Mémoires de Louise Michel/Chapitre X

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 113-118).
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X


Puisque nous parlions des femmes, parlons aussi d’amour ; on me reproche toujours que je n’en parle jamais ; retournons aux heures de songe dans nos villages.

Ils sont nombreux les chants d’amour qui s’échappent au matin de la vie des feuillets des vieux livres.

On peut, là-dedans, aimer tant qu’on veut, c’est-à-dire chercher bien haut le caractère qu’on aimerait, si on le rencontrait dans la vie.

On choisit parmi les fils de la Gaule un brave entre les braves ; parmi les barbares aussi. On regarde dans le passé lointain les fils du Nord, les hommes de la Ghilde qui versaient trois coupes sur les tertres, l’une pour les morts, l’autre pour les aïeux, la troisième pour les braves — et qui combattaient pour la liberté.

Les Bagaudes, qui mouraient dans leur tour en flammes, et les bardes, et les troubadours, et les grands chefs de bande qui prenaient aux riches bandits des manoirs, pour donner aux misérables gueux des chaumières.

Les infidélités ne se comptent pas dans ces amours-là, il y en aurait trop. ― Depuis le diable jusqu’à Mandrin, depuis Faust jusqu’à Saint-Just, combien d’ombres m’ont fait rêver lorsque j’étais enfant ! — Et les Jacques et les communiers du moyen âge !

Les grandes figures de révoltés hantaient ma pensée ; avec eux passaient les grandes révoltes.

Que de choses flottent dans les songes d’enfants ! Rouges comme le sang, noires comme la nuit du deuil, étaient toujours les bannières des révoltés, au fond de ma pensée — et toujours les noces de ceux qui s’aimaient étaient les rouges noces des martyrs où le pacte suprême se signe avec du sang.

Je n’étais pas la seule à aimer les histoires de révoltés ; il nous arrivait souvent, à des jeunes filles du village et à moi, de causer de ces choses dont parlaient les vieilles chansons et les légendes du pays.


........
Eut qu’elle aimot,
Fier il étot.
Le casque en sé tête

Evot l’alouette
Qui pour lu chantot

Blanche elle étot.
Sé main cueillot
Leu guy deu chûne
Et lei verveine
Teulé dans l’bos.

Celui qu’elle aimait,
Fier il était.
Le casque en sa tête
Avait l’alouette
Qui pour lui chantait.

Blanche elle était.
Sa main cueillait
Le gui du chêne
Et la verveine
Ici dans le bois.


Combien d’impressions se retrouvent dans la vie !

Pendant l’Année terrible, voyant tomber tous les nôtres pleins de force et de vie, j’ai retrouvé soudain, pareille à un retour dans ma vie d’autrefois, l’impression d’un chêne, ayant la cognée enfoncée comme une blessure au cœur, qui m’avait saisie étant enfant.

Je revoyais l’arbre marqué pour la mort, ayant au tronc cette large entaille où le fer de la cognée était humide de sève.

C’était bien le chêne haut touffu, le chêne des légendes qui passait au fond de ma pensée.

Sous son ombre l’herbe haute et touffue, pleine de marguerites blanches et de boutons d’or, le bois, tout était là.

Ainsi reviennent, comme des feuilles mortes poussées par le vent, les impressions d’autrefois tout-à-coup ravivées.

J’ai, depuis mon retour de Calédonie, revu dans bien des circonstances le dernier épisode de la vie de Passedouet, mort là-bas un peu avant le retour.

Passedouet, depuis longtemps malade, avait perdu la mémoire ; il semblait, malgré tous les soins de sa femme, arrivé à ses derniers instants et ne quittait plus son lit.

Quel ne fut pas mon étonnement en rencontrant, à la baie de l’Ouest, Passedouet, que j’avais vu la veille dans cet état !

Ses idées s’étaient éclaircies ; il vint se reposer au baraquement des femmes sous la forêt, causant presque comme autrefois, mais pâle et tremblant sur ses jambes.

N’osant lui demander par quel hasard il avait entrepris seul ce voyage, et me doutant de l’inquiétude où était sa femme, je proposai à Passedouet de retourner avec lui à Numbo où il demeurait, ce qu’il accepta.

En s’appuyant un peu fortement sur mon bras, il marchait bien.

Lorsque nous fûmes arrivés sur la hauteur qui est entre la baie Nji et la baie de l’Ouest, et d’où l’on voit si bien les bâtiments du bagne au bord de l’île Nou, rougeâtre à l’horizon, Passedouet redressa sa haute taille et, étendant vers le bagne son grand bras décharné, il me dit, découpant chaque syllabe : « Proudhon avait raison : tout ce qu’on a tenté jusqu’ici garde les mêmes causes de désastres, l’inégalité des destinées, l’antagonisme des intérêts. Proudhon l’a dit, celui qui produit tout n’a que la misère et la mort ; les meilleurs traités de commerce d’une nation ne protègent que ses exploiteurs !

« On en finira avec tout cela, mais que de mal ! que de mal ! »

Tantôt récitant Proudhon mot à mot, tantôt développant en phrases courtes, séparées d’assez longs intervalles, il restait le bras étendu vers l’île Nou.

C’était bien le Passedouet des anciens jours ; mais Passedouet fantôme, qui allait rejoindre l’hécatombe de 71. Il répéta plusieurs fois : Proudhon ! Proudhon ! puis il se tut tout à coup et n’a plus guère parlé depuis.

À Numbo, on le cherchait comme je l’avais supposé.

Passedouet ne survécut que peu de jours et nous n’avons jamais su pourquoi il était venu à la baie de l’Ouest.

Ainsi je le revois, debout sur la hauteur, le bras étendu vers l’île Nou, jetant la dernière lueur de sa raison, le dernier souffle de sa poitrine, vers le jour de la délivrance. Oui, amis vivants et morts, on y viendra ! À force de gerbes coupées, se lèvera le jour où tous auront du pain.