut-il fait ? Le Souldan fist demander au Roy quelle seureté il lui bailleroit de lui rendre sa cité de Damiete. Et ad ce leur fut offert qu’ilz detiensissent prisonnier l’un des freres du Roy jusques à l’accomplissement de la promesse du Roy, ou le conte d’Anjou, ou le conte de Poitiers. Les Turcs de telle offre ne voulurent, ains demandoient en houstaige la personne du Roy. Et ad ce respondit le bon chevalier messire Geffroy de Sergines que ja n’auroient les Turcs la personne du Roy : et qu’il aymoit beaucoup mieulx que les Turcs les eussent tous tuez, qu’ilz leur fust reprouché qu’ilz eussent baillé leur Roy en gaige. Et ainsi demoura la chose. Tantoust la maladie dont je vous ay devant parlé commença à renforcer en l’ost : tellement qu’il failloit que les barbiers arrachassent et coupassent aux malades de celle maladie de grosse char qui surmontoit sur les gencives, en maniere que on ne povoit mengier. Grant pitié estoit là de oyr crier et braire par tous les lieux en l’ost ceulx à qui en couppoit celle char morte. Il me ressembloit de pouvres femmes qui travaillent de leurs enfans quant ilz viennent sur terre, et ne saurois dire la pitié que c’estoit.

Quant le bon roy saint Loys veoit celle pitié, il joignoit les mains, la face levée ou ciel, en beneissant nostre Seigneur de tout ce qu’il lui donnoit. Et voiant qu’il ne povoit ainsi longuement demourer sans qu’il ne mourust lui et toute sa gent, il ordonna de mouvoir de là le mardi au soir aprés les octaves de Pasques, pour s’en retourner à Damiete. Et fist commander de par lui aux mariniers des gallées qu’ilz apprestassent leurs vaisseaux, et qu’ilz recuillissent tous les malades, pour les mener à Damiete. Aussi commanda-il à ung nommé Josselin de Corvant, et autres ses maistres d’euvres et ingenieux, qu’ilz couppassent les cordes qui tenoient des ponts d’entre nous et les Sarrazins. Mais riens n’en firent, dont grant mal en arriva. Quant je vis que chacun s’apprestoit pour s’en aller à Damiete, je me retiré en mon vaissel, et deux de mes chevaliers que j’avoye encore de remenant avecques mon autre mesgnie[133]. Et sur le soir, qu’il commença fort à faire noir, je commandé à mon marinier qu’il levast son encre, et que nous en alassons aval. Et il me respondit qu’il n’ouzeroit, et que entre nous et Damiete estoient les grans gallées du Souldan, qui nous prandroient et occiroient tous. Les mariniers du Roy avoient fait de grans feuz pour recuillir et chauffer les pouvres malades en leurs gallées. Et estoient lesdiz malades attendans les vaisseaux sur la rive du fleuve. Et ainsi que admonnestoie[134] mes mariniers de nous en aller peu à peu, j’aperceu les Sarrazins à la clarté du feu qui entrerent en nostre ost, et tuoient les malades sur la rive. Et ainsi que mes mariniers tiroient leur encre, et que commançasmes ung peu à vouloir descendre aval, veez-cy venir les mariniers, qui devoient prandre les pouvres malades, qui apperceurent que les Sarrazins les tuoient : et coupperent hastivement leurs cordes de leurs encres et de leurs grans gallées, et acouvrirent[135] mon petit vaissel de tous coustez, et n’attendoie l’eure qu’ilz ne nous affondrassent au fons de l’eauë. Quant nous fusmes eschappez de ce peril, qui estoit bien grant, nous commençasmes à tirer aval le fleuve. Et voiant le Roy, qui avoit la maladie de l’ost et la menoison[136] comme les autres, que nous le laissions ; et si se fust bien garenty s’il eust voulu és grans gallées : mais il disoit qu’il aymoit mieulx mourir que laisser son peuple. Il nous commença à hucher[137] et crier que demourasson. Et nous tiroit de bons garrotz[138] pour nous faire demourer, jusques à ce qu’il nous donnast congié de nager. Or je vous lerray[139] icy, et vous diray la façon et maniere comme fut prins le Roy, ainsi que lui mesmes me compta. Je luy ouy dire qu’il avoit laissé ses gensd’armes et sa bataille, et s’estoient mis lui et messire Geffroy de Sergines en la bataille de messire Gaultier de Chastillon, qui faisoit l’arrière-garde. Et estoit le Roy monté sur ung petit coursier, une housse de soie vestuë. Et ne lui demoura, ainsi que lui ay depuis oy dire, de tous ses gensd’armes que le bon chevalier messire Geffroy de Sergines, lequel le rendit jusques à une petite ville nommée Casel, là où le Roy fut prins. Mais avant que les Turcs le peussent avoir, luy oy compter que messire Geffroy de Sergines le deffendoit en la faczon que le bon serviteur deffend le hanap[140] de son seigneur, de paeurs des mouches. Car toutes les foiz que les Sarrazins l’approuchoient, messire Geffroy le deffendoit à grans coups d’espée et de pointe, et ressembloit sa force luy estre doublée d’oultre moitié, et son preux et hardi courage ; et à tous les coups les chassoit de dessus le Roy. Et ainsi l’emmena jusques au lieu de Casel, et là fut descendu ou giron d’une bourgeoise qui estoit de Paris. Et là le cuiderent veoir passer le pas de la mort, et n’esperoient point que jamais il peust passer celui jour sans mourir.

Tantoust arriva devers le Roy messire Phelippe de Montfort, et lui dist qu’il venoit de veoir l’admiral du Souldan, à qui il avoit autresfoiz parlé de la treve : et que si c’estoit son bon plaisir, que encores derechief il lui en yroit parler. Et le Roy lui pria de le faire ainsi, et qu’il la vouloit tenir et faire en la maniere qu’ilz le vouloient. Adonc partit monseigneur Phelippe de Montfort, et s’en alla vers les Sarrazins, lesquelz avoient osté leurs toailles[141] de leurs testes. Et bailla le sire de Montfort son anel, qu’il tira du doy, à l’admiral des Sarrazins, en asseurance de tenir les treves ; et cependant, que l’en feroit l'appointement tel qu’ilz l’avoient demandé autresfoiz, comme a esté touché cy-dessus. Or advint que après ce fait ung traistre mauvais huissier, nommé Marcel, commença à crier à noz gens à haulte voix : « Seigneurs chevaliers, rendez vous tous ; le Roy le vous mande par moy, et ne le faites point tuer. » A ces motz furent tous effroiez, et cuidoient que le Roy leur eust ainsi mandé ; et chacun rend aux Sarrazins ses bastons et harnois. Quant l’admiral vit que les Sarrazins emmenoient prinsonniers les gens du Roy, il dist à messire Phelippe de Montfort qu’il ne lui asseuroit mye la treve, et qu’il veoit ja que tous ses gens estoient prins des Sarrazins. Et voiant messire Phelippe que tous les gens du Roy estoient prins, il fut bien esbahy. Car il savoit bien, nonobstant qu’il fust messagier de demander la treve, que tantoust il seroit aussi prins ; et ne savoit à qui avoir recours. Or en Paiennie y a une tres-mauvaise coustume. Car quant entre le Souldan et aucun des roys d’icelui païs envoient leurs messagiers l’un à l’autre pour avoir ou demander treves, et l’un des princes se meurt, le messagier, s’il est trouvé, et que la treve ne soit donnée, il sera prins prinsonnier, de quelque part que ce soit, soit-il messagier du Souldan ou du Roy.

Or devez savoir que nous autres, qui estions en noz vaisseaux en l’eauë, cuidans eschapper jusques à Damiete, ne fusmes point plus habilles que ceulx qui estoient demourez à terre. Car nous fusmes prins, comme vous orrez cy-aprés. Il est vray que, nous estans sur l’eauë, il s’esleva ung terrible vent contre nous qui venoit de devers Damiete, qui nous tollut le cours de l’eau, en faczon que ne povions monter : et nous convint retourner arriere vers les Sarrazins. Le Roy avoit bien laissé et ordonné plusieurs chevaliers à garder les malades sur la rive de l’eauë, mais ce ne nous servit de riens pour nous retirer à eulx ; car ilz s’en estoient tous fuiz. Et quant vint vers le point du jour, nous arrivasmes au passage ouquel estoient les gallées du Souldan, qui gardoient que aucuns vivres ne fussent amenez de Damiete à l’oust dont a esté touché cy-devant. Et quant ilz nous eurent apperceuz, ilz menerent grant bruit, et commancerent à tirer à nous, et à d’autres de noz gens de cheval qui estoient de l’autre cousté de la rive, grant foizon de pilles avec feu gregois, tant qu’il ressembloit que les estoilles cheussent du ciel. Et ainsi que mes mariniers nous eurent remis au cours de l’eauë, et que nous voulions tirer oultre, nous trouvasmes ceulx que le Roy avoit laissez à cheval pour garder les malades, qui s’enfuioient vers Damiete. Et le vent se va relever plus fort que devant, et nous gecta à couste à l’une des rives du fleuve. Et à l’autre rive y avoit si grant quantité de vaisseaux de noz gens que les Sarrazins avoient prins et gaignez, que nous ne ouzasmes en approucher. Et aussi nous voions bien qu’ilz tuoient les gens qui estoient dedans, et les gectoient en l’eauë. Et leur voions tirer hors des nefz les coffres et les harnois qu’ilz avoient gaignez. Et pour ce que ne voulions aller aux Sarrazins qui nous menaczoient, ilz nous tiroient force de tret. Et lors je me fis vestir mon haubert, affin que les pilles qui cheoient en nostre vessel ne me bleczassent. Et au bout de nostre vessel y avoit de mes gens qui me vont escrier : « Sire, Sire, nostre marinier, pour ce que les Sarrazins le menacent, nous veult mener à terre, là où nous serions tantoust tuez et occis. » Adonc je me fis lever, pour ce que j’estois malade, et prins m’espée toute nue, et leur dis que je les turoie s’ilz tiroient plus avant à me vouloir mener à terre aux Sarrazins. Et ilz me vont respondre, qu’ilz ne me sauroient passer oultre : et pour ce, que advisasse lequel j’amois le mieulx, ou qu’ilz me menassent à rive, ou qu’ilz m’encrassent en la riviere. Et j’aymé mieux, dont bien me print ainsi que vous orrez, qu’il m’encrassent ou fleuve, que qu’ilz me menassent à rive, où je veoie noz gens tuer ; et ainsi me crurent. Mais ne tarda gueres, que tantoust veez-cy venir vers nous quatre des gallées du Souldan, esquelles avoit dix mil hommes. Lors je appellé mes chevaliers, et requis qu’ilz me conseillassent de ce qu’estoit de faire, ou de nous rendre aux gallées du Souldan qui venoient, ou de nous aller rendre à ceulz qui estoient à terre. Et fusmes tous d’un accord qu’il valoit mieulx se rendre à ceulx des gallées qui venoient, par ce qu’ilz nous tiendroient tous ensemble : que de nous rendre aux autres, qui estoient en terre, qui nous eussent tous séparez les ungs d’avecques les autres, et nous eussent par adventure venduz aux Beduins dont je vous ay devant parlé. A ce conseil ne se voulst mye consentir ung mien clerc que j’avoie, més disoit que tous nous devions laisser tuer, affin d’aler en paradis. Ce que ne voulusmes croire ; car la paeurs de la mort nous pressoit trop fort.

Quant je viz, qu’il estoit force de me rendre, je pris ung petit coffret que j’avoie, où estoient mes joyaulx et mes reliques, et gecté tout dedans le fleuve. Et me dist l’un de mes mariniers, que si je ne lui laissois dire aux Sarrazins que j’estois cousin du Roy, qu’ilz nous tueroient tous. Et je lui respondy qu’il dist ce qu’il vouldroit. Et adonc veez-cy arriver à nous la première des quatre gallées, qui venoit de travers, et gectèrent leur ancre prés de nostre vessel. Lors m’envoia Dieu, et ainsi le croy, ung Sarrazin qui estoit de la terre de l’Empereur, qui seullement avoit unes braies[142] vestues d’une toille escrue ; et vint noant[143] parmy l’eauë droit à mon vessel, et m’embrassa par les flans, et me dist : « Sire, si vous ne me croiez, vous êtes perdu. Car il vous convient pour sauveté vous mettre hors de vostre vessel, et vous gecter en l’eauë : et ilz ne vous verront mye, par ce qu’ilz s’attendront au gaing de vostre vessel. » Et il me fist gecter une corde de leur gallée sur l’escot de mon vessel. Et adonc je sailli en l’eauë, et le Sarrazin aprés moy : dont besoing me fut, pour me soustenir et conduire en la gallée. Car j’estois si feble de maladie que j’alloie tout chancellant, et fusse cheu au fons du fleuve.

Je fuz tiré jusques dedans la gallée, en laquelle avoit bien encore quatre-vingtz hommes ; oultre ceulx, qui estoient entrez en mon vessel, et ce povre Sarrazin me tenoit embrassé. Et tantoust fu porté à terre, et me coururent sus pour me vouloir couper la gorge, et bien m’y attendoys : et celui qui m’eust tué cuidoit bien estre à honneur. Et celui Sarrazin, qui m’avoit tiré hors de mon vessel, ne me vouloit lascher, et leur crioit : « Le cousin du Roy, le cousin du Roy ! » Et alors je sentois le coutel emprés la gorge, et m’avoient ja mis à genoullons à terre. Et Dieu de ce péril me délivra o l’aide de ce pouvre Sarrazin, lequel me mena jusques au chastel, là où les Sarrazins estoient. Et quant je fu avecques eulx, ilz me oustèrent mon haubert : et de pitié qu’ils eurent de moy, me voiant ainsi malade, ilz me gectèrent sur moy une mienne couverte d’escarlate fourrée de menu ver, que madame ma mere m’avoit donnée. Et ung autre d’eulx m’apporta une courroie blanche, dequoy je me ceigny par dessus mon couvertouer. Et ung autre des chevaliers sarrazins me bailla ung chapperonnet, que je mis sur ma teste. Et tantoust je commençay à trembler des dens, tant de la grant paeur que j’avoie, que aussi de la maladie. Je demandé à boire, et on me alla quérir de l’eauë en ung pot. Et si toust que j’en eu mis en ma bouche, pour cuider l’envoier aval, elle me sault par les narilles[144] Dieux sceit en quel piteux point j’estoie ! Car j’esperoie beaucoup plus la mort, que la vie, car j’avois l’apoustume en la gorge. Et quant mes gens me virent ainsi sortir l’eauë par les narilles, ilz commancerent à pleurer, et mener deul. Et le Sarrazin, qui m’avoit sauvé, dont j’ay devant parlé, demanda à mes gens, pourquoy ilz pleuroient. Et ilz lui firent entendre, que j’estois presque mort, et que j’avois l’apoustume en la gorge, qui m’estrangleroit. Et icelui bon Sarrazin, qui tousjours avoit eu pitié de moy, le va dire à ung des chevaliers sarrazins : lequel chevalier sarrazin lui dist qu’il me reconfortast, et qu’il me donneroit tantoust quelque chose à boire, dont je serois guery dedans deux jours ; et ainsi le fist. Et tantoust fu guery o l’aide de Dieu, et du breuvage, que me donna le chevalier sarrazin.

Tantoust après que je fu guery, l’admiral des gallées du Souldan m’envoia quérir devant lui, pour savoir si j’estois cousin du Roy, comme l’on disoit. Et je lui responds, que non. Et lui comptay comment ce avoit esté fait, ne pourquoy. Car ce avoit esté le marinier, qui le m’avoit ainsi conseillé, de paeurs que les Sarrazins des gallées, qui nous prindrent, nous tuassent tous. Et l’admiral me respondit, que moult bien avoie esté conseillé ; car autrement nous eussent-ils tuez sans faille, et gectez dedans le fleuve. Derechief me demanda ledit admiral, si j’avoie aucune congnoissance de l’empereur Ferry[145] d’Almaigne, qui lors vivoit ; et si j’estoie mie de son lignage. Et je lui respondy la vérité, que j’entendois que madame ma mère estoit sa cousine née de germain. Et l’admiral me respondit qu’il m’en aymoit de tant mieulx. Et ainsi comme nous estions là mengeans et buvans, il m’avoit fait là venir devant moy ung bourgeois de Paris. Quant le bourgeois me vit menger, il me va dire : « Ha ! Sire, que faites-vous ? » Que je fays ? fis-je. Et le bourgeois me va advertir de par Dieu, que je mengeoie au jour du vendredi. Et subit je lancé mon escuelle, où je mengeois, arriere. Et ce voiant l’admiral, demanda au Sarrazin, qui m’avoit sauvé, qui estoit tousjours avecques moy, pourquoy j’avoie laissé à mengier. Et il lui dist, que c’estoit pour ce qu’il estoit vendredi, et que je n’y pensois point. Et l’admiral respondit, que jà Dieu ne l’auroit à desplaisir, puis que je ne l’avois fait à mon escient. Et saichez, que souvant le légat, qui estoit venu avecques le Roy, me tenczoit dequoy je jeunois, et que j’estois ainsi malade : et qu’il n’y avoit plus avecques le Roy homme d’Estat que moy, et pourtant que je faisois mal de jeûner. Mais non pourtant que je fusse prinsonnier, point ne laissé à jeûner tous les vendrediz en pain et eauë.

Le dimanche d’après que je fu prins, l’admiral nous fîst tous descendre du chastel aval le fleuve sur la rive, ceulx qui avoient esté prins sur l’eauë. Et quant je fu là, messire Jehan mon chappellain fut tiré de la soulte[146] de la gallée, et quant il vit l’air il se pasma. Et incontinant le tuèrent les Sarrazins devant moy, et le gectèrent ou fleuve. Son clerc, qui aussi n’en povoit plus de la maladie de l’ost qu’il avoit, les Sarrazins lui gectèrent un mortier[147] sur la teste, et le tuèrent ; puis le gectèrent ou fleuve, après son maistre. Et semblablement faisoient-ilz des autres prisonniers. Car ainsi qu’on les tiroit de la soulte des gallées, où ilz avoient esté prinsonniers, il y avoit des Sarrazins propices, qui dés ce qu’ilz en veoient ung mal disposé ou feible, ilz le tuoient, et gectoient en l’eauë ; et ainsi estoient traictez les pouvres malades. Et en regardant celle tirannie, je leur fis dire par mon Sarrazin, qu’ilz faisoient grant mal : et que c’estoit contre le commandement de Saladin le paien, qui disoit que on ne devoit tuër ne faire mourir homme, puis qu’on lui avoit donné à mengier de son pain et de son sel. Et ilz me firent respondre que ce nestoient mie hommes d’aucune valuë, et qu’ilz ne povoient plus faire aucune œuvre, puis qu’ilz estoient ainsi malades. Et après ces choses, ilz me firent venir devant moy tous mes mariniers, et me disoient qu’ilz estoient tous régniez[148]. Et je leur dis qu’ilz n’y eussent jà fiance, et que c’estoit seulement de paeurs qu’on les tuast : et qu’aussi toust qu’ilz seroient trouvez en lieu et en païs, incontinant ilz se retourneroient à la foy. Et ad ce me respondit l’admiral qu’il m’en croioit bien : et que Saladin disoit, que jamés on ne vit d’un Chrestien bon Sarrazin, n’aussi d’un bon Sarrazin Chrestien. Et tantoust l’admiral me fist monter sur ung pallefroy, et chevauchions l’un joignans l’autre. Et me mena passer à ung pont, jusques au lieu où estoit saint Loys, et ses gens prinsonniers. Et à l’entrée d’un grant pavillon trouvasmes l’escrivain qui escrivoit les noms des prinsonniers de par le Souldan. Et là me faillut nommer mon nom, que ne leur voulu celer : et fut escript comme les autres. Et à l’entrée dudit pavillon, celui Sarrazin qui tousjours m’avoit suyvi et acompaigné, et qui m’avoit sauvé en la gallée, me dist : « Sire, je ne vous puis plus suivre, et me pardonnez. Et vous recommande ce jeune enfant que avez avecques vous, et vous pry que le tenez tousjours par le poing, ou autrement je sçay que les Sarrazins le tueront.» L’enfant avoit nom Berthelemy de Montfaucon, filz du seigneur de Montfaucon de Bar. Tantoust que mon nom fut escript, l’admiral nous mena le jeune filz et moy dedans le pavillon, où estoient les barons de France, et plus de dix mil autres personnes avecques eulx. Et quant je fu dedans entré, tous commencèrent à mener si grant joie de me veoir, qu’on ne povoit rien ouïr, pour le bruit de joie qu’ilz en faisoient ; car ilz me cuidoient avoir perdu.

Et ainsi que nous estions ensemble esperans l’aide dé Dieu, nous ne demourasmes gueres, que ung grant richomme Sarrazin nous mena tous plus avant en ung autre pavillon, et faisions chiere piteuse. Moult d’autres chevaliers et d’autres de nos gens estoient aussi prisonniers, encloux en une grant court, qui estoit douze de murailles de terre. Et ceulx-là faisoient tirer hors les prisonniers l’un après l’autre, et leur demandoient, si se vouloient regnoier[149]. Et ceulx qui disoient oy, et qui se regnoient, estoient mis à part : et ceulx-là qui ne le vouloient faire, tout incontinant on leur couppoit la teste.

Tantoust après nous envoia le Souldan son conseil parler à nous, et demanda le conseil, auquel de nous il diroit le message du Souldan. Et tous nous accordasmes que ce fust au conte Pierre de Bretaigne, par ung trucheman que avoient les Sarrazins, qui parloit l’un et l’autre des langaiges françois et sarrazins. Et furent telles les paroles : « Seigneurs, le Souldan nous envoie par devers vous savoir si vous vouldriez point estre delivrez, et que vous lui vouldriez donner ou faire pour vostre delivrance avoir. » Et à ceste demande respondit le conte Pierre de Bretaigne que moult voulentiers vouldrions estre délivrez des mains du Souldan, ou avoir jà fait et enduré ce que possible seroit par raison. Et lors le conseil du Souldan demanda au conte de Bretaigne si nous vouldrions point donner pour nostre délivrance aucuns des chasteaux et places appartenans aux barons d’oultre mer. Et le Conte respondit que ce ne povoyons nous faire. La raison si estoit pource que lesdiz chasteaux et places estoient tenuz de l’empereur d’Almaigne, qui lors estoit : et que jamais il ne consentiroit que le Souldan tiensist rien soubz lui. Derechief demanda le conseil du Souldan si nous vouldrions randre nulz des chasteaux du Temple ou de l’Ospital de Rodes, pour nostre délivrance. Et le Conte respondit qu’il ne se povoit faire ; car ce seroit contre le serement acoustumé, qui est que, quant on met les chastellains et gardes desdiz lieux, ilz juroient à Dieu que pour la délivrance de corps de homme ilz né rendroient nulz desdiz chasteaux. Et les Sarrazins ensemble respondirent qu’il sembloit que nous n’avions nul tallent[150] ne envie d’estre délivrez : et qu’ils nous iroient envoier les joueux d’espées, qui nous feroient comme aux autres. Et sur ce s’en allerent. Et tantoust après que le conseil du Souldan s’en fust allé, veez-cy venir à nous ung grant viel Sarrazin de grant apparence, lequel avoit avecques lui une grant multitude de jeunes gens Sarrazins qui tous avoient chacun une espée ceinte au cousté, dont fusmes tous effroiez. Et nous fist demander celui anxien Sarrazin par un trucheman qui entendoit et parloit nostre langue, s’il estoit vray que nous créussions en ung seul Dieu qui avoit esté né pour nous, crucifié et mort pour nous, et au tiers jour après sa mort ressuscité pour nous ? Et nous respondismes que oy vraiement. Et lors il nous respondit que puis que ainsi estoit, que nous ne nous devions desconforter, d’avoir soufîert ne de souffrir telles persécutions pour lui, et que encores n’avions nous point enduré la mort pour lui, comme il avoit pour nous fait : et que s’il avoit eu pouvoir de soy ressusciter, que certainement il nous délivreroit de brief. Et adonc s’en alla ce Sarrazin avecques tous ses jeunes gens, sans autre chose nous faire. Dont je fu moult joieux et haitié ; car m’entencion estoit qu’ils nous fussent venuz coupper les testes à tous. Et ne tarda après gueres de temps que n’eussions nouvelles de nostre délivrance.

Après ces choses dessusdictes, le conseil du Souldan revint à nous, et nous dist que le Roy avoit tant fait qu’il avoit pourchassé noz délivrances ; et que nous lui envoiassions quatre de nous autres pour ouïr et savoir la manière du traicté de nostre délivrance. Et à ce faire lui envoiasmes messeigneurs Jehan de Valéry, Phelippe de Montfort, Baudouyn d’Ebelin, senneschal de Chippre, et Guion d’Ebelin son frère, connestable de Chippre, qui estoit l’un des beaux et des biens conditionnez chevaliers qu’onques je congnusse, et qui moult aymoit les gens de ce païs. Lesquelz quatre chevaliers dessuz nommez nous rapportèrent tantoust la façon et maniere de nostre délivrance. Et pour essaier le Roy, le conseil du Souldan lui fist telles et semblables demandes qu’il nous avoit faites cy-devant. Et ainsi qu’il pleut à nostre seigneur, le bon roy saint Loys leur respondit autelle[151] et semblable responce à chascune des deux demandes, comme nous avions fait par la bouche du conte Pierre de Bretaigne. Et voians les Sarrazins, que le Roy ne vouloit optemperer à leurs demandes, ilz le menasserent de le mectre en bernicles[152]: qui est le plus grief tourment qu’ilz puissent faire à nully. Et sont deux grans tisons[153] de bois qui sont entretenans au chief. Et quant ilz veullent y mectre aucun, ilz le couchent sur le cousté entre ces deux tisons, et lui font passer les jambes à travers de grosses chevilles : puis couschent la pièce de bois qui est là dessus, et font asseoir ung homme dessus les tisons. Dont il advient qu’il ne demeure à celui qui est là cousché, point demy pié d’ossemens qu’il ne soit tout desrompu et escaché[154]. Et pour pis lui faire, au bout des trois jours lui remettent les jambes, qui sont grosses et enflées, dedans celles bernicles, et le rebrisent de rechief, qui est une chose moult cruelle à qui sauroit entendre : et le lient à gros nerfz de beuf par la teste, de paeur qu’il ne se remue de là dedans. Mais de toutes celles menaces ne fist compte le bon Roy, et leur dist qu’il estoit leur prinsonnier, et qu’ilz pouvoient faire de lui à leur vouloir.

Quant les Sarrazins virent, qu’ilz ne peurent vaincre le Roy par menasses, ilz retournèrent à lui, et lui demanderent combien il vouldroit donner de finance au Souldan en oultre Damiete, qu’il leur rendroit. Et le Roy respondit que si le Souldan vouloit prandre pris et ranczon raisonnable, qu’il manderoit à la Royne qu’elle le paiast pour la ranczon de sa gent. Et les Sarrazins lui demandèrent, pourquoy il le vouloit mander à la Royne. Et il leur respondit que c’estoit bien raison qu’il le fist ainsi, et qu’elle estoitsa dame et compaigne. Et adonc le conseil du Souldan alla savoir audit Souldan combien il demandoit au Roy. Et tantoust retournèrent vers le Roy, et lui disrent que si la Royne vouloit paier dix cens mille besans d’or, qui valoient lors cinq cens mille livres, qu’elle délivreroit le Roy par ce faisant. Et le Roy leur demanda par leur serement, si la Royne leur paioit les cinq mil livres, si le Souldan consentiroit sa délivrance. Et ilz retournèrent savoir au Souldan s’il le vouloit ainsi faire et promettre. Et rapportèrent les gens de son conseil qu’il le vouloit bien, et lui en firent le serement. Et si toust que les Sarrazins lui eurent juré et promis en leur foy d’ainsi le faire et de le délivrer, le Roy promist qu’il paieroit voulentiers pour la ranczon et délivrance de sa gent cinq cens mil livres, et pour son corps qu’il rendroit Damiete au Souldan : et qu’il n’estoit point tel qu’il se voulsist redimer, ne avoir pour aucune finance de deniers la delivrance de son corps. Quant le Souldan entendit la bonne voulenté du Roy, il dist : « Par ma loy, franc et libéral est le François qui n’a voulu barguigner sur si grant somme de deniers : mais a octroié faire et paier ce qu’on lui a demandé. Or lui allez dire, fist le Souldan, que je lui donne sur sa ranczon cent mil livres, et ne paiera que quatre cens mil.»

Adonc le Souldan tantoust fist mettre en quatre gallées sur le fleuve tous les plus grans gens que le Roy eust, et les plus nobles, pour les mener à Damiete. Et estoient, en la gallée où je fu mis, le bon conte Pierre de Bretaigne, Guilleaume conte de Flandres, Jehan le bon conte de Soissons, messire Hymbert de Beau-jeu connestable, et les deux bons chevaliers messires Baudouyn d’Ebelin, et Guy son frère. Et ceulx de la gallée nous firent aborder devant une grant maison que le Souldan avoit fait tendre sur le fleuve. Et estoit fait ce hebergement, qu’il y avoit une belle tour faite de perches de sapin, et toute clouse à l’entour de une toille taynte. Et à l’entrée de la porte y avoit ung grant pavillon tendu. Et là laissoient les admiraulx du Souldan leurs espées et bastons, quant jlz vouloient aller parler au Souldan. Aprés celui pavillon y avoit une autre belle grant porte, et par celle porte on entroit en une grant salle, qui estoit la salle du Souldan. Empres celle salle y avoit une autre tour faite comme la première, par laquelle seconde tour on montoit en la chambre du Souldan. Ou meilleu d’icelui hébergement y avoit ung grant prael ; et y avoit en icelui prael une tour plus grant que toutes les autres. Et par celle haulte tour le Souldan montoit, pour veoir tout le païs d’illec environ, et l’ost d’une part et d’autre. Et y avoit en icelui prael une allée tirant vers le fleuve ; et au bout d’icelle allée le Souldan avoit fait tendre ung pavillon sur l’orée[155] du fleuve, pour s’aller baigner. Et estoit celui logeis tout couvert par dessus le fust de trillis, et par dessus le trillis couvert de toille de Ynde, affin qu’on ne peust voir de dehors dedans. Et estoient toutes les tours couvertes de toilles. Devant celui hébergement arrivasmes le jeudi devant la feste de l’Ascencion Nostre Seigneur en celui temps. Et illecques prés fut descendu le Roy en ung pavillon pour parler au Souldan, et lui accorder que le sabmedi d’après le Roy lui rendroit Damiete.

Et ainsi comme on estoit sur le partement à vouloir venir à Damiete pour la rendre au Souldan ; l’admiral, qui avoit esté du temps du père du jeune Souldan qui lors estoit, eut en lui aucun remors[156] du desplaisir que lui avoit fait ce jeune Souldan. Car à son avenement, et que icelui admiral l’eut envoié querir pour estre Souldan aprés son père qui mourut à Damiete, et pour pourveoir ses gens qu’il avoit amenez avecques lui d’estranges terres, il desapointa l’admiral qui avoit esté ou vivant de son pere, et pareillement les connestable, mareschaux et seneschaux de son pere. Et pour ceste cause prindrent conseil en eulx, et disoient l’un à l’autre : « Seigneurs, vous voiez le deshonneur que le Souldan nous a fait ; car il nous a ousté des preheminences et gouvernemens esquelz le Souldan son père nous avoit mis. Pour laquelle chose nous devons estre certains que, s’il rentre une foiz dedans les forteresses de Damiete, il nous fera puis aprés tous prandre et mourir en ses prinsons, de paeurs que par succession de temps nous prensisson vengeance de lui : ainsi comme fist son ayeul de l’admiral et des autres qui prindrent les contes de Bar et de Montfort. Et pourtant vault-il mieulx que nous le fassons tuer avant qu’il sorte de noz mains.» Et ad ce se consentirent tous. Et de fait s’en allerent parler a ceulx de la Haulcqua, dont j’ay devant parlé, qui sont ceulx qui ont la garde du corps du Souldan. Et leur firent semblables remonstrances, comme ilz avoient euës entr’eulx ; et les requisdrent qu’ilz tuassent le Souldan. Et ainsi le leur promisdrent ceulx de la Haulcqua.

Et ainsi comme ung jour le Souldan convia à disner ses chevaliers de la Haulcqua, advint que aprés disner se voulut retirer en sa chambre. Et ainsi qu’il eut prins congié de ses admiraulx, ung des chevaliers de la Haulcqua, qui portoit l’espée du Souldan, ferit le Souldan sur la main, et la lui fendit jusques emprés le braz entre les quatre doiz. Et adonc le Souldan se retourna vers ses admiraulx qui avoient conclud le fait, et leur dist : « Seigneurs, je me plains à vous de ceulx de la Haulcqua, qui m’ont voulu tuer, comme vous povez veoir à ma main.» Et ilz lui respondirent tous à une voix, qu’il leur valoit beaucoup mieulx qu’ilz le tuassent que qu’il les fist mourir, ainsi qu’il le vouloit faire, si une foiz il estoit és forteresses de Damiete. Et saichez que cauteleusement le firent les admiraulx. Car ils firent sonner les trompetes et naquaires du Souldan ; et tout l’ost des Sarrazins se assembla pour savoir que le Souldan vouloit faire. Et les admiraulx, leurs complices et alliez disdrent que Damiete estoit prinse, et que le Souldan s’y en alloit, et leur avoit commandé que tous allassent en armes après lui. Et subit tous se armèrent, et s’en allerent picquans des espérons vers Damiete, dont nous autres fusmes à grant malaise. Car nous cuidions que de vray Damiete fust prinse. Et ce voiant le Souldan, qui estoit encore jeune, et la malice qui avoit esté conspiiée contre sa personne, il s’enfuit en sa haute tour qu’il avoit prés de sa chambre, dont j’ay devant parlé. Car ses gens mesme de la Haulcqua lui avoient ja abatu tous ses pavillons, et environnoient celle tour où il s’en estoit fouy. Et dedans la tour y avoit trois de ses evesques[157], qui avoient mengé avecques lui, qui lui escrierent qu’il descendist. Et il leur dist, que voulentiers il descendroit, mais qu’ilz l’asseurassent. Et ilz lui respondirent que bien le feroient descendre par force, et malgré lui ; et qu’il n’estoit mye encor à Damiete. Et tantoust ilz vont gecter le feu gregois dedans celle tour, qui estoit seullement de perches de sappin, et de toille, comme j’ay devant dit. Et incontinant fut embrasée la tour. Et vous promets, que jamais ne viz plus beau feu, ne plus souldain. Quant le Souldan vit que le feu le pressoit, il descendit parla voie du prael dont j’ay devant parlé, et s’enfuit vers le fleuve. Et en s’enfuyant, l’un des chevaliers de la Haulcqua le ferit d’un grant glaive parmy les coustes, et il se gecte o tout le glaive dedans le fleuve. Et après lui descendirent environ de neuf chevaliers, qui le tuèrent là dedans le fleuve assez prés de nostre gallée. Et quant le Souldan fut mort, l’un desdits chevaliers, qui avoit nom Faracataic, le fendit, et lui tira le cueur du ventre. Et lors il s’en vint au Roy, sa main toute ensanglantée, et lui demanda : « Que me donneras-tu, dont j’ay occis ton ennemy, qui t’eust fait mourir s’il eust vescu ? » Et à ceste demande ne lui respondit oncques ung seul mot le bon roy saint Loys.

Quant ilz eurent ce fait, il en entra bien trente en nostre gallée avec leurs espées toutes nues és mains, et au coul leurs haches d’armes. Et je demanday à monseigneur Boudouyn d’Ebelin, qui entendoit bien sarrazinois, que c’estoit que celles gens disoient. Et il me respondit qu’ilz disoient qu’ilz nous venoient coupper les testes. Et tantoust je viz un grant trouppeau de noz gens, qui là estoient, qui se confessoient à ung religieux de la Trinité qui estoit avecques Guilleaume conte de Flandres. Mais endroit moy[158] ne me souvenoit alors de mal ne de pechié que oncques j’eusse fait : et ne pensois sinon à recevoir le coup de la mort. Et je me agenoillé aux piez de l’un d’eulx lui tendant le coul, et disant ces motz en faisant le signe de la croix : « Ainsi mourut sainte Agnès. » Encouste moy se agenoilla messire Guy d’Ebelin connestable de Chippre, et se confessa à moy : et je lui donnay telle absolucion, comme Dieu m’en donnoit le povoir. Mais de chose qu’il m’eust dite, quant je fu levé oncques ne m’en recorday de mot.

Nous fusmes tantoust mis en la soulte de la gallée, tous couschez adans : et cuidions beaucoup de nous qu’ilz ne nous ouzassent assaillir tous à un coup, mais pour nous avoir l’un après l’autre leans[159]. Fusmes à tel meschief toute la nuyt. Et avoie mes piez à droit du viz à monseigneur le conte Pierre de Bretaigne, et aussi les siens piez estoient à l’endroit du mien viz. Advint que le landemain nous fusmes tirez hors de celle soulte, et nous envoyèrent dire les admiraulx que nous leur alissions renouveller les convenances que nous avions faictes au Souldan. El y allerent ceulx qui peurent aller. Mais le conte de Bretaigne, et le connestable de Chippre, et moy, qui estions griefvement malades, demourasmes.

Ceulx qui allerent parler aux admiraulx, c’est assavoir le conte de Flandres, le conte de Soissons, et les autres qui y peurent aller, racompterent la convencion de noz délivrances. Et les admiraulx promisdrent que, si toust comme on leur aurait délivré Damiete, ilz délivreroient le Roy, et les autres grans personnages qui estoient prinsonniers. Et lui disdrent que si le Souldan eust vescu, qu’il eust fait coupper la teste au Roy et à tous eulx ; et que jà, contre les convenances qu’il avoit faites et promises au Roy, il avoit fait emmener vers Babilonne plusieurs de leurs grans riches hommes : et qu’ilz l’avoient fait tuër, parce qu’ils savoient bien que si toust qu’il auroit Damiete, qu’il les feroit aussi tous tuër, ou mourir en ses prinsons.

Par ceste convenance le Roy devoit jurer en oultre faire à leur gré de deux cens mil livres avant qu’il partist du fleuve, et les deux autres cens mil il les leur bailleroit en Acre : et qu’ilz detiendroient pour sehureté de paiement les malades qui estoient en Damiete, avec les arbalestes, armeures, engins et les chars sallées, jusques ad ce que le Roy les envoieroit querir, et envoieroit les deux darreniers cens mil livres. Le serement qui devoit estre fait entre le Roy et les admiraulx fut devisé[160]. Et fut tel le serement des admiraulx, que ou cas qu’ils ne tenoient au Roy leurs convencions et promesses, qu’ilz vouloient estre ainsi honnis et déshonnorez comme cil[161] qui par son pèché alloit en pellerinage à Mahommet, la teste toute nuë, et celui qui laissoit sa femme, et la reprenoit aprés. Et en ce cas second nul ne povoit selon la loy de Mahommet laisser sa femme, et puis la reprandre, avant qu’il eust veu aucun autre gisant ou lit avecques elle. Le tiers serement estoit qu’ilz fussent deshonorez et deshontez, comme le Sarrazin qui mengeuë la char de porc. Et receut le Roy les seremens dessusditz, parce que maistre Nicolle d’Acre, qui savoit leur façon de faire, lui dist que plus grans seremens ne povoient-ilz faire.

Quant les admiraulx eurent juré et fait leurs seremens, ilz firent escripre et baillerent au Roy le serement tel qu’ilz vouloient qu’il feist, qui fut tel, et par le conseil d’aucuns Chrestiens regnoiez qu’ilz avoient, que ou cas que le Roy ne leur tenoit sa promesse, et les convencions d’entr’eulx, qu’il fust séparé de la compaignie de Dieu et de sa digne mère, des douze apoustres, et de tous les autres saints et saintes de paradis. Et à celui serement se accorda le Roy. L’autre estoit, que oudit cas que le Roy ne tenoit lesdites choses promises, qu’il fust réputé parjure comme le Chrestien qui a regnié Dieu, et son baptesme, et sa loy ; et qui en despit de Dieu crache sur la croix, et l’escache o les piez[162]. Quant le Roy oyt celui serement, il dist que jà ne le feroit-il.

Et quant les admiraulx sceurent, que le Roy n’a voit voulu jurer, ne faire se serement ainsi qu’ilz le requeroient, ilz envoierent devers lui ledit maistre Nicolle d’Acre, lui dire qu’ilz estoient tres-mal contens de lui, et qu’ilz avoient à grant despit de ce qu’ilz avoient juré tout ce que le Roy avoit voulu, et que à présent il ne vouloit jurer ce qu’ilz requeroient. Et lui dist ledit maistre Nicolle qu’il fust tout certain que s’il ne juroit ainsi qu’ils le vouloient, qu’ilz lui feroient coupper la teste, et à tous ses gens. A quoy le Roy respondit qu’ilz en povoient faire à leurs voulentez, et qu’il aymoit trop mieulx mourir bon chrestien, que de vivre ou courroux de Dieu, de sa mère et de ses saints.

Il y avoit ung patriarche avecques le Roy, qui estoit de Jérusalem, de l’eage de quatre-vingtz ans ou environ ; lequel patriarche avoit autresfoiz pourchassé l’asseurance des Sarrazins envers le Roy, et estoit venu vers le Roy pour lui aider aussi à avoir sa délivrance envers les Sarrazins. Or estoit la coustume, entre les Paiens et les Chrestiens, que quant aucuns princes estoient en guerre l’un vers l’autre, et l’un se raouroit durant qu’ilz eussent envoyé des ambassadeurs en message l’un à l’autre, les ambassadeurs demouroient en celuy cas prinsonniers et esclaves, fust en Paiennie ou en Chrestienté. Et pour ce que le Souldan qui avoit donné sehureté à icelui patriarche dont nous parlons, avoit esté tué, pour ceste cause le patriarche demoura prinsonnier aux Sarrazins, aussi bien comme nous. Et voians les admiraulx que le Roy n’avoit nulle crainte de leur menasse, l’un d’iceulx admiraulx dist aux autres que c’estoit le patriarche qui ainsi conseilloit le Roy. Et disoit l’admiral que si on le vouloit croire, qu’il feroit bien jurer le Roy ; car il coupperoit la teste du patriarche, et la lui feroit voler ou giron du Roy. Dont de ce pas ne le voulurent croire les autres admiraulx, mais prindrent le bon homme de patriarche, et le lierent devant le Roy à ung pousteau, les mains darriere le dos si estroitement que les mains luy enflèrent en peu de temps grosses comme la teste : tant que le sang lui sailloit par plusieurs lieux de ses mains. Et du mal qu’il enduroit, il crioit au Roy : « Ha ! Sire, Sire, jurez hardiement ; car j’en prens le péché sur moy et sur mon ame, puis que ainsi est que avez desir et voulenté d’acomplir voz promesses et le serement.» Et ne sçay si en la fin le serement fut fait. Mais quoy qu’il en soit, les admiraulx se tindrent au darrenier, acontens du serement que le Roy leur avoit fait, et des autres seigneurs qui là estoient.

Or devez savoir, que quant les chevaliers de la Haulcqua eurent occis leur Souldan, les admiraulx firent sonner leurs trompettes et nacquaires à merveilles devant le pavillon du Roy. Et dist-on au Roy que les admiraulx avoient eu grant envie, et par conseil, de faire le Roy souldan de Babilonne. Et me demanda ung jour le Roy si je pensois point qu’il eust prins le royaume de Babilonne, s’ilz le lui eussent offert. Et je lui respondi qu’il eust fait que foul, veu qu’ilz avoient ainsi occis leur seigneur. Et nonobstant ce, le Roy me dist qu’il ne l’eust mye reffusé. Et saichez qu’il ne tint, sinon que les admiraulx disoient entr’eulx que le Roy estoit le plus fier Chrestien qu’ilz eussent jamais congneu. Et le disoient, pour ce que quant il partoit de son logeis il prenoit tousjours sa croix en terre ; et seingnoit tout son corps du signe de la croix. Et disoient les Sarrazins, que si leur Mahommet leur eust autant lessé souffrir de meschief comme Dieu avoit lesse endurer au Roy, que jamés ilz ne l’eussent adoré, ne creu en lui. Tantoust aprés que entre le Roy et les admiraulx furent faites, accordées et jurées les convencions d’entr’eulx, il fut appointé que le landemain de la feste de l’Ascencion nostre Seigneur, Damiete seroit rendue aux admiraulx, et que le corps du Roy, et de tous nous autres prisonniers serions délivrez. Et furent encrées noz quatre gallées devant le pont de Damiete. Et là fist-on tendre au Roy ung pavillon pour soy descendre.

Quant vint le jour environ l’eure du souleil levant, messire Geffroy de Sergines alla en la ville de Damiete pour la faire rendre aux admiraulx. Et tantoust sur les murailles de là ville furent mises les armes du Souldan. Et entrèrent les chevaliers sarrazins dedans ladite ville, et commancèrent à boire des vins qu’ilz y trouverent, tellement qu’ilz s’en yvrerent beaucoup en y eut. Et entre autres en vint ung en nostre gallée qui tira son espée toute sanglante, et nous disoit qu’il avoit tué six de noz gens, qui estoit une chose villaine à dire à ung chevalier, ne à autre. Et saichez que la Royne, avant que rendre Damiete, fut retirée en noz nefz avecques tous noz gens, fors les povres malades, que les Sarrazins devoient garder, et les rendre au Roy en leur baillant deux cens mil livres, dont dessus est faite mencion. Et ainsi l’avoient juré et promis les Sarrazins. Et semblablement lui dévoient rendre ses engins, les chars sallées dont ilz ne mengeoient point, et leurs bastons et harnois. Mais au contraire la tiaistre quenaille tuèrent tous les povres malades, découpperent les engins, et autres choses qu’ilz devoient garder et rendre en temps et lieu, et de tout firent ung lit, et y misdrent le feu, qui fut si grant qu’il dura tous les jours du vendredi, du sabmedi et du dimanche ensuivans.

Et après qu’ils eurent ainsi découppé et tué tout, et mis le feu parmy, nous autres, qui devions estre délivrez dés le souleil levant, fusmes jusques au souleil couschant sans boire ne mengier, ne le Roy, ne aucun de nous. Et furent les admiraulx en disputacion les ungs contre les autres, tous machinans nostre mort. L’un des admiraulx disoit aux autres : « Seigneurs, si vous me croiez, et tous ces gens que voiez cy avecques moy, nous tuerons le Roy, et tous ces grans parsonnages qui sont avecques lui. Car d’icy à quarante ans nous n’aurons garde, pour ce que leurs enfans sont encor petitz, et nous avons Damiete. Parquoy nous le povons faire seurement.» Ung autre Sarrazin qu’on appeloit Scebrecy, qui estoit natif de Morentaigne[163], disoit au contraire, et reraonstroit aux autres que s’ilz tuoient le Roy après ce qu’ilz avoient tué leur Souldan, on diroit que Egipciens seroient les plus mauvais et iniques de tout le monde, et les plus desloyaux. Et celui admiral qui nous vouloit faire mourir disoit à l’encontre par autres emonstrances palliées, et disoit que voirement ilz s’estoient mespris d’avoir occis leur Souldan, et que c’estoit contre le commandement de Mahommet, qui disoit par son commandement qu’ilz dévoient garder leur seigneur comme la prunelle de l’œil. Et en monstroit celui admiral le commandement par escript en ung livre qu’il tenoit en sa main. « Mais, faisoit-il, or escoutez, Seigneurs, l’autre commandement.» Et tournoit adonc le fueillet du livre, et leur disoit que Mahommet commande, que en l’asseurance de sa foy on devoit tuer l’ennemy de la loy. Et puis disoit, pour revenir à son entente : « Or regardez le mal que nous avons fait, d’avoir tué nostre Souldan, contre les commandemens de Mahommet : et encores le grant mal que nous ferions si nous laissons aller le Roy, et que ne le tuon ; quelque asseurance qu’il ait de nous. Car c’est le plus grant ennemy de la loy des Paiens.» Et à ces motz, à peu prés[164] que nostre mort ne fut accordée. Et de ce advint que l’un d’iceulx admiraulx qui nous estoit contraire, cuidant qu’on nous deust tous faire mourir, vint sur la rive du fleuve, et commença à crier en sarrazinois à ceulx qui nous conduisoient és gallées ; et, o la toaillolle[165] qu’il osta de sa teste, leur faisoit ung signe, disant qu’ilz nous remenassent vers Rabilonne. Et de fait fusmes desancrez et remenez arrière vers Babilonne bien une grant lieuë. Dont de ce fut mené par entre nous ung très-grant dueil, et maintes larmes en yssirent[166] des yeulx ; car nous espérions[167] tous qu’on nous deust faire mourir.

Ainsi comme Dieu voulut, qui jamés n’oublie ses serviteurs, il fut accordé environ le souleil couschant, entre les admiraulx, que nous serions délivrez ; et nous fist-on revenir vers Damiete. Et furent mises nos quatre gallées prés du rivage du fleuve. Adonc requismes que l’on nous mist à terre. Mais on ne le voulut pas faire jusques à ce que nous eussions mengé. Et disoient les Sarrazins que ce seroit honte aux admiraulx de nous laisser sortir de leurs prinsons tous jugns. Et tantoust nous firent venir de l’ost de la viande à menger, c’est assavoir des bignetz de fromage, qui estoient roustiz au souleil, affin que les vers n’y cuillissent[168], et des œufz durs cuitz de quatre ou cinq jours. Et pour l’onneur de noz personnes, ilz les nous avoient fait paindre par dehors de diverses couleurs.

Et après que nous eusmes repeu, on nous mist à terre. Et nous en allasmes devers le Roy, que les Sarrazins amenoient du pavillon, où ilz l’avoient tenu, vers le fleuve. Et y avoit bien vingt mil Sarrazins à pié après le Roy, leurs espées ceintes. Et advint que ou fleuve devant le Roy se trouva une gallée de Genevois[169], en laquelle il ne apparessoit que ung foul : lequel, quant il vit que le Roy fut audroit de leur gallée, il commença à siffler. Et tantoust veez-cy sortir de la soulte de leur gallée bien quatre-vingtz arbalestriers bien equippez, leurs arbalestres tenduës, et le trect dessus. Et si toust que les Sarrazins les eurent apperceuz, ilz commancèrent à fuir comme brebis qui sont esbahies, ne onques avecques le Roy n’en demoura que deux ou trois. Les Genevois gectèrent une planche à terre, et recuillirent le Roy, le conte d’Anjou son frère, qui depuis a esté roy de Sicille, monseigneur Geffroy de Sergines, et messire Phelippe de Nemours, et le mareschal de France, et le maistre de la Trinilé, et moy. Et demoura prinsonnier, que les Sanazins garderent, le conte de Poitiers, jusques ad ce que le loy leur eust paié les cent mil livres qu’il leur devoit bailler avant que de partir du fleuve.

Le sabmedi d’aprés l’Ascencion, qui fut le landemain que nous eusmes esté délivrez, vindrent prandre congié du Roy le conte de Flandres, le conte de Soissons, et plusieurs autres grans seigneurs ; ausquelz le Roy pria qu’ils voulsissent attendre jusques à ce que le conte de Poitiers son frère fust délivré. Et ilz lui respondirent qu’il ne leur estoit possible, pour ce que leurs gallées estoient prestes à partir. Et alors allèrent monter en gallée, et à leur en venir en France. Et estoit avecques eulx le conte Pierre de Bretaigne, lequel estoit griefvement malade, et ne vesquit puis que trois sepmaines, et mourut sur mer.

Le Roy ne voulut mye laisser son frere le conte de Poitiers, et voulut faire le paiement de deux cens mil livres. Et mist-on à faire ledit paiement le sabmedi et le dimanche tout à journée. Et bailloit-on les deniers au pois de la balance, et valloit chacune ballance dix mil livres. Quant vint le dimanche au soir, les gens du Roy, qui faisoient le paiement, lui manderent qu’il leur failloit bien encores trente mil livres. Et avecques le Roy n’y avoit que son frère le conte d’Anjou, le mareschal de France, et le ministre de la Trinité, et moy : et tous les autres estoient à faire le paiement. Lors je dis au Roy qu’il lui valloit mieulx prier au commandeur et au mareschal du Temple qu’ilz lui prestassent lesdiz trente mil livres pour délivrer son frère. Et du conseil que je donnois au Roy me reprint frère Estienne de Outricourt, qui estoit commandeur du Temple, et me dist : « Sire de Jonville, le conseil que vous donnez au Roy ne vault rien, ne n’est point raisonnable. Car vous savez bien que nous recevons les commandes à serement, et sans que nous en puissions bailler les deniers, fors à ceulx qui nous font faire les seremens.» Et le mareschal du Temple, pour cuider contenter le Roy, lui disoit : « Sire, laissez en paix les noises et tenczons[170] du sire de Jonville, et de nostre commandeur; car ainsi comme dit nostredit commandeur, nous ne povons rien bailler des deniers de noustre commande, sinon contre nostre serement, et que soions parjurez. Et saichez que le senneschal vous dit mal, de vous conseiller, que si ne vous en baillons, que vous en preignez : nonobstant ce que vous en ferez à vostre voulenté. Mais si vous le faites, nous nous en desdommagerons bien sur le vostre que avez en Acre.» Et quant j’eu entendu la menasse qu’ilz faisoient au Roy, je lui dis que j’en yrois querir s’il vouloit. Et il me commanda ainsi le faire. Et tantoust m’en allay à une des gallées du Temple, et vins à ung coffre dont l’on ne me vouloit bailler les clefz : et o une congnée que je trouvay, je voulu faire ouverture de par le Roy. Et ce voiant le mareschal du Temple, il me fist bailler les clefz du coffre, lequel je ouvry, et y prins de l’argent assez : et l’apporté au Roy, qui moult fut joieux de ma venuë. Et fu fait et parachevé le paiement de deux cens mil livres, pour la délivrance du conte de Poitiers. Et avant que parachever ledit paiement, aucuns conseilloient au Roy qu’il ne fist du tout paier les Sarrazins plustost qu’ilz lui eussent délivré le corps de son frere. Mais il disoit, puis qu’il leur avoit promis, qu’il leur bailleroit tous leurs deniers avant que partir du fleuve. Et sur ces paroles messire Plielippes de Montfort dist au Roy qu’on avoit mescompté les Sarrazins d’une ballance qui valoit dix mil livres. Dont le Roy se corrouça asprement, et commanda audit messire Phelippes de Montfort, sur la foy qu’il lui devoit comme son homme de foy, qu’il fist paier lesditz dix mil livres aux Sarrazins, s’ils n’estoient paiez. Et disoit le Roy que jà ne partiroit jusques ad ce qu’il eust paié tous les deux cens mil livres. Moult de gens voians que le Roy estoit tousjours en dangier des Sarrazins, lui prioient souvent qu’il se voulsist retirer en une gallée qui l’attendoit sur mer, pour fuir des mains des Sarrazins. Et firent tant qu’ilz le firent retirer. Et lui-mesme disoit qu’il pensoit avoir bien acquité son serement. Et adonc commenczasmes à naviger sur mer, et alasmes bien une grant lieuë de mer, sans povoir riens dire l’un à l’autre du mesaise que nous avions d’avoir lessé le conte de Poitiers en la prinson. Et ne tarda guères que veez-cy messire Phelippes de Montfort qui estoit demouré à faire le paiement desdiz dix mil livres, lequel s’escria au Roy : « Sire, Sire, attendez vostre frère le conte de Poitiers, qui s’en va à vous en celle autre gallée. » Et le Roy commença à dire à ses gens qui là estoient : « Alume, alume[171]. » Et tantoust y eut grant joie entre nous tous de la venue du frere du Roy. Et y eut ung pouvre pescheurs qui alla dire à la contesse de Poitiers, qu’il avoit delivré le conte de Poitiers des mains des Sarrazins ; et elle lui fist donner vingt livres parisiz. Et lors chacun monta en gallée.

Pas ne vueil oublier aucunes besongnes qui arrivèrent en Egipte tandis que nous y estion. Premièrement vous diray de monseigneur messire Gaultier de Chastillon, duquel je ouy parler à ung chevalier qui l’avoit veu en une ruë prés du Kasel, là où le Roy fut prins, et avoit son espée toute nue ou poing. Et quant il veoit les Turcs passer par celle ruë, il leur couroit sus, et les chassoit à tous les coups de devant lui. Et en fuiant de devant lui, les Sarrazins, qui tiroient aussi derrière comme devant eux, le couvrirent tout de pilles. Et me dist celui chevalier que quant messire Gaultier les avoit ainsi chassez, qu’il se deffichoit de ses pilles qu’il avoit sur lui, et se armoit de rechief. Et long-temps fut-il là ainsi combatant, et le vit plusieurs foiz se eslever. sur les estriefz, criant : « Ha ! Chastillon, chevalier ! Et où sont mes preudes hommes ? » Mais ne s’en trouvoit pas ung. Et ung jour après comme j’estois avec l’admiral des gallées, je m’enquis à tous ses gensd’armes s’il y avoit nully, qui en sceust à dire aucunes nouvelles. Mais je n’en peu jamés rien savoir, fors à une foiz que je trouvay ung chevalier qui avoit nom messire Jehan Frumons, qui me dist que quant on l’emmenoit prisonnier il vit ung Turc qui estoit monté sur le cheval de messire Gaultier de Chastillon, et que le cheval avoit la culliere toute sanglante ; et qu’il lui demanda qu’estoit devenu le chevalier, à qui estoit le cheval. Et le Turc lui dist qu’il luy avoit couppé la gorge tout dessus son cheval, et que le cheval estoit ainsi ensanglanté de son sang.

Il y avoit ung moult vaillant homme en nostre ost, qui avoit nom messire Jaques du Ghastel, evesque de Soissons : lequel, quant il vit que nous en révenion vers Damiete et que chacun s’en vouloit revenir en France, il ayma mieulx demeurer avecques Dieu que de s’en retourner ou lieu dont il estoit né. Et se alla frapper lui seullet dedans les Turcs, comme s’il les eust voulu combatre tout seul. Mais tantoust l’envoièrent à Dieu, et le misdrent en la compaignie des martyrs ; car ilz le tuèrent en peu d’eure.

Une autre chose viz : ainsi que le Roy attendoit sur le fleuve le paiement qu’il faisoit faire pour avoir son frere le conte de Poitiers, il vint au Roy ung Sarrazin moult bien habillé, et fort bel homme à regarder. Et présenta au Roy du lart prins en potz, et des fleurs de diverses manières, qui estoient moult oderantes ; et lui dist, que c’estoient les enfans du nazac du souldan de Babilonne, qui avoit esté tué, qui lui faisoient le présent. Quant le Roy ouyt celui Sarrazin parler françois, il lui demanda, qui le lui avoit aprins. Et il respondit au Roy qu’il estoit Chrestien regnoyé. Et incontinent le Roy lui dist, qu’il se tirast à part hors de devant lui, et qu’il ne parleroit plus à lui. Lors je le tiray à quartier, et l’enquis comment il avoit regnyé, et dont il estoit. Et celui Sarrazin me dist, qu’il estoit né de Provins, et qu’il estoit venu en Egipte avec le feu Roy Jehan ; et qu’il estoit marié en Egipte, et qu’il y avoit de moult grans biens. Et je lui dis : « Ne savez vous pas bien que si vous mourez en tel point, que vous descendrez tout droit en enfer, et serez dampré à jamais ? » Et il me respondit, « que certes ouy, et qu’il savoit bien qu’il n’estoit loy meilleure que celle te des Chrestiens. Mais, fist-il, je crains si je allois vers vous, la pouvreté où je serois, et les grans infâmes reprouches qu’on me donneroit tout le long de ma vie, en me appellant, regnoié, regnoié. Pourtant j’aime mieulx vivre à mon aise, et richomme, que de devenir en tel point.» Et je lui remonstray qu’il valloit trop mieulx craindre la honte de Dieu et de tout le monde, quant au bout du jugement tous meffaiz seront magnifestez à chacun, et puis après estre dampné. Mais tout ce ne me servit de riens ; ains s’en partit de moy, et oncques puis ne le vy.

Cy-devant avez veu et entendu les grans persecucions et misères que le bon roy saint Loys et tous nous avons souffertes et endurées oultre mer. Aussi sachez que la Royne la bonne dame n’en eschappa pas sans en avoir sa part, et de bien aspres au cueur, ainsi que vous orrez cy-aprés. Car trois jours avant qu’elle acouschast, lui vindrent les nouvelles que le Roy son bon espoux estoit prins ; desquelles nouvelles elle lut si tres-troublée en son corps, et à si grant mesaise, que sans cesser en son dormir il lui sembloit que toute la chambre fust plaine de Sarrazins pour la occir ; et sans fin s’escrioit : « A l’aide ! à l’aide ! » là où il n’y avoit ame. Et de paeurs que le fruit qu’elle avoit ne perist, elle faisait veiller tout nuyt ung chevalier au bout de son lit, sans dormir ; lequel chevalier estoit viel et anxien, de l’eage de quatre vingtz ans, et plus. Et à chascune foiz qu’elle s’escrioit, il la tenoit parmy les mains, et lui disoit : « Madame n’aiez garde, je suis avecques vous ; n’aiez paeurs.» Et avant que la bonne dame fust acouschée, elle fist vuider sa chambre des parsonnages qui y estoient, fors que de celui viel chevalier ; et se gecta la Royne à genoulz devant lui : et lui requist qu’il lui donnast ung don. Et le chevalier le lui octroia par son serement. Et la Royne lui va dire : « Sire chevalier, je vous requier sur la foy que vous m’avez donnée, que si les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me couppez la teste avant qu’ilz me puissent prandre. » Et le chevalier lui respondit, que tres-voulentiers il le feroit ; et que jà l’avoit-il eu en pensée d’ainsi le faire, si le cas y escheoit.

Ne tarda gueres que la Royne acouscha audit lieu de Damiete d’un filz, qui ot nom Jehan, et en son surnom Tristan. La raison estoit, pour ce qu’il avoit esté né en tristesse et en pouvreté. Et le propre jour que elle acouscha, on lui dist que tous ceulx de Pise, de Gennes, et toute la povre commune qui estoit en la ville, s’en vouloit fuir, et laisser le Roy. Et la Royne les fist tous venir devant elle, et leur demanda et dist : « Seigneurs, pour Dieu mercy je vous supply qu’il vous plaise ne abandonner mie ceste ville ; car vous savez bien que monseigneur le Roy, et tous ceulx qui sont avecques luy, seroient tous perduz. Et pour le moins, s’il ne vous vient à plaisir de ainsi le faire : au moins aiez pitié de ceste pouvre chestive dame, qui cy gist, et vueillez attendre tant que soie relevée.» Et tous lui respondirent qu’il n’estoit possible, et qu’ilz mouroient de fain en ceste ville. Et elle leur respondit que jà ne mourroient-ilz de fain : et qu’elle feroit achater toutes les viandes qu’on pourroi trouver en la ville, et qu’elle les retenoit désormais aux despens du Roy. Et ainsi lui convint le faire, et fist achapter des viandes ce qu’on en povoit finer[172]. Et en peu de temps avant qu’elle fust relevée, lui cousta troiz cens soixante mil livres et plus, pour nourrir celles gens. Et ce nonobstant convint à la bonne dame soy lever avant son terme, et qu’elle allast attendre en la ville d’Acre, par ce qu’il failloit délivrer la cité de Damiete aux Turcs et Sarrazins.

Tous devez savoir que ce nonobstant que le Roy eust souffert moult de maulx, encores quant il entra en sa nef ses gens ne lui avoient riens appareillé, comme de robbes, lit, cousche, ne autre bien. Mais lui convint gésir[173] par six jours sur les matelaz, jusques à ce que fussions en Acre. Et n’avoit le Roy nulz abillemens que deux robbes que le Souldan lui avoit fait tailler, qui estoient de samys[174] noir fourrées de vers et de gris, et y avoit grant foisson de boutons d’or. Tandis que nous fusmes sur mer, et que nous allions en Acre, je me seoie tousjours emprés le Roy, pour ce que j’estois malade. Et lors me compta le Roy comment il avoit esté prins, et comme il avoit depuis pourchassé sa renczon et la nostre par l’aide de Dieu. Aussi lui faillit compter comme j'avoie esté prins sur l’eauë, et comment ung Sarrazin m’avoit saulvé la vie. Et me disoit le Roy que grandement estoie tenu à Nostre Seigneur quant il m’avoit délivré de si grans perilz. Et entre autres choses le bon saint Roy plaignoit à merveilles la mort du conte d’Arthois son frere. Ung jour demanda que faisoit le conte d’Anjou son frere, et se plaignoit qu’il ne lui tenoit autrement compaignie ung seul jour, veu qu’ilz estoient en une gallée ensemble. Et on rapporta au Roy qu’il joüoit aux tables avecques messire Gaultier de Nemours. Et quant il eut ce entendu, il se leva, et alla tout chancellant, pour la grant feblesse de maladie qu’il avoit. Et quant il fut sur eulx, il print les dez et les tables, et les gecta en la mer, et se couroussa tres-fort à son frere, de ce qu’il s’estoit si toust prins à jouer aux dez, et que autrement ne lui souvenoit plus de la mort de son frere le conte d’Arthois, ne des perilz desquelz Nostre Seigneur les avoit délivrez. Mais messire Gaultier de Nemours en fut le mieux paié ; car le Roy gecta tous ses deniers, qu’il vit sur les tabliers, après les dez et les tables en la mer[175].

Cy endroit veulx-je bien racompter aucunes grans persecucions et tribulacions qui me survindrent en Acre, desquelles les deux en qui j’avoie parfaicte fiance, me délivrèrent : ce furent Nostre Seigneur Dieu et la benoiste Vierge Marie. Et ce di-ge affin de esmouvoir ceulx qui l’entendroit à avoir parfaite fiance en Dieu, et pacience en leurs adversitez et tribulacions ; et il leurs aidera ainsi qu’il a fait à moy par plusieurs foiz. Or disons, quant le Roy arriva en Acre, ceulx de la cité le vindrent recevoir jusques à la rive de la mer, o leurs processions, à très-grant joie. Et bien toust après le Roy m’envoia quérir, et me commanda expressément, sur tant que j’avois s’amour chière[176], que je demeurasse à menger avecques lui soir et matin, jusques à tant qu’il eust avisé si nous en yrions en France, ou deliberé de demeurer là. Je fu logé cheux le curé d’Acre, là où l’evesque dudit lieu m’avoit institué mon logeis, où je fu griefvement malade. Et de tous mes gens ne demouva qu’un seul varlet, que tous ne demourassent au lit malades comme moy ; et n’y avoit ame, qui me resconfortast d’une seulle foiz à boire. Et pour mieulx me resjouïr, tous les jours je veoie apporter par une fenestre qui estoit en ma chambre, bien vingt corps mors à l’église pour enterrer. Et quant je oye chanter Libera me, je me prenois à. pleurer à chaudes larmes, en criant à Dieu mercy, et que son plaisir fust me garder, et mes gens, de celle pestilence qui regnoit, et aussi fist-il.

Tantoust après le Roy fist appeller ses frères, et le conte de Flandres, et tous les autres grans parsonnages qu’il avoit avecques luy, à certain jour de dimanche. Et quant tous furent présens, il leur dist : « Seigneurs, je vous ay envoyé quérir, pour vous dire des nouvelles de France. Il est vray que madame la Royne ma mere m’a mandé, que je m’en voise hastivement[177], et que mon royaume est en grant péril ; car je n’ay ne paix ne trêves avecques le roy d’Angleterre. Et les gens de ceste terre me veullent garder de m’en aller ; et que si je m’envois, que leur terre sera perdue et destruicte, et qu’ilz s’en viendront tous après moy. Pourtant vous pry que y vueillez penser, et que dedans huit jours m’en rendez response.»

Le dimanche ensuivant tous nous présentasmes devant le Roy, pour lui donner response de ce qu’il avoit chargé lui dire de son allée ou demourée. Et pourta pour tous les parolles monseigneur messire Guion Malvoisin, et dist ainsi : « Sire, messeigneurs vos freres et les autres parsonnages qui cy sont ont esgard à vostre estât, et ont congnoissance que vous n’avez pas povoir de demourer en ce païs à l’onneur de vous, ne au prouffit de vostre royaume. Car en premier lieu, de tous voz chevaliers que amenastes en Chippre, de deux mil huit cens il ne vous en est pas demouré ung cent. Par autre part, vous ne avez point de habitation en ceste terre, n’aussi voz gens n’ont plus nulz deniers. Parquoy tout consideré, tous ensemble vous conseillons que vous en aillez en France pourchasser gens-d’armes et deniers, parquoy vous puissez hastivement revenir en ce païs pour vengeance prandre des ennemys de Dieu et de sa loy.»

Quant le Roy eut ouy le conseil de messire Guy, il ne fut point content de ce, ains demanda en particulier à chacun ce que bon lui sembloit de ceste matere : et premier au conte d’Anjou, au conte de Poitiers, au conte de Flandres, et autres grans parsonnages qui estoient devant lui. Lesquelz tous respondirent qu’ilz estoient de l’opinion de messire Guy Malvoisin. Mais bien fut contraint le conte de Japhe, qui avoit des chasteaux oultre mer, de dire son opinion de ceste affaire : lequel, aprés le commandement du Roy, dist que son opinion estoit que si le Roy povoit tenir maison aux champs, que ce seroit son grant honneur de demeurer, plus que de s’en retourner ainsi vaincu. Et moy, qui estois bien le quatorziesme là assistant, respondy en mon ranc que je tenoie l’opinion du conte de Japhe. Et disoie, par ma raison, que l’on disoit que le Roy n’avoit encore mis ne emploie nulz des deniers de son trésor, mais avoit seullement despencé les deniers des clercs de ses finances ; et que le Roy devoit envoier querir, és païs de la Morée et oultre mer, chevaliers et gensd’armes à puissance ; et que quant on oirra dire qu’il donnera largement de gaiges, il aura tantoust recouvert gens de toutes pars, et par ce pourra le Roy délivrer tant de pouvres prinsonniers qui ont esté prins au service de Dieu et du sien, que jamais n’en ystront[178] s’il s’en va ainsi. Et sachez, que de mon opinion ne fuz-je mie reprins ; mais plusieurs se prindrent à plorer : car il n’y avoit gueres celui qui n’eust aucun de ses parens prinsonnier es prinsons des Sarrazins. Après moy monseigneur Guillaume de Relmont dist, que mon opinion estoit tres-bonne, et qu’il se accordoit à ce que j’avoie dit.

Après ces choses, et que chascun eut respondu endroit soy, le Roy fut tout troublé pour la diversité des opinions de son conseil, et print terme d’autres huit jours de déclarer ce qu’il en vouldroit faire. Mais bien devez savoir que quant nous fusmes hors de la présence du Roy, chacun des seigneurs me commença à assaillir ; et me disoient par despit et envie : « Ha ! certes le Roy est foul s’il ne vous croit, Sire de Jonville, par dessus tout le conseil du royaume de France.» Et je me tais tout coy.

Tantoust les tables furent mises pour aller menger, le Roy qui tousjours avoit de coustume de me faire seoir à sa table, si ses freres n’y estoient : et aussi que en mengeant il me disoit tousjours quelque chose. Mais oncques mot ne me dist, ne ne tourna son vis vers moy. Alors me pensay qu’il estoit mal content de moy, pour ce que j’avois dit qu’il n’avoit encore despencé ses deniers, et qu’il en devoit despendre largement. Et ainsi qu’il eut rendu grâces à Dieu après son disner, je m’estois retiré à une fenestre qui estoit prés du chevet du lit du Roy, et tenois mes bras passez parmy la grisle de celle fenestre tout pensif. Et disois en mon courage que si le Roy s’en alloit à ceste foiz en France, que je m’en yroie vers le prince d’Antioche, qui estoit de mon parenté. Et ainsi comme j’estois en telle pensée, le Roy se vint apuyer sur mes espaulles par darrière, et me tenoit la teste o ses deux mains. Et je cuidois que ce fust monseigneur Phelippe de Nemours, qui m’avoit fait trop d’ennuy celle journée, pour le conseil que j’avois donné. Et je lui commençay à dire : « Lessez m’en paix, messire Phelippe, en malle adventure.» Et je tourné le visage, et le Roy m’y passe la main par dessus. Et tantoust je sceu bien que c’estoit la main du Roy, à une esmeraude qu’il avoit ou doy. Et tantoust je me voulu remuer, comme celuy qui avoit mal parlé. Et le Roy me fist demourer tout coy, et me va dire : « Venez ça, sire de Jonville, comment avez-vous esté si hardy de me conseiller sur tout le conseil des grans personnages de France, vous qui estes jeune homme, que je doy demorer en ceste terre ? » Et je lui respondy, que si je l’avois bien conseillé, qu’il creust à mon conseil ; et si mal le conseilloie, qu’il n’y creust mie. Et il me demanda, s’il demouroit, si je vouldrois demourer avecques lui. Et je lui dis que ouy certes, fust à mes despens ou à autrui despens. Et lors le Roy me dist que bon gré me savoit de ce que je lui avois conseillé sa demeure, mais que ne le deisse à nully. Dont toute celle sepmaine je fu si joieux de ce qu’il m’avoit dit, que nul mal ne me grevoit plus. Et me deffendois hardiement contre les autres seigneurs, qui m’en assailloient. Et sachez qu’on appelle les païsans de celle terre poulains[179]. Et fut adverty messire Pierre d’Avallon, qui estoit mon cousin, qu’on me appelloit poulain, pour ce que j’avoie conseillé au Roy sa demeure avecques les poulains. Si me manda mon cousin, que je m’en deffendisse contre ceulx qui m’y appelleroient, et que je leur disse que j’amois mieulx estre poulain que chevalier recreu[180] comme ilz estoient.

La sepmaine passée, que fusmes à l’autre dimanche, tous retournasmes devers le Roy. Et quant tous fusmes présens, il commença à soy seigner du signe de la croix ; et disoit que c’estoit l’enseignement de sa mere, qui lui avoit dit que quant il voudroit dire quelque parolle, qu’il le fist ainsi, et qu’il invocast le nom de Dieu et l’aide du saint Esperit. Et furent telles les parolles du Roy : « Seigneurs, je vous remercie, ceulx qui m’avez conseillé de m’en aller en France : et pareillement foyz-je ceulx qui m’ont conseillé que je demourasse en ce païs. Mais je me suis depuis avisé, que quant je demourray, que mon royaume n’en sera jà plustoust pour ce en péril ; car madame la Royne ma mere a assez gens pour le deffendre. Et ay aussi esgard au dict des chevaliers de ce païs, qui disent que si je m’envois, que le royaume de Jérusalem sera perdu, par ce qu’il ne demourera nully aprés moy. Pourtant ay-je regardé que je suis cy venu pour garder le royaume de Jérusalem que j’ay conquis, et non pas pour le laisser perdre. Ainsi, Seigneurs, je vous dy, et à tous les autres, qui vouldront demourer avecques moy, que le diez hardiement : et vous promets que je vous donneray tant, que la couppe[181] ne sera pas mienne, mais vostre. Ceulx qui ne vouldront demourer, de par Dieu soit.» Aprés ces parolles, plusieurs en y eut d’esbahiz, et commencèrent à pleurer à chauldes larmes.

Après que le Roy eut declairé sa volenté, et que s’entencion estoit de demourer là, il en laissa venir en France ses freres. Mais je ne sçay pas bien si ce fut à leurs requestes, ou par la volenté du Roy, et fut ou temps d’environ la saint Jehan Baptiste. Et tantoust aprés que ses frères furent partiz d’avec lui pour leur en venir en France, ung peu aprés le Roy voulut savoir comment ses gens, qui estoient demeurez avecques lui, avoient fait diligence de recouvrer gensd’armes. Et le jour de la feste monseigneur saint Jaques dont j’avois esté pelerin pour les grans biens qu’il m’avoit faiz, aprés que le Roy se fut retiré en sa chambre, sa messe ouye, appella de ses principaux, et gens de conseil : c’est assavoir messire Pierre chambellan, qui fut le plus loial homme et le plus droicturier que je veisse oncques en la maison du Roy ; messire Geffroy de Sergines le bon chevalier, messire Gilles le Brun le bon preudomme, et les autres gens de son conseil : avec lesquelz estoit le bon preudomme à qui le Roy avoit donné la connestablie de France aprés la mort de messire Ymbert de Beljeu. Et leur demanda le Roy quelz gens et quel nombre ilz avoient amassé pour remettre son armée sus, et comme courroussé disoit : « Vous savez bien qu’il y a ung mois, ou environ, que je vous declairé que ma voulenté estoit de demourer : et n’ay encores ouy aucunes nouvelles que vous aiez fait armée de chevaliers, ne d’autres gens.» Et ad ce lui respondit messire Pierre chambellan pour tous les autres : « Sire, si nous n’avons encore de ce riens fait, si n’en povons nous mais. Car sans faulte chascun se fait si chier[182], et veult gaigner si grant pris de gaiges, que nous ne leur ozerions promettre de donner ce qu’ilz demandent.» Et le Roy voulut savoir à qui ilz avoient parlé, et savoir qui estoient ceulx-là qui demandoient ainsi gros pris de gaiges. Et tous respondirent que ce estois-je, et que je ne me vouloie contenter de peu de chose. Et ouy toutes ces choses, moy estant en la chambre du Roy. Et disoient au Roy les gens de son conseil dessus nommez telles parolles de moy, pour ce que lui avois conseillé contre leur opinion qu’il demourast, et que ainsi ne s’en devoit-il retourner en France. Lors me fist appeller le Roy, et tantoust allé à lui, et me gecté à genoulz devant lui : et il me fist lever et seoirs. Et quant je fu assis il me va dire : « Senneschal, vous savez bien que j’ai tousjours eu fiance en vous, et vous ay tant aymé ; et toutesvois mes gens m’ont rapporté, que vous estes si dur, qu’ilz ne vous pevent contenter de ce qu’ils vous promectent de gaiges, comment en va-il ? » Et je lui responds : « Sire, je ne sçay qu’ilz vous rapportent. Mais quant est de moy, si je demande bon salaire, je n’en puis mais. Car vous savez bien que quant je fu prins sur l’eauë, alors je perdy quanque j’avoie[183], sans qu’il me demourast autre chose que le corps : et par ce ne pourrois-je entretenir mes gens o peu de chose.» Et le Roy me demanda combien je vouloie avoir pour ma compagnie jusques au temps de Pasques qui venoient, qui estoient les deux pars de l’année. Et je luy demanday deux mille livres. « Or me dictes, fist le Roy : avez vous quis nulz chevaliers[184] avecques vous ? » Et je lui dis : « Sire, j’ai fait demourer messire Pierre du Pontmolain, lui tiers à banniere, qui me coustent quatre cens livres.» Et alors compta le Roy par ses doigts, et me dist : « Sont, fist-il, douze cens livres, que vous cousteront voz chevaliers, et gensd’armes.» Et je lui dis : « Or regardez donques, Sire, s’il ne me fauldra pas bien huit cens livres pour me monter de harnois et chevaulx, et pour donner à menger à mes chevaliers, jusques au temps de Pasques ? » Lors le Roy dist à ses gens qu’il ne veoit point en moy d’outrage, et me va dire qu’il me retenoit à lui.

Tantoust aprés ne tarda gueres, que l’empereur Ferry d’Almaigne envoia en ambaxade devers le Roy, et lui envoia lettres de creance, et comment il escripvoit au Souldan de Babilonne qui estoit mort, mais il n’en savoit riens : qu’il creust à ses gens qu’il envoioit devers lui, et comment qu’il fust, qu’il délivrast le Roy et tous ses gens. Et moult bien me souvient que plusieurs disdrent que pas n’eussent voulu que l’ambaxade d’icelui empereur Ferry les eust encore trouvez prisonniers. Car ilz se doubtoient que ce faisoit l’Empereur pour nous faire plus estroitement tenir, et pour plus nous encombrer. Et quant ilz nous eurent trouvez delivrez, ilz s’en retournèrent devers leur Empereur.

Pareillement aprés celle ambaxade, vint au Roy l’ambaxade du souldan de Damas jusques en Acre. Et se plaingnoit au Roy le Souldan, par ses lettres, des admiraulx d’Egipte, qui avoient tué leur souldan de Babilonne, qui estoit son cousin. Et lui promettoit que s’il le vouloit secourir contr’eulx, qu’il lui délivreroit le royaume de Jérusalem qu’ilz tenoient. Le Roy respondit aux gens du Souldan qu’ilz se retirassent en leur logeis, et que de brief leur manderoit responce à ce que le souldan de Damas lui mandoit. Et ainsi s’en allèrent loger. Et tantoust aprés qu’ilz furent logez, le Roy trouva en son conseil qu’il envoieroit la responce au souldan de Damas par ses messagiers, et y envoieroit avecques eulx ung Religieux qui avoit nom frere Yves le Breton, qui estoit de l’ordre des Frères Prescheurs. Et tantoust lui fut fait venir frere Yves. Et l’envoia le Roy devers les ambassadeurs du souldan de Damas, leur dire que le Roy vouloit qu’il s’en allast avecques eux devers le souldan de Damas lui rendre responce que le Roy lui envoioit par lui, pour ce qu’il entendoit sarrazinois. Et ainsi le fist ledit frere Yves. Mais bien vous veulx ici racompter une chose que ouy dire audit frere Yves : qui est que, en s’en allant de la maison du Roy au logeis des ambassadeurs du Souldan faire le message du Roy, il trouva parmy la ruë une femme fort anxienne, laquelle portoit en sa main destre une escuelle plaine de feu, et en la main senestre une fiolle plaine d’eauë. Et frère Yves lui demanda : « Femme, que vieulx-tu faire de ce feu, et de celle eauë que tu portes ? » Et elle lui respondit que du feu elle vouloit brusler paradis, et de l’eauë elle en vouloit estaindre enfer, affin que jamais ne fust plus de paradis ne d’enfer. Et le religieux lui demanda, pourquoy elle disoit telles parolles. Et elle lui respondit : « Pour ce, fist-elle, que je ne vieulx mye que nully face jamais bien en ce monde pour en avoir paradis en guerdon, n’aussi que nul se garde de pécher pour la crainte du feu d’enfer. Mais bien le doit-on faire pour l’entière et parfaite amour que nous devons avoir à nostre créateur Dieu, qui est le bien souverain, et qui tant nous a aymez qu’il s’est soubmis à mort pour noustre rédemption, et qu’icelle mort à souffert pour le péché de nostre premier pere Adam, et pour nous saulver.»

Tandis comme le Roy séjournoit en Acre, vindrent devers lui les messagiers du prince des Beduins, qui se appelloit le Viel de la Montaigne. Et quant le Roy eut ouye sa messe au matin, il voulut ouïr ce que les messagiers du prince des Beduins lui vouloient dire. Et eulx venuz devant le Roy, il les fist asseoir pour dire leur message. Et commença ung admiral, qui là estoit, de demander au Roy s’il congnoissoit point messire leur prince de la Montaigne. Et le Roy lui respondit que non, car il ne l’avoit jamais veu ; mais bien avoit ouy parler de luy. Et l’admiral dist au Roy : « Sire, puis que vous avez ouy parler de Monseigneur, je m’esmerveille moult, que vous ne lui avez envoié tant du vostre que vous eussiez fait de lui vostre amy, ainsi que font l’empereur d’Almaigne, le roy de Hongrie, le souldan de Babilonne, et plusieurs autres roys et princes, tous les ans : par ce qu’ilz congnoissent bien que sans lui ilz ne pourroient durer ne vivre, sinon tant qu’il plairoit à Monseigneur. Et pour ce nous envoie-il par devers vous, pour vous dire et advertir que le vueillez ainsi faire : ou pour le moins que le facez tenir quicte du trehu qu’il doit par chacun an au grant maistre du Temple et à l’Ospital ; et en ce faisant il se tiendra à paié à vous. Bien dit Monseigneur que s’il faisoit tuer le maistre du Temple, ou de l’Ospital, que tantoust il y en auroit ung autre aussi bon. Et par ce ne veult-il mye mettre ses gens en péril, en lieu où il ne sçauroit riens gaigner.» Le Roy leur respondit qu’il se conscilleroit, et qu’ils reviensissent sur le soir devers lui, et qu’il leur en rendroit responce.

Quant vint au vespre, qu’ilz furent revenuz devant le Roy, ilz trouvèrent avec le Roy le maistre du Temple d’une part, et le maistre de l’Ospital d’autre part. Lors que les messagiers furent entrez devers le Roy, il leur dist que derechief ilz lui deissent leur cas, et la demande qu’ilz lui avoient faite au matin. Et ilz lui respondirent qu’ilz n’estoient pas conseillez de le dire encores une fois, fors devant ceulx qui estoient présens au matin. Et adonc les maistres du Temple et de l’Ospital leur commandèrent qu’ilz le deissent encores une foiz. Et ainsi le fist l’admiral,qui l’avoit dit au matin devant le Roy, tout ainsi qu’est cy-dessus contenu. Aprés laquelle chose les maistres leur disdrent en sarrazinois qu’ilz viensissent au matin parler à eulx, et qu’ilz leur diroient la responce du Roy. Et au matin, quant ilz furent devant les maistres de l’Ospital et du Temple, iceulx maistres leur dirent : Que moult follement et trop hardiement leur sire avoit mandé au roy de France telles choses, et tant dures parolles ; et que si n’estoit pour l’onneur du Roy, et pour ce qu’ilz estoient venus devers lui comme messagiers, que ilz les feroient tous noier et gecter dedans l’orde[185] mer d’Acre, en despit de leur seigneur. « Et vous commandons, firent les deux maistres, que vous vous en retournez devers vostre seigneur, et que dedans quinze jours vous apportez au Roy lettres de vostre prince, par lesquelles le Roy soit content de lui, et de vous.» Au dedans de laquelle quinzaine, les messagiers d’icelui prince de la Montaigne revindrent devers le Roy et lui dirent : « Sire, nous sommes revenuz à vous de par nostre sire, et vous mande que, tout ainsi que la chemise est l’abillement le plus prés du corps de la personne, aussi vous envoie-il sa chemise que veez-cy, dont il vous fait present, en signiffiance que vous estes celui Roy lequel il ayme plus avoir en amour, et à entretenir. Et pour plus grande asseurance de ce, veez-cy son annel qu’il vous envoie, qui est de fin or pur, et ouquel est son nom escript. Et d’icelui annel vous espouse nostre sire, et entend que désormais soiez tout à ung, comme les doiz de la main.» Et entre autres chouses envoia au Roy un elephan de cristal, et des figures de hommes de diverses façons de cristal, tables, eschectz de cristal : le tout fait à belles fleuretes d’ambre, liées sur le cristal à belles vignetes de fin or. Et sachez que si toust que les messagiers eurent ouvert l’estui, où estoient celles chouses, toute la chambre fut incontinant embasmée de la grant et souefve oudeur que sentoient icelles chouses.

Le Roy, qui vouloit guerdonner le présent que lui avoit fait et envoié le viel prince de la Montaigne, lui envoia par ses messagiers, et par frere Yves le Breton qui entendoit sarrazinois, grant quantité de vestemens d’escarlecte, couppes d’or, et autres vaisseaux d’argent. Et quant frere Yves fut devers le prince des Beduins, il parla avecques lui, et l’enquist de sa loy. Mais ainsi qu’il rapporta au Roy, il trouva qu’il ne croioit pas en Mahommet, et qu’il croioit en la loy de Hely, qu’il disoit estre oncle de Mahommet. Et disoit que celui Hely mist Mahommet en l’ononneur, où il fut en ce monde ; et que quant Mahommet eut bien conquis la seigneurie et preheminence du peuple, il se despita et s’eslongna d’avecques Hely son oncle. Et quant Hely vit la felonnie de Mahommet, et qu’il le commença fort à supediter[186], il tira à soy du peuple ce qu’il en peult avoir, et le mena habiter à part és desers des montaignes d’Egipte : et là leur commença à faire et bailler une autre loy que celle de Mahommet n’estoit. Et ceulx-là qui de present tiennent la loy de Hely dient entr’eulx que ceulx qui tiennent la loy de Mahommet sont mescreans. Et semblablement au contraire disent ceulx de Mahommet que les Beduins, qui tiennent la loy de Hely, sont mescreans. Et chacun d’eulx dit vray ; car tous sont mescreans d’une part et d’aultre.

L’un des points et commandemens de la loy de Hely si est tel : que quant aucun homme se fait tuer pour faire et acomplir le commandement de son seigneur, l’ame de lui, qui ainsi est mort, va en ung autre corps plus aise, plus bel et plus fort qu’il n’estoit. Et pour ce ne tiennent compte les Beduins de la Montaigne de leur faire tuer pour le vouloir de leur seigneur faire : croians que leur ame retourne en autre corps, là où elle est plus à son aise que devant. L’autre commandement si est de leur loy : que nul homme ne peut mourir, que jusques au jour qui lui est déterminé. Et ainsi le croient les Beduins ; car ilz ne se veullent armer quant ilz vont en guerre : et s’ilz le faisoient, ilz cuideroient faire contre le commandement de leur loy cy-dessus. Et quant ilz maudisent leurs enfans, ilz leur disent : « Mauldit soies tu comme l’enfant qui s’arme, de paeurs de la mort.» Laquelle chose ilz tiennent à grant honte, qui est une grant erreur. Car il sembleroit que Dieu n’auroit povoir de nous allonger ou abregier la vie, et qu’il ne seroit pas tout-puissant : ce qu’est faux ; car en lui est toute puissance.

Et saichez, que quant frere Yves le Breton fut devers le Viel de la Montaigne, là où le Roy l’avoit envoie, il trouva au chevet du lit d’icelui prince de la Montaigne ung livret, ouquel y avoit en escript plusieurs belles parolles, que Nostre Seigneur autresfoiz avoit dictes à monseigneur saint Pierre, lui estant sur terre, avant sa passion. Et quant frere Yves les eut leuës, il lui dist : « Ha ! â, Sire, moult feriez bien si vous lisiez souvent ce petit livre ; car il y a de très-bonnes escriptures.» Et le Viel de la Montaigne lui dist que si faisoit-il, et qu’il avoit moult grant fiance en monseigneur saint Pierre. Et disoit que au commencement du monde l’ame d’Abel, quant son frère Cayn l’eut tué, entra depuis ou corps de Noé : et que l’ame de Noé, après qu’il fut mort, revint ou corps de Abraham ; et depuis, l’ame d’Abraham est venuë ou corps de monseigneur saint Pierre, qui encore y est en terre. Quant frere Yves le ouyt ainsi parler, il lui remonstra que sa créance ne valoit riens, et lui enseigna plusieurs beaux ditz, et des commandemens de Dieu ; mais onques n’y voulut croire. Et disoit frere Yves, ainsi que je lui ouy compter au Roy, que quant celui prince des Beduins chevauchoit aux champs, il avoit ung homme devant lui, qui portoit sa hache d’armes, laquelle avoit le manche couvert d’argent : et y avoit ou manche tout plain de coteaux tranchans. Et crioit à haulte voix celui qui portoit celle hache en son langaige : « Tournez vous arrière, fuiez vous de devant celui qui pourte la mort des roys entre ses mains.»

Je vous avoys laissé à dire la responce que le Roy manda au souldan de Damas, qui fut telle. C’est assavoir que le Roy envoieroit savoir aux admiraulx d’Egipte s’ilz lui relieveroient et rendroient la treve qu’ilz lui avoient promise : laquelle ilz lui avoient jà rompuë, comme est devant dit. Et que s’ilz en faisoient reffuz, que très-voulentiers le Roy lui aideroit à venger la mort de son cousin le souldan de Babilonne, qu’ilz avoient tué.

Après ces choses, le Roy durant qu’il estoit en Acre envoya messire Jehan de Vallance en Egipte devers les admiraulx, leur requérir que les oultraiges et violances qu’ilz avoient faites au Roy, qu’ilz les luy satisfeissent, tant qu’il fust content d’eulx. Ce que les admiraulx lui promisdrent faire ; mais que le Roy se vouloist allier d’eulx, et leur aider à l’encontre du souldan de Damas devant nommé. Et pour amollir le cueur du Roy, après les grans remonstrances que messire Jehan de Vallance le bon preudomme leur fist, en les blasmant et vitupérant des grans griefs et torts qu’ilz tenoient, et commant en venant contre leur loy ilz lui avoient rompu les trêves et convenances qu’ilz lui avoient faictes, ilz envoierent au Roy, et délivrèrent de leurs prinsons tous les chevaliers qu’ils detenoient prinsonniers. Et aussi lui envoierent les os du conte Gaultier de Brienne qui mort estoit, affin qu’ils fussent ensepulturez en terre sainte. Et en amena messire Jehan de Vallance deux cens chevaliers, sans autre grant quantité de menu peuple, qui estoient és prinsons des Sarrazins. Et quant il fut venu en Acre, madame de Secte[187], qui estoit cousine germaine dudit messire Gautier de Brienne, print les os dudit feu, et les fist ensepulturer en l’église de l’ospital d’Acre bien et honnourablement : et y fist faire grant service à merveilles, en telle manière que chacun chevalier offrit ung cierge et ung denier d’argent. Et le Roy offrit ung cierge avecques ung bezant des deniers de madame de Secte, dont chacun s’esmerveilla ; car jamais on ne lui avoit veu offrir nulz deniers que de sa monnoie. Mais le Roy le fist par sa courtoisie.

Entre les chevaliers que messire Jehan de Vallance ramena d’Egipte, j’en congneu bien quarante de la court de Champaigne, qui estoient tous deserpillez[188], et mal atournez. Lesquelz tous quarante je feis abiller et vestir, à mes deniers, de côtes et surcotz de vert ; et les menay tous devant le Roy lui prier qu’il les vouloist tous retenir en son service. Et quant le Roy eut ouye la requeste, il ne me dist mot quelconque. Et fut ung des gens de son conseil, qui là estoit, qui me reprint, en disant, que je faisois tres-mal, quant je apportois au Roy telles nouvelles, et que en son estât[189] y avoit excès de plus de sept mil livres. Et je lui respondy que la malle adventure l’en faisoit parler, et que entre nous de Champaigne avion bien perdu au service du Roy trente-cinq chevaliers tous portans bannières de la court de Champaigne. Et dis haultement que le Roy ne faisoit pas bien s’il ne les retenoit, veu le besoing qu’il avoit de chevaliers. Et ce disant commençay à pleurer. Lors le Roy me appaisa, et me octroia ce que lui avois demandé : et retint tous ces chevaliers, et les me mist en ma bataille.

Quant le Roy eut ouy parler les messagiers des admiraulx d’Egipte, qui estoient venuz avecques messire Jehan de Vallance, et qu’ilz s’en voulurent retourner, le Roy leur dist qu’il ne feroit nulle trêve à eulx, premier qu’ilz lui eussent rendu toutes les testes des Chrestiens morts qui pendoient sur les murs du Quassere[190], dés le temps que les contes de Bar et de Montfort furent prins : et qu’ilz lui envoiassent aussi tous les enfans, qui avoient este prins petiz, qu’ilz avoient fait regnoier, et croire à leur loy : et oultre, qu’ilz le tiensissent quicte des deux cens mil livres qu’il leur devoit encores. Et avecques eux renvoia le Roy ledit messire Jehan de Vallance, pour la grant sagesse et vaillance qui estoit en lui, pour adnoncer de par le Roy le message aux admiraulx.

Durant ces choses le Roy se partit d’Acre, et s’en alla à Cesare avecques tout ce qu’il avoit de gens : et reffist faire les murs et cloaisons de Césare[191], que les Sarrazins avoient rompuë et abatuë. Et estoit à bien douze lieuës d’Acre, tirant devers Jérusalem. Et vous dy que je ne sçay pas bien commant, mais que par la voulenté de Dieu il peut faire ce qu’il fist. Ne onques, durant l’année et le temps que le Roy fut à Cesare pour la reffaire, n’y eut onques nul qui nous fcist aucun mal, ne aussi en Acre, là où nous n’estions guères de gens.

Par devers le Roy estoient venuz, comme j’ay devant dit, les messagiers du grant roy de Tartarie, durant que nous estions en Chippre. Et disoient au Roy qu’ilz estoient venuz pour lui aider à conquérir le royaume de Jérusalem sur les Sarrazins. Le Roy les renvoia, et avecques eulx deux notables freres prescheurs, qui tous deux estoient presbtres. Et lui envoia une chappelle d’escarlate, en laquelle il fist tirer à l’esguille toute nostre créance, l’Annonciacion de l’ange Gabriel, la Nativité, le Baptesme, et comment Dieu fut baptizé : la Passion, l’Ascension, et l’advenement du Saint-Esperit. Et lui envoia calices, livres, ornemens, et tout ce qui faisoit besoing à chanter la messe. Et ainsi que j’ay depuis ouy racompter au Roy par les messagiers qu’il y avoit envoiez, les messagiers monterent sur mer, et allerent arriver au port d’Antioche. Et disoient que, du port d’Anlioche jusques au lieu où estoit le grant roy de Tartarie, ilz misdrent bien ung an : et faisoient dix lieues par jour. Et trouvèrent toute la terre qu’ilz chevauchoient subjecte aux Tartarins. Et en passant par le païs trouvèrent en plusieurs lieux, en villes et citez, grans monsseaux d’ousseraens de gens morts. Les messagiers du Roy s’enquidrent comment ilz estoient venuz en si grant auctorité, et comment ilz avoient peu subjuguer tant de païs, et destruit et confondu tant de gens dont ilz veoient les oussemens. Et les Tartarins leur disdrent la manière, et premièrement de leur naissance. Et disoient qu’ilz estoient venuz nez et concreez d’une grant berrie[192] de sablon, là où il ne croissoit nul bien. Et commançoit celle berrie de sable à une roche qui estoit si grande et si merveilleusement haute, que nul homme vivant ne la povoit jamais passer, et venoit de devers Orient. Et leur disdrent les Tartarins que entre celle roche et autres roches, qui estoit vers la fin du monde, estoient enclos les peuples de Got et Magot[193], qui dévoient venir en la fin du monde avecques l’Antécrist, quant il viendra pour tout destruire. Et de celle berrie venoit le peuple des Tartarins, qui estoient subgetz à Prebstre-Jehan[194] d’une part, et à l’empereur de Perse d’autre part : lequel empereur de Perse les joignoit d’un cousté de sa terre. Et estoient entre plusieurs autres mescreans, ausquelz pour les souffrir ilz rendoient grans trehuz[195] et deniers chascuns ans, et aussi pour le pasturage de leurs bestes, dont ilz vivoient seulement. Et disoient les Tartarins que celui Prestre- Jehan, l’empereur de Perse, et les autres roys à qui ilz dévoient lesditz trehuz, les avoient en si grant orreur et despit, que quant ilz leur portoient leurs rentes et deniers ilz ne les vonloient recepvoir devant eulx, mais leur tournoient le dos. Dont advint, que une foiz entre les autres, ung saige homme d’entr’eulx cercha toutes les berries, et alla parler ça et là aux hommes des lieux, et leur remonstra le grant servage en quoy ils estoient, et à divers seigneurs : en les priant qu’ilz voulsissent trouver façon et maniere, par quelque conseil, qu’ilz peussent sortir du meschief en quoy ilz estoient. Et de fait fist tant celui saige homme, qu’il assembla à certain jour au chief de celle berrie de sable, à l’endroit de la terre de Prebstre-Jehan. Et après plusieurs remonstrances que icelui saige homme leur eut faictes, ilz se accordèrent à faire quant qu’il vouldroit ; et lui requisdrent qu’il feist et devisast ce que bon lui sembloit, pour parvenir aux fins de ce qu’il leur disoit. Et il leur dist qu’ilz ne povoient riens faire s’ilz n’avoient ung roy qui fust maistre et seigneur sur eulx, lequel ilz obéissent et creussent à faire ce qu’il leur commanderoit. Et la manière de faire leur Roy fut telle : que, de cinquante deux generacions qu’ilz estoient de Tartarins, il fist que chacune d’icelles generacions lui apporteroit une sajette[196], qui seroit signée du seing et nom de sa généracion. Et fut accordé par tout le peuple que ainsi se feroit, et ainsi fut fait. Puis les cinquante-deux sajettes furent mises devant ung enfant de cinq ans ; et de la généracion de laquelle seroit la sajette que l’enfant leveroit, seroit fait leur Roy. Quant l’enfant eut levé l’une des cinquante-deux sajettes, celui saige homme fist tirer et mettre arriere toutes les autres généracions. Et puis aprés fist eslire, de celle generacion dont estoit la sajette que l’enfant avoit levé, cinquante-deux hommes des plus savans et vaillans qui fussent en toute celle généracion. Et quant ilz furent ainsi esleuz, celui mesme sage homme en estoit l’un des cinquante-deux hommes, qui tous eurent chacun sa sajette à part, signée de son nom. Et en firent lever une à icelui petit enfant de cinq ans : et celui à qui seroit la sajette que l’enfant leveroit, seroit leur roi et gouverneur. Et par sort arriva que l’enfant leva la sajette d’icelui sage homme qui ainsi les avoit enseignez. Dont tout le peuple fut moult joieulx, et en menoient tres-grant joie. Et lors il les fist taire, et leur dist : « Seigneurs, si vous voulez que je soie vostre seigneur, vous jurerez par celui qui a fait le ciel et la terre, que vous tiendrez et observerez mes commandemens.» Et ainsi le jurèrent.

Après ces chouses, il leur donna et establit des enseignemens qui furent moult bons pour conserver le peuple en paix les ungs avecques les autres. L’un des establissemens qu’il leur donna fut tel : Que nul ne prandroit le bien d’autrui oultre son gré, ne à son deceu. L’autre fut tel : Que l’un ne frapperoit l’autre, s’il ne vouloit perdre le poing. L’autre fut tel : Que nully n’auroit compaignie de la femme ne de la fille d’autrui, s’il ne vouloit perdre la vie. Et plusieurs autres beaux enseignemens et commandemens leur donna, pour avoir paix et amour entr’eulx.

Et quant il les eut ainsi enseignez et ordonnez, il leur va remonstrer comment le plus anxien ennemy qu’ilz eussent, que c’estoit le Prebstre-Jehan ; et comment il les avoit en grant hayne et despit de longtemps. « Et pour ce, fist-il, je vous commande à tous que demain soiez prestz et appareillez pour lui courir sus. Et s’il advient qu’ilz nous desconfissent, dont Dieu nous gard, chacun face du mieulx qu’il ce pourra. Aussi si nous les desconfissons, je vous commande, que la chose dure jusques à la fin, et fust jusques à trois jours et trois nuiz, sans que nully ne soit si hardy de mettre la main à nul gaing, mais que à gens occire et mettre à mort. Car après que nous aurons bien eu victoire de nos ennemis, je vous départiray le gaing si bien et loiaument, que chacun s’en tiendra à paié et content.» Et tous se accordèrent à ce faire tres-voulentiers.

Le landemain venu, ainsi qu’ilz avoient délibéré de faire, ainsi le firent. Et de fait coururent estroitement sur leurs ennemis. Et ainsi que Dieu, qui est tout puissant, voulut, ilz desconfirent leurs ennemis : et tout quant qu’ilz en trouverent en armes deffensables, ilz les tuerent tous. Mais ceulx qu’ilz trouvèrent portans habiz de religion, et les prebstres, ilz ne les tuerent pas. Et tout l’autre peuple de la terre de Prebstre-Jehan, qui n’estoit en bataille, se rendirent à eulx, et se misdrent en leur subjection.

Une merveilleuse chose arriva aprés celle conqueste. Car l’un des grans maistres de l’une des generacions devant nommées fut bien perdu et absent du peuple des Tartarins par trois jours, sans qu’on en peust avoir ne ouyr aucunes nouvelles. Et quant il fut revenu au bout des trois jours, il rapporta au peuple qu’il ne cuidoit avoir demouré que ung soir, et qu’il n’avoit enduré ne fain ne soif. Et racompta qu’il avoit monté sur ung tertre, qui estoit liault à merveilles ; et que sur icelui tertre il avoit trouvé une grant quantité des plus belles gens qu’il eust jamais veuz, et les mieulx vestus et aournez. Et ou meilleu d’icelui tertre y avoit ung roy assis, qui estoit le plus bel à regarder de tous les aultres, et le mieulx paré : et estoit en ung trosne reluisant à merveilles, qui estoit tout d’or. A sa destre avoit six roys tous couronnez et bien parez, à pierres précieuses. A sa senestre autant y en avoit. Prés de lui à la destre main y avoit une royne agenouliée, qui lui disoit et prioit qu’il pensast de son peuple. A la main senestre y avoit agenoullé ung moult beau jouvenceau, qui avoit deux aelles[197] aussi resplendissans comme le souleil. Et entour celuy roy y avoit moult grant foeson de belles gens aellez. Celui roy appela celui sage homme, et lui dist : « Tu es venu de l’ost des Tartarins.» « Sire, fist-il, ce suis mon[198].» « Tu t’en tourneras, et diras au Roy de Tartarie que tu m’as veu, qui suis Seigneur du ciel et de la terre : et que je lui mande qu’il me rende grâces et louenges de la victoire que je lui ai donnée sur Prebstre-Jehan, et sur sa gent. Et lui diras, de par moy, que je lui donne puissance de mettre en sa subjection toute la terre.» « Sire, fist celui grant maistre des Tartarins, commant m’en croira le roy de Tartarie ? » « Tu lui diras qu’il te croie à telles enseignes que tu te yras combatre à l’empereur de Perse avec trois cens hommes de tes gens : et que de par moy tu vaincras l’empereur de Perse, qui se combatra à toi à tout trois cens mil chevaliers et hommes d’armes, et plus. Et avant que tu voises combatre l’empereur de Perse, tu requerras au roy de Tartarie qu’il te donne tous les prebstres, gens de religion, et autre menu peuple, qui est demouré de ceulx-là qu’il a prins en la bataille de Prebstre-Jehan : et ce qu’ilz te diront et tesmoigneront, tu le croiras. Car ilz sont de mes gens et serviteurs.» « Sire, fist celui homme, je ne m’en sçaurois aller si tu ne me fais conduire.» Et adonc le Roy se tourna, et appella ung de ses belles gens, et lui dist : « Vien çà, George, va t’en conduire cest homme jusques à son herbergement, et le rends a sauveté.» Et tantoust fut transporté celuy sage homme des Tartarins. Quant il fut rendu, tout le peuple et les gens de l’ost des Tartarins le virent ; ilz firent grant chiere à merveilles. Et tantoust il demanda au roy de Tartarie qu’il lui donnast les prebstres et gens de religion, comme lui avoit enseigné le Roy, qu’il trouva au hault du tertre. Ce qui lui fut octroié. Et debonnairement receut celui prince des Tartarins et tous ses gens l’enseignement de ceulx qu’on lui avoit donnez, et tous se firent baptizer. Et quant tous furent baptizez, il print seullement trois cens de ses hommes d’armes, et les fist confesser et appareiller. Et de là s’en alla assaillir l’empereur de Perse, et le convainquit et chassa hors de son Empire et de sa terre. Et s’en alla fuyant jusques ou royaume de Jérusalem. Et fut celui, qui depuis desconfit noz gens, et print le conte Gaultier de Brienne, ainsi comme vous orrez cy-aprés. Le peuple de ce prince chrestien se multiplia tellement, et fut en si grant nombre, ainsi que depuis je ouy dire aux messagiers que le Roy avoit euvoiez en Tartarie, qu’ilz avoient compté en son ost huit cens chapelles sur chars.

Or revenons à nostre matere, et dirons ainsi : Que tandis que le Roy feroit fermer Cesaire, dont j’ay devant parlé, il arriva au Roy ung chevalier qui se nommoit messire Elenars de Seningaan, qui disoit qu’il estoit party du royaume de Norone, et là monta sur mer, et vint passant et environnant toute Espaigne, et passa par les destroitz de Maroc ; et que à moult grans perilz et dangiers il avoit passé et souffert beaucoup de mal, avant qu’il peust venir à nous. Le Roy retint celui chevalier, lui dixisme d’autres chevaliers. Et lui ouy dire que les nuitz en la terre du royaume de Norone estoient si courtes en esté, qu’il n’y avoit nuyt là où l’on ne veist bien encores le jour au plus tard de la nuyt. Quant celui chevalier fut acongneu ou païs, il se print à chasser aux lions, lui et ses gens. Et plusieurs en prindrent perilleusement, et en grant dangier de leurs corps. Et la faczon du faire qu’ilz avoient en ladite chasse estoit qu’ilz couroient sus aux lions à cheval : et quant ilz en avoient trouvé aucun, ilz lui tiroient du trect d’arc ou d’arbeleste. Et quant ilz en avoient attaint quelqu’un, celui lion qui avoit esté attaint couroit sus au premier qu’il veoit : et ilz s’en fuyoient picquans des espérons, et laissoient cheoir à terre aucune couverte, ou une pièce de quelque viel drap : et le lion la prenoit et dessiroit[199], cuidant tenir l’omme qui l’avoit frappé. Et ainsi que le lion se arrestoit à dessirer celle vielle pièce de drap, les autres hommes leur tiroient d’autre trect, et puis le lion laissoit son drap, et couroit sus à son homme, lequel s’enfuioit, et laissoit clieoir une autre vieille pièce de drap, et le lion se y arrestoit. Et ainsi souventesfoiz ilz tuoient les lions de leur trect.

Ung autre chevalier moult noble vint au Roy durant qu’il estoit à Cesaire, qui se disoit estre de ceulx de Coucy[200]. Et disoit le Roy que celui chevalier estoit son cousin, par ce qu’il estoit descendu d’une des seurs du roy Phelippe, que l’empereur de Constantinople eut à femme. Lequel chevalier le Roy retint, lui dixisme de chevaliers, jusques à ung an. Et après l’an passé, il s’en retourna en Constantinople, dont il estoit venu. A icelui chevalier ouy dire, et comme il le disoit au Roy, que l’empereur de Constantinople et ses gens se allièrent une foiz d’un Roy qu’on appelloit le roy des Commains, pour avoir leur aide pour conquérir l’empereur de Grèce, qui avoit nom Vataiche[201]. Et disoit icelui chevalier, que le roy du peuple des Commains, pour avoir seureté et fiance fraternel de l’empereur de Constantinople pour secourir l’un l’autre, qu’il faillit[202] qu’ilz et chacun de leurs gens d’une part et d’autre se feissent seigner, et que de leur sang ilz donnassent à boire l’un à l’autre en signe de fraternité, disans qu’ilz estoient freres, et d’un sang. Et ainsi le convint faire entre noz gens et les gens d’icelui chevalier, et meslèrent de leur sang avecques du vin, et en buvoient l’un à l’autre : et disoient lors qu’ilz estoient freres d’un sang. Et en core firent-ils une autre chose. Car ilz firent passer ung chien entre noz gens et eulx, qui estoient séparez d’une part et d’autre, et découppèrent tout le chien à leurs espées, disans que ainsi fussent-ilz découppez, s’ilz failloient[203] l’un à l’autre.

Une autre grande merveilleuse chose compta au Roy celui chevalier de Coucy. Et disoit que ou pays du roy des Commains estoit mort ung grant riche terrien et prince, auquel, quant il fut mort, on fist une grant fousse moult large en terre : et fut assis celui mort en une chaiere moult noblement parée et ornée. Et descendit-on avecques lui en celle fousse le meilleur cheval qu’il eust, et l’un de ses sergens, tous vifz, homme et cheval. Et disoit que le sergent, avant que entrer en la fosse, il prenoit congié du Roy et des autres grans personnages qui là estoient, et que le Roy luy bailloit une grant foeson d’or et d’argent, que on lui mettoit en escharpe à son coul. Et lui faisoit promettre le Roy que quant il seroit en l’autre monde, qu’il lui rendroit son or et son argent ; et ainsi le lui promettoit. Et aprés le Roy lui bailloit unes lettres adressans à leur premier Roy, et lui mandoit par icelles que celui preudomme avoit moult bien vescu, et qu’il l’avoit bien servy, et par ce lui prioit qu’il le vouloist bien guerdonner. Et après ilz couvrirent celle fosse sur celui homme mort, et sur son sergent et son cheval tous vifz, de planches de bois bien chevillées. Et avant que dormir, en mémoire et remembrance de ceulx qu’ilz avoient enterrez, ilz faisoient sur la fosse une grant montaigne de pierres et de terre. Quant vint le temps que nous fusmes prés de Pasques, je me parti d’Acre, et allé veoir le Roy à Cesaire, qu’il faisoit clorre et refermer. Et quant je fu vers lui, je le trouvay en sa chambre parlant avecques le legat, qui avoit tousjours esté avecques lui oultre mer. Et quant il me vit, il laissa le legat, et vint vers moy. Et me va dire : « Sire de Jonville, il est bien vray que je ne vous ay retenu que jusques à Pasques qui viennent. Pourtant je vous prie, que me dictes combien je vous donneray de Pasques jusques à ung an prouchain venant.» Et je lui dis, que je n’estoie mie venu devers lui pour telle chose marchander, et que de ses deniers ne voulois-je plus : mais qu’il me fist autre marché et convencion. C’est assavoir qu’il ne se courrousast de chose que lui demandasse, ce qu’il faisoit souvent ; et je lui promettois que de ce qu’il me reffuseroit je ne me courrousseroys mie. Quant il oit ma demande, il se commença à rire, et me dist qu’il me retenoit par tel convenant et pact. Et me prist lors par la main, et me mena devant le légat et son conseil, et leur récita la convencion de lui et de moy. Dont chacun fut joieux dequoy je demourois.

Cy-aprés orrez les justices et jugemens que je vy faire à Cesaire tandis que le Roy y séjourna. Tout premier d’un chevalier qui fut prins au bordel, auquel on partit un jeu[204] : ou que la ribaulde avecques laquelle il avoit esté trouvé le meneroit parmy l’ost en sa chemise, une corde liée à ses genitoires, laquelle corde la ribaulde tiendroit d’un bout ; ou, s’il ne vouloit telle chose souffrir, qu’il perdroit son cheval, ses armuies et harnois, et qu’il seroit dechassé et fourbany[205] de l’ost du Roy. Le chevalier esleut[206], qu’il ayma mieulx perdre son cheval et armeures, et s’en partir de l’ost. Quant je viz que le cheval fut confisqué au Roy, je le lui requis pour ung de mes chevaliers pouvre gentilhomme. Mais le Roy me respondit que ma requeste n’estoit pas raisonnable, pour ce que le cheval valloit bien de quatre-vingtz à cent livres, qui n’estoit pas petite somme. Et je lui dis : « Sire, vous avez rompu les convenances d’entre vous et moy, quant vous vous courroussez de ce que je vous ay requis.» Et le Roy se print à rire, et me dist : « Sire de Jonville, vous direz quant que vous vouldrez : mais non pourtant si ne m’en courrousseray-je jà plustoust.» Et toutesfoiz je n’eu point le cheval pour le pouvre gentilhomme.

La seconde justice que je vy fut de aucuns de mes chevaliers qui par ung jour allèrent à la chasse chasser à une beste qu’on appelle gazel, qui est comme ung chevreul. Et les frères de l’Ospital allèrent à l’encontre de mes chevaliers, et se combâtirent à eulx, tellement qu’ilz firent grans oultraiges aux chevaliers. Pour lequel oultrage je me allay plaindre au maistre de l’Ospital, et menay avec moy les chevaliers qui avoient esté oultragez. Et quant le maistre eut ouye ma complainte, il me promist de m’en faire la raison selon le droit et usaige de la sainte Terre, qui estoit tel : qu’il feroit menger les frères, qui avoient fait l’outrage, sur leurs manteaux ; et ceulx, à qui l’outrage avoit este fait se y trouveroient, et leveroient les manteaux des freres. Advint que le maistre de l’Ospital fist menger les freres, qui l’outrage avoient fait, sur leurs manteaux. Et je me trouvay là present avecques les chevaliers ; et requismes au maistre qu’il fist lever les freres de dessus leurs manteaux : ce qu’il cuida reffuser. Mais en la fin force fut que ainsi le fist. Car nous assismes avecques les frères pour menger avecques eulx, et ilz ne le voulurent souffrir : et faillut qu’ilz se levassent d’avecques nous pour aller menger avecques leurs autres freres à la table, et nous laissèrent leurs manteaux.

L’autre justice fut pour ung des sergens du Roy, qui avoit nom le Goullu : lequel mist la main à ung de mes chevaliers, et le bouta[207] rudement. Je m’en allay plaindre au Roy, lequel me dist que de ce je me povoie bien déporter, veu que le sergent n’avoit fait que bouter mon chevalier. Et je lui dis, que je ne m’en deporterois jà, mais plustoust lui laisserois son service, s’il ne me faisoit justice ; et que il n’appartenoit à sergens de mettre main és chevaliers. Et ce voiant le Roy, il me fist droit, qui fut tel : que selon l’usage du païs le sergent vint en mon hébergement tout deschaux, et en sa chemise, et avoit une espée en son poing : et se vint agenoiller devant le chevalier qu’il avoit oultragé, et lui tendit l’espée par le pommel, et lui dist : « Sire chevalier, je vous cry mercy de ce que j’ay mis la main en vous. Et vous ay apporté ceste espée, que je vous présente, affin que vous m’en couppez le poing, s’il vous plaist le faire.» Lors je priay le chevalier, qu’il lui pardonnast son maltallent ; et il le fist. Et plusieurs autres divers jugemens y vi faire, selon les droiz et usaiges de la sainte Terre.

Vous avez devant ouy comme le Roy avoit mandé aux admiraulx d’Egipte que s’ilz ne lui satisfaisoient des oultrages et viollances qu’ilz lui avoient faictes, qu’il ne leur tiendroit aucune treve. Et sur ce à present sont venuz devers lui les messagiers d’Egipte, et lui vindrent apporter par lettres que les admiraulx lui vouloient faire tout ce qu’il leur avoit mendé, comme est dit devant. Et prindrent le Roy et les messagiers des admiraulx journée de eulx trouver ensemble à Japhe. Et là devoient jurer les admiraulx et promettre au Roy qu’ilz lui rendroient le royaume de Jérusalem. Et aussi le Roy et ses plus grans parsonnages devoient jurer et promettre de leur part qu’ilz aideroient aux admiraulx à l’encontre du souldan de Damas. Et advint que quant le souldan de Damas sceut que nous estions alliez avecques ceulx d’Egipte, et la journée qui avoit esté prinse de soy trouver à Japhe, il envoia bien vingt mil Turcs pour garder le passage. Mais non portant ne laissa point le Roy qu’il ne se meust pour aller à Japhe. Et quant le conte de Japhe vit que le Roy venoit, il assorta[208] et mist son chastel de Japhe en tel point qu’il ressembloit bien une bonne ville deffensable. Car à chascun créneau de son chastel il y avoit bien cinq cens hommes à tout chacun une targe et ung penoncel à ses armes. Laquelle chose estoit fort belle à veoir : car ses armes estoient de fin or, à une croix de gueulles pâtée, faictes moult richement. Nous nous logeasmes aux champs, tout à l’entour dicelui chaslel de Japlie, qui estoit seant lez de la mer, et en une isle. Et fist commancer le Roy à faire fermer et ediifier une bourge[209] tout à l’entour du chastel, dés l’une des mers jusques à l’autre, en ce qu’il y avoit de terre. Et disoit le Roy à ses ouvriers, pour leur donner courage : « J’ay maintesfoiz porté la hote, pour gaigner le pardon.» Les admiraulx d’Egipte n’ouzèrent venir, de paeurs des gens que le souldan de Damas avoit mis és gardes de leurs passages. Mais ce nonobstant, ilz envoierent au Roy toutes les testes des Chrestiens, qu’ilz avoient panduës sur les murs du Kayre, comme le Roy le leur demandoit. Et les fist le Roy mettre en terre benoiste. Et lui envoièrent tous les enfans qu’ilz avoient retenuz, et qu’ilz avoient jà faict regnoier la foy de Dieu. Et aussi lui envoièrent ung elephant, que le Roy envoya en France.

Ainsi comme le Roy et tout son ost sejournoit à Japhe, pour soy fortiffier contre ceulx qui estoient au chastel, vindrent au Roy nouvelles que desja les gens du souldan de Damas estoient sur les champs en aguect, et que l’un des admiraulx du Souldan estoit venu fauciller et degaster les blez d’un karet[210] estant illecques prés, à l’environ de trois lieuës de l’ost du Roy. Tantoust le Roy y envoia veoir, et y allé en personne. Mais si toust que icelui admiral nous sentit venir, il commença à prandre la fuite. Et de noz gens coururent après à bride abatuë ; et y eut ung jeune gentilhomme de noz gens, qui les aconceupt[211], et mist par terre deux Turcs à belle pointe de lance, et sans la briser. Et quant l’admiral vit qu’il n’y avoit encores que celui gentilhomme, il se tourna vers lui ; et le gentilhomme lui donna ung grant coup de glaive tellement, qu’il blecza l’admiral asprement dedans le corps, et puis s’en retourna à nous.

Quant les admiraulx d’Egipte sceurent que le Roy et tout son est estoit Japhe, ilz envoièrent devers lui pour avoir derechief de lui autre assignacion de jour qu’ilz pourroient venir par devers lui sans aucune faulte. Et le Roy leur assigna encore une journée, à laquelle ilz promisdrent au Roy qu’ilz viendroient devers lui, pour conclurre de leurs choses, et qu’estoit à faire d’une part et d’aultre. Durant celui temps que nous attendions à venir la journée, que le Roy avoit assignée aux admiraulx d’Egipte, pour venir devers lui : le conte de Den[212] vint devers le Roy, et amena avecques lui le bon chevalier Arnould de Guymene et ses deux freres, lesquelz dixismes de chevaliers le Roy retint à son service. Et là le Roy fist le conte de Den chevalier, qui estoit encores ung jeune jouvencel.

Semblablement vindrent devers le Roy le prince d’Antioche et sa mère, ausquelz le Roy fist grant honneur, et les receut honnourablement. Et fist le Roy chevalier le prince d’Antioche, qui n’estoit que de l’eage de seize ans. Mais onques si sage enfant ne vy de tel eage. Et quant il fut chevalier, il fist une requeste au Roy : c’est assavoir, qu’il parlast à lui de quelque chose qu’il vouloit dire en la presence de sa mere. Ce que lui fut octroié. Et fut sa demande telle, et dist : « Sire, il est bien vray que madame ma mere, qui cy est presente, me tient en bail[213], et m’y tiendra encore jusques à quatre ans. Parquoy elle joist de toutes mes chouses, et n’ay puissance encores de riens faire. Toutesfoiz, si me semble-il qu’elle ne doit mye lesser perdre ne dechoirs ma terre, et le vous ; car ma cité d’Antioche se pert entre ses mains. Pourtant, Sire, je vous supply humblement que le lui vueillez remonstrer, et faire tant qu’elle me baille deniers et gens, affin que je aille secourir mes gens qui sont dedans ma cité, ainsi qu’elle le doit bien faire.» Aprés que le Roy eut entendu la demande que le prince faisoit, il fist et pourchassa tant à sa mere, qu’elle lui bailla grans deniers. Et s’en alla le prince d’Antioche à sa cité, là où il fist merveilles. Et dés lors, pour l’onneur du Roy, il escartela ses armes, qui sont vermeilles, avecques les armes de France.

Et pour ce que bonne chouse est à racompter et reduire à memoire les faitz et vertuz d’aucun excellant prince, pourtant icy parlerons du bon conte de Japhe messire Gautier de Brienne, lequel en son temps et vivant, et à grant force de faitz d’armes et de chevallerie, tint la conté de Japhe par plusieurs années, lui estant assailly des Egipciens, et sans ce qu’il joist d’aucun revenu, mais seulement de ce qu’il povoit gaigner és courses qu’il faisoit sur les Sarrazins et ennemys de la foy chrestienne. Et advint par une foiz qu’il desconfit une grant quantité de Sarrazins qui menoient grant foeson de draps de soie de diverses sortes, lesquelz il gaigna, et en apporta. Et quant il fut à Japhe, il les départit tous à ses chevaliers, sans qu’il en demourast riens. Et avoit telle maniere de faire, que le soir qu’il s’estoit parti d’avecques ses chevaliers il entroit en sa chappelle, et là estoit longuement à rendre grâces et louenges à Dieu ; et puis s’en venoit gésir avecques sa femme, qui moult bonne dame estoit, et estoit seur du roy de Chippre.

Or avez ouy cy-devant commant l’un des princes des Tartarins avoit expulsé et débouté, à tout trois cens chevaliers, l’empereur de Perse à tout trois cens mil chevaliers, par l’aide de Dieu, hors de son royaume et empire de Perse. Maintenant saurons la voie que print icelui empereur de Perse, qui avoit nom Barbaquan. Icelui Barbaquan s’en vint ou royaume de Jérusalem, et fist à sa venuë moult de mal : car il print le chastel de Tabarie, qui appartenoit à messire Heude de Montbeliar ; et tua tant de nos gens qu’il peult trouver hors du Chastel-Pelerin, hors d’Acre, et hors de Japhe. Quant il eut fait tous les maulx qu’il peult faire, il se tira vers Babilonne, affin d’avoir secour du souldan de Babilonne, qui devoit venir à lui pour courir sur noz gens, et sur ce print les barons du païs. Et les patriarches aviserent qu’ilz yroient combatre à l’Empereur avant qu’il eust secour du souldan de Babilonne. Et envoierent querir pour leur secour le souldan de la Chamelle, qui estoit l’un des meilleurs chevaliers et des plus loiaux qui fust en toute Paiennie. Lequel vint à eulx, et le receurent à tres-grant honneur en Acre. Puis aprés tous ensemble se partirent d’Acre, et vindrent à Japhe. Quant toute celle armée fut ensemble à Japhe, noz gens prièrent le conte Gautier qu’il voulsist venir avec eulx contre l’empereur de Perse ; lequel respondit que tres-voulentiers y viendroit, par ainsi que le patriarche d’Acre le absoulist, qui de pieça l’avoit excommunié pour ce qu’il ne vouloit rendre une tour qui estoit en son chastel de Japhe, laquelle tour se appelloit la tour du patriarche : et par ce disoit celui patriarche qu’elle lui appartenoit. Mais le patriarche ne voulut onques de ce riens faire. Et pour ce ne lessa point le conte Gautier à venir avec nous en bataille. Et fut fait trois batailles, dont messire Gautier eut la premiere, le souldan de la Chamelle l’autre, et le patriarche et les barons du païs l’autre. Et avecques la bataille de messire Gautier estoient les chevaliers de l’Ospital.

Quant arroy[214] eust esté mis en ces trois batailles, tout se meut, et picquèrent sur les champs, et tantoust virent à l’œil leurs ennemys, lesquelz sçavans la venuë de noz genz se arresterent sur les champs, et despartirent pareillement leur armée en trois batailles. Et quant le conte Gautier de Brienne vit que leurs ennemys faisoient leurs batailles, il s’escria : « Seigneurs, que faisons-nous ? nous leur donnons povoir de mettre arroy et ordre en leurs batailles, et aussi leur donnons courage quant ilz nous voient icy sejournans. Et par ce je vous prie, pour Dieu, que nous leur allon courir sus.» Mais onques n’y eut celui qui l’en voulust croire. Et lui voyant que ame ne s’en vouloit mouvoir, il se tira par devers le patriarche, pour lui demander s’absolucion. Mais riens n’en voulut faire. Et avecques le conte se trouva ung tres-notable clerc, qui estoit evesque de Rainnes[215], lequel avoit fait plusieurs beaux faitz de chevallerie en la compaignie du conte Gautier. Lequel evesque dist au conte : « Ne vous troublez mye en vostre conscience de l’excommuniement du patriarche, car il a tres-grant tort, et de ma puissance je vous absoulz on nom du Pere, et du Filz, et du Saint-Esperit, amen.» Et dist : « Sus, allon, marchon sur eulx.» Et lors ferirent des esperons, et se assemblerent à la bataille de l’empereur de Perse, qui estoit la derrenière ; en laquelle avoit trop grant foeson de gens pour la puissance du conte Gautier. Et là y eut d’une part et d’autre grant quantité de gens occis. Mais ce nonobstant fut prins le conte Gautier. Car tous ses gens s’enfuirent tres-dehonteusement, et plusieurs par desespoir s’en allerent gicter en la mer. Et la cause du desespoir fut par ce que l’une des batailles de l’empereur de Perse se vint combatre au souldan de la Chamelle, lequel se delfendoit à si grans coups, et par si tres-grans faitz d’armes, combien qu’il eust trop feble puissance contre celle bataille, que de deux mil Turcs il ne lui en demoura que environ de quatre-vingtz, et force lui fut soy retirer ou chastel de la Chamelle.

Et voiant l’empereur de Perse qu’il avoit eu victoire, print en lui conseil qu’il yroit assieger le Souldan jusques en son chasteau de la Chamelle : ce qu’il voulut faire. Mais saichez que icelui Souldan, comme bien advisé et conseillé, ses gens appella, et leur remonstra, et dist : « Seigneurs, si nous nous lessons assiéger, nous sommes perduz. Pourtant il vault mieulx que nous allons courir sur eulx.» Et de fait, il envoia ses gens ceulx qui estoient mal armez par darriere une vallée couverte, leur frapper en l’ost de l’Empereur. Ce qu’ilz firent, et se prindrent à tuer femmes et enfans. Et quant l’Empereur, qui marchoit tousjours devant, ouït la clameur de son ost, il se tourna arriere pour les vouloir secourir. Et quant il fut tourné le dos, le souldan de la Chamelle avecques ce qu’il avoit de gensd’armes se gecta sur eulx. Et advint que des deux coustez l’Empereur fut si durement assailly, que de bien vingt-cinq mil hommes qu’il avoit, ne lui demeura homme ne femme, que tous ne fussent tuez, et livrez à mort.

Or vous devez savoir, que l’empereur de Perse avant qu’il se partist pour devoir aller assiéger le chastel de la Chamelle, il avoit mené le bon conte de Japhe messire Gautier de Brienne devant sa cité de Japhe, et là le fist pandre par les braz à unes fourches, devant ceulx qui estoient ou chastel de Japhe. Et leur faisoit dire que jamais il ne feroit despandre leur conte jusques à ce qu’on lui eust rendu le chastel de Japhe. Et ainsi que le povre Conte pandoit, il s’escrioit à haulte voix à ses gens, que pour nulle riens qu’ilz lui veissent faire, qu’ilz ne rendissent le chastel ; et que s’ilz le faisoient, que l’Empereur les feroit tous mettre à mort. Et quant l’Empereur vit qu’il n’y povoit autre chose faire, il envoia le conte Gautier au souldan de Babilonne, et lui en fist present, ensemble du maistre de l’Ospital, et de plusieurs autres prinsonniers grans parsonnages qu’il avoit prins. Et y avoit à conduire le conte Gautier et les autres prinsonniers, jusques en Babilonne, bien trois cens chevaliers, à qui il print trop bien : car ilz ne se trouvèrent pas à la murterie[216] qui fut faicte devant le chastel de la Chamelle, de l’empereur de Perse, et de ses gens, dont a esté parlé cy-devant.

Quant les marchans de Babilonne sceurent que le Souldan avoit en ses prinsons le conte Gautier, ilz se assemblerent, et tous allerent faire une clameur au Souldan qu’il leur fist droit du conte de Japhe Gautier de Brienne, lequel les avoit destruiz par plusieurs foiz, et fait de grans domages. Et en optemperant à leur requeste, le Souldan leur habandonna le corps du conte Gautier, pour eulx venger de lui. Et ces traistres chiens entrerent en la prinson, là où le conte Gautier estoit ; et là le despiecerent, et hachierent par pieces, et plusieurs martires lui firent, dont nous devons croire que glorieux est en paradis.

Or revenons au souldan de Damas, lequel retira ses gens qu’il avoit à Gadres[217], et entra en Egipte, et là vint assaillir les admiraulx d’Egipte. Et devez savoir que, de la fortune de leurs batailles, la bataille du souldan de Damas desconfit l’une des batailles des admiraulx ; l’autre bataille des admiraulx d’Egipte vainquit l’une des batailles du souldan de Damas. Et par ce s’en revint arriere à Gadres le souldan de Damas, bien navré et blecié en la teste, et autres lieux. Et durant qu’il se tint à Gadres, les admiraulx envoierent en ambassade devers lui, et là firent paix et accord entr’eulx. Et par ce demorasmes moquez d’une part et d’autre. Car dés lors en avant nous n’eusmes ne paix ne treve, ne au Souldan ne aux admiraulx. Et saichez que nous n’estions nulle foiz en nostre ost de gensd’armes, que quatorze cens ou environ des gens deffensables. Si toust comme le souldan de Damas fut apaisé avecques les admiraulx d’Egipte, il fist tous amasser ses gens qu’il avoit à Gadres : et se partit, et vint passer prés de nostre ost avecques bien vingt mil Sarrazins, et dix mil Beduins, et passerent à prés de deux lieuës prés de nous. Mais oncques ne nous ouzerent assaillir. Et fusmes en aguect, le Roy et le maistre de son artillerie, bien trois jours, de paeur qu’ilz se ferissent en nostre ost secretement.

Le jour de la saint Jehan prouchaine d’aprés Pasques, durant que le Roy oyoit son sermon, il vint ung des gens du maistre de l’artillerie du Roy, lequel entra tout armé en la chappelle du Roy, et lui dist que les Sarrazins avoient encloux[218] le maistre des arbalestriers sur les champs. Lors je requis au Roy qu’il me donnast congié dy aller. Et il si fist, et me fist bailler jusques à cinq cens hommes d’armes qu’il nomma. Et si toust comme nous fusmes hors de l’ost, et que les Sarrazins qui tenoient en presse le maistre des arbalestriers nous virent, ilz se retirerent devers ung admiral qui estoit sur ung tertre devant nous, à tout bien mil hommes d’armes. Lors se commença la bataille entre les Sarrazins et la compagnie du maistre des arbalestriers. Et comme celui admiral veoit que ses gens estoient pressez, incontinant il les renfoiçoit de gens. Et pareillement faisoit le maistre des arbalestriers, quant il veoit que ses gens estoient des plus febles. Et durant que nous estions ainsi combatans, le legat et les barons du pais disdrent au Roy que grant folie estoit dont il m’avoit lessé aller aux champs. Et lors commanda que l’on me viensist quérir, et aussi le maistre des arbalestriers. Et adonc se despartirent les Turcs, et nous en revinsmes en l’ost. Et moult de gens s’esbahissoient dont les Turcs nous avoient lessez en repoux, sans nous avoir couru sus. Sinon que aucuns disoient que ce avoit esté pour ce que leurs chevaulx estoient tous affamez de ce qu’ilz s’estoient tant tenuz à Gadres, là où ilz furent bien ung an entier.

Les autres Turcs qui estoient partiz de devant Japhe s’en vindrent devant Acre. Et mandèrent au seigneur d’Asur[219], qui estoit connestable du royaume de Jerusalem, qu’il leur envoiast cinquante mil besans, ou qu’ilz destruiroient les jardrins de la ville. Et le seigneur d’Asur leur manda qu’il ne leur envoieroit riens. Lors ilz arrangerent leurs batailles, et s’en vindrent le long des sables d’Acre si prés de la ville, qu’on eust bien tiré jusques en la ville avec une arbaleste de tour. Et adonc sortit hors de la ville le seigneur d’Asur, et s’en alla mettre au mont là où estoit le cymetiere de saint Nicolas, pour deffendre les jardrins. Et quant les Turcs approucherent, il sortit de noz gens de pié d’Acre, qui leur commancerent à tirer d’arcs et d’arbalestres à grant force. Et de paeurs qu’ilz se meissent en peril, le seigneur d’Asur les fist retirer par ung jeune chevalier, qui estoit de Gennes.

Et ainsi que celui chevalier de Gennes retiroit celles gens de pié, ung Sarrazin vint à lui tout effraié[220], et esmeu en courage. Et lui dist, en son sarrazinois, qu’il jousteroit à lui s’il vouloit. Et le chevalier lui respondit fierement, que tres-voulentiers le receveroit. Et quant il voulut sus courir à icelui Sarrazin, il apperceut illecques prés à sa main senestre huit ou neuf Sarrazins qui s’estoient là demourez pour veoir qui gaingneroit d’icelui tournay. Et le chevalier lessa à courir sus au Sarrazin à qui il devoit jouster, et print sa course au tropel des huit Sarrazins. Et en ferit ung parmy le corps, et le percza d’oultre en oultre de sa lance, et mourut tout roide. Et il s’en retourne à noz gens ; et les autres Sarrazins lui acoururent sus : et y en eut ung, qui lui donna un grant coup de masse sur son haubert. Et le chevalier, au retour qu’il fist, donna au Sarrazin qui l’avoit frappé ung tel coup d’espée sur la teste, qu’il lui fist saillir les toailles qu’il avoit en la teste jusques à terre. Et saichez que de celles touailles ils recevoient de grans coups. Pourtant les pourtoient-ilz quant ilz alloient en bataille, et sont entortillées l’une sur l’autre durement. Lors ung autre Sarrazin cuida descendre ung grant coup de son glaive turquin sur le chevalier : et il gyncha[221] tant, que le coup ne l’ataignit mie. Et au retour que fist le Sarrazin, le chevalier lui donna une arriere-main de son espée parmy le braz, qu’il lui fit voiler le glaive à terre, et lors en amena ses gens de pié. Et ces trois beaux coups fist le chevalier devant le seigneur d’Asur, et devant les grans parsonnages d’Acre, qui estoient montez sur les murs pour veoir celles gens. De là se partirent les Sarrazins de devant Acre. Et pour ce qu’ilz oirent que le Roy faisoit fermer Sajecte, et qu’il avoit peu de bons gens-d’armes, ilz se tirerent celle part. Et quant le Roy sceut la nouvelle, pour ce qu’il n’avoit mye assez puissance de resister contre eulx, il se retira, lui et le maistre de son artillerie, et le plus de gens qu’il peult logier, dedans le chastel de Sajecte, qui estoit bien fort et bien doux. Mais gueres n’y entra de gens, par ce que le chasteau estoit trop petit et estroit. Et tantoust les Sarrazins arriverent, et entrerent dedans Sajecte. Là ne trouvèrent nulle deffence ; car elle n’avoit pas encores esté parachevée de clorre. Et tuerent bien deux mil povres gens de nostre ost. Et quant ilz eurent ce fait, et pillé la ville, s’en allerent à Damas.

Quant le Roy sceut que les Sarrazins avoient tout abatu, et desrompu Sajecte, il en fut moult dolant. Mais il ne le povoit amender ; et les barons du païs en furent bien joieux. Et la raison estoit, pour ce que le Roy vouloit aprés cela aller fermer ung tertre, là où jadis y souloit avoir ung chastel du temps des Macabées. Et estoit seant celui chastel, ainsi comme l’on va de Japhe en Jerusalem. Et pour ce qu’il estoit bien à cinq lieuës loing de mer, les barons se discordoient qu’il fust fermé : par ce qu’ilz disoient, et bien vray disoient, que jamais on ne l’eust peu avitailler, que les Sarrazins ne tollussent à force l’avitaillement, par ce qu’ilz estoient les plus forts. Et pour ce remonstrerent les barons au Roy qu’il lui valloit beaucoup mieulx refaire Sajecte, et pour son honneur, que d’aller entreprandre autre nouvel edifice qui estoit si loing de mer. Et ad ce s’accorda le Roy.

Durant le temps que le Roy estoit à Japhe, on lui dist que le souldan de Damas le souffreroit aller en Jerusalem, et par bon asseurement. Et l’eust tres-voulenliers voulu faire le Roy. Mais grant conseil eut qui l’en destourna, par ce que il lui convenoit laisser la cité en la main des ennemys. Ce que les seigneurs du païs ne voulirent consentir. Et lui remonstrerent par exemple, qui fut tel : Que quant le roy Phelippe se partit de devant Acre pour aller en France, il lessa tous ses gens en l’ost du duc Hugues de Bourgoigne qui estoit ayeul du duc darrenier mort. En celui temps et ainsi que le duc Hugues de Bourgoigne et le Roy Richart d’Angleterre estoient séjournans en Acre, il leur fut apporté nouvelles qu’ilz prandroient bien le landemain Jerusalem s’ilz vouloient, par ce que la grant puissance des chevaliers d’Egipte s’en estoient allez au Souldan de Damas, à une guerre qu’il avoit à Nessa[222], contre le Souldan du lieu. Et furent tantoust prés le duc de Bourgoigne et le roy Richart de desmarcher pour aller vers Jerusalem. Et diviserent leurs batailles, dont le roy d’Angleterre menoit la premiere, et le Duc l’autre d’emprés avecques les gens du roy de France, qui estoient demourez. Et ainsi qu’ilz furent prés de Jerusalem, et prés de prendre la ville, il fut mandé de la bataille du duc de Bourgoigne au roy d’Angleterre, que le Duc s’en retournoit, seullement affin que l’on n’eust peu dire que les Anglois eussent prins Jerusalem ; qui lui procedoit d’envie. Et ainsi qu’ilz estoient sur ces parolles, ce fut l’un des gens du roy d’Angleterre qui s’escria et lui dist : « Sire, Sire, venez jusques icy, et je vous monstreray Jerusalem. Et il gecte devant ses yeulx sa cocte d’armes tout en pleurant, et disant à Nostre Seigneur à haulte voix : Ha ! Sire Dieu, je te pry que je ne voie mye ta sainte cité de Jerusalem, puis que ainsi va que je ne la puis delivrer des mains de tes ennemis.»

Cest exemple fut monstre au roy saint Loys, pour ce qu’il estoit le plus grant roy des Chrestiens, et que s’il faisoit son pellerinage en Jerusalem sans la delivrer des mains des ennemis de Dieu, tous les autres roys qui viendroient audit veage se tiendroient apaiez[223] de faire seullement leur pelerinage, ainsi que auroit fait le roy de France.

Celui Richart roy d’Angleterre fist tant de faitz d’armes ou temps qu’il y fut, que quant les chevaulx aux Sarrazins avoient paeurs d’aucune umbre ou d’un buisson, leurs maistres leur disoient : « Cuides-tu, que le roy d’Angleterre y soit ? » Et ce disoient-ilz par coustume, par ce que maintesfoiz il les avoit desconfitz et vainquz. Et pareillement quant les petitz enfans des Turcs et Sarrazins crioient, leurs meres leur disoient : « Tays-toy, tays-toy, ou je yray querir le roy Richart d’Angleterre.» Et de paeurs qu’ilz avoient, ilz se taisoient, comme j’ay dit par cy-devant.

Du duc de Bourgoigne Hugues, dont aussi ay devant parlé, vous diray. Il fut moult bon chevalier de sa main, et chevallereux. Mais il ne fut oncques tenu à saige, ne à Dieu, ne au monde. Et bien y apparut en ses faitz devant dictz. Et de lui dist le grant roy Phelippe, quant il sceut que le conte Jehan de Chalons avoit eu ung filz, qui avoit nom Hugues : « Dieu le vueille faire preuhomme[224], et preudomme[225]! » Car grant difference disoit estre entre preuhomme, et preudomme : et que maint chevalier y avoit entre les Chrestiens et entre les Sarrazins, qui estoient assez preux ; mais ilz n’estoient pas preudommes. Car ilz ne craignoient ne amoient Dieu aucunement. Et disoit que grant grace faisoit Dieu à ung chevalier, quant il avoit ce bien que par ses faitz il estoit appellé preuhomme et preudomme. Mais celui dont nous avons dit cy-devant povoit bien estre appelle preudhomme, par ce qu’il estoit preux et hardy de son corps, mais non point de s’ame : car il ne craignoit point à pecher, ne à mesprandre envers Dieu. Des grans deniers que le Roy mist à fermer Japhe ne convient-il mye parler, pour ce qu’ilz sont sans nombre ; car il ferma le bourg dés l’une des mers jusques à l’autre. Et y avoit bien vingt-quatre tours, que grans, que petites. Et estoient les douves[226] curées, et faites dedans et dehors. Et y avoit trois grans portes, dont le legat avoit eu commission d’en faire faire une des trois, et de la muraille depuis celle porte jusques à l’autre. Et pour congnoistre par exstimacion ce que la chose peut couster au Roy, il est verité que une foiz me demanda le légat, combien je estimoye bien ce que avoit cousté la porte et le pan de mur qu’il avoit fait faire. Et je estimé que la porte lui avoit bien cousté cinq cens livres, et la muraille trois cens livres. Et lors le legat me dist que j’estois bien loing du compte ; et que, se Dieu lui aidast, que la porte et le mur lui avoient bien cousté trente mil livres. Parquoy peut-on bien penser que à ce pris le tout auroit beaucoup cousté.

Quant le Roy eut parachevé de fermer et clorre Japhe, il lui print envye de faire à Sajecte comme il avoit fait à Japhe : et de la reffaire fermante, ainsi comme elle estoit avant que les Sarrazins l’eussent abatuë. Et s’esmeut pour y aller lui et son ost, le jour de la feste de messeigneurs saint Pierre et saint Paoul, apoustres. Et quant le Roy fut devant le chastel d’Assur à tout son ost, sur le soir le Roy appella ses gens de conseil, et leur demanda d’une chose qu’il avoit envye de faire : c’est assavoir qu’il vouloit prandre une cité de Sarrazins qu’on appelloit Naples, qui se nomme, és escriptures de la Bible et de l’anxien Testament, Samarie. Lors les seigneurs du Temple, les barons, et admiraulx du païs lui conseillerent qu’il le devoit faire ; mais qu’il n’y devoit point estre en personne, de paeurs des dangiers disans que s’il estoit prins ou tué, que toute la terre seroit perduë. Et il leur respondit qu’il n’y lerroit jà aller ses gens s’il n’y estoit lui-mesmes avecques eulx. Et pour tel discord demoura l’entreprise. Adonc nous partismes, et vymmes jusques aux sables d’Acre. Et là se logea le Roy et tout son ost celle nuytée. Et au landemain vint à moy une grant quantité de peuple de la grant Hermenie, qui alloient en pellerinage en Jerusalem. Et me vint supplier celui peuple, pour ce qu’ilz avoient ouy dire de moy que j’estois le prouche du Roy, que je leur voulsisse monstrer le bon roy Loys, par ung trucheman latin qu’ilz avoient. Et lors m’en allay devers le Roy, et lui dis que une grant tourbe de gens de la grant Hermenie[227], qui alloient en Jerusalem, le vouloient veoir. Et il se print à rire, et me dist que je les fisse venir devant lui. Et tantoust lui amené celui peuple, qui le virent moult voulentiers, et lui firent moult grant honneur. Et puis quant ilz l’eurent veu, le commanderent à Dieu, et il eulx aussi.

Le landemain le Roy et son ost se partit, et alasmes loger en ung lieu que on appelloit Passe-Poulain, là où il y avoit de moult belles eauës de fontaines, dequoy on arrouse ou païs les cannes dont vient le sucre. Et quant je fu logié, l’un de mes chevaliers me dist : « Sire, or vous ay-je logié beaucoup mieulx que n’estiez yer devant saint Sur.» Et l’autre de mes chevaliers, qui m’avoit logié celui jour devant, lui va dire : « Vous estes trop fol hardy, quant à Monseigneur vous allez blasmer chose que j’ay faite.» Et quant il eut ce dit, il saillit sur le chevalier, et le print par les cheveux. Et quant j’apperceu l’outrecuidance d’icelui chevalier, qui devant moy avoit prins aux cheveux l’autre mien chevalier, je lui allay courir sus, et lui donnay ung coup de poing entre les espaulles ; et il lessa lors le chevalier qu’il tenoit aux cheveux. Et je lui dis qu’il sortist hors de mon logis ; et que jamais, ainsi m’aist Dieux, il ne seroit de ma maison. Adonc s’en alla dehors celui chevalier, à grant deul menant. Et s’en alla vers messire Gilles le Brun, qui estoit lors connestable de France : lequel s’en vint tantoust à moy me prier que je voullisse reprandre celui mon chevalier, et que grant repentence avoit-il de sa folie. Et je lui dis que je n’en ferois jà riens, premier que le legat m’eust donné absolucion du serement que j’en avois fait. Et le connestable s’en alla devers le legat lui compter tout le cas, et lui requerir qu’il me voulsist absouldre du jurement que j’avois fait. Et le legat lui respondit qu’il n’avoit povoir de me absoudre, veu que à bon droit j’avoie fait le serement : et qu’il estoit raisonnable, par ce que le chevalier l’avoit grandement desservy. Et ceste chose ay-je voulu escripre és faitz de ce petit livret, affin de donner exemple à chascun qu’on ne face serement, s’il n’avient à faire de raison. Car le saige dit que qui voulentiers et à coup jure, souvent il se parjure.

L’autre jour ensuivant, le Roy et son ost s’en alla devant la cité de Sur, qui est appellée Thiry en la Bible. Et fut le Roy pareillement entalenté[228] d’aller prandre une cité, qui estoit illecques prés, qu’on appelloit Belinas. Et lui conseillèrent ses gens qu’il le devoit faire, mais qu’il n’y devoit point estre ; et ad ce s’acorda à grant paine. Et fut appointé que le conte d’Anjou yroit, et messire Phelippes de Montfort, le sire de Sur messire Gilles le Brun connestable de France, messire Pierre le Chambellan, les maistres du Temple et de l’Ospital, leur gensd’armes. Et puis sur la nuyt nous nous armasmes, et veinsmes ung peu aprés le point du jour en une plaine qui estoit devant la cité de Belinas, appellée en l’anxienne escripture Cesaire Philippi. Et est seant celle cité sur une belle fontaine, qu’on appelle Jour. Et, és plains[229] qui sont devant celle cité, y a une autre moult belle fontaine qu’on appelle Dain. Et s’entreassemblent les ruisseaux de ces deux fontaines assez loing de la cité, et en est appellé le fleuve d’icelles fontaines le fleuve Jourdain, là où Nostre Seigneur Jesus Christ fut batizé.

Par le conseil du conte d’Anjou, des maistres du Temple, de l’Ospital, et des barons du païs, fut advisé que la bataille du Roy, où j’estoie avecques mes chevaliers pour lors, en laquelle aussi estoient les quarante chevaliers que le Roy m’avoit baillez dés piecza de la maison de Champaigne, messire Geffroy de Sergines, et les preudommes du pays, qui estoient avecques nous, yrions entre le chastel et la cité ; et les terriers entreroient en la cité à main senestre, et les hospitaliers à main destre, et le maistre du Temple et sa compaignie entreroient la droite voie, que nous autres de la première bataille estions venuz. Et adonc chascun s’esmeut à partir, et approuchasmes jusques encontre la cité par derriere : et trouvasmes plusieurs de noz gens morts, que les Sarrazins avoient tuez dedans la cité, et gictez dehors. Et devez savoir que le cousté par où nous devions aller estoit tres-perilleux. Car en premier lieu, nous avions trois murs à passer, et y avoit une couste qui estoit si desrompuë que nully ne s’y povoit tenir à cheval. Et au hault du tertre y avoit grant quantité de Turcs à cheval, là où il nous convenoit monter. Et tantoust je apperceu que de noz gens à ung endroit rompoient les murs de la ville : et je me voulu tirer à eulx en chevauchant. Ung homme à cheval de noz gens cuida passer le mur, et il cheut son cheval sur lui. Quant je vy ce, je me descendi à pié, et prins mon cheval par le frain, et montasmes hardiement contremont celui tertre. Et lors que les Turcs qui estoient ou hault nous virent ainsi hardiement aller à eulx, ainsi que Dieu voulut, ilz s’enfuirent, et nous laisserent la place. Et en celle place y avoit ung chemin sur la roche qui descendoit en la cité. Et quant nous fusmes au hault du rochier, de là où s’estoient fuiz les Sarrazins, les Sarrazins qui estoient en la cité ne ouzerent venir à nous, et s’enfuirent dehors de la cité, et la lesserent à noz gens sans nul debat de guerre. Et durant que j’estois au hault d’icelui tertre, le mareschal du Temple ouït dire que j’estois en grant peril et s’en vint amont à moy. Or avoys-je avecques moy les Almans[230], lesquelz quant ilz virent que les Turcs à cheval s’enfuoient droit au chastel, qui estoit assez longuet de la cité, ilz s’esmeurent tous à courir à eulx malgré moy, nonobstant que je leur deisse qu’ilz faisoient mal. Car nous estions à bout de nostre entreprinse, et de ce qu’il nous avoit esté commandé faire. Le chastel estoit dessus la cité, et avoit nom Subberbe : et est bien prés de demi lieuë hault en la montaigne qu’on appelle Liban. Et y a de tres-grans roches à passer jusques au chastel. Et quant les Almans virent que follement ilz poursuivoient ceulx qui avoient monté au chastel, qui savoient moult bien les destours de celles roches, ils s’en revindrent arriere. Et voians les Sarrazins que les Almans s’en retournoient, ilz se misdrent à pié, et leur acoururent sus. Et en descendant des rochiers, ilz leur donnoient de grans coups de masses ; et tellement qu’ilz les reboutoient asprement jusques devers le lieu où j’estois. Et quant les gens qui estoient avecques moy virent les meschiefz[231] que les Sarrazins faisoient aux Almans au descendre, et qu’ilz les poursuyvoient tousjours, ilz se commencèrent à effroier, et avoir paeurs. Et je leur dis que s’ilz s’enfuyoient, que je les ferois tous casser, et mectre hors des gaiges du Roy pour jamais. Et ilz me respondirent : « Sire de Jonville, nous avons beaucoup pire que vous. Car vous estes à cheval, pour vous enfuir quant vous vouldrez : et nous autres sommes à pié, et par ce sommes nous en grant dangier d’estre tuez si les Sarrazins viennent jusques cy.» Et lors je me descendi à pié avecques eulx, pour leur donner bon courage : et envoiay mon cheval en la bataille du Temple, qui estoit bien à une grant portée d’arbaleste de nous. Et ainsi comme les Sarrazins chassoient les Almans, là se trouva ung mien chevalier que ung Sarrazin ferit d’un carrel[232] parmy la gorge, et cheut devant moy tout mort. Et alors me dist un chevalier qui avoit nom messire Hugues d’Escossé, oncle de mon chevalier mort ; que je lui allasse aider à porter son neveu aval, pour le faire enterrer. Mais je n’en voulu riens faire ; car le chevalier estoit allé lassus[233] courir avecques les Almans oultre mon gré. Ainsi doncques, si mal lui en estoit prins, que je n’en povoie més. Tantoust que messire Jehan de Valencienne oyt dire que nous estions en grant desarroy, et en giant peril de noz vies, il s’en alla par devers messire Olivier de Termes, et à ses autres capitaines de la torte langue[234], et leur dist : « Seigneurs, je vous pri et commande de par le Roy que vous me venez aider à avoir le senneschal de Champaigne.» Et ung chevalier qui avoit nom messire Guilleaume de Beaumont s’en vint à lui, et lui dist que j’estois mort. Mais nonobstant ne s’espargna mye le bon messire Olivier de Termes, et voulut savoir ou de ma mort ou de ma vie, pour en dire au Roy seures nouvelles. Et vint contremont montant jusques ou hault de la montaigne, là où nous estions. Lors me rendy à lui.

Quant messire Olivier fut monté, et vit que nous estion en trop grant peril, et que nous n’eussion peu descendre par où nous estion montez, il nous donna bon conseil. Car il nous fist descendre par ung pendant qui estoit en celle montaigne, comme si nous eussion voulu aller à Damas. Et disoit que les Sarrazins se penseroient que nous les voullisson aller sourprandre par derriere. Et puis quant nous fusmes descendus jusques au plain, il fist mectre le feu en de grans taas de fromens qui estoient parmy les champs. Et par noz petiz[235] nous fismes tant que vymmes à sauveté par le bon conseil de messire Olivier de Termes : et nous rendismes le landemain à Sajecte, là où estoit le Roy. Et trouvasmes que le bon saint homme avoit fait enterrer les corps des Chrestiens qui avoient esté tuez : et lui-mesme aidoit à les porter en terre. Et sachez que en y avoit aucuns qui estoient infaiz et puans, tant que ceulx qui les pourtoient s’en estoupoient les nées, mais le bon Roy ne le faisoit niye. Et quant nous fusmes arrivez devers lui, il nous avoit desja fait faire nos places et logeis[236].

Durant ces choses, ung jour moy estant devant le Roy lui demanday congié d’aller en pellerinage à nostre Dame de Tourtouze[237], qui estoit ung veage tres-fort requis. Et y avoit grant quantité de pelerins par chacun jour, pour ce que c’est le premier autel qui onques fust fait en l’onneur de la mere de Dieu, ainsi qu’on disoit lors. Et y faisoit nostre Dame de grans miracles à merveilles. Entre lesquelz elle en fist ung d’un pouvre homme qui estoit hors de son sens, et demoniacle ; car il avoit le maling esperit dedans le corps. Et advint par ung jour qu’il fut amené à icelui autel de nostre Dame de Tourtouze. Et ainsi que ses amys, qui l’avoient là amené, prioient à nostre Dame qu’elle lui vouloist recouvrer santé et guerison, le deable, que la pouvre créature avoit ou corps, respondit : « Nostre Dame n’est pas icy ; elle est en Egipte pour aider au roy de France et aux Chrestiens qui aujourd’hui arrivent en la Terre sainte contre toute paiennie, qui sont à cheval.» Et fut mis en escript le jour que le deable profera ces motz, et fut apporté au legat qui estoit avecques le roy de France : lequel me dist depuis que à celui jour nous estion arrivez en la terre d’Egipte. Et suis bien certain que la bonne Dame Marie nous y eut bien besoing[238].

Le Roy tres-voulentiers me donna congié d’aller à icelui pellerinage de Nostre Dame, et me chargea que je lui achaptasse pour cent livres de camelotz de diverses couleurs, et qu’il les vouloit donner aux Cordeliers quant nous serions retournez en France. Et lors je me penczay qu’il ne demoureroit plus gueres longuement à s’en revenir en France. Et quant je fu à Triple[239], là où estoit le lieu de mon pellerinage, je fiz mon oblacion à Dieu et à Nostre Dame de Tourtouze : et puis aprés je achaptay les camelotz que le Roy m’avoit enchargé d’achapter. Et voians mes chevaliers que je les achaptoie, me demandèrent que j’en vouloie faire. Et je leur feis acroire que je les achatoie pour y gaigner.

Après que nous fusmes là arrivez, le prince de celle terre[240], qui sceut que j’estois parti de l’ost du roy de France, vint au devant de nous, et nous fist moult grant honneur, et nous offrit de grans dons. Dont humblement le remerciasmes, et n’en voulusmes riens prandre, fors que des reliques, que j’apporté au Roy avecques ses camelotz. Et saichez que la Royne avoit bien ouy nouvelles que j’avoie esté en pellerinage, et que j’avoie apporté des reliques. Et je lui envoiay par ung de mes chevaliers quatre pieces de camelotz que j’avoie achaptez. Et quant le chevalier entra devers elle en sa chambre, elle se commença à agenouller devant ses camelotz, qui estoient enveloppez en une toaille. Et quant le chevalier vit que la Royne se agenoulloit devant lui, il ne savoit pourquoy ; et il se va aussi gecter à genoulz. Et adonc la Royne lui dist : « Levez sus, sire chevalier, vous ne vous devez mie agenouller quant vous portez de saintes reliques.» Lors mon chevalier lui dist que ce n’estoient pas reliques, mais que c’estoient camelotz que je lui envoioie. Quant la Royne et ses demoyselles entendirent que ce n’estoient pas reliques, elles se prindrent à rire. Et la Royne dist : « Sire chevalier, mau jour soit donné à vostre seigneur, quant il m’a fait agenouller devant ses camelotz.»

Tantoust après, le Roy estant à Sajecte eut nouvelles que madame sa mere estoit morte. Dont il mena si grand deul, qu’il fut par deux jours en sa chambre sans qu’on peust parler à lui. Et aprés deux jours passez, il m’envoia querir par ung de ses varletz de chambre. Et quant je fu devant lui, il s’escria en me estandant ses braz, disant : « Ha ! Senneschal, j’ay perdu ma mere.» Et je lui dis : « Sire, je ne m’en esbahis point ; car vous savez qu’elle avoit une fois à mourir. Mais je m’esmerveille du grant et oultrageux deul que vous en menez, vous qui estes tant sage prince tenu. Et vous savez bien, fis je, que le sage dit que le mesaise que le vaillant homme a en son cueur ne lui doit apparoir au visage, ne le donner à congnoistre. Car celui qui le fait, il donne grant joie au cueur a ses ennemys, et en donne courroux et malaise à ses amys.» Et lors je l’appaisay ung peu. Et adonc il fist faire oultre mer tant de beaux services pour l’ame de la feuë bonne dame sa mere. Et aussi envoia il en France ung grant sommier chargé de pierres precieuses et joiaulx aux eglises de France, avecques lectres missives, leur priant qu’ilz voulsissent prier Dieu pour lui, et pour ladite dame sa mere[241].

Bien toust après, le Roy voulut ordonner de ses besongnes, savoir mon[242] s’il s’en devoit retourner en France, ou encores demourer là. Et ainsi qu’il estoit sur ce proupos, lui estant à Sajecte qu’il avoit presque refermée, il appella le legat qui estoit avecques lui, et lui fist faire plusieurs processions, en requerant à Dieu qu’il lui donnast congnoistre lequel il feroit le mieulx à son plaisir, ou de s’en aller en France, ou de demourer là. Aprés que les processions furent faictes, ung peu aprés j’estoie allé à certain jour avecques les riches hommes du païs à l’esbat en ung prael. Et le Roy me fist appeler, et estoit le legat avecques lui. Lors me va dire le legat en la presence du Roy : « Senneschal, le Roy se louë grandement des bons et aggreables services que vous lui avez faitz, et desire fort vostre preu[243] et honneur. Et me fait vous dire, affin qu’en preignez en vostre cueur aucun soulas[244] de joye, que son intencion est de s’en aller en France dedans Pasques qui viennent.» Et adonc je respondi que Nostre Seigneur lui laissast faire à sa bonne voulenté. Aprés ces parolles, le legat se partit d’avecques le Roy, et me pria que je lui feisse compagnie jusques à son logeis : ce que je fys voulentiers. Et me fist entrer en sa garderobbe ; et il me commença à lermoier, et me print par les mains, et me dist : « Senneschal, je suis tres-joieux, et dont je rends graces à Dieu, dequoy vous estes ainsi eschappez des grans perilz là où vous avez esté en ceste terre. Et de l’autre part je suis moult triste et dollant de cueur, dont il me convient lesser vos tres-bonnes et saintes compaignies, pour m’en retorner en court de Romme entre si desloiaux gens, comme il y a. Mais, je vous diray, mon intencion est de demourer encores ung an aprés vous en Acre, pour despandre tous mes deniers à faire fermer et clorre le faulxbourc d’Acre, tant que j’auray aucun denier ; affin qu’on ne me viegne riens impugner à reprouche, ne courir sus.»

Quant je fu retourné devers le Roy, le landemain il me commanda armer, et mes chevaliers. Et quant je fu armé, je lui demanday qu’il lui plaisoit que je feisse. Et adonc me dist, que je menasse la Royne et ses enfans jusques à Sur, là où il y avoit bien sept lieuës. Et de ce ne le voulu pas desdire, nonobstant que grant peril y eust à passer. Car nous ne avions lors nuyt ne jour treves ne paix avecques les Egipciens, ne à ceulx de Damas. Et nous partismes, et vinmes la mercy Dieu tout en paix, sans aucun empeschement, à Sur à couscher. Tantoust aprés, le patriarche et les barons du païs, qui longuement avoient acompaigné le Roy, voians qu’il avoit fermé Sajecte de grans murs, et fait faire grosses tours, et les douves curées dedans et dehors, s’en vindrent à lui, et lui rendirent humblement graces et loüenges des grans biens, honneurs et plaisirs qu’il leur avoit faitz en la sainte Terre. Car il avoit fait reffaire de neuf la cité de Sajecte, Cesaire, Japhe, et avoit moult enforcié la cité d’Acre de grans murailles et grosses tours. Et lui disdrent : « Sire, nous voion bien clerement que vostre demourée avecques nous ne peut plus durer en faczon qu’il en viengne desormais plus de prouffit au royaume de Jerusalem. Pour ce nous vous conseillons tous ensemble que vous en aillez en Acre, et là commencez à faire mectre sus et a point vostre passage, à l’environ de ceste caresme : parquoy vous puissez retourner seurement en France.» Et ainsi par leur conseil le Roy se partit de Sajecte, et s’en vint à Sur, là où nous avions amené la Royne et ses enfans. Et à l’entrée de caresme vinmes en Acre tous ensemble.

Tout le caresme le Roy fit apprester ses nefz, pour s’en revenir en France. Dont il y avoit quatorze, que nefz, que gallées. Et la vigille de la feste saint Marc aprés Pasques, le Roy et la Royne se recuilirent en leur nef : et commença tout à s’esbranler sur mer, et eusmes assez bon vent au partir. Et me dist le Roy qu’il avoit esté né le propre jour saint Marc. Et je lui dis qu’il povoit bien dire que encore il y avoit esté né, et que assez estoit rené qui eschappoit de celle perilleuse terre ou nous avions esté tant longuement.

Le sabmedi ensuivant nous arrivasmes en l’isle de Chippre. Et y avoit une montaigne emprés l’isle, qu’on appelloit la montaigne de la Croix : à laquelle montaigne on congnoissoit de loing qu’on approuchoit de ladite isle de Chippre. Et saichez que celui sabmedi sur le vespre se leva une tres-grant bruyne qui descendit de la terre en mer : et tellement que nos mariniers cuidoient estre beaucoup plus loing de l’isle qu’ilz n’estoient. Car ilz perdirent la montaigne de veuë, pour ladicte bruyne. Et advint que pour cuider arriver de heure à l’isle, noz mariniers s’efforcerent de naviger de grant force, et allasmes aborder sur une queuë de sable qui estoit en mer. Et si par adventure nous ne nous fusson assablez, nous fussions aller hurter à de grans rochiers qui estoient illecques prés couvers, et fussion tous perillez[245] et noyez. Et encores fusmes-nous à grant meschief là ou nous estion aterrez ; car chacun cuida estre noyé et perdu, et que la gallée se fendist. Ung marinier gecta sa plombée en mer, et trouva que la nef n’estoit plus aterrée. Lors chacun commença à se resjouir, et rendre graces à Dieu. Et y en avoit plusieurs devant le corps Nostre Seigneur, qui estoit en la nef, tous adans[246], et crians pardon à Dieu ; car chacun se actendoit de noier. Et tantoust qu’il fut jour, nous vismes les rochiers ausquelz nous eusson hurté, si n’eust esté la fortune de la greve de sable. Et au matin le Roy envoia querir les maistres mariniers des nefz, qui amenerent avecques eulx quatre plungeons, gens qui vont à nou[247] au fond de l’eauë comme poissons. Et lesquels quatre plungeons les maistres mariniers firent descendre au fond de la mer à celui endroit. Lesquelz plungeons se gecterent en mer, et passerent par dessoubz la nef où estoit le Roy, et nous autres. Et quant ilz furent venuz sus l’eauë, on les ouyt tous quatre l’un à par soy, pour savoir qu’ilz avoient trouvé. Mais chacun d’eulx rapporta que, au lieu où avoit hurté nostre nef, le sable avoit bien emporté trois toises du tison[248] sur quoy estoit la nef fondée. Et quant on les eut ouiz ainsi rapporter l’un comme l’autre, le Roy et tous nous autres fusmes bien estonnez. Lors demanda le Roy aux mariniers quel conseil ilz donneroient de celle chose. Lesquelz mariniers lui disdrent : « Sire, pour tout conseil, si nous voulez croire, vous descendrez de ceste nef en une autre. Car nous entendons bien que puis que le fondement de ceste nef a souffert tel heurt, que toutes les aides de la nef sont tous eslochées[249]. Parquoy nous doublon grandement que quant viendra en la grant mer, que la nef ne puisse endurer les corps des undes de l’eauë, sans qu’elle perisse. Car tel exemple en avons nous veu, quant vous partistes de France, d’une autre nef qui avoit ainsi hurté et enduré tel coup, comme a celle-cy ; et quant elle fut en la grant mer, elle ne peut endurer les coups des undes de l’eau et se desrompit et despieça : et furent tous noiez ceulx qui estoient dedans, sans qu’il en eschappast, fors que une jeune femme à tout[250] son petit enfant qu’elle avoit entre les braz, qui d’aventure demourerent sur une des pieces de la nef que l’eauë emmena.» Et quant le Roy eut ouy ce que les mariniers lui avoient conseillé et donné l’exemple, moy-mesmes tesmoigné qu’ilz disoient veoir. Car j’avoie veu la femme et son enfant, qui estoient arrivez devant la cité de Baphe[251]: et les vy en la maison du conte de Joingny, qui les faisoit nourrir pour l’onneur de Dieu. Lors le Roy appella ses gens de conseil, pour savoir qu’il estoit de faire. Et tous lui conseillasmes faire ce que les mariniers lui avoient conseillé. Encores appella le Roy les mariniers, et leur demanda, sur la foy et loiauté qu’ilz lui dévoient, si la nef estoit leur, et qu’elle fust plaine de marchandises, savoir s’ils en descendroient. Et ilz lui respondirent tout ensemble que nenny : et qu’ils aimeroient mieulx mectre leurs corps en adventure, que de lesser perdre une telle nef, qui leur cousteroit quarante ou cinquante mil livres. « Et pourquoy, fist le Roy, me conseillez-vous donques que j’en descende ? » Et ilz lui respondirent : « Sire, vous et nous n’est pas tout ung, ne jeu pareil. Car or ne argent ne pourroit estre si grant qu’il fust prisé ne estimé comme le corps de vous, de la Royne vostre espouse, et de voz trois enfans que avez cy. Et pourtant, jamais ne vous conseillerions que vous vous meissez en tel dangier et adventure.» « Or vous diray-je, fist le Roy, le mien conseil et advis. Que si je descens de ceste nef, il y a cinq ou six cens personnes ceans qui demoureront en l’isle de Chippre, pour la paeur du peril de la nef où sont leurs corps. Et n’y a, fist le Roy, celui ceans qui n’ayme autant son corps comme je fois le mien. Et si une foiz nous descendons, jamais n’auront espoir de retourner en leur païs. Pourtant vous dy que j’aime mieulx mectre moy, la Royne et mes enfans en dangier, et en la main de Dieu, que de faire tel dommage à si grant peuple, comme il y a ceans.»

Le grant mal et dommage que le Roy eust fait s’il fust descendu, bien y apparut en messire Olivier de Termes, le puissant chevalier qui estoit en celle nef où estoit le Roy. Lequel messire Olivier estoit l’un des plus vaillans et des plus hardiz hommes qu’onques je congneusse en la sainte Terre. Toutesfoix ne oza-il demourer, et se descendit en l’isle. Et advint que lui, qui estoit ung grant et notable parsonnage, et moult riche d’avoir, il eut tant de empeschemens et destourbiers[252], qu’il fut plus d’un an et demy avant qu’il s’en peust revenir devers le Roy. Or entendez donc que eussent peu faire tant de petiz parsonnages qui n’eussent eu dequoy paier ne finer aux trehuz[253], veu que si grant richomme y avoit eu tant de destourbier ?

Aprés que Dieu nous eut eschappez de ce peril, où nous avions ainsi esté devant l’isle de Chippre, nous entrasmes en ung autre. Car il se leva ung si terrible et merveilleux vent en mer, que à force, et malgré nous, il nous regectoit tousjours sur l’isle de Chippre, que nous avions jà passée. Et gecterent les mariniers quatre de leurs encres en mer. Mais onques ne sceurent arrester nostre nef, jusques ad ce que la cinquiesme encre y fut gectée. Et saichez qu’il convint abatre les apparoiz[254] de la chambre où se tenoit le Roy. Et estoit tel le vent que onques n’y oza demourer en celle chambre personne, de paeur que le vent ne le gectast en mer. La Royne tantoust s’en vint en la chambre du Roy, là où elle le cuidoit trouver ; et n’y trouva que messire Gilles le Brun connestable de France, et moy, qui estions là couschez. Et quant je la vy, je lui demanday qu’elle vouloit. Et elle nous dist qu’elle demandoit le Roy, pour lui prier qu’il voulsist faire quelques veuz à Dieu ou à ses saints, affin que nous peusson estre delivrez de celle tourmente ; et que les mariniers lui avoient dit que nous estions en grant peril de noier. Et je lui dis : « Madame, promectez à faire le veage à monseigneur saint Nicolas de Varengeville ; et je me fois fort que Dieu nous rendra à sauveté en France.» Lors elle me respondit : « Ha ! Senneschal, j’auroie paeur que le Roy ne vouloist que feisse le veage, et que ne le peusse acomplir.» « Au moins, madame, promectez lui que si Dieu vous rend en France sauvement, que vous lui donnerez une nef de cinq marcs d’argent pour le Roy, pour vous, et voz enfans. Et si ainsi le faictes, je vous promect et asseure que, à la priere de saint Nicolas, Dieu vous rendra en France. Et je promect moy-mesmes que moy retourné à Jonville, que je le yray veoir jusques au lieu à pié, et tout deschaux.» Lors elle promist à saint Nicolas de lui donner la nef d’argent, et me requist que je lui en fusse pleige[255]. Ce que voulu. Et tantoust elle retourna à nous, et nous vint dire que Dieu, à la supplication de saint Nicolas, nous avoit garentiz de ce peril. Quant la Royne fut revenue en France, elle fist faire la nef qu’elle avoit promise à monseigneur saint Nicolas : et y fist enlever[256] le Roy, elle et leurs trois enfans, les mariniers, le mast, les cordaiges et les gouvernailz, tout d’argent, et cousuz à fil d’argent. Laquelle nef elle m’envoia, et me manda que je la conduisisse à monseigneur saint Nicolas ; et ainsi le fis. Et encores depuis long-temps aprés la y vige, quant nous menasmes la seur du Roy[257] au roy d’Allemaigne.

Or revenons au proupoux[258], là où nous estions en la mer : et disons que quant le Roy vit que nous fusmes eschappez de ces deux grans perilz, il se leva sur le ban de la nef, et estois là present devant lui. Lors il me va dire : « Or regardez, senneschal, si Dieu ne nous a pas bien monstré son grant povoir, quant, par ung seul des quatre vens de mer, le Roy, la Royne, ses enfans, et tant d’autres parsonnages ont cuidé estre noiez ? Pourtant je lo[259] que grans graces lui en devons nous bien rendre.»

Le bon saint Roy ne se povoit taire de me parler du dangier en quoy nous avions esté, et comment Dieu nous avoit bien monstré sa grant puissance. Et me disoit : « Senneschal, quant telles tribulacions adviennent aux gens, ou autres fortunes de maladies, les saints disent que ce sont les menasses de Nostre Seigneur. Et par ce je dy, faisoit le bon Roy, que les dangiers là où nous avons esté, sont des menasses de nostre Seigneur, qui peult dire : “Or voiez-vous bien que je vous eusse tous lessez noier et periller, si j’eusse voulu.” Parquoy, disoit le bon Roy, que nous devons bien regarder qu’il n’y ait en nous chose qui deust desplaire à Dieu nostre createur. Et si toust que nous y trouvons aucune chose à son desplaisir, nous la devons incontinant ouster et mectre hors. Et si ainsi le faisons, il nous aymera moult, et nous gardera tousjours des dangiers. Aussi si nous faisons le contraire, aprés qu’il nous aura ainsi bien menassez, il envoiera sur nous quelque grant mal, ou de mort, ou de dommage de corps, ou nous lessera descendre en enfer à jamais pardurablement.» Et me disoit le bon roy saint Loys : « Senneschal, le saint homme Job disoit à Dieu : “Seigneur Dieu, pourquoy nous menasses-tu ? Car si tu nous avois perduz, tu n’en serois jà plus pouvre : et si tu nous avois tous atirez à toy, tu n’en serois jà plus puissant ne plus riche.” Dont povons nous veoir, faisoit-il, que les menasses que Dieu nous fait sont seullement pour la grant amour qu’il a à nous, et pour nostre preu, et non pas pour le sien ; et affin que nous puissons congnoistre clerement noz faultes et desmerites, et que nous oustons hors de noz consciences les choses qui lui sont mal agréables. Pourtant donc faisons le ainsi, et nous ferons que sages.»

De là en avant, et après que nous eusmes prins en l’isle de Chippre eauë fresche et autres petites noz nécessitez, et que la tourmente fut cessée, nous partismes de là, et vynmes à une autre isle qu’on appelloit l’isle de Lampieuse[260]. Et là descendismes à terre, et prinmes grant quantité de connilz[261]. Et là trouvasmes ung heremitage aux dedans des roches, et ung beau jardrin, qui estoit affié[262] d’oliviers, figuiers, seps de vigne, et plusieurs autres arbres fruictaux. Et y avoit une belle fontaine d’eauë doulce, dont le ru deffluoit parmy le jardrin d’icelui heremitage. Le Roy et sa compaignie alla jusques au chief dudit jardrin. Et trouvasmes ung oratoire, dont eu la premiere voulte que trouvasmes, qui estoit blanche de champ[263], y avoit une belle croix de terre vermeille. Et en une autre voulte plus avant trouvasmes deux corps morts, qui avoient les mains sur le pis[264] ; et n’y avoit plus que les coustes qui s’entretiensissent. Et estoient ces corps couschez vers Orient, ainsi qu’on a de coustume de mectre les autres morts en terre. Et quant nous eusmes bien veu par tout, le Roy et sa compaignie se retira en la nef. Et quant nous fusmes entrez, il se faillit l’un de noz mariniers, dont le maistre marinier se pensa en lui qu’il savoit bien lequel c’estoit, et qu’il se vouloit demourer là pour estre et vivre desormais en heremite. Et pour ce le Roy à l’aventure fist laisser trois sacs plains de biscuit sur la rive d’icelle isle, affin que icelui marinier, qui estoit demouré, les trouvast, et qu’il en vesquist[265].

Peu aprés arriva une adventure en mer en la nef de messire d’Argones, qui estoit l’un des plus puissans seigneurs de Prouvence. C’est assavoir, que lui estant une matinée en son lit, le souleil lui frappoit sur le visage par ung pertuis. Lors ledit messire d’Argones appella ung de ses escuiers, et lui dist qu’il allast estoupper le pertuis où passoit le souleil. Et J’escuier voiant qu’il ne povoit estoupper le pertuis s’il ne sortoit hors de la nef, il se mist dehors : et en allant le cuider estoupper, le pié lui fouyt, et il cheut en la mer. Tantoust qu’il fut cheut, la nef s’eslongna, et n’y avoit point de petite barque de couste qu’on l’eust peu secourir. Nous le vismes de loing, qui estions en la nef du Roy, qui venions aprés bien à demie lieuë loing de la nef, dont il estoit cheut. Et cuidions que ce fust quelque chose qui fust en la mer. Car celui escuier ne se mouvoit ne ne s’aydoit en aucune façon. Et quant nous l’eusmes apperceu de prés, l’une des nefz du Roy le recuillit, et le misdrent en nostre nef. Et quant il fut dedans entré, il nous compta comment il estoit cheut. Et nous lui demandasmes pourquoy c’estoit qu’il ne se aidoit autrement, ou à nager, ou s’escrier aux gens de la nef. Et il nous dist qu’il n’avoit nul hesoing de le faire. Car en cheant il s’estoit escrié, « Nostre-Dame de Valbert ; » et qu’elle le soustenoit par les espaulles, jusques à tant que la gallée du Roy fust arrivée à lui. Et en l’onneur de la benoiste vierge Marie de ce merveilleux miracle, j’ay fait paindre en ma chappelle à Jonville ledit miracle, et és verrines de l’église de Blecourt, pour memoire.

A la fin de dix sepmaines que nous eusmes esté en mer à nager, arrivasmes au port d’Yeres, devant le chastel qui estoit au conte de Prouvence, qui fut depuis roy de Sicile. Et la Royne et tout le conseil du Roy lui conseillerent qu’il descendist là, et qu’il estoit en la terre de son frere. Mais le Roy dist qu’il ne descendroit pas, tant qu’il fust en Aiguemortes, qui estoit sa terre. Et sur ce differant nous tint le Roy le mecredi et le jeudi, sans que nul le peust faire accorder à soy descendre. Et le vendredi, comme le Roy estoit assis sur ung des rancs de la nef, il me appella, et me demanda conseil s’il se devoit descendre, ou non. Et je lui dis : « Sire, il me semble que vous devez descendre ; et que une foiz madame de Bourbon estant à cest mesmes port ne se voulut descendre, ains se remist sur mer, pour aller descendre en Aiguesmortes. Mais elle demoura bien sept sepmaines et plus sur mer.» Et adonc le Roy à mon conseil s’accorda de descendre à Yeres, dont la Royne et la compagnie furent tres joieux.

Ou chastel d’Yeres séjourna le Roy, la Royne et leurs enfans, et nous tous, tandis qu’on pourchassoit des chevaulx pour s’en venir en France. L’abbé de Cluny, qui fut depuis evesque de l’Olive[266], envoia au Roy deux pallefroiz, l’un pour lui, l’autre pour la Royne. Et disoit-on lors, qu’ilz valloient bien chacun cinq cens livres. Et quant le Roy eut prins ces deux beaux chevaulx, l’abbé lui requist qu’il peust parler avecques lui le landemain touchant ses affaires. Et le Roy le lui octroia. Et quant vint au landemain, l’abbé parla au Roy qui l’escouta longuement, et à grant plaisir. Et quant celui abbé s’en fut parti, je demanday au Roy savoir si je lui demandoie quelque chose à recongnoistre, s’il le feroit ; et il me dist que ouy voulentiers. Adonc je lui demanday : « Sire, n’est-il pas vray que vous avez escouté l’abbé de Cluny ainsi longuement, pour le don de ses deux chevaulx ? » Et le Roy me respondit que certes ouy. Et je lui dis que je lui avois fait telle demande, affin qu’il deffendist aux gens de son conseil juré que quant ilz arriveroient en France, qu’ilz ne pransissent riens de ceulx qui auroient à besongner par devant lui. « Car soiez certain, fys-je, que s’ilz prennent, ilz en escouteront plus diligemment et plus longuement, ainsi que vous avez fait de l’abbé de Cluny.» Lors le Roy appella tout son conseil, et leur compta en riant la demande que je lui avois faite, et la raison de ma demande. Toutesfois lui disdrent les gens de son conseil que je lui avois donné tres-bon conseil.

A Yeres y avoit nouvelles d’un tres-vaillant homme cordelier, qui alloit preschant parmy le pays, et s’appelloit frere Hugues. Lequel le Roy voulut voulentiers veoir, et oir parler. Et le jour qu’il arriva à Yeres, nous allasmes au devant son chemin, et vismes que tres-grant compagnie de hommes et femmes le alloient suyvant à pié. Quant il fut arrivé, le Roy le fist prescher, et le premier sermon qu’il fist ce fut sur les gens de religion, qu’il commencza à blasmer, par ce que en la compagnie du Roy en y avoit grant foison. Et disoit qu’ilz n’estoient pas en estat d’eulx sauver, ou que les saintes Escriptures mentoient : ce qui n’estoit vray. Car les saintes Escriptures disent que ung religieux ne peut vivre hors son cloaistre, sans cheoir en plusieurs pechez mortelz : nemplus que le poisson ne sçauroit vivre hors de l’eauë sans mourir. Et la raison estoit. Car les religieux qui suivent la court du Roy boivent et mengeussent plusieurs foiz divers vins et viandes : qu’ilz ne feroient pas, s’ilz estoient en leurs cloistres. Parquoy l’ayse qu’ilz y prennent les amonneste à pechier plus que s’ilz menoient austérité de vie. Au Roy aprés commença-il à parler, et lui donna enseignement à tenir que s’il vouloit longuement vivre en paix, et au gré de son peuple, qu’il fust droicturier. Et disoit qu’il avoit leu la Bible, et les autres livres de l’Escripture sainte : mais que jamais il n’avoit trouvé, fust entre les princes et hommes chrestiens, ou entre les mescreans, que nulle terre ne seigneurie eust estée transferée ne muée par force d’un seigneur à autre, fors que par faulte de faire justice et droicture. Pour ce, fist le cordelier, se garde-je bien le Roy qu’il face bien administrer justice à chacun en son royaume de France, affin qu’il puisse jusques à ses derreniers jours vivre en bonne paix et tranquilité, et que Dieu ne lui tolle le royaume de France à son deshonneur et dommage. Le Roy par plusieurs foiz lui fist prier qu’il demourast avecques lui, tandis qu’il séjourneroit en Prouvence. Mais il respondoit tousjours qu’il ne demoureroit point en la compaignie du Roy. Celui cordelier ne fut que ung jour avecques nous, et le landemain s’en alla contremont. Et ay depuis oy dire qu’il gist à Masseille, là où il fait moult de beaux miracles.

Aprés ces chouses, le Roy se partit d’Yeres, et s’en vint en la cité d’Aix en Prouvence, pour l’onneur de la benoiste Magdalaine, qui gisoit à une petite journée prés. Et fusmes au lieu de la Basme, en une roche moult hault, là où l’on disoit que la sainte Magdalaine avoit vesqu en hermitage longue espace de temps. Puis de là veinsmes passer le Rosne à Beaucaire. Et quant je vy que le Roy estoit en sa terre et en son povoir, je prins congié de lui, et m’en vins par la daulphine de Viennois[267], ma niepce : et de là passé par devers le conte de Chalons mon oncle, et par devers le conte de Bourgoigne son filz, et arrivé à Jonville. Auquel lieu, quant je y eu sejourné ung peu, je m’en allay devers le Roy, lequel je trouvay à Soissons. Et quant je fu devers lui, il me fist si grant joie, que tous s’en esmerveilloient. Là je trouvay le conte Jehan de Bretaigne et sa femme, et la fille du roy Thibault. Et pour la discencion qui estoit entre le roy de Navarre et la fille de Champaigne[268], pour quelque droit que le Roy de Navarre pretendoit ou païs de Champaigne, le Roy les fist tous venir à Paris en parlement, pour ouïr les parties, et pour leur faire droit.

A ce parlement demanda le roy Thibault de Navarre à avoir en mariage Ysabel fille du Roy. Et m’avoient mené noz gens de Champaigne pour profferer les parolles de la demande d’icelui mariage, pour ce qu’ilz avoient veu la grant chiere que le Roy m’avoit faite à Soissons. Et m’en vins deliberément au Roy parler d’icelui mariage. Et il me dist : « Senneschal, allez vous en premier accorder, et faire vostre paix avecques le conte de Bretaigne : et puis cela fait, le mariage se acomplira.» Et je lui dis : « Sire, vous ne devez point laisser à faire, pour tout quant qu’il y a.» Et il me respondit que pour nulle riens il ne marieroit sa fille oultre le gré de ses barons, et jusques à ce que la paix fust faicte au conte de Bretaigne.

Tantoust je m’en retourné devers la royne Marguerite de Navarre, au Roy son filz, et à leur conseil ; et leur racompté la responce du Roy. Laquelle ouye, incontinant o diligence s’en allerent faire leur paix avecques le conte de Bretaigne : et quant la paix fut faite, le Roy donna Ysabel sa fille au roy Thibault de Navarre. Et furent les nopces faites à Melun grans et plainieres. Et de là amena le roy Thibault sa femme à Provins, là où ilz furent receuz à grant honneur de barons, et à grans despens.

De l’estat du Roy, et comme il se maintint dorénavant, qu’il fut venu d’oultre mer, vous diray. C’est assavoir que onques puis en sez habitz ne voulut porter ne menu ver, ne gris, ne escarlate, ne estriefz ne eperons dorez. Ses robbes estoient de camelin, ou de pers[269], et estoient les fourreures de ses mentelines et de ses robbes de peaulx de garnutes, et de jambes de lievres. En sa bouche fut-il tres-sobre, et jamais ne devisa qu’on lui appareillast diverses viandes, ne delicieuses : mais prenoit paciamment ce que on lui mectoit devant lui. Son vin attrempeoit d’eauë selon la force du vin, et beuvoit en ung verre. Communément quant il mengeoit avoit-il darrieres lui les pouvres, qu’il faisoit repaistre ; et puis aprés leur faisoit donner de ses deniers. Et aprés disner il avoit ses prebstres devant lui, qui lui rendoient ses graces. Et quant quelque grant parsonnage estrange mengeoit avecques lui, il leur estoit de moult bonne compaignie, et amiable. De sa sagesse vous diray ; car il estoit tenu le plus sage homme qu’il eust en tout son conseil. Et quant il lui arrivoit aucune chose dont il failloit respondre necessairement, jamais il n’attendoit son conseil, quant il veoit que la chose requeroit celerité et droicture.

Puis aprés le bon roy saint Loys pourchassa tant qu’il fist venir à lui en France le roy d’Angleterre, sa femme, et leurs enfans, pour faire paix et accord entr’eulx. A laquelle paix faire estoient tres-contraires les gens de son conseil, et lui disoient : « Sire, nous sommes grandement esmerveillez comment vous voulez consentir à bailler et lesser au roy d’Angleterre si grant partie de vostre terre, que vous et voz predecesseurs avez aquises sur lui, et par ses meffaitz. Dont il nous semble que n’en soiez pas bien adverty, et que gré ne grace ne vous en sauront-ilz.» A cela le Roy leur respondit qu’il savoit bien que le roy d’Angleterre et son predecesseur avoient justement et à bon droit perdu les terres qu’il tenoit : et qu’il ne entendoit leur rendre aucune chose à quoy il fust tenu le faire. Mais le faisoit-il seulement pour amour, paix, et union avoir, nourrir et entretenir entr’eulx et leurs enfans, qui sont cousins germains. Et disoit le Roy : « Je pense, fait-il, que en ce faisant je feray moult bonne euvre. Car en premier lieu je feray et conquerray paix, et en aprés je le feray mon homme de foy, qu’il n’est pas encores. Car il n’est point encores entré en mon hommage.»

Le roy saint Loys fut l’omme du monde qui plus se travailla à faire et mectre paix et concorde entre ses subgectz, et par especial entre les princes et seigneurs de son royaume, et des voisins, mesmement entre le conte de Chalons mon oncle, et le conte de Bourgoigne son filz, qui avoient grant guerre ensemble, au retour que fusmes venuz d’oultre mer. Et pour la paix faire entre le pere et le filz, il envoia plusieurs gens de son conseil jusques en Bourgoigne à ses propres coustz et despens : et finablement fist tant, que par son moien la paix des deux parsonnages fut faite. Semblablement par son pourchaz la paix fut faite entre le second roy Thibault de Navarre et les contes de Chalons et de Bourgoigne, qui avoient dure guerre ensemblement les ungs contre les autres : et y envoia pareillement des gens de son conseil qui en firent l’accord, et les appaiserent.

Aprés celle paix commença une autre grant guerre entre le conte Thibault de Bar et le conte de Luxembourg, qui avoit sa seur à femme. Et lesquelz se combatirent l’un contre l’autre main à main dessoubz Pigny. Et print le conte de Bar, le conte de Luxembourg, et aprés gaigna le chasteau de Ligney, qui est au conte de Luxembourg à cause de sa femme. Pour laquelle guerre appaiser le Roy y envoia monseigneur Perron le chambellan, qui estoit l’omme du monde en qui le Roy croioit plus, et aux despens du Roy. Et tant se y travailla le Roy que leur paix fut faicte. Les gens de son grant conseil le reprenoient aucune foiz, pour ce qu’il prenoit ainsi grant paine à appaiser les estrangiers : et qu’il fait mal quant il ne les laissoit guerroier, et que les appointemens s’en feroient mieulx aprés. A ce leur respondit le Roy, et leur dist qu’ilz ne disoient pas bien. « Car, ce faisoit-il, si les princes et grans seigneurs qui sont voisins de mon royaume veoient que je les laissasse guerroier les ungs aux autres, ilz pourroient dire entr’eulx que le Roy de France par sa malice et ingratitude nous lesse guerroier. Et par ce pourroient-ilz conquerir hayne contre moy, et me pourroient venir courir sus. Dont je pourroye bien souffrir mal, et dommaige à mon royaume : et davantaige encourir l’ire de Dieu, qui dit que benoist soit celui qui s’efforce de mectre union et concorde entre les discordans.» Et saichez que pour le bien que les Bourgoignons et les Lorrains veoient en la personne du Roy, et pour la grant paine qu’il avoit prinse à les mectre à union, ilz l’amoient tant et l’obeïssoient, qu’ilz furent tous contens de venir plaidoier devant lui des discords qu’ilz avoient les ungs vers les autres. Et les y vy venir plusieurs foiz à Paris, à Reims, à Melun et ailleurs, là où le Roy estoit.

Le bon Roy ayma tant Dieu et sa benoiste mere, que tous ceulx qu’il povoit actaindre[270] d’avoir fait aucun villain serement, ou dit quelque autre villaine chose et deshonneste, il les faisoit griefvement pugnir. Et vis une foiz, à Cesaire oultre mer, qu’il fist eschaller[271] ung orfevre en braies et chemise moult villainement à grant deshonneur. Et aussi ouy dire, que depuis qu’il fut retourné d’oultre mer, durant que j’étois à Jonville allé, qu’il avoit fait brusler et mercher[272] à fer chault le neys et la baulievre[273] d’un bourgeois de Paris, pour ung blapheme qu’il avoit fait. Et ouy dire au bon Roy, de sa propre bouche, qu’il eust voulu avoir esté seigné d’un fer tout chault, et il eust peu tant faire, qu’il eust ouste tous les blaphemes et juremens de son royaume.

En sa compaignie ay-je bien esté par l’espace de vingt-deux ans. Mais oncques en ma vie, pour quelque courroux qu’il eust, ne lui ouy jurer ne blaphemer Dieu, ne sa digne mere, ne aucun saint ne sainte. Et quant il vouloit affermer aucune chose, il disoit : « Vraiement il est ainsi,» ou : Vraiement il n’en va pas ainsi.» Et bien apparut que pour nulle rien il n’eust voulu regnier ne jurer Dieu, quant le Souldan et les admiraulx d’Egipte lui voulurent faire regnier Dieu pour la foy bailler, ou cas qu’il ne tenoit l’appointement de paix qu’ils vouloient faire. Car le saint Roy, quant il y fut ainsi rapporté que les Turcs vouloient qu’il fist tel serement, jamés ne le voulut faire, ains plustoust eust amé mourir, comme est dit devant. Jamais ne lui ouy nommer ne appeller le deable, si n’avoit esté en aucun livre, là où il le faillist nommer par exemple. Et est une tres-honteuse chose au royaume de France de celui cas, et aux princes de le souffrir ne oyr nommer. Car vous verrez que l’un ne dira pas trois motz à l’autre par mal, qu’il ne die : « Va de par le deable,» ou en autres langaiges. Le saint Roy me demanda une foiz si je lavoys les pieds aux povres le jour de jeudi absolu en caresme. Et je lui respondy que non, et qu’il ne me sembloit mye estre chose honneste. Adonc le bon Roi me dist : « Ha ! Sire de Jonville, vous ne devez pas avoir en desdaing et despit ce que Dieu a fait pour nostre exemple, qui les lava à ses apoustres, lui qui estoit leur maistre et Seigneur. Et croy que bien à tart feriez ce que le roy d’Angleterre, qui à present est, fait. Car à celui jour du jeudi saint il lave les piedz aux mezeaux, et puis les baise.»

Avant que le bon Seigneur Roy se couchast, il avoit souvent de coustume de faire venir ses enfans devant lui, et leur recordoit les beaux faitz et ditz des roys et autres princes anxiens : et leur disoit que bien les devoient savoir et retenir, pour y prandre bon exemple. Et pareillement leur remonstroit les faitz des mauvais hommes qui par luxures, rapines, avarices, et orgueilz avoient perdu leurs terres et leurs seigneuries ; et que mauvaisement leur en estoit advenu. « Et ces choses, disoit le Roy, vous en gardez de faire ainsi comme ilz ont fait, et que Dieu n’en preigne courroux contre vous.» Il leur faisoit à semblable apprandre les Heures de Nostre Dame, et leur faisoit oir chacun jour et dire devant eulx les Heures du jour, selon le temps, affin de les acoustumer à ainsi le faire quant ilz seroient à tenir leurs terres. C’estoit ung tres-large aumosnier. Car par tout où il alloit en son royaume, il visitoit les pouvres eglises, les malladeries et les hospitaulx. Et s’enqueroit des pouvres gentilzhommes, des pouvres femmes veufves, des pouvres filles à marier. Et par tous les lieux où il savoit avoir necessité et estre souffreteux, il leur faisoit largement donner de ses deniers. Et à pouvres mendians faisoit donner à boire et à menger. Et lui ay veu plusieurs foiz lui-mesmes leur coupper du pain, et leur donner à boire. En son temps il a fait faire et edifier plusieurs eglises, monasteres, et abbaies : c’est assavoir Reaumont, l’abbaie de saint Anthoine lez Paris, l’abbaie du Lis, l’abbaie de Malboisson, et plusieurs autres religions de prescheurs et de cordeliers. Il fist semblablement faire la Maison-Dieu de Ponthoise, celle de Vernon, la maison des Quinze-vingts de Paris, et l’abbaie des Cordelieres de saint Clou, que Madame Ysabel sa seur fonda à la requeste de lui. Les benefices des eglises, qui escheoient en sa donaison, avant qu’il en voulust pourveoir aucun, il s’enqueroit à bonnes personnes de l’estat et condicion de ceulx qui les demandoient, et savoir s’ils estoient clercs et lectrez. Et ne vouloit jamais que ceulx à qui il donnoit les benefices, qu’ilz en tiensissent plus d’autres, que à leur estat n’appartenoit ; et tousjours les donnoit par grant conseil de gens de bien.

Cy-aprés verrez commant il corrigea ses baillifz, juges, et autres officiers : et les beaux establissemens nouveaux qu’il fist et ordonna estre gardez par tout son royaume de France ; qui sont telz :

« Nous Loys[274], par la grace de Dieu Roy de France, establissons que tous baillifz, prevostz, maires, juges, receveurs, et autres, en quelque office qu’il soit, que chascun d’eulx dorenavant fera serement que, tandis qu’ilz seront esdits offices, ils feront droit et justice à ung chascun, sans avoir aucune accepcion de personnes, tant à povres comme à riches, à l’estrangier comme au privé. Et garderont les us et coustumes qui sont bonnes et approuvées. Et si par aucuns d’eulx est fait au contraire de leur serement, nous voulons et expressement enjoignons qu’ilz en soient pugniz en biens et en corps, selon l’exigence des cas. La pugnicion desquelz nos baillifz, prevostz, juges, et autres officiers, nous reservons à nous et à nostre congnoissance : et à eulx, de leurs inferieurs et subgetz. Noz tresoriers, receveurs, prevostz, auditeurs des comptes, et autres officiers et entremecteurs de noz finances, jureront que bien et loiaument ilz garderont noz rentes et dommaines avecques tous et chascuns noz droiz, libertez, et preheminences, sans lesser ne souffrir en estre riens sourtrait, ousté, ne amenusé[275]. Et avecques ce, qu’ilz ne prandront, ne laisseront prandre, eulx ne leurs gens et commis, aucuns dons ne presens qu’on leur vueille faire, à eulx ne à leurs femmes et enfans, ne à autres, pour et en leur faveur. Et si aucun don en est receu, qu’ilz le feront incontinant et sans delay rendre et restituer. Et semblablement qu’ilz ne feront faire aucuns dons ne presens à nulles personnes, dont ilz soient subgetz, pour quelque faveur ou support. Et avecques ce jureront que là où ilz sçauront et congnoistront aucuns officiers, sergens, ou autres, qui sont rapineurs et abuseurs en leurs offices, parquoy ilz doivent perdre leurs offices et nostre service, qu’ilz ne les soustiendront ne celeront par don, faveur, promesse, ne autrement : ains qu’ilz les pugniront et corrigeront selon que le cas le requerra, en bonne foy et equité, et sans aucune hayne ne rancune. Et voulons, jaczoit ce que[276] lesdiz seremens soient prins devant nous, que ce nonobstant ilz soient publiez devant les clercs, chevaliers, seigneurs, et toutes autres gens de commune : affin que mieulx et plus fermement ilz soient tenuz et gardez, et qu’ilz aient crainte d’encourir le vice de parjures, non pas seullement pour la crainte et pugnicion de noz mains, et de la honte du monde, mais aussi de la paeur et pugnicion de Dieu. En aprés nous deffendons et prohibons à tous nosditz baillifz, prevostz, maires, juges, et autres noz officiers, qu’ilz ne jurent ne blaphement le nom de Dieu, de sa digne mere, et benoistz saints et saintes de paradis : et à semblable, qu’ilz ne soient joüeux de dez, ne frequentans les tavernes et bordeaux, sur paine de privacion de leur office, et de pugnicion telle que au cas appartiendra. Nous voulons à semblable que toutes les folles femmes de leurs corps, et communes, soient mises hors des maisons privées, et separées d’avecques les autres personnes : et que on ne leur louera ne affermera quelques maisons ne habitacions, pour faire et entretenir leur vice et pechié de luxure. Aprés ce, nous prohibons, et deffendons que nulz de noz baillifz, prevostz, juges et autres officiers et administrateurs de justice, ne soient tant hardiz de conquerir ne achapter, par eulx ne par autres, aucunes terres ne possessions és lieux dont ilz auront la justice en main, sans nostre congié, licence et permission, et que soions premierement acertainez de la chose. Et si au contraire le font, nous voulons et entendons lesdites terres et possessions estre confisquées en nostre main. Ne à semblable ne voulons point que noz dessusdiz officiers superieurs, tant qu’ilz seront en noustre service, marient aucuns de leurs filz, filles, ne autres parens qu’ilz aient, à nulle autre personne que en leurs bailliages et ressors, sans nostre congié especial. Et tout ce desdiz acquestz et mariages deffenduz ne entendons point avoir lieu entre les autres juges et officiers inferieurs, ne entre autres mineurs d’office. Nous deffendons aussi que baillif, prevost, ne autre, ne tiengne trop grant nombre de sergens ne de bedeaux, en façon que le commun peuple en soit grevé. Nous deffendons pareillement que nulz de noz subgets ne soient prins au corps ne emprinsonnez pour leurs debtes personnelles, fors que pour les nostres : et que il ne soit levé amende sur nul de nosdiz subgetz pour sa debte. Avecques ce, nous establissons, que ceulx qui tiendront noz prevostez, vicontez, ou autres noz offices, qu’ilz ne les puissent vendre ne transporter à autre personne sans nostre congié. Et quant plusieurs seront compaignons en ung office, nous voulons que l’un la exerce pour tous. Nous deffendons aussi qu’ilz ne dessaisissent homme de saisine qu’il tienne, sans congnoissance de cause, ou sans nostre especial commandement. Nous ne voulons qu’il soit levé aucunes exactions, pilleries, tailles ne coustumes nouvelles. Aussi nous voulons que noz baillifz, prevostz, maires, vicontes, et autres noz officiers, qui par aucun cas seront mis hors de leurs offices et de nostre service, qu’ilz soient, aprés ce qu’ilz seront ainsi depousez, par quarante jours residans ou pais desdictes offices, en leurs personnes, ou par procureur especial : affin qu’ilz respondent aux nouveaux entrez esdictes offices, à ce qu’ilz leur vouldront demander de leurs meffaictz et de leurs plaintes.» Par lesquelz establissemens cy-dessus le Roy amenda grandement son royaume, et tellement que chacun vivoit en paix et en tranquilité. Et saichez que ou temps passé l’office de la prevosté de Paris se vendoit au plus offrant. Dont il advenoit que plusieurs pilleries et malefices s’en faisoient, et estoit totallement justice corrompuë par faveurs d’amys, et par dons et promesses. Dont le commun ne ouzoit habiter ou royaume de France, et estoit lors presque vague. Et souventesfoiz n’avoit-il aux pletz de la prevosté de Paris, quant le prevost tenoit ses assises, que dix personnes au plus, pour les injustices et abusions qui se y faisoient. Pourtant ne voulut-il plus que la prevosté fust venduë, ains estoit office[277] qu’il donnoit à quelque grant sage homme, avecques bons gaiges et grans. Et fist abolir toutes mauvaises coustumes dont le povre peuple estoit grevé auparavant. Et fist enquerir par tout le païs là où il trouveroit quelque grant sage homme qui fust bon justicier, et qui pugnist estroictement les malfaicteurs, sans avoir esgard au riche plus que au povre. Et lui fut amené ung qu’on appelloit Estienne Boyleauë[278], auquel il donna l’office de prevost de Paris : lequel depuis fist merveilles de soy maintenir oudit office. Tellement que désormais n’y avoit larron, murtrier, ne autre mal-faicteur, qui ozast demourer à Paris, que tantoust qu’il en avoit congnoissance, qui ne fust pendu, ou pugny à rigueur de justice, selon la quantité du mal-faict. Et n’y avoit faveur de parenté ne d’amys, ne or, ne argent, qui l’en eust peu garentir : et grandement fist bonne justice. Et finablement par laps de temps le royaume de France se multiplia tellement, pour la bonne justice et droicture qui y regnoit, que le dommaine, cencifz, rentes et revenuz du royaume croissoit d’an en an de moitié ; et en amenda moult le royaume de France.

Dés le temps de son jeune eage fut-il piteux des pauvres et des souffreteux : et tellement se y accoustuma, que quant il fut en son regne il avoit tousjours communément six-vingts pouvres qui estoient repeuz chascun jour en sa maison, quelque part qu’il fust. Et en caresme le nombre des povres croissoit, et souventesfoiz les lui ay veu servir lui mesmes : et leur faisoit donner de ses propres viandes. Et quant ce venoit aux festes annuelles, le jour des vigiles, avant qu’il beust ne mengeast, il les servoit. Et quant ilz estoient repeuz, ilz emportoient tous certaine somme de deniers. Et, à bref dire, faisoit le roy saint Loys tant d’aumosnes, et de si grandes, que à paine les pourroit-on toutes dire et declairer. Dont y eut aucuns de ses familiers qui murmuroient de ce qu’il faisoit si grans dons et aumosnes, et disoient qu’il y despendoit moult. Mais le bon Roy respondoit qu’il aimoit mieulx faire grans despens à faire aumosnes, que en boubans et vanitez. Ne pour quelque grans aumosnes qu’il feist, ne laissoit-il à faire grant despence et large en sa maison, et telle qu’il appartenoit à tel prince : car il estoit fort liberal. Et aux Parlemens et Estatz qu’il tint à faire ses nouveaux establissemens, il faisoit tous servir à sa court les seigneurs, chevaliers, et autres, en plus grant habondance et plus haultement que jamais n’avoient fait ses predecesseurs. Il aymoit moult toutes manieres de gens qui se mectoient au service de Dieu. Dont il a depuis fondé et fait plusieurs beaux monasteres et maisons de religion par tout son royaume. Et mesmement environna-il toute la ville de Paris de gens de religion, qu’il y ordonna, logea, et fonda à ses deniers.

Aprés ces choses dessusdites le Roy manda tous les barons de son royaume, pour aller à lui à Paris en ung temps de caresme. Et aussi m’envoia-il querir à Jonville, dont je me cuidé assez excuser de venir, pour une fievre quarte que j’avois. Mais il me manda qu’il avoit assez gens qui savoient donner guerison de fievres quartes ; et que sur toute s’amour, que je allasse à Paris : ce que je fys. Et quant je fu là, onques je ne sceu savoir pourquoy il avoit ainsi mandé les grans seigneurs de son royaume. Et advint que le jour de la feste Nostre Dame en mars je m’endormy à matines. Et en mon dormant me fut advis que je veoie le Roy à genoulz devant ung autel, et qu’il y avoit plusieurs prelatz qui le revestoient d’une chaisible rouge, qui estoit de sarge de Reims. Et tantoust que je fu esveillé, je racomptay ma vision à ung mien chappelain, qui estoit tres-saige homme : lequel me dist que le Roy se croizeroit le landemain. Et je lui demanday commant il le savoit ? Et il me dist qu’il le savoit par mon songe et advis : et que la chasible rouge que je lui veoie mectre sus signiffioit la croix de Nostre Seigneur Jesus-Christ, laquelle fut rouge de son precieux sang qu’il espandit pour nous. Et ainsi que la chasible estoit de sarge de Reims, que ainsi la croiserie seroit de petit exploict, ainsi qu’il disoit que je verrois le landemain.

Or advint que le landemain le Roy et ses trois filz se croiserent : et fut la croisure de petit exploict, tout ainsi que mon chappelain le m’avoit recité le jour davant. Parquoy je creu que c’estoit prophecie. Ce fait, le roy de France et le roy de Navarre me pressoient fort de me croisser, et entreprandre le chemin du pelerinage de la croix. Mais je leur repondi que tandis que j’avois esté oultre mer ou service de Dieu, que les gens et officiers du roy de France avoient trop grevé et foullé mes subgetz, tant qu’ilz en estoient apovriz : tellement que jamais il ne seroit que eulx et moy ne nous en santissons. Et veoie clerement, si je me mectoie au pellerinage de la croix, que ce seroit la totale destruction de mesdiz pouvres subgetz. Depuis ouy-je dire à plusieurs que ceulx qui lui conseillerent l’entreprinse de la croix firent ung tres-grant mal, et pecherent mortellement ; car tandis qu’il fut ou royaume de France, tout son royaume vivoit en paix, et regnoit justice. Et incontinant qu’il en fut hors, tout commença à decliner et à empirer. Par autre voie firent-ilz grant mal : car le bon seigneur estoit si tres-feble et debilité de sa personne, qu’il ne povoit souffrir ne endurer nul harnois sur lui, et ne povoit endurer estre longuement à cheval. Et me convint une foiz le porter entre mes braz depuis la maison du conte d’Auserre jusques aux Cordeliers, quant nous mismes à terre au revenir d’oultre mer.

Du chemin qu’il print pour aller jusques à Tunes, je n’en escripray riens, parce que je n’y fu pas. Et ne veulx mectre ne escripre en ce livre aucune chose de quoy je ne sois certain. Mais nous dirons du bon roy saint Loys que quant il fut à Tunes devant le chastel de Cartaige, une maladie de flux de ventre le print. Et pareillement à monseigneur Phelippes son filz aisné print ladite maladie avecques les fievres quartes. Le bon Roy si acouscha au lit, et congnut bien que il devoit deceder de ce monde en l’autre. Lors appella-il messeigneurs ses enfans. Et quant ilz furent devant lui, il adressa sa parolle à son aisné filz, et lui donna des enseignemens qu’il lui commanda garder comme par testament, et comme son hoir principal. Lesquelz enseignemens j’ay ouy dire que le bon Roy mesmes les escripvit de sa propre main et sont telz :

« Beau filz, la première chose que je t’enseigne et commande à garder, si est que de tout ton cueur, et sur toute rien, tu aymes Dieu ; car sans ce nul homme ne peult estre sauvé. Et te garde bien de faire chose qui lui desplaise, c’est assavoir pechié. Car tu deverois plustost desirer à souffrir toutes manieres de tourmens, que de pecher mortellement. Si Dieu t’envoie adversité, reçoy-la benignement, et lui en rends graces : et pense que tu l’as bien desservy, et que le tout te tournera à ton preu. S’il te donne prosperité, si l’en remercie tres-humblement, et gardes que pour ce tu n’en soies pas pire par orgueil, ne autrement. Car l’on ne doit pas guerroier Dieu de ses dons, qu’il nous fait. Confesse toy souvent, et eslis confesseur ydone qui preudomme soit, et qui te puisse seurement enseigner à faire les chouses qui sont nécessaires pour le salut de ton ame, et aussi les choses dont tu te dois garder : et que tu soies tel que tes confesseurs, tes parens et familiers te puissent hardiement reprandre de ton mal que tu auras fait, et aussi à t’enseigner tes faitz. Escoute le service de Dieu et de nostre mere sainte Église devotement, de cueur et de bouche ; et par especial à la messe, depuis que la consecracion du corps nostre Seigneur sera, sans bourder[279] ne truffer[280] avecques autrui. Aies le cueur doulx et piteux aux povres, et les conforte et aide en ce que pourras. Maintien les bonnes coustumes de ton Royaume, et abbaisse et corrige les mauvaises. Garde-toy de trop grant convoitise, ne ne boute pas sus trop grans tailles ne subcides à ton peuple, si ce n’est par trop grant necessité, pour ton Royaume deffendre. Si tu as en ton cueur aucun malaise, dy-le incontinant à ton confesseur, ou à aucune bonne personne qui ne soit pas plain de villaines parolles. Et ainsi legerement pourras pourter ton mal, par le reconfort qu’il te donnera. Prens toy bien garde que tu aies en ta compaignie preudes gens et loiaux, qui ne soient point plains de convoitise : soient gens d’eglise, de religion, seculiers, ou autres. Fuy la compaignie des mauvais, et t’efforce d’escouter les parolles de Dieu, et les retien en ton cueur. Pourchasse continuellement prieres, oraisons, et pardons. Ame ton honneur. Gardes toy de souffrir autrui qui soit si hardi de dire devant toi aucune parolle qui soit commencement d’esmouvoir nully à peché : ne qui mesdie d’autrui darrieres ou devant, par detraction. Ne ne seuffre aucune villaine chose dire de Dieu, de sa digne mère, ne de saint ou sainte. Souvent regracie Dieu des biens et de la prosperité qu’il te donnera. Aussi fais droicture, et justice à chascun ; tant au pouvre comme au riche. Et à tes serviteurs sois loial, liberal, et roide de parolle ; ad ce qu’ilz te craignent et ayment comme leur maistre. Et si aucune controversité ou action se meut, enquiers toy jusques à la vérité, soit tant pour toy que contre toy. Si tu es adverti d’avoir aucune chose de l’autrui, qui soit certaine, soit par toy ou par tes predecesseurs, fay la rendre incontinant. Regarde o toute diligence commant les gens et subgetz vivent en paix et en droicture dessoubz toy, par especial és bonnes villes et citez, et ailleurs. Maintien les franchises et libertez esquelles tes anxiens les ont maintenuz et gardez, et les tiens en faveur et amour. Car, par la richesse et puissance de tes bonnes villes, tes annemys et adversaires doubleront de te assaillir, et de mesprandre envers toy, par especial tes pareilz, et tes barons, et autres semblables. Ayme et honnoure toutes gens d’eglise et de religion, et garde bien qu’on ne leur tollisse leurs revenuz, dons et aumosnes, que tes anxiens et davanciers leur ont lessez et donnez. On racompte du roy Phelippes mon ayeul que une foiz l’un de ses conseillers lui dist que les gens d’église lui faisoient perdre et amenuser les droiz et libertez, mesmement ses justices ; et que c’estoit grant merveille comment il le souffroit ainsi. Et le Roy mon ayeul lui respondit, qu’il le croioit bien ; mais que Dieu lui avoit tant fait de biens et de gratuitez, que il aimoit mieulx lesser aller son bien, que d’avoir debat ne contens aux[281] gens de sainte eglise. A ton pere et à ta mere pourte honneur et reverence, et garde de les courousser par desobeissance de leurs bons commandemens. Donne les benefices qui te appartiendront à bonnes persones et de nette vie : si le fay par le conseil de preudes gens et sages. Gardes toy d’esmouvoir guerre contre homme chrestien sans grant conseil, et que autrement tu n’y puisses obvier. Et si aucune guerre y as, si garde les gens d’eglise, et ceulx qui en riens ne t’auront meffait. Si guerre et debat y a entre tes subgetz, appaise les au plus tost que tu pourras. Prens garde souvent à tes baillifz, prevostz, et autres tes officiers, et t’enquiers de leur gouvernement, affin que si chose y a en eulx à reprandre, que tu le faces. Et garde que quelque villain peché ne regne en ton royaume, mesmement blapheme ne heresie : et si aucun en y a, fay-le tollir et ouster. Et garde toy bien que tu faces en ta maison despence raisonnable et de mesure. Et te supply, mon enfant, que en ma fin tu aies de moy souvenance, et de ma pouvre ame : et me secoures par messes, oraisons, prieres, aumosnes et biensfaiz, par tout ton Royaume. Et me octroie part et porcion en tout tes biensfaiz, que tu feras. Et je te donne toute benediction que jamais pere peut donner à enfant : priant à toute la Trinité de paradis, le Pere, le Filz, et le Saint-Esperit, qu’il te garde et deffende de tous maulx, par especial de mourir en pechié mortel ; ad ce que nous puissons une foiz, aprés ceste mortelle vie, estre devant Dieu ensemble à lui rendre graces et loüenges sans fin en son Royaume de paradis, amen.» Quant le bon roy saint Loys eut ainsi enseigné et endoctriné monseigneur Phelippes son filz, la maladie qu’il avoit lui commença incontinant à croistre durement. Et lors demanda les sacremens de sainte Eglise, lesquelz lui furent administrez en sa plaine vie, et bon sens, et ferme memoire ; et bien l’apparut. Car quant on le mectoit en unction, et qu’on disoit les sept seaupmes, lui mesmes respondoit les versetz des diz-sept seaupmes, avecques les autres qui respondoient au prebstre qui lui bailloit la sainte unction. Et ouy depuis dire, à monseigneur le conte d’Alenczon son filz, que ainsi que le bon Roy approucheoit de la mort, il se efforçoit d’appeller les saints et saintes de paradis, pour lui venir aider et secourir a celui trespas. Et par especial evocquoit-il monseigneur saint Jaques, en disant son oraison, qui commence : Esto, Domine. Monseigneur saint Denis de France appella-il, en disant son oraison, qui valoit autant à dire : « Sire Dieu, donne nous grace de povoir despriser et mectre en oubly la propreté de ce monde, en maniere que nous ne doublons nulle adversité.» Madame sainte Genevieve reclamoit-il aussi. Et aprés il se fist mectre en ung lit couvert de cendres, et mist ses mains sur sa poitrine. Et en regardant vers le ciel, rendit l’ame à son Createur, à telle mesme heure que nostre Seigneur Jesus-Christ rendit l’esperit en l’arbre de la croix, pour le salut de son peuple.

Piteuse chouse est, et digne de pleurer, le trespassement de ce saint Prince qui si saintement a vesqu, et bien gardé son royaume, et qui tant de beaux fait envers Dieu a faitz. Car ainsi que l’escripvain enlumine son livre, pour estre plus beau et honnoré : semblablement le saint Roy avoit enluminé et esclarcy son royaume par grans aumosnes, et par monasteres et eglises qu’il a faictes et fondées en son vivant, dont Dieu est aujourdui loüé et honnoré nuyt et jour. Le landemain de la feste saint Bertholomy apoustre trespassa-il de ce siecle en l’autre, et en fut apporté le corps à Saint Denis en France. Et là fut enseveli ou lieu où il avoit despieça esleu sa sepulture : auquel lieu Dieu par ses prieres a depuis fait maints beaux miracles.

Tantoust aprés par le commandement du saint Pere de Romme, vint ung prelat[282] à Paris, qui estoit arcevesque de Roüan, et ung autre evesque avecques lui : et s’en allerent à Saint Denis en France. Auquel lieu ilz furent long-temps, pour eulx enquerir de la vie, des euvres, et des miracles du bon roy saint Loys. Et me manderent venir à eulx, et là fu par deux jours, pour savoir de moy ce qu’en savoie. Et quant ilz se furent par tout bien enquis du bon roy saint Loys, ilz en emporterent en court de Romme l’enqueste. Laquelle veuë bien et à bon droit, ilz le misdrent ou nombre des confesseurs. Dont grant joie fut et doibt estre à tout le royaume de France, et moult grant honneur à tout son lignaige, voire ceulx qui le vouldront ensuir[283]. Aussi grant deshonneur sera à ceulx de son lignaige qui ne le vouldront ensuir, et seront monstrez o le doy en disant que à tart[284] le bon saint homme eust fait telle mauvaistié ou telle villennie.

Aprés que ces bonnes nouvelles furent venues de Homme, le Roy donna et assigna journée pour lever le saint corps[285]. Et le leverent l’arcevesque de Reims qui lors estoit, messire Henry de Villiers arcevesque de Lyon, qui estoit lors, le porterent devant : et plusieurs autres arcevesques et evesques le portoient aprés, dont je ne sçay les noms. Aprés qu’il fut levé, frere Jehan de Semours le prescha devant le monde ; et entre autres de ses faitz rameuta souvent une chose que je lui avois dicte du bon Roy : c’estoit de sa grant loiaulté. Car, comme j’ay devant dit, quant il y avoit aucune chose promise de sa seulle et simple parolle aux Sarrazins ou veage d’oultre mer, il n’y avoit remede qu’il ne la leur tiensist selon sa promesse. Ne pour avoir perdu cent mil livres, il ne leur eust voulu faillir de promesse. Aussi prescha ledit frere Jehan de Semours toute sa vie, comme elle est cy-devant escripte. Tantoust que le sermon fut finé, le Roy et ses freres remporterent le corps du Roy leur pere en ladite eglise de saint Denis, avecques l’aide de leur lignaige, pour faire honneur au corps, qui grant honneur avoit fait, si à eulx ne tenoit, ainsi comme j’ay dit devant.

Encores escripray-je quelque chose en l’onneur du bon roy saint Loys. C’est assavoir que, moy estant eu ma chappelle à Jonville, il me fut advis à certain jour qu’il estoit devant moy tout joieux. Et pareillement estois bien à mon aise de le veoir en mon chastel. Et lui disoie : « Sire, quant vous partirez d’icy, je vous meneray logier en une autre mienne maison, que j’ay à Chevillon.» Et il m’estoit advis qu’il m’avoit respondu en riant : « Sire de Jonville, foy que dois à vous, je ne me partiray pas si toust d’icy, puis que je y suis.» Quant je m’esveillay, je pensay en moy que c’estoit le plaisir de Dieu et de lui que je le herbergeasse en ma chappelle. Ce que je fis incontinant aprés. Car j’ay fait faire ung autel en l’onneur de Dieu et de lui : et là y ay estably une messe perpetuelle par chacun jour, bien fondée en l’onneur de Dieu et de monseigneur saint Loys. Et ces choses ay-je ramentuës à monseigneur Loys son filz, affin que, en faisant le gré de Dieu et de monseigneur saint Loys, je puisse avoir quelque partie des reliques du vray corps monseigneur saint Loys, pour tenir en ma chappelle à Jonville, affin que ceulx qui verront son autel puissent avoir à icelui saint plus grant devocion.

Et foys assavoir à tous les lecteurs de ce petit livret que les choses que je dis avoir veuës et sceuës de lui sont vraies, et fermement le doivent croire. Et les autres choses que je ne tesmoigne que par oir, prenez-les en bon sens, s’il vous plaist : priant à Dieu que, par la priere de monseigneur saint Loys, il lui plaise nous donner ce qu’il sceit nous estre necessaire, tant aux corps que aux ames. Amen.



  1. Croiz noires. Le jour de Saint-Marc, toutes les églises étoient tendues de noir, et l’on faisoit des processions en mémoire d’une peste qui avoit désolé Rome du temps de saint Grégoire, pape.
  2. Lui atraysit : attira vers lui.
  3. Chevetaine : chef, capitaine, commandant.
  4. Tant que : jusqu’à ce que.
  5. Coustes : troupes.
  6. Convaincre : vaincre.
  7. Appetoit : désiroit.
  8. Le large : le généreux, celui qui fait des largesses.
  9. Doubterent : redoutèrent.
  10. Veez cy : voici.
  11. O : avec.
  12. Subit : aussitôt.
  13. Esparné : Epernay.
  14. D’un repoux ; en un jour de marche.
  15. Abandonné : se prend ici en bonne part : il veut dire dévoué, plein de désintéressement.
  16. Mie voir : pas la vérité.
  17. Finé à lui : terminé avec lui.
  18. Fermail : agrafe.
  19. A ung : ensemble.
  20. Carente : Charente.
  21. Ost : armée.
  22. Dont il estoit premier party : dont il étoit d’abord parti.
  23. Haubert : cotte de maille. Les chevaliers avoient seuls droit de la porter. Joinville veut dire ici qu’il n’étoit pas encore chevalier.
  24. Qu’il fust oultre : qu’il fût passé outre, qu’il fût mort.
  25. Ouvra : opéra.
  26. Cheminon : abbaye du diocèse de Châlons, de l’ordre de Citeaux.
  27. Illeques ou illec : là, dans ce lieu.
  28. Destriers : chevaux de bataille.
  29. Le maistre de la nau : le pilote du vaisseau.
  30. Ou bec : à la proue, partie de l’avant du vaisseau.
  31. Esperions : craignions.
  32. Le grand roy de Tartarie. Ce prince n’étoit pas le kan de Tartarie, c’étoit un de ses tributaires nommé Ercatay.
  33. Nonobstant que ne fust s’entention : quoique ce ne fût pas son intention.
  34. Enorter : exhorter.
  35. Regracié : je remerciai.
  36. Souldan de Connie : sultan d’Icone.
  37. Serrais : valet de chambre.
  38. Et mais qu’il lui baillast : et s’il lui donnoit.
  39. Souldan de Hamault : il faut lire sultan de Haman.
  40. Chevir : agir, se comporter.
  41. Naccaires : tambours.
  42. Gallée : barque.
  43. A l’enseigne Saint-Denis : au vaisseau qui portoit l’enseigne de saint Denis.
  44. Pource : pour cela seulement.
  45. Lo : loue.
  46. Senestre : gauche.
  47. Targe : bouclier.
  48. Penoncel : bannière.
  49. Panonceaux : drapeaux.
  50. Couste : à côté de.
  51. Du légat : c’étoit Odon, évêque de Tusculum.
  52. Heaume : casque à visière.
  53. La Soulde : il faut lire la Fonde. C’étoit une espèce de grand marché où se trouvoient une multitude de boutiques et de magasins.
  54. A cautelle : par précaution.
  55. Le roy Jehan : Jean de Brienne avoit pris Damiette en 1219.
  56. Ung patriarche : c’étoit Guy, patriarche de Jérusalem.
  57. Seans sur formes : montés sur leurs chevaux de bataille.
  58. Issir de mon herhergier : sortir de mon quartier.
  59. Et les souloit-on : et on avoit coutume.
  60. Escourre : secourir.
  61. Couvertoir : couverture.
  62. Guette : sentinelle.
  63. Estaignoient : détruisoient.
  64. Ferissent : lançassent.
  65. Mestier : avantageux.
  66. Escacher : écraser.
  67. Babilonne : c’étoit ainsi qu’on appeloit alors le grand Caire.
  68. Tandis qu’on estoupperoit ledit fleuve : tandis qu'on feroit une saignée à la rivière pour diminuer la hauteur de l’eau.
  69. Troppel : troupe serrée.
  70. Chiet : tombe.
  71. Quierent les terres plaines : cherchent les terres basses, qui se répandent dans ces terres.
  72. Que amender : que faire de plus.
  73. Escacher : Broyer, briser.
  74. Qu’ilz avoient suivy celui fleuve contremont : qu’ils avoient remonté ce fleuve.
  75. Tunis : lisez Thanis.
  76. Le fleuve de Rexi : cette branche du fleuve s’appelle Thanis.
  77. A nou : à la nage.
  78. Baffraiz : beffroi. Le beffroi étoit une machine de guerre construite en bois ; elle avoit la forme d’une tour, étoit à divers étages, et portée sur quatre roues : elle s’approchoit fort près des villes. De là les soldats lançoient des flèches et des pierres. Pour garantir ces tours du feu grégeois on les couvroit de cuirs.
  79. Chas chateilz : le chas étoit une espèce de galerie couverte que l’on attachoit aux murailles, et sous laquelle ceux qui devoient les saper étoient en sûreté. La machine dont parle ici Joinville étoit une galerie couverte, défendue par des tours de bois.
  80. A engis : avec des machines qui servoient à lancer des pierres.
  81. Scecedun, filz du Seic : le vrai nom de ce chef (chevetain) étoit Fachr-Addin.
  82. Ferrait : Frédéric.
  83. Mestier : besoin.
  84. Recouysmes (du verbe rescourre), secourûmes.
  85. Guy de Ferrois : Guy de Forest.
  86. Le feu grégeois fut inventé par Callinique, architecte d’Héliopolis, sous Constantin-le-Barbu. Il étoit composé de poix et autres gommes tirées des arbres, de soufre et d’huile. On s’en servoit sur mer et sur terre. Sur mer, tantôt on en remplissoit des brûlots qu’on faisoit voguer au milieu des flottes ennemies, et qui les embrasoient ; tantôt on en mettoit dans de grands tuyaux de cuivre placés sur la proue des vaisseaux de course, et on le souffloit contre les bâtimens qu’on vouloit détruire. Sur terre, des soldats, portant de petits tuyaux de cuivre, souffloient également le feu grégeois contre les troupes qui leur étoient opposées. On lançoit aussi contre les machines des épieux de fer aigus, entourés de matières combustibles, ou des vases remplis de ces matières, et qui se brisoient en tombant. Ces diverses manières de combattre ont sans doute donné l’idée des canons, des fusils et des bombes. L’eau ne pouvoit éteindre ce feu ; il n’y avoit que le vinaigre et le sable qui en arrêtassent les ravages.
  87. A planté : abondamment.
  88. Ars (du verbe ardre) : consumé, embrasé.
  89. Nous eurent bon mestier : nous furent d’un grand secours.
  90. Haie : machine à lancer le feu grégeois.
  91. Traict (de traire) : tiré, jeté.
  92. Ahan : fatigue, peine.
  93. Trect et pilotz : traits d’arbalète.
  94. Tandeis : bagages.
  95. Mais qu’il tensist verité de sa part : mais que le connétable l’assurât de la vérité de ce qu’il disoit.
  96. Grant erre : grande hâte.
  97. De grand rendon : avec un grand courage.
  98. Voir: vrai.
  99. Fustz : bois
  100. A couste la main destre : à main droite.
  101. Desseurez : séparés.
  102. Par amont : par une colline. La signification de ce mot est par en haut.
  103. Ruel : chemin.
  104. A val le fleuve : en bas vers le fleuve.
  105. Poncel : petit pont, bac.
  106. Regnes : rênes, bride.
  107. Doubtast pas gramment : craignît pas beaucoup. Doubter : craindre.
  108. Russel ou ru : ruisseau.
  109. Pilles ou pillots : traits d’arbalète.
  110. Gaubison : il faut lire ganbison ou gamboison. C’étoit un vêtement contrepointé, garni de laine entassée et battue avec du vinaigre. Il résistoit au fer.
  111. Et gerrez encores anuyt : et passerez encore cette nuit.
  112. N’affiert : ne convient.
  113. Dés pieça : depuis long-temps.
  114. Grant los : grande gloire.
  115. Beduns : Bedouins.
  116. Sans aucune faille : sans faute, sans qu’il puisse s’en garantir.
  117. Rescourre : recouvrer.
  118. Tandeis : monceau.
  119. Liement : joyeusement.
  120. Tout le povoir : toute l'armée, toutes les forces.
  121. Culliere : croupière.
  122. De legier : facilement.
  123. Tant avoient trect : tant avoient tiré.
  124. A heure : à propos.
  125. Guerdonné : récompensé.
  126. Admiraulx : émirs.
  127. Les verges d’or : c’étoient des marques de supériorité et de justice.
  128. Aval: en bas.
  129. Glout : glouton.
  130. Houze : botte.
  131. Mucée : cachée.
  132. Barbacanne : créneaux, avant-mur, cloison de planches ou de pieux.
  133. Mesgnie : famille, maison, suite d’un seigneur.
  134. Admonnestoie : j’avertissois.
  135. Acouvrirent : pressèrent.
  136. Menoison : ulcères qui se formoient dans les chairs.
  137. Hucher : appeler.
  138. Garrotz : traits d’arbalète.
  139. Lerray : laisserai.
  140. Hanap : coupe, tasse.
  141. Toailles : toiles, turbans.
  142. Braies : haut de chausses.
  143. Noant : Nageant.
  144. Pour cuider l’envoier aval, elle me sault par les narilles : croyant pouvoir l’avaler (ou l’envoyer en bas), elle me sortit par les narines.
  145. Ferry : Frédéric.
  146. Soulte : fond de cale. Dans les vaisseaux modernes, la soute est la partie basse, sur l’arrière, où l’on sert ordinairement les vivres secs et la poudre.
  147. Mortier : grosse lampe.
  148. Qu’ilz estoient tous régniez : qu’ils avoient tous renié leur foi.
  149. Regnoier : apostasier.
  150. Tallent : désir.
  151. Autelle : pareille.
  152. Bernicles : torture, sorte de question.
  153. Tisons : poutres, pieux.
  154. Escaché : écrasé, broyé.
  155. L’orée : le bord.
  156. Remors : ressentiment.
  157. Evesques : officiers.
  158. Endroit moy : quant à moi.
  159. Leans : là dedans.
  160. Devisé : Stipulé, mis par écrit.
  161. Cil : celui.
  162. Et l’escache les piez : et l’écrase avec les pieds.
  163. Morentaigne : Mauritanie.
  164. A peu prés : il s’en fallut peu.
  165. O la toaillolle : avec le turban.
  166. Yssirent : sortirent.
  167. Esperions : appréhendions.
  168. Cuillissent : engendrassent.
  169. Genevois : Génois.
  170. Tenczons : disputes, contestations.
  171. Alume, alume : allumez les flambeaux.
  172. Finer : trouver.
  173. Lui convint gesir : il lui fallut coucher.
  174. Samys : ; étoffe de soie.
  175. Voyez les variantes.
  176. Que j’avois s’amour chière : que j’avois son amour cher, que je mettois du prix à son amour.
  177. Que je m’en voise hastiyement : que je partisse promptement ; voise, de voiser, aller.
  178. Ystront : sortiront.
  179. Poulains : ce nom étoit donné à celui qui étoit né d’un Syrien et d’une Européenne. On croit qu’il tire son origine de la Pouille. Plusieurs femmes de ce pays s’éloient élablies dans la Palestine.
  180. Chevalier recreu : chevalier qui se confesse vaincu.
  181. Couppe, lisez coulpe : faute.
  182. Note Wikisource : Chier : cher.
  183. Quanque j’avoie : tout ce que j’avois.
  184. Avez vous quis nulz chevaliers : avez-yous cherché, engagé quelques chevaliers.
  185. L’orde : l’impure, la redoutable.
  186. Qu’il le commença fort à supediter : il prit pour lui beaucoup de haine.
  187. Madame de Secte : Marguerite, princesse de Sidon ou de Sajette, nièce de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, et ensuite empereur de Constantinople. Cette princesse, d’après les assises de Jérusalem, avoit le droit de battre monnoie.
  188. Deserpillez : mal vêtus, déguenillés.
  189. En son estat : en son état de dépense.
  190. Du Quassere : du Caire.
  191. Cesare : Césarée.
  192. Berrie : vaste plaine.
  193. Got et Magot : on croit que ces peuples habitoient le nord de la Chine.
  194. Prebstre-Jehan : on a cru long-temps qu’il avoit régné en Abyssinie. Du Cange pense que c’étoit un prêtre nestorien qui s’empara d’un vaste pays situé dans les contrées orientales de l’Asie. Toutes ces conjectures paroissent fabuleuses.
  195. Trehuz : redevance, tribut.
  196. Sajette : flèche sur laquelle étoient gravés le seing et le nom de la famille.
  197. Aelles : ailes.
  198. Ce suis mon : cela est vrai. Mon repond au mot latin omninò.
  199. Dessiroit : déchiroit.
  200. De Coucy : lisez, de Toucy. Il s’agit de Philippe de Toucy, fils de Narjot. (Voyez les Mémoires de Ville-Hardouin.)
  201. Vataiche : lisez Vatace.
  202. Faillit : fallut.
  203. Failloient : manquoient.
  204. 0n partit un jeu : on donna l’alternative.
  205. Fourbany : exilé, proscrit.
  206. Esleut : choisit.
  207. Bouta : pressa, poussa.
  208. Assorta : forlifia.
  209. Bourge : retranchement, redoute.
  210. Karet : champ ferme d’une haie.
  211. Aconceupt : rattrapa, atteignit.
  212. Le conte de Den : le comte d’Eu.
  213. Me tient en bail : me tient en tutèle.
  214. Arroy : rang, disposition, arrangement ; de là, désarroy, qui est resté.
  215. Rainnes : Rama.
  216. A la murterie : au massacre.
  217. Gadres : Gadara, ville située dans la province de Décapolis.
  218. Encloux : entouré, enfermé.
  219. Asur : ville maritime près de Jaffa. Cette ville appartenoit à la maison d’Ibelin.
  220. Effraié : irrité.
  221. Il gyncha : il l’esquiva.
  222. Nessa : ville d’Arabie.
  223. Se tiendroient apaiez : croiroient avoir assez fait.
  224. Preudhomme : vaillant.
  225. Preudomme : sage.
  226. Douves : fossés, canaux.
  227. Grant Hermenie : grande Arménie.
  228. Fut…entalenté : eut envie.
  229. Es plains : dans les plaines.
  230. Les Almans : les chevaliers de l’Ordre teutonique.
  231. Les meschiefz : le mal.
  232. Ferit d’un carrel : frappa d’une flèche. Carrel, flèche dont le fer avoit une pointe triangulaire.
  233. Lassus : là haut.
  234. Torte langue : Languedoc.
  235. Par nos petiz : peu à peu.
  236. Voyez les variantes.
  237. Tourtouze : Tortose.
  238. Nous y eut bien besoing : nous fut d’un grand secours.
  239. Triple : Tripoly.
  240. Le prince de celle terre : Bohemond VI, prince d’Antioche, seigneur de Tripoly et de Tortose.
  241. Voyez les variantes.
  242. Mon : donc.
  243. Votre preu : votre avantage.
  244. Soulas : soulagement, consolation.
  245. Perillez : tombés en grand péril.
  246. Adans : adorant, prosternés.
  247. A nou : en nageant.
  248. Du tison : de la quille.
  249. Eslochées : ébranlées, déplacées.
  250. A tout : avec.
  251. Baphe : ville de Chypre.
  252. Destourbiers : embarras.
  253. Ne finer aux trehuz : ni acquitter les tributs.
  254. Apparoiz : les meubles.
  255. Pleige : garant.
  256. Enlever : représenter.
  257. La seur du Roy : Blanche, petite fille de saint Louis, fille de Philippe-le-Hardi, sœur de Philippe-le-Bel. Cette princesse fut mariée à Rodolphe, duc d’Autriche, depuis roi de Bohême, fils de l’empereur Albert 1er. L’entrevue entre Philippe et Albert eut lieu près de Toul, en 1299.
  258. Proupoux : propos.
  259. Je lo : je conseille, je suis d’avis.
  260. Lampieuse : Lampedouse, à cent milles de Malte.
  261. Connilz : lapins, gibier.
  262. Affié : planté.
  263. Blanche de champ : blanchie de chaux.
  264. Pis : poitrine.
  265. Voyez les variantes.
  266. Evesque de l’Olive : Oliva étoit un évêché suffragant de l’archevéché de Patras, en Morée.
  267. La daulphine de Viennois : Béatrix de Savoie, femme du Dauphin Guigues y.
  268. La fille de Champaigne : Blanche, fille de Thibaut IV, roi de Navarre, et d’Agnès de Beaujeu, sa première femme, mariée à Jean, comte de Bretagne.
  269. Pers : bleu tirant sur le noir.
  270. Actaindre : convaincre.
  271. Eschaller : monter à l’échelle, au pilori.
  272. Mercher : marquer.
  273. La baulievre : le menton.
  274. Cette ordonnance fut rendue à Paris en 1256.
  275. Amenusé : diminué.
  276. Jaczoit ce que : quoique, encore que.
  277. Ains estoit office : mais c'étoit un office.
  278. Estienne Boyleauë : Un historien du temps dit qu’il fit pendre un sien filleul, parce que la mère lui dit qu’il ne pouvoit s’empêcher de voler ; et un sien compère, parce qu’il avoit nié une somme d’argent que son hôte lui avoit baillée à garder. La famille de Boyleauë existoit encore, du temps de Du Cange, à Paris et dans l’Anjou.
  279. Bourder : railler, dire des sornettes.
  280. Truffer : dire des paroles inutiles.
  281. Ne contens aux : ni procès avec.
  282. Vint ung prelat. L’archevêque de Rouen, l’évêque d’Auxerre et l’évêque de Spolette furent chargés de faire une enquête au sujet des miracles de saint Louis. Cette enquête dura douze ans. Elle fut envoyée à Rome, et le pape Martin IV en confia l’examen à trois cardinaux. Martin étant mort peu de temps après, le rapport en fut fait à Honerius IV, qui ne vécut pas assez pour terminer cette affaire. Ce fut Boniface VIII qui mit Louis IX au nombre des saints, le 11 août 1297.
  283. Voire ceulx qui le vouldront ensuir : aussi à ceux qui voudront l’imiter.
  284. A tart : jamais.
  285. Pour lever le saint corps : le corps de saint Louis fut transporté, en 1298, de Saint-Denis à la Sainte-Chapelle de Paris. Boniface VIII avoit accordé des indulgences à tous ceux qui assisteroient à cette translation.