Mémoires de Valentin Conrart/11

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Texte établi par Claude-Bernard Petitot (48p. 231-234).

ACTION EXTRAORDINAIRE

DU CARDINAL DE SOURDIS[1].


Lorsque le Roi étoit à Bordeaux pour son mariage en 1615, ceux de la religion se saisirent d’une petite ville nommée La Réole. Il fut décidé dans le conseil que l’on enverroit des gens de guerre pour la reprendre ; et le maréchal de Roquelaure ayant été choisi pour les commander, refusa d’y aller, à cause de quelques canons qu’il demandoit, et qu’on ne vouloit pas lui donner. La Reine se trouvant embarrassée pour nommer quelqu’un qui fût propre à exécuter cette commission, le cardinal de Sourdis[2], qui étoit aussi archevêque de Bordeaux, étant présent, dit à la Reine qu’il l’assuroit que M. de Thémines (qui fut depuis maréchal de France) ne refuseroit pas ce commandement, si Sa Majesté jetoit les yeux sur lui pour le lui donner. La Reine le fit appeler (car il étoit aussi dans la chambre), et lui dit la parole que M. de Sourdis venoit de donner pour lui. À quoi il répondit qu’il ne le dédiroit jamais de rien, et qu’il obéiroit toujours aux commandemens dont il plairoit à Sa Majesté de l’honorer : mais qu’il la supplioit seulement de lui faire une grâce, qui étoit de faire surseoir au parlement le jugement du procès criminel d’un gentilhomme de ses parens qui étoit prisonnier dans Bordeaux, et qui avoit beaucoup d’ennemis, lesquels ne manqueroient pas de tâcher à le perdre pendant son absence, si l’on ne suspendoit les poursuites. Cela lui fut promis solennellement ; et il partit pour aller attaquer La Réole.

Pendant son voyage ceux du parlement firent si bien qu’ils rendirent arrêt sourdement, par lequel le gentilhomme étoit condamné à avoir la tête tranchée. Le matin, on vint dire au cardinal de Sourdis qu’il y avoit un échafaud dressé devant la prison pour exécuter ce gentilhomme : ce qui étonna le cardinal au dernier point. Il va à l’instant même chez la Reine ; mais l’huissier lui refuse la porte. Il presse, il fait instance, il parle haut, il se plaint de ce qu’on lui manque de parole : il voit par le trou de la serrure que chacun faisoit des actions qui marquoient qu’on ne le vouloit point voir que le gentilhomme ne fût exécuté. Cela lui fit prendre une résolution extrême, mais pourtant avec adresse. Il approche son oreille du trou de la serrure, feignant qu’on lui disoit quelque chose en dedans la chambre ; et tout d’un coup il se retourne, et dit à beaucoup de gentilshommes de ses amis qui l’avoient suivi, ou qui l’étoient venus trouver : « Messieurs, allons, allons vite à la prison ; « la Reine m’a accordé la grâce du prisonnier. » Et en marchant il répétoit toujours les mêmes paroles : ce qui faisoit grossir à chaque moment la troupe de ceux qui l’accompagnoient. Comme il entra dans la place où étoit dressé l’échafaud, un homme qui étoit à une fenêtre pour regarder l’exécution, ayant des chausses noires et un pourpoint blanc, descend en hâte, et arrive à la prison comme le geôlier en ouvroit la porte au cardinal de Sourdis, qui y arrivoit aussi en même temps que lui. Cet homme, inconnu non seulement au cardinal, mais à tous ceux de sa suite, qui étoient en grand nombre, porte un coup d’épée au geôlier et le tue tout roide, puis se jette dans la foule et se sauve, sans que jamais on ait ouï parler de lui depuis. Le cardinal de Sourdis fut fort marri de la mort de ce geôlier, qui avoit été son domestique, et à qui il avoit procuré lui-même cette charge. Ensuite il entre dans la prison et en tire le gentilhomme, lequel avoit été tellement affoibli par la frayeur de la mort depuis qu’il sut sa condamnation, qu’il ne put marcher pour sortir, et il fallut qu’on le portât dehors. Aussitôt le cardinal de Sourdis entra avec le prisonnier qu’il avoit sauvé dans un bateau qu’on lui tenoit près, et s’en alla à Lormont. Le parlement s’assembla et rendit arrêt, en vertu duquel, dès l’après-dînée même, le cardinal fut trompeté par toute la ville. Pour lui, il interdit le lendemain toutes les églises de la ville ; de sorte qu’il ne se disoit plus de messes que chez le Roi. Le cardinal écrivit au Roi et à la Reine avec des soumissions les plus grandes du monde, s’excusant sur la nécessité où il se voyoit engagé pour l’intérêt de M. de Thémines son ami, à qui l’on avoit manqué de parole dans une affaire où il alloit de son honneur, et pendant qu’il étoit employé avec succès pour le service du Roi ; car il avoit pris La Réole. Enfin l’affaire s’accommoda ; l’arrêt fut supprimé et l’interdiction levée, et le cardinal de Sourdis retourna dans Bordeaux. M. de Césy[3], qui a été ambassadeur pour le Roi à Constantinople, étoit alors à Bordeaux, et fut contraint par le cardinal de Sourdis, dont il étoit ami, de l’accompagner dans toute cette aventure. C’est lui qui en a conté l’histoire à M. l’évêque d’Angers, de qui je l’ai apprise à Paris le 13 octobre 1650.

  1. Manuscrits de Conrart, tome 10, page 211.
  2. Le cardinal de Sourdis : François d’Escoubleau, cardinal en 1598, mourut à Bordeaux en 1628, l’âge de cinquante-trois ans.
  3. M. de Césy : Philippe de Harlay, comte de Césy, ambassadeur à Constantinople, mourut en 1652. Ou l’appeloit Champvalon dans sa jeunesse, et il épousa sous ce nom Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret, maîtresse de Henri IV, à des conditions très-plaisamment racontées dans la deuxième partie de l’Euphormion de Barclay (édition Elzévir de 1637, page 195), et dans le Journal de Henri IV, à la date du 5 octobre 1604. Ce mariage fut déclare nul, à la requête de la comtesse de Moret, qui épousa le marquis de Vardes ; et le comte de Césy contracta une nouvelle union avec Marie de Béthune.