Mémoires de Lafayette - La fuite à Varennes

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MÉMOIRES
DE
LAFAYETTE.[1]

LA FUITE À VARENNES.


Parmi les évènemens de la révolution il n’y en a point sur lesquels on ait établi plus de versions contradictoires que sur le départ du roi ; il est cependant très facile de l’expliquer.

Il faut d’abord reconnaître que le système de l’assemblée constituante étant fondé sur l’assentiment volontaire de Louis XVI, la diplomatie constitutionnelle étant dirigée dans le même sens, et le prétendu état de captivité du roi et de sa famille étant au contraire l’espèce de protestation, à l’intérieur et au dehors, adoptée par le parti contre-révolutionnaire ; la situation de la garde nationale et de son chef, à cet égard, devenait fort délicate, et n’admettait contre les complots d’évasion que des précautions nécessairement insuffisantes.

On a vu que ce ne furent pas les chefs de la révolution qui renvoyèrent les gardes-du-corps après le 6 octobre, mais les capitaines des gardes et leurs officiers qui voulurent prouver ainsi que le roi n’était pas libre, en même temps que leur ridicule vanité répugnait à rouler pour le service avec les bourgeois de Paris devenus commandans de divisions et de bataillons ; car on ne peut pas supposer que ce fut par un sentiment de crainte qui n’était plus fondée, qu’ils auraient exposé le roi à un péril sans vouloir le partager. Bailly rappelle dans ses Mémoires, que le roi ayant un jour exprimé à Lafayette quelques regrets de n’avoir pas ses gardes, la commune prit un arrêté pour le prier de les reprendre ; mais la cour décida qu’il ne fallait pas profiter de cette offre. Le service se faisait donc dans les appartemens par la garde nationale et les cent-suisses, dans les cours par la garde nationale et le régiment des gardes suisses.

Lafayette commandait les troupes au château, dans Paris et dans un rayon de quinze lieues. Le roi et les princesses sortaient à leur volonté en voiture, à cheval, faisaient des promenades, et, jusqu’à l’émeute du 18 avril, allaient à Saint-Cloud comme autrefois. Indépendamment d’un nombreux service, toutes les personnes qui voulaient faire leur cour au roi ou voir les habitans du château étaient admises.

D’un autre côté, les journaux démagogiques avaient tous les jours, depuis deux ans, tellement dénoncé la fuite immédiate du roi, les avertissemens imaginaires se succédaient si fréquemment, qu’on avait fini par ne plus y croire.

Louis XVI, pendant le peu de jours de la démission de Lafayette, avait fait écrire aux cours étrangères une lettre officielle que celui-ci n’aurait pas conseillée, parce qu’elle exprimait un assentiment trop absolu et par là peu naturel à tous les principes de la révolution[2]. On a su depuis que cette lettre circulaire avait été contredite par la correspondance particulière du roi, et qu’indépendamment des arrangemens pris avec le comte d’Artois, la véritable intrigue de son départ, celle qui avait été commencée par l’entremise du comte de Lamark sous les auspices de Mirabeau, connue seulement du baron de Breteuil qui était mal avec les princes émigrés, se continuait par une correspondance très secrète avec le marquis de Bouillé. On devait se diriger vers Montmédy ; M. de Bouillé avait rassemblé près de cette place un corps de troupes dont la jonction avec les Autrichiens eût été facile, et dont l’objet, avoué par lui, comme il le fut dans le manifeste que le roi laissa en partant, était de détruire l’ordre constitutionnel. Les confidens à Paris étaient le comte de Fersen, trois gardes-du-corps et vraisemblablement M. de La Porte. La lettre ultra-patriotique envoyée aux ambassadeurs avait été regardée comme un moyen d’endormir la vigilance parisienne. Peut-être aussi fut-on bien aise de montrer que la démission du commandant-général ne nuisait pas au patriotisme du roi ; mais celui-ci, qui avait le secret de Lafayette[3], n’aurait pas dû se prêter à cette fausseté gratuite et inexcusable.

Ce fut sans doute une précaution à laquelle Lafayette, dans ses sentimens personnels pour Louis XVI, eut l’imprudence de se confier, que de lui parler franchement des bruits qui couraient et qui s’étaient plus généralement renouvelés depuis quelques jours. Ce prince, dont on ne peut trop déplorer le manque de sincérité dans cette occasion, lui donna des assurances si positives, si solennelles, qu’il crut pouvoir répondre sur sa tête que le roi ne partirait pas. Sa confiance dans la parole du malheureux Louis XVI fut telle, que lui-même et les chefs de la garde nationale éprouvaient quelques remords des précautions qu’ils avaient à prendre ; aucune cependant ne fut négligée.

Le 20 au soir, Lafayette, en se retirant, passa chez Bailly, qui avait reçu par le comité des recherches quelques dénonciations nouvelles, comme il en arrivait souvent ; et, sans y croire plus que Lafayette, il fut convenu que celui-ci passerait aux Tuileries pour faire part de cette circonstance à Gouvion, major-général, auquel il ordonna de réunir les principaux officiers de garde et de les engager à se promener dans les cours pendant la nuit.

C’est après avoir fait ce qu’on appelait le coucher du roi, où assistaient tout le service et tous ceux qui venaient faire leur cour, que ce prince descendit promptement sans être plus observé que les autres individus qui se retiraient à cette heure. Aucune consigne particulière ne pouvait être donnée contre lui, et l’attention des factionnaires, d’après ce qu’on a dit plus haut, ne pouvait pas être appelée sur son évasion. Néanmoins, ils en savaient assez pour l’arrêter, s’il eût été reconnu, et les officiers en savaient un peu plus.

Toutes les relations ont dit comment le roi et sa famille sortirent du château. On voit dans les Mémoires de M. de Bouillé qu’il avait proposé de prendre dans sa voiture l’ancien major des gardes-françaises, M. d’Agout, homme de tête et de courage, et que madame de Tourzel, gouvernante des enfans de France, réclamant avec chaleur sa prérogative d’être dans la voiture du roi, fit manquer cet arrangement qui les aurait sauvés. On ne sait pas bien si c’est en entrant ou en sortant du château que la voiture de Lafayette fut rencontrée par la reine qui était à pied ; la différence est peu importante, car il ne passa pas un long temps chez Gouvion. La reine a dit depuis que jamais elle n’avait éprouvé tant d’effroi. Un grand nombre d’hommes et de femmes allaient et venaient, surtout dans les groupes qui se retiraient après le coucher du roi, et il n’était pas difficile de se dérober à l’observation.

Ce ne fut qu’entre cinq et six heures du matin, qu’on apprit ce départ. Il n’avait pas été aperçu même des serviteurs du roi dans le palais ; il était ignoré de ses ministres, des royalistes de l’assemblée, tous laissés exposés à un grand péril, et qui, dans les premiers jours de leur irritation, disaient tout haut que si Lafayette avait été massacré, les désordres de la capitale leur auraient été funestes. Telle était la situation non-seulement des gardes nationaux de service, de leurs officiers, mais des amis les plus dévoués du roi, du duc de Brissac, commandant des cent-suisses, de M. de Montmorin, qui avait très innocemment donné un passeport sous le nom de la baronne de Korf. Si le roi n’eût pas été arrêté, dit M. de Bouillé, Lafayette aurait été certainement massacré par le peuple, qui le rendait responsable de l’évasion de ce monarque. Ce n’était pas non plus l’opinion des fugitifs qu’on pût empêcher un grand désordre, si l’on en juge par un billet de la reine à Mme de Lamballe, et par le mouvement de surprise qu’elle montra lorsque l’aide-de-camp de Lafayette[4] lui apprit qu’il existait encore à la tête de la garde nationale. Les membres de la droite furent très mécontens d’avoir été ainsi abandonnés, et M. de Cazalès le laissa voir dans plusieurs comités réunis de l’assemblée.

Lafayette, instruit de cet évènement, d’abord par M. d’André, député, et presque en même temps par des officiers nationaux, courut aux Tuileries ; il fut joint dans la rue par le maire Bailly et par Beauharnais, président de l’assemblée et premier mari de l’impératrice Joséphine. Tout était obscur dans ce départ ; on ignorait jusqu’à quel point il avait été concerté avec les puissances étrangères, si une invasion ne devait pas avoir lieu et si la guerre civile n’avait pas été organisée. M. de Bouillé assure dans ses Mémoires que le roi lui avait fait dire qu’un corps d’Autrichiens devait être envoyé à Luxembourg ; et quoique ceux-ci, d’après leurs lenteurs ordinaires, ne se soient pas pressés d’exécuter l’arrangement, les intentions du roi n’en sont pas moins claires aujourd’hui ; les Mémoires de M. de Bouillé et ceux de M. de Choiseul sont bons à consulter sur cette évasion. En s’affligeant du péril de la chose publique, le président de l’assemblée et le maire exprimaient leurs regrets du temps qui serait perdu jusqu’à ce que l’assemblée, convoquée à l’instant, pût donner des ordres.

Pensez-vous, leur dit Lafayette, que l’arrestation du roi et de sa famille est nécessaire au salut public et peut seule garantir de la guerre civile ? — La réponse n’était pas douteuse. Hé bien ! j’en prends sur moi la responsabilité. Il écrivit de sa main un billet portant que les ennemis de la patrie ayant enlevé le roi et sa famille, il était ordonné à tous les gardes nationaux et à tous les citoyens de les arrêter ; il dicta le même billet à tous ceux qui se présentèrent, en signa les copies, et des officiers de la garde nationale partirent sur toutes les routes. Heureusement pour lui (après les atrocités éprouvées par ces augustes victimes), ce ne furent pas à ses ordres, mais à l’accident d’être reconnus par un maître de poste, et à de mauvais arrangemens, que fut due leur arrestation.

Cependant la foule du peuple s’assemblait ; la colère allait croissant contre les gardes nationaux de la sixième division qui étaient de service au château, contre le duc d’Aumont, commandant de cette division, et contre le commandant-général.

Il se rendit à l’Hôtel-de-Ville, suivi de cette foule, et en trouva sur la place de Grève une plus nombreuse encore qui tenait M. d’Aumont. Lafayette le dégagea de leurs mains. Entouré de tout ce monde, il débuta par une plaisanterie en disant que chaque citoyen gagnait vingt sous de rente par la suppression de la liste civile ; mais de nouveaux groupes s’étant présentés, il les harangua plus sérieusement.

Nous trouvons dans Toulougeon le récit d’un témoin oculaire que les deux initiales B. P. désignent comme un membre très distingué de l’assemblée constituante[5].

La fureur du peuple contre Lafayette était extrême, et la longue et entière confiance qu’il avait en ce général était seule capable d’arrêter les premiers transports de cette violence. Il s’apaisa quand il vit la tranquillité avec laquelle Lafayette s’avançait sans escorte, au milieu d’une foule prodigieuse assemblée devant l’Hôtel-de-Ville. Cependant l’inquiétude était encore peinte sur tous les visages. Quelques lamentations sur le malheur qui venait d’arriver, et qui semblaient interpeller Lafayette, lui fournirent l’occasion de dire à ceux qui se désolaient : « Que s’ils appelaient cet évènement un malheur, il voudrait bien savoir quel nom ils donneraient à une contre-révolution qui les priverait de la liberté ? »

En même temps, l’assemblée constituante s’était réunie et n’avait jamais été plus belle. Un membre[6] ayant exprimé quelques soupçons sur Lafayette, Barnave, qui avait été jusque-là dans une section du parti populaire différente de la sienne, déclara des sentimens de haute estime pour le commandant-général et la nécessité de se rallier à lui ; ce mouvement généreux fut justement applaudi. Sur le bruit des dangers que Lafayette courait, l’assemblée envoya une députation de commissaires pris dans son sein pour l’appeler auprès d’elle ; mais ils le trouvèrent à l’Hôtel-de-Ville, aussi en faveur que jamais, et il répondit à leur demande d’une escorte pour se rendre ensemble auprès des représentans de la nation : J’en commanderai une par respect pour la députation ; quant à moi, j’irai de mon côté, n’ayant jamais été si en sûreté ; puisque les rues sont pleines de peuple. On juge bien que l’escorte ne fut pas acceptée.

Arrivé à l’assemblée, Lafayette ignorait encore ce qui s’était passé pour l’évasion. Il dit à la tribune ce peu de mots :

« L’assemblée nationale a été instruite de l’attentat que les ennemis publics, dans l’abusive espérance de compromettre la liberté française, ont exécuté, la nuit dernière, envers le roi et une partie de sa famille. M. le maire a pensé qu’il convenait que M. de Gouvion, chargé de la garde intérieure des Tuileries, vous rendît compte des circonstances de cet évènement. Je dirai seulement, si l’assemblée veut l’admettre à la barre, que je prends sur moi seul la responsabilité d’un officier dont le patriotisme et le zèle me sont connus.
« … M. Duport[7] a rendu compte à l’assemblée des dispositions dans lesquelles il a trouvé le peuple dans la capitale ; qu’il me soit permis d’ajouter que celles que la garde nationale a montrées dans cette occasion, ont été pour moi la plus grande preuve de toutes, que le peuple français était digne de la liberté, et que rien ne pourra l’en priver. »

On sait combien l’assemblée fut grande et calme dans cette circonstance critique. Elle prit avec dignité et fermeté toutes les mesures convenables ; elle donna des ordres pareils à celui qui avait déjà été expédié sur toutes les routes ; son décret fut confié à M. Romeuf, aide-de-camp du commandant-général, que le peuple avait arrêté à la barrière au moment où, avec le commandant de bataillon Bâillon, il portait le premier ordre d’arrestation[8]. Déjà on avait quelques notions sur la route du roi ; une voiture en poste, très grande, avait été vue dans la direction de Châlons ; l’aide-de-camp prit cette route.

L’intendant de la liste civile, M. de La Porte, vint à la barre présenter le manifeste que le roi lui avait laissé : — Comment l’avez-vous reçu, lui dit-on ? — Le roi l’avait laissé cacheté avec un billet pour moi, — Où est ce billet ? dit un membre. — Non ! non ! dit toute l’assemblée, c’est un billet confidentiel, nous n’avons pas le droit de le voir. — Ce noble mouvement mérite d’être cité.

Les ministres mandés se rendirent à la barre. Une garde avait été envoyée pour protéger M. de Montmorin, qui avait signé le passeport pour la baronne de Korf, et ce n’est pas un des moindres torts de l’évasion d’avoir mis dans un tel danger ce ministre fidèle, ami personnel du roi. Le sceau de l’état fut déposé sur le bureau du président ; l’assemblée le rendit au garde-des-sceaux, président du ministère, et lui ordonna, ainsi qu’à ses collègues, de continuer leurs fonctions sous les ordres de l’assemblée. Pendant ce temps, le peuple effaçait partout le nom et les armes du roi ; la garde nationale redoublait de zèle, et l’ordre était rétabli.

L’assemblée nationale, après avoir pris toutes ces mesures, eut encore un beau mouvement ; son président lui proposa de reprendre l’ordre du jour, et la discussion continua comme s’il ne s’était rien passé d’extraordinaire.

La proclamation du roi était pitoyable ; Louis XVI démentait tout ce qu’il avait dit, accepté, sanctionné, se reportant à sa déclaration du 23 juin 1789 ; il se plaignait, entre autres choses, d’être mal logé aux Tuileries ; ce manifeste était une complète abdication de la royauté constitutionnelle.

Le soir il y eut une réunion du club des jacobins ; il serait injuste de comparer les jacobins d’alors avec ce qu’ils furent depuis ; néanmoins on doit dire qu’il y avait déjà d’immenses inconvéniens à leur reprocher, depuis l’admission inconsidérée de beaucoup d’anarchistes[9]. Une partie du côté gauche de l’assemblée nationale s’abstenait depuis long-temps d’y assister ; mais ce jour-là, comme on fut informé que Danton et Robespierre avaient le projet de soulever à cette séance des motions incendiaires, et de préparer une émeute, toute la gauche, y compris les membres étrangers aux délibérations des jacobins, se rendit à la salle de cette société, pour réunir les différentes fractions du parti populaire dans les dispositions de fermeté et de sagesse que les circonstances rendaient plus que jamais nécessaires. Danton, dont la quittance de cent mille livres était dans les mains du ministre Montmorin[10], y demanda la tête de Lafayette par ce dilemme : M. le commandant-général a promis sur sa tête que le roi ne partirait pas ; il nous faut la personne du roi ou la tête de M. le commandant-général. C’était compter beaucoup sur la discrétion de Lafayette à garder un secret que Danton savait ne lui être pas inconnu.

Il est vrai que c’eût été livrer à la mort le ministre Montmorin, qui n’avait payé Danton que pour modérer sa fureur anarchique et ses intrigues coupables. Alexandre Lameth réfuta Danton et parla comme Barnave l’avait fait à l’assemblée[11].

La majorité de l’assemblée parut animée d’un même esprit de liberté et d’ordre public.

Tel était l’état des choses à Paris ; à la séance du 22, tous les généraux qui se trouvaient à Paris prêtèrent au sein de l’assemblée ce serment de fidélité :

« Je jure d’employer les armes que la nation a mises dans mes mains à la défense de ma patrie, au maintien de la constitution décrétée par l’assemblée nationale et jurée par le roi ; de mourir plutôt que de souffrir l’invasion du territoire français par des troupes étrangères, et de n’obéir qu’aux ordres qui seront donnés en conséquence des décrets de l’assemblée nationale. »
« Je le jure… » dit Lafayette à la tribune, et il fut interrompu par des applaudissemens. — « J’ai l’honneur de faire observer à l’assemblée que tous ceux de mes compagnons d’armes qui sont autour de l’assemblée nationale, et qui ont eu connaissance du serment qui a été prêté ce matin, sont dans la plus vive impatience d’unir leur serment à celui des membres de l’assemblée, et de lui jurer de nouveau une fidélité à toute épreuve. »

Le 23, une foule de gardes nationales, rangée dans la salle, et ayant Lafayette à sa tête, demanda à renouveler son serment devant l’assemblée nationale.

Il se fit un grand silence :

« Vous voyez devant vous, messieurs, dit Lafayette, des citoyens qui n’ont jamais mesuré qu’aux besoins de la patrie le dévouement qu’ils lui doivent. Ils défendirent la liberté naissante contre les premières conspirations qui l’attaquèrent ; ils se rallient plus vivement encore auprès d’elle dans ces jours imprévus où elle est menacée.
« Que nos ennemis apprennent enfin que ce n’est ni par la multiplicité, ni même par la grandeur de leurs complots, qu’ils étonneront des hommes aux yeux de qui les derniers évènemens n’ont paru que des évènemens ordinaires. Recevez de ces soldats éprouvés par de grandes circonstances la nouvelle assurance d’un dévouement pur et sans bornes. Dans les temps de troubles, ils ont su maintenir l’ordre public et ne craindre que pour la liberté ; ils vous répondent encore de l’un et de l’autre ; et s’il est vrai que nos ennemis ne soient que plus aigris, et de leurs plans déconcertés, et surtout de cette liberté calme du peuple qui fait leur désespoir, hâtez-vous de diriger vers les lieux qui sont exposés ceux qui ont toujours su les braver, et que les premiers soldats de la liberté soient les premiers à repousser les soldats du despotisme. »

Le général Rochambeau était parti pour prendre le commandement de l’armée du Nord, et se porter sur les derrières de l’ennemi s’il entrait en France. Une partie des gardes nationales de Paris et des départemens aurait marché sous les ordres de Lafayette. Les comités de l’assemblée s’étaient réunis et avaient pris les plus sages mesures ; l’ordre le plus parfait avait été maintenu dans la capitale, quand l’assemblée apprit et tout le peuple répéta que le roi avait été arrêté à Varennes.

Il y a eu depuis, entre MM. de Bouillé, de Choiseul et d’autres employés dans cette affaire, quelques discussions sur les circonstances qui firent manquer l’évasion. La plus marquante est que le roi fut reconnu sur sa ressemblance avec l’effigie des assignats par le fils du maître de poste de Sainte-Menehould, et que celui-ci, montant à cheval, alla par un chemin plus court prévenir le procureur-syndic de Varennes. Quelques maladresses dans la disposition des relais au pont de Varennes contribuèrent à retarder le roi. On sait comment ce procureur-syndic, marchand de chandelles, se trouva maître des destinées du roi et de la France ; il ne lui vint pas seulement l’idée de profiter de la circonstance pour sa fortune personnelle ; il remplit ses devoirs de citoyen avec des égards respectueux, mais avec fermeté. Une partie des troupes qui attendaient au pont se joignit à la population ; le roi était déjà prisonnier lorsque les deux officiers de la garde nationale arrivèrent et lui présentèrent le décret rendu par l’assemblée nationale à la séance du 21.

Un autre décret, adopté à la presque unanimité le 25 juin, portait :

« Art. 1er . Aussitôt que le roi sera arrivé au château des Tuileries, il lui sera donné provisoirement une garde qui, sous les ordres du commandant-général de la garde nationale parisienne, veillera à sa sûreté et répondra de sa personne.
« Art. 2. Il sera provisoirement donné à l’héritier présomptif de la couronne une garde particulière de même sous les ordres du commandant-général, et il lui sera nommé un gouverneur par l’assemblée nationale.
« Art. 3. Tous ceux qui ont accompagné la famille royale seront mis en état d’arrestation et interrogés ; le roi et la reine seront entendus dans leur déclaration, le tout sans délai, pour être prises par l’assemblée nationale les résolutions qui seront jugées nécessaires.
« Art. 4. Il sera provisoirement donné une garde particulière à la reine.
« Art. 5. Jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné, le décret du 21 juin, qui enjoint au ministre de la justice d’apposer le sceau de l’état aux décrets de l’assemblée nationale, sans qu’il soit besoin de la sanction et de l’acceptation du roi, continuera d’être exécuté dans toutes ses dispositions.
« Art. 6. Les ministres et les commissaires du roi préposés à la caisse de l’extraordinaire, à la trésorerie nationale et à la direction de liquidation, demeurent autorisés provisoirement à faire, chacun dans son département, et sous sa responsabilité, les fonctions du pouvoir exécutif. »

La disposition relative au gouverneur du prince royal n’a point été exécutée ; les derniers mots du premier article donnèrent une responsabilité personnelle à la garde particulière du roi. Lafayette avait malheureusement perdu le droit de lui faire partager sa sécurité.

Dès que l’assemblée nationale apprit le retour du roi, on prit des précautions pour sa sûreté, et, d’après l’irritation universelle, ces précautions n’étaient pas superflues. Ce fut aux gardes nationales des départemens, spontanément assemblées sur sa route, que le roi et sa famille durent leur salut. Une commission fut nommée pour aller au-devant de la famille royale ; elle était composée de MM. De Latour-Maubourg, Barnave et Pétion. Ils rencontrèrent le roi en route et lui lurent le décret de l’assemblée qui lui donnait une garde particulière nommée par le commandant-général, mais responsable elle-même, circonstance qui explique la rigidité des précautions prises contre une nouvelle évasion. En effet, après les promesses qui avaient été faites, il n’y avait plus moyen de se fier à rien de ce qui serait dit ; on répondait à toutes mesures de relâchement dans les précautions : « Nous avons été tellement trompés, que nous pourrions bien l’être encore. » Les constitutionnels les plus attachés au roi, dans la garde nationale, n’étaient pas les moins irrités, parce qu’ils avaient passé deux années à soutenir, contre les jacobins, que le roi était de bonne foi. Ils étaient dans le cas d’un homme trompé par un ami.

Le détachement qui veillait à la sûreté de la famille royale, l’avait conduite, le 25 juin, jusqu’à la barrière. Dans la voiture du roi étaient Barnave et Pétion. On a dit que les gardes-du-corps étaient enchaînés sur cette voiture ; le fait est faux. M. de Latour-Maubourg, qui avait laissé ses deux collègues auprès du roi, proposa à la reine de prendre les gardes-du-corps dans sa voiture. — Répondez-vous de leur vie ? dit-elle. — Je réponds du moins que je serai tué avant eux. La reine décida néanmoins qu’ils resteraient sur le siége de sa propre voiture. On observa qu’on leur avait donné des habits ventre de biche, qui se trouvaient être la livrée de la maison de Condé. Pendant le retour de Varennes, au milieu des mouvemens qui eurent lieu autour de cette voiture, un royaliste qui s’en était approché, avait été malheureusement massacré.

La famille royale rentra dans Paris, sous la protection des commissaires de l’assemblée et sous l’escorte de l’adjudant-général Dumas que l’assemblée elle-même avait choisi pour l’exécution de ses ordres. Lafayette, qui avait lieu de craindre quelques embûches de la part des factieux, fit prévenir Dumas de ne point traverser la ville, plaça des troupes sur les boulevarts, et depuis la barrière de l’Étoile jusqu’aux Tuileries. La garde nationale bordait la haie ; le régiment des gardes suisses était aussi en bataille et ne fit aucune difficulté d’obéir au commandant-général ; une foule immense couvrait les deux côtés du chemin, sans cris, sans violences, regardant passer le cortége d’un air mécontent, mais dans un ordre parfait ; la garde nationale se reposant sur ses armes, avait la même attitude.

On a reproché à l’assemblée constituante, à la ville de Paris et surtout à Lafayette, de n’avoir rendu aucun des honneurs royaux à Louis XVI depuis son retour dans la capitale jusqu’à sa nouvelle acceptation du trône constitutionnel. Il n’y eut là que la conséquence d’un principe proclamé dès le 11 juillet 1789, et adopté par la nation comme par ses représentans : la souveraineté du peuple français, et le droit national sur les autorités constituées. Le jour où Louis XVI avait renoncé au trône constitutionnel et réclamé sa souveraineté de droit divin, il était censé, aux yeux des constitutionnels, avoir abdiqué la seule autorité qu’ils pussent reconnaître.

Les voitures entrèrent par le pont tournant[12], à l’extrémité du jardin qu’elles traversèrent pour se rendre au château. Lafayette avait été au-devant du cortége. Pendant son absence, on avait laissé une foule considérable s’approcher des Tuileries ; elle voulut, au moment où l’on mettait pied à terre, maltraiter les deux gardes-du-corps qui avaient servi de courriers dans l’évasion, et qui étaient alors assis sur le siége de la voiture du roi. Le commandant-général les garantit de toute violence et les mit lui-même en sûreté dans une des salles du palais. La famille royale rentra sans avoir essuyé d’insultes. Le roi avait l’air calme ; Lafayette se présenta, avec attendrissement et respect, dans son appartement, et lui dit : Sire, votre Majesté connaît mon attachement pour elle ; mais je ne lui ai pas laissé ignorer que, si elle séparait sa cause de celle du peuple, je resterais du côté du peuple. — C’est vrai, répondit le roi, vous avez-suivi vos principes ; c’est une affaire de parti… à présent me voilà. Je vous dirai franchement que jusqu’à ces derniers temps, j’avais cru être dans un tourbillon de gens de votre opinion dont vous m’entouriez, mais que ce n’était pas l’opinion de la France ; j’ai bien reconnu, dans ce voyage, que je m’étais trompé, et que c’est là l’opinion générale. — Votre Majesté a-t-elle quelque ordre à me donner ? — Il me semble, reprit le roi en riant, que je suis plus à vos ordres que vous n’êtes aux miens. Lafayette l’assura que dans tout ce qui n’était pas contraire à la liberté et à ses devoirs envers la nation, il avait toujours souhaité de le voir content de lui ; il lui fit part ensuite du décret de l’assemblée sans que le roi témoignât aucune impatience. La reine laissa voir quelque irritation ; elle voulait forcer Lafayette de recevoir les clés des cassettes qui étaient restées dans les voitures. — Il répondit que personne n’avait pensé et ne penserait à ouvrir ces cassettes. Alors la reine plaça les clés sur son chapeau. Lafayette lui fit des excuses sur la peine qu’il lui donnait de les reprendre, et déclara qu’il ne les toucherait pas. — Eh bien ! dit la reine avec humeur, je trouverai des gens moins délicats que vous. — Elle n’en trouva point, car on n’examina aucun papier[13]. Le roi entra dans son cabinet et écrivit quelques lettres dont il chargea un valet de pied qui en prévint Lafayette. Le commandant-général trouva fort mauvais qu’on lui eût attribué une semblable surveillance.

C’était par égard pour lui que l’assemblée n’avait pas voulu le déclarer immédiatement chargé de la garde du roi ; mais comme les gardes intérieurs avaient, sous ses ordres, une responsabilité personnelle, on comprend qu’il devint presque impossible d’exiger qu’on se relâchât de certaines précautions. Il prit soin pourtant de choisir pour cette garde les personnes qu’il crut devoir être les plus agréables au roi. L’expression de garde particulière dont on s’était servi dans le décret du 25, paraissait indiquer une séparation des membres de la famille royale. Quelques députés dirent à Lafayette que c’était dans ce sens qu’il aurait dû l’entendre. Il déclara que lorsqu’une mesure de rigueur était susceptible de deux interprétations, il ne comprenait jamais que le sens le plus humain. En même temps, comme il demandait quelques autres adoucissemens, on lui proposa, dans les comités réunis[14], de les faire spécifier par l’assemblée. En ce cas, répondit-il, je prends la chose sur moi ; il vaut mieux que j’aie ce tort que de le donner aux représentans de la nation. Il ne s’agissait d’ailleurs que de détails peu importans.

Le service domestique se faisait comme à l’ordinaire ; quant au service militaire, il y avait cette différence que le commandant-général donnait le mot de l’ordre, sans l’avoir pris du roi. Les portes et les cours du jardin étaient fermées ; mais Lafayette avait prié la famille royale de lui communiquer la liste de tous ceux dont elle souhaitait l’admission au château. Cette liste était très nombreuse, et composée de personnes pour la plupart fort opposées à la révolution. Un certain nombre d’officiers se tenaient dans une pièce entre les salles ordinaires des gardes et les chambres du roi et de la reine, où les étrangers n’entraient qu’en traversant cette petite garde ; la famille royale pouvait éviter une semblable gêne par une communication directe entre ses appartemens[15]. Le roi exprima, lorsqu’il fut remis en liberté, sa satisfaction aux officiers de la garde intérieure ; l’un d’eux, M. Guingelo, commandant de bataillon, s’est fait tuer, le 10 août 1792, pour le défendre. Cet état de choses dura jusqu’à l’achèvement de la constitution[16].

Dès le premier jour, l’assemblée avait nommé des commissaires pour faire au roi une suite de questions ; ce furent MM. d’André, Tronchet et Duport. Ils se conduisirent, non seulement avec respect, mais avec une grande bienveillance, et pour n’en donner qu’une preuve, ils remirent au lendemain la conversation avec la reine, pour lui donner le temps de concerter avec le roi des réponses conformes à celles qu’il avait faites[17].

Le fait est que la presque totalité de l’assemblée ne voulait pas le complément de la république, c’est-à-dire un changement de formes dans le pouvoir exécutif ; car tout, excepté ce point, était républicain dans la constitution de 91. Il y avait quelques républicains dans l’assemblée : ils pouvaient être divisés en républicains politiques et républicains anarchistes ; mais il y en avait tout au plus cinq ou six de chaque espèce, et il paraît que les premiers, après avoir tâté l’opinion publique, se rattachèrent franchement à la volonté nationale, qui était de rétablir le trône constitutionnel[18].

M. de Bouillé avait écrit de Luxembourg, à l’assemblée, une lettre violente où il dénonçait Lafayette comme étant à la tête d’un parti républicain pour renverser la constitution.

Celui-ci, montant à la tribune, dit à la séance du 2 juillet :

« Messieurs, je reçois de Luxembourg, sous le cachet de M. de Bouillé, deux exemplaires imprimés de sa lettre à l’assemblée : si les projets qu’il annonce se réalisaient, il me conviendrait mieux, sans doute, de le combattre que de répondre à ses personnalités ; ce n’est donc pas pour M. de Bouillé qui me calomnie, ce n’est pas même pour vous, messieurs, qui m’honorez de votre confiance, c’est pour ceux que son assertion pourrait tromper, que je dois la relever ici. M. de Bouillé me dénonce comme ennemi de la forme du gouvernement que vous avez établie… Messieurs, je ne renouvelle point mon serment, mais je suis prêt à verser mon sang pour le maintenir. »

La nation voulait alors être monarchique, et la question était de savoir qui serait roi : donnerait-on la couronne au duc d’Orléans en récompense de la conduite de son parti depuis les premiers troubles révolutionnaires ? Appellerait-on un prince étranger ? Ferait-on détrôner le roi par son fils encore enfant ? L’idée de la déchéance du père et de la mère, en laissant le jeune prince, paraissait immorale, et c’était une mauvaise éducation à lui donner. Reprendrait-on Louis XVI, le meilleur prince de sa famille malgré ses torts récens, et, à tout prendre, le meilleur de l’Europe ? Ce dernier parti fut adopté par la presque unanimité de l’assemblée constituante, et après l’éloquent discours de Barnave à l’appui de l’avis des comités réunis, le 15 juillet, Lafayette marqua son assentiment par ces mots :

J’appuie l’opinion de M. Barnave, et je demande que la discussion soit fermée.

L’assemblée ferma la discussion ; le décret qui fut rendu par tous ses membres à l’exception de Robespierre, de Pétion, de trois ou quatre autres, déjoua beaucoup de calculs intérieurs ou étrangers.

On a dit que le roi avait eu des confidens de son départ dans son ministère et dans le côté droit de l’assemblée, ce qu’aucune révélation jusqu’à présent n’a fait connaître ; la malveillance ou l’esprit de parti ont aussi cherché à lui en supposer dans le côté gauche ; on a prétendu que MM. de Lameth, Duport et Barnave, qui, depuis quelque temps, avaient des rapports secrets avec la cour, étaient dans la confidence de cette évasion ; on en a accusé M. d’André, membre influent de l’assemblée ; mais aucune preuve, aucun aveu, ne sont venus corroborer ces vagues assertions. Celles qui ont inculpé à cet égard Bailly et Lafayette sont d’une absurdité encore plus évidente ; car ils étaient naturellement les deux hommes de France à qui la cour devait le moins confier un projet de ce genre dont l’objet était de la soustraire à leur influence et à leur garde, pour la mettre sous la protection de M. de Bouillé et de la maison d’Autriche, et dont le premier effet, prévu par les fugitifs, devait être le massacre du maire et du commandant-général, de celui-ci surtout qui eut besoin de toute sa fermeté pour redevenir, en un instant, plus puissant que jamais dans la capitale. Une semblable inculpation, faite à la fois par les royalistes et par les jacobins, se détruisait par la contradiction même des motifs qu’on supposait à Lafayette : c’était, suivant ceux-ci, pour donner au roi le moyen de combattre, sous la protection de M. de Bouillé, les principes que Lafayette avait toute sa vie professés et défendus ; c’était, suivant les royalistes, pour achever de perdre le roi en le faisant arrêter à temps, et cependant il est démontré que si le roi avait mis dans son voyage la moindre célérité et la moindre conduite, s’il n’avait pas été reconnu par un maître de poste, si M. de Choiseul n’avait pas donné contre-ordre aux détachemens, si M. de Bouillé avait eu quelque prévoyance, l’arrestation n’aurait pas eu lieu. On s’est plu long-temps à répandre ces étranges suppositions, jusqu’à ce que la connaissance plus intime des faits, la déposition des mourans, le témoignage de divers adversaires, et nommément de M. de Bouillé, aient ajouté toutes les preuves morales et matérielles à la conviction qu’auraient dû produire, avec la moindre réflexion, la situation où était alors Lafayette et son caractère personnel. Ce départ pour Varennes enleva pour toujours au roi la confiance et la bienveillance des citoyens. On s’en aperçut, dès l’instant de son retour, par les précautions relatives à sa captivité, l’inquiétude des citoyens, des troupes, des comités eux-mêmes de l’assemblée. Cette méfiance se propagea jusqu’à l’époque du 10 août. La fausse démarche de Louis XVI lui fut d’autant plus universellement reprochée, que, n’ayant mis personne dans son secret, personne ne se sentait intéressé à le défendre. Le côté droit de l’assemblée lui-même, doublement blessé de n’avoir pas été averti et d’avoir été laissé exposé à des dangers, se plaignit ouvertement.

Pour peu qu’on ait pensé à tout ce qui précède, on ne s’étonnera pas que la journée du 21 juin ait fait naître dans les uns, renaître dans quelques autres les idées purement républicaines. Lafayette devait naturellement se trouver parmi ces derniers. Le pacte de la nation avec le roi avait été violé par lui-même ; il avait emmené toute sa famille. Les Orléans seuls restaient en France. Il fallait négocier avec le roi, en faire un autre ou détruire la royauté. Ce dernier parti avait des chances pour les cœurs républicains ; et ce serait être injuste que de taxer d’inconséquence le mouvement que, dans les premiers instans, Lafayette et quelques-uns de ses amis se laissèrent surprendre. Il est très vrai que, chez La Rochefoucaud, Dupont de Nemours avait proposé de faire la république, et l’on savait bien que cette idée ne déplaisait ni au maître de la maison, ni à son ami. Mais cette pensée fugitive ne les avait pas empêchés de faire leur devoir en prenant les mesures qui dépendaient d’eux pour arrêter le départ du roi, signal de la guerre civile. Après avoir reconnu que la majorité de la nation et de ses représentans voulait rétablir le trône constitutionnel, et prévoyant sans doute les malheurs et les crimes que la chute de ce trône ne manquerait pas d’entraîner, ils soutinrent avec vigueur le parti que prit l’assemblée constituante.

On a blâmé les constitutionnels de n’avoir pas, à cette époque, complété la république. On pouvait douter alors, car la chose était susceptible d’argumens séduisans pour et contre ; mais il semble que la détermination de l’assemblée a été justifiée par la preuve subséquente que la nation a donnée, qu’elle n’était pas en état de faire ce pas de plus ; et que d’après ses habitudes, son ignorance et son caractère non encore corrigé par le nouveau régime, le reproche plus plausible que les hommes d’état pourraient faire aux constitutionnels, c’est d’avoir dès-lors plus républicanisé la France qu’elle n’était encore en état de l’être. Au reste, ceux-ci ne regardaient tout ce qui n’est pas la déclaration des droits que comme des combinaisons secondaires, et n’ayant aucune objection à ce que la force des choses détruisît la royauté si elle était incompatible avec les institutions démocratiques, puisqu’ils aimaient mieux la démocratie sans royauté que la royauté sans démocratie, il faut aussi reconnaître qu’ils avaient voulu établir une présidence héréditaire du pouvoir exécutif et en investir la branche alors régnante ; qu’ils avaient préféré Louis XVI à tout autre roi, qu’ils avaient sincèrement souhaité qu’il ne trahît pas et qu’il fût aimé, de manière qu’on ne peut pas les accuser de mauvaise foi envers leurs concitoyens. La nation aussi voulait une royauté héréditaire, mais ne voulait pas qu’elle pût nuire au système de la déclaration des droits, de l’égalité entre les citoyens, et des principales bases de la constitution de 1791.

Ainsi, le système vraiment monarchique finit à la constitution anglaise inclusivement : dans cette constitution, en effet, il semble que le roi est plus qu’un premier magistrat et a une existence indépendante, dans l’opinion de la majorité des constitutionnels anglais, du pouvoir et de la souveraineté de la nation ; au lieu que dans les principes français la royauté, subordonnée dans son origine à la souveraineté du peuple dont elle tirait toute sa puissance, n’était dans son exercice qu’une présidence héréditaire du pouvoir exécutif. C’était là ce que la France voulait, puisqu’elle réclamait des droits et des institutions incompatibles avec une royauté plus relevée. Cette royauté, les constitutionnels l’avaient établie de la sorte avec loyauté, et défendue de même. Après qu’on eut donné à celui qui en était dépositaire les moyens d’une grande et puissante existence, le pouvoir exécutif qu’il présidait, sans être parfaitement organisé, sans même avoir toute l’énergie dont il avait besoin, pouvait néanmoins aller bien et long-temps, si les regrets de l’ancien régime d’une part, et de l’autre, les intrigues intérieures, soutenues de l’étranger, n’avaient pas opposé une résistance capable de renverser toutes les barrières qu’il eût été possible d’élever.


Note de l’Éditeur. — Dans la note de la page 709, il est parlé de la démission que le général Lafayette donna après l’émeute du 18 avril 1791, contre le voyage du roi à Saint-Cloud.
  1. La publication prochaine des Mémoires du général Lafayette est un évènement qui ne peut manquer d’exciter une vive curiosité dans le monde politique. Les manuscrits du général, recueillis et mis en ordre par sa famille, renferment un grand nombre de documens d’une haute importance, et une foule de révélations inattendues sur les acteurs de la révolution française. On en pourra juger par le fragment que nous citons ; le général y parle de lui-même à la troisième personne, comme cela lui arrive souvent, car tantôt il écrit à la première, tantôt à la troisième personne. Les Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette formeront six volumes ; les trois premiers paraîtront dans les premiers jours d’avril, chez Fournier aîné, rue de Seine.
  2. Lettre circulaire adressée aux ambassadeurs par M. de Montmorin, le 23 avril.
  3. Le roi savait que le général Lafayette n’avait donné sa démission que pour maintenir la garde nationale dans le respect de la constitution et de la liberté.
  4. M. Louis Romeuf.
  5. M. Bureaux de Pusy, compagnon de captivité du général Lafayette à Olmütz, mort préfet à Gênes, en 1806.
  6. Rewbell, plus tard membre de la convention et ensuite du directoire. — « J’arrête l’opinant, lui répondit Barnave, sur ce qu’il a paru vouloir dire. M. de Lafayette, depuis le commencement de la révolution, a montré les vues et la conduite d’un bon citoyen ; il mérite la confiance, il l’a obtenue ; il importe à la nation qu’il la conserve. »
  7. M. Duport venait de faire un rapport au nom des commissaires envoyés par l’assemblée à l’Hôtel-de-Ville.
  8. Louis Romeuf reçut l’ordre de partir pour Valenciennes à huit heures du matin, chez M. Bailly où se trouvait le président de l’assemblée avec Lafayette ; il fut arrêté en partant et entraîné par la multitude à l’assemblée nationale. Là, il rendit compte de ce qui venait de lui arriver, et communiqua l’ordre de son général. L’assemblée l’approuva, le chargea de plus d’un décret ordonnant à toutes les municipalités de ne rien laisser sortir du royaume. Le retard qu’éprouva Romeuf par la violence du peuple, ne lui permit pas de partir avant midi ; encore fallut-il que l’assemblée le fît accompagner par deux députés pour assurer son passage jusqu’à la barrière où ils se rendirent à pied. À la porte Saint-Denis, on leur assura que le roi était arrêté à Meaux, qu’il y était fort menacé, et que sa vie était en danger. Ce bruit était accompagné de circonstances qui lui donnaient l’air de la vérité. Les deux députés de l’assemblée, Biauzat et Latour-Maubourg, jugèrent alors que Romeuf devait se rendre à Meaux en toute diligence. Cette circonstance changea la direction qu’il devait suivre, et le mit sur la route de Varennes. Arrivé à Châlons, il rencontra le commandant de bataillon Baillon, avec lequel il continua sa route jusqu’à Varennes, où ils arrivèrent à cinq heures et demie du matin. Le roi y était arrêté depuis la veille, à onze heures du soir. Louis Romeuf eut le bonheur de sauver la vie (au travers de beaucoup de risques personnels) à MM. de Damas, de Choiseul, Floirac et à un maréchal-des-logis du régiment de M. de Damas.

    (Note du général Lafayette.)

  9. Dès les premiers temps des jacobins, lorsque tous les membres du côté gauche de l’assemblée y allaient encore, La Rochefoucauld, comme il l’a souvent répété depuis, fut tout étonné d’y rencontrer un homme qu’il savait être très aristocrate. On pourrait ajouter bien d’autres exemples qui prouveraient que les ennemis de la révolution ont toujours suivi le système de désorganisation et d’anarchie par lequel ils ont cherché à la souiller, et y ont réussi, au bout de trois ans d’efforts, d’une manière si fatale au genre humain.

    (Note trouvée dans les papiers du général Lafayette.)

  10. Danton s’était vendu à condition qu’on lui achèterait 100,000 liv. sa charge d’avocat au conseil, dont le remboursement, d’après la suppression, n’était que de 10,000 liv. Le présent du roi fut donc de 90,000 liv. Lafayette avait rencontré Danton chez M. de Montmorin le soir même où ce marché se concluait. Faut-il blâmer sévèrement le malheureux Louis XVI d’avoir voulu acheter le silence et l’inaction des gens qui menaçaient sa tête, et qui se seraient vendus aux orléanistes ou aux étrangers ? Quant à Danton, il était prêt à se vendre à tous les partis. Lorsqu’il faisait des motions incendiaires aux jacobins, il était leur espion auprès de la cour, à laquelle il rendait compte régulièrement de ce qui s’y passait. Plus tard, il reçut beaucoup d’argent ; le vendredi avant le 10 août, on lui donna 50,000 écus ; la cour, se croyant sûre de lui, voyait approcher avec satisfaction le mouvement prévu de cette journée, et Mme Élisabeth disait : Nous sommes tranquilles, nous pouvons compter sur Danton. Lafayette eut connaissance du premier paiement, et non des autres. Danton lui-même lui en parla à l’Hôtel-de-Ville, et cherchant à se justifier, lui dit : Général, je suis plus monarchiste que vous. Il fut pourtant un des coryphées du 10 août. Comme Lafayette n’aurait pas souffert que les agens de M. de Montmorin cherchassent à servir une contre-révolution royaliste plutôt que l’ordre légal, on cessa bientôt de lui faire, ainsi qu’à Bailly, des confidences de ce genre. Il y eut aussi quelque argent avancé par la liste civile à la police municipale, soit pour maintenir le bon ordre dans les lieux publics, soit pour empêcher les tumultes projetés par les jacobins ; mais ces dépenses, qui ne regardaient que très indirectement le commandant-général, n’avaient pas le moindre rapport avec les dépenses secrètes de la liste civile pour gagner des partisans au roi. Celles-ci furent presque toujours dirigées contre Lafayette.

    (Note trouvée dans les papiers du général Lafayette.)

  11. Nous n’avons ni ce discours ni celui de Lafayette ; mais la séance ne fut pas tumultueuse, et finit très convenablement.

    (Note du général Lafayette.)

  12. Ce fut à l’entrée du jardin que la reine, inquiète pour les gardes assis sur le siége de sa voiture, aperçut le commandant-général et s’écria : Monsieur de Lafayette, sauvez les gardes-du-corps !
  13. On ne se rappelle plus si c’est le soir ou le lendemain matin que Lafayette vit la reine ; il paraît cependant que c’est le lendemain matin, fait aisé à vérifier. Alors la cassette aurait été oubliée le soir dans la voiture. La petite scène se passa dans la chambre du roi. C’est dans celle de la reine que le commandant-général eut une conversation avec elle ; elle remonta ensuite, et dit à Montmorin qu’elle avait été fort contente de Lafayette.

    (Note du général Lafayette.)

  14. Le comité diplomatique, les comités de constitution et des rapports.
  15. On a répandu les plus grossières calomnies sur ce qui se passa alors. Il est probable qu’on retrouverait à Paris les instructions de Lafayette, ou du moins le témoignage des officiers chargés de cette garde intérieure. Il faudrait distinguer ce qui leur fut ordonné de ce que plusieurs d’entre eux, en vertu de leur responsabilité personnelle et des inquiétudes publiques, ont pu croire momentanément nécessaire à leur propre sûreté ou au repos de la famille royale, et surtout de ce que le roi et la reine affectaient de faire pour aggraver leur sort. On a cité l’exemple de la reine, qui appelait l’officier de service pour l’avoir dans son lit ; on se rappelle aussi que lorsque les commissaires de l’assemblée allèrent chez elle, elle affecta, comme on peut le vérifier par M. Tronchet, de leur donner des fauteuils et de prendre pour elle une chaise. En peut-on conclure que l’assemblée avait ordonné ce cérémonial ? On ne doit pas oublier que, pendant la surveillance de la famille royale, le peuple et les partis furent très agités ; que les trois factions, jacobine, orléaniste ou aristocratique, tendaient au désordre, chacune selon ses vues particulières ; qu’on cherchait continuellement à persuader que le roi était parti ou allait partir, etc. Lafayette fut dénoncé plusieurs fois, une entre autres aux comités de l’assemblée par le député Sillery, instrument du duc d’Orléans. Enfin, presque toutes les nuits, les officiers de garde étaient troublés par des alarmes du dehors, et, par toutes ces considérations, ils étaient forcés, autant pour la sûreté de la famille royale que pour leur propre intérêt, à prendre des précautions.

    (Note du général Lafayette.)

  16. Depuis le 25 juin jusqu’au 3 septembre.
  17. La reine avait fait dire qu’elle était dans le bain, ce qui servit de prétexte aux commissaires pour retarder leur conversation avec elle. — Quant aux personnes arrêtées avec le roi, qui avaient tramé le complot d’évasion ou celles qui ne firent qu’y participer accidentellement, sans être dans la confidence, comme plusieurs officiers par exemple, il est bien reconnu que toutes eurent à se louer des égards qu’on eut pour elles. Mme de Tourzel, gouvernante des enfans de France, avait dû d’abord être emprisonnée ; elle resta au château sous la garde particulière d’un officier. On peut citer deux autres personnes qu’on n’accusera pas de partialité : l’une est M. Mandel, qui, à l’époque de la déclaration de guerre, se trouvant sous les ordres de Luckner, déserta avec le régiment de Royal-Allemand qu’il commandait et passa au service de l’Autriche. Plusieurs mois avant cette désertion, il dit publiquement à Lafayette, à Metz, qu’il reconnaissait lui avoir obligation de la vie. L’autre est M. Goguelas, adjudant-général, qui fut, à ce qu’il paraît, moins reconnaissant. Arrêté à Varennes, il était prisonnier à Mézières. Lafayette apprit que les rigueurs de sa détention pouvaient nuire à sa santé, et quoiqu’il ne fût nullement responsable de ce qui se passait à Mézières, l’un de ses aides-de-camp, M. Alexandre Romeuf, s’empressa de partir pour cette ville, afin d’obtenir que M. Goguelas fût mieux traité, comme il le fut en effet, jusqu’au moment où, d’après le décret de l’assemblée, on le conduisit dans la prison d’Orléans. Ces particularités dont Lafayette était fort éloigné de se prévaloir, ne justifient pas ce mot de la reine : qu’il était sensible pour tout le monde, excepté pour les rois.

    (Note trouvée dans les papiers du général Lafayette.)

  18. Peu de jours après le 21 juin, La Rochefoucauld, intime ami de Lafayette, réunit chez lui un assez grand nombre de députés, afin d’examiner le parti qu’il y avait à prendre en de si graves circonstances, et s’expliqua de manière à ce que son vœu personnel pour la république ne fût pas douteux. Cet avis fut vivement appuyé par un des assistans, Dupont de Nemours ; mais la grande majorité de ce comité se montra si contraire à toute idée de ce genre, il fut tellement prouvé, par cet essai sur des hommes éminens de l’assemblée constituante, que la capitale et la nation presque entière partageraient la répugnance de leurs collègues à changer la forme du gouvernement, que ces républicains durent renoncer à leurs espérances. On sait bien que de tels hommes ne pouvaient considérer qu’avec horreur le projet de violenter sur ce point l’opinion publique.

    (Note trouvée dans les papiers du général Lafayette.)