Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre I

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 245-262).





ÉPOQUE QUATRIÈME.



VIRILITÉ.


Elle embrasse plus de trente années, pendant lesquelles je compose, je traduis et me livre à diverses études.





CHAPITRE PREMIER.

Mes deux premières tragédies, Philippe II et Polynice, conçues et écrites en prose française. — Chemin faisant, un déluge de mauvaises rimes.


Me voilà donc, à l’âge de vingt-sept ans, ou à peu près, prenant avec le public et avec moi-même le rude engagement de me faire poète tragique ; pour soutenir une entreprise si téméraire, voici quels étaient alors mes capitaux.

Un esprit résolu, indomptable, très-opiniàtre ; un cœur rempli, débordant de passions de tout genre ; deux entre autres dominaient toutes les autres, et se mêlaient étrangement, l’amour avec toutes ses fureurs, et une haine profonde, une horreur invincible pour toute espèce de tyrannie. Venait se joindre à cet instinct confus de ma nature une vague et lointaine réminiscence des différentes tragédies françaises que j’avais vues au théâtre, plusieurs années auparavant : et s’il faut dire toute la vérité, jusque alors je n’en avais jamais lu aucune, loin d’en avoir médité une seule. Joignez à cela une ignorance à peu près complète des règles de l’art tragique, et une inexpérience tout aussi grande (le lecteur a pu le remarquer dans les fragmens que j’ai cités) en l’art indispensable et divin de bien écrire et de manier ma propre langue, le tout enveloppé dans l’épaisse et dure écorce d’une présomption, ou, pour mieux dire, d’une pétulance incroyable, et d’une impétuosité de caractère qui ne me laissait qu’à grand'peine, et encore rarement et en rongeant mon frein, connaître, rechercher, entendre la vérité. C’étaient là, on le voit sans peine, des capitaux, d’où il était plus facile de tirer un prince médiocre et vulgaire, qu’un auteur éclairé.

Cependant une voix secrète se faisait entendre au fond de mon cœur, et m’avertissait plus énergiquement encore que ne le faisait ce petit nombre de mes vrais amis : « il te faut de toute nécessité retourner en arrière, et pour ainsi dire, redevenir enfant, recommencer ex professo l’étude de la grammaire et apprendre successivement tout ce qu’il faut savoir pour écrire correctement et avec art. » Et cette voix parla si haut que je finis par me laisser convaincre, et par baisser la tête : chose dure cependant, et à mon âge plus mortifiante que je ne puis dire, d’aller avec la pensée et la manière de sentir d’un homme, me remettre à l’école, pour épeler comme un petit garçon. Mais la gloire faisait luire à mes yeux un flambeau si brillant, et toujours courbé sous la honte de mes premiers essais, j’avais une telle hâte de jeter là ce fardeau, qu’insensiblement je trouvai le courage d’affronter et de surmonter ces obstacles non moins sérieux que repoussans.

J’ai dit que la représentation de Cléopâtre m’avait ouvert les yeux. Elle ne m’avait pas seulement éclairé sur l’absurdité d’un sujet malheureux par lui-même, et qui ne pouvait venir en pensée qu’à un auteur inexpérimenté, et encore pour son coup d’essai, elle m’avait encore rendu le service de me faire mesurer dans toute son immensité l’espace que j’aurais à parcourir en arrière, avant de pouvoir, pour ainsi parler, me remettre en selle, rentrer en lice, et me lancer vers le but avec plus ou moins de bonheur. Le voile qui jusque là avait si fort obscurci ma vue étant donc tombé de mes yeux, je pris avec moi-même un solennel engagement, je jurai de n’épargner ni encre, ni fatigue, pour me mettre en état de parler ma langue aussi bien que qui que ce fût en Italie ; et je fis ce serment, persuadé que si une fois je parvenais à bien dire, il ne m’en coûterait pas beaucoup ensuite pour concevoir avec force et composer avec sagesse. Ce serment fait, je me précipitai aussitôt dans l’abîme de la grammaire, comme autrefois Curtius dans le gouffre, tout armé et le regardant en face. Autant j’étais convaincu d’avoir toujours fait mal jusque là, autant je m’assurais de pouvoir mieux faire avec le temps. J’en avais dans mon portefeuille une preuve irrécusable à mes yeux. C’étaient mes deux tragédies de Philippe II et de Polynice, que j’avais écrites en français et en prose, entre le mois de mars et le mois de mai de cette même année 1775, c’est-à-dire environ trois mois avant la représentation de Cléopâtre. Je les avais lues à quelques amis, et il m’avait paru qu’ils en étaient frappés. Je ne jugeais pas de l’impression que j’avais produite par le plus ou moins de louanges qu’ils me donnaient, mais par l’attention sincère, nullement commandée, qu’ils me prêtèrent d’un bout à l’autre, et par l’expression muette de leurs visages émus, qui en disait beaucoup plus que leurs paroles. Mais pour mon malheur, et il était grand, ces tragédies avaient été conçues, étaient nées en prose française, et j’avais à reprendre un long et pénible chemin, pour les faire passer dans la poésie italienne. Si je les avais écrites dans cette langue déplaisante et médiocre, ce n’était pas qu’elle me fût familière ou que j’eusse, le moins du monde, la prétention de la savoir ; mais pendant mes cinq années de voyage je n’avais parlé, je n’avais entendu que ce jargon-là, et il expliquait un peu mieux, ou, si l’on veut, il trahissait un peu moins ma pensée. Inhabile à parler quelque langue que ce fût, j’éprouvais précisément ce qui arriverait à l’un de ces fameux coureurs d’Italie qui, retenu malade dans son lit, et rêvant qu’il dispute le prix de la course à ses rivaux ou à ses inférieurs, s’apercevrait que pour remporter la victoire il ne lui manque que des jambes.

Et cette impuissance à m’expliquer, ou si l’on veut à me traduire moi-même, je ne dis pas en vers, mais simplement en prose italienne, elle allait si loin, que quand je voulais relire un acte, une scène, je dis de celles qui avaient plu à mes auditeurs, aucun d’eux n’y reconnaissait mon œuvre, et on me demandait sérieusement pourquoi j’avais changé tout cela. C’était bien la même figure, mais autrement drapée, et si différente dans ses nouveaux habits, qu’on ne pouvait ni la reconnaître, ni la tolérer. Je me mettais en fureur, je pleurais, le tout en vain. Il n’y avait qu’un remède : prendre patience et recommencer ; et en attendant, il me fallait avaler les lectures les plus insipides, les plus anti-tragiques, pour me familiariser avec le génie toscan. Je dirais (si je ne craignais le ridicule de l’expression), je dirais en deux mots qu’il me fallait tout le jour dépenser, pour repenser ensuite.

Toutefois, j’avais là en portefeuille le germe de deux tragédies, et cette pensée m’aidait à prêter une oreille un peu plus patiente à tous les avis pédantesques, qui de toutes parts pleuvaient sur moi. Ces deux tragédies m’avaient aussi donné la force d’affronter la représentation de cette absurde Cléopâtre ; chaque vers que prononçait l’acteur retentissait dans mon cœur, comme la plus amère critique de tout l’ouvrage, qui, dès ce moment, cessa d’exister à mes yeux ; je ne le considérai plus que comme un aiguillon pour ceux qui devraient suivre. Aussi, d’une part, si je ne me laissai pas décourager par les critiques (justes peut-être en partie, mais plus souvent perfides et ignorantes), qui assaillirent la première édition de mes tragédies, celle de 1783, à Sienne, je ne me laissai pas non plus enorgueillir, ni convaincre par ces applaudissemens aveugles et immérités, que voulut bien m’accorder le parterre de Turin, prenant sans doute en pitié mon assurance et ma présomption de jeune homme. Mon premier pas vers la pureté toscane devait être, et fut en effet la résolution que je pris d’écarter impitoyablement toute lecture française. Depuis ce mois de juillet, je me refusai à prononcer un seul mot de français, évitant d’ailleurs soigneusement les personnes et les sociétés qui parlaient cette langue ; malgré tout cela, je ne venais pas encore à bout de m’italianiser. J’avais toujours beaucoup de peine à me faire aux études graduées et réglées ; et recommençant, tous les trois jours, à regimber contre les conseils, sans cesse aussi je recommençais à vouloir voler de mes propres ailes.

La moindre idée qui me passait par la tête, j’essayais aussitôt de la mettre en vers. Tous les genres, tous les mètres m’étaient bons ; j’y laissais mon orgueil et mes cornes, jamais mon indomptable espoir. Entre autres rapsodies (car je n’oserais les appeler des poésies), il me prit la fantaisie de composer un morceau, pour le chanter ensuite à un banquet de francs-maçons. C’était, ou ce devait être une allusion perpétuelle aux divers ustènsiles, grades et fonctions de cette société grotesque. Bien que dans mon premier sonnet, celui que j’ai cité plus haut, j’eusse dérobé un vers à Pétrarque, telle était encore cependant mon insouciance et mon ignorance, que je commençai alors mon travail sans me souvenir, ou peut-être même, n’ayant jamais bien su la règle des tercets ; et j’allai ainsi, de sottise en sottise, jusqu’au douzième. Un doute alors m’étant venu, j’ouvris Dante, et voyant ma faute, je pris garde de ne plus y retomber, mais je laissai les douze tercets tels qu’ils étaient. Je les chantai ainsi au banquet ; mais ces honnêtes francs-maçons s’entendaient à la poésie presque autant qu’à la maçonnerie, et le morceau fit son effet. Je veux encore le donner ici, tout entier bu en grande partie, comme un dernier échantillon, comme un dernier essai de mes efforts infructueux, si toutefois le papier ne me manque pas, ou la patience.

Au mois d’août de cette même année 1775, craignant de mener à la ville une vie trop dissipée, et de ne pouvoir y étudier à mon gré, je m’en allai dans les montagnes qui séparent le Piémont du Dauphiné, et je passai près de deux mois dans un petit village appelé Cézannes, au pied du Mont-Genèvre, où l’on veut qu’Annibal ait passé les Alpes. Quoique réfléchi de ma nature, il m’arrive parfois de céder à une étourderie de premier mouvement : je ne songeai pas, lorsque je pris cette résolution, que dans ces montagnes j’allais encore donner du pied contre cette maudite langue française qu’avec une obstination si légitime et si nécessaire je m’étais bien promis d’éviter désormais. L’idée me vint de cet abbé qui, l’année d’avant, m’avait accompagné dans mon ridicule voyage à Florence. Cet abbé était de Cézannes ; il se nommait Aillaud. C’était un homme de beaucoup d’esprit, d’une philosophie aimable, et profondément versé dans les lettres latines et françaises. Il avait été précepteur de deux frères avec qui j’étais fort lié dans ma première jeunesse ; notre amitié datait de cette époque, et depuis nous l’avions toujours cultivée. Je dois ajouter, pour être juste, que dans mes premières années cet abbé avait fait tout au monde pour m’inspirer le goût des lettres, réassurant que je pourrais y réussir. Mais ce fut vainement. Souvent il nous arrivait de faire entre nous cette plaisante convention : il me lirait pendant une heure entière de ce roman où de ce recueil de contes qui a pour titre les Mille et une Nuits ; après quoi, je consentirais à m’entendre lire, pendant dix minutes seulement, un morceau des tragédies de Racine. Et moi qui étais tout oreilles pour les fades niaiseries de la première lecture, je m’endormais au son des plus doux vers de ce grand tragique. Aillaud s’emportait, m’accablait de reproches, et il avait bien raison. Telle était ma disposition à devenir auteur tragique, à l’époque où j’étais dans le premier appartement de l’Académie royale. Je n’ai pas mieux réussi plus tard à me faire à cette complainte monotone, muette et glaciale des vers français, qui jamais ne m’ont paru des vers, ni lorsque j’ignorais encore ce que c’était qu’un vers, ni plus tard, quand j’ai cru le savoir. Je retourne à ma retraite d’été, à Cézannes, où, avec mon abbé lettré, j’avais, en outre, près de moi un abbé musicien, de qui j’apprenais à pincer de la guitare, instrument qui me semblait fait pour inspirer un poète, et pour lequel j’avais certaines dispositions. Mais je n’avais pas toujours une persévérance égale au transport que le son de la guitare excitait en moi. Aussi jamais, ni sur cet instrument, ni sur le clavecin, que j’avais appris depuis mon enfance, n’ai-je dépassé le médiocrité, quoique j’eusse l’oreille et l’imagination musicales au plus haut degré. Je passai ainsi mon été entre mes deux abbés, dont l’un, avec sa guitare, m’allégeait l’ennui pour moi si nouveau d’une étude sérieuse et appliquée, tandis que l’autre me faisait donner au diable avec son français. Avec tout cela ce furent pour moi de délicieux momens et les plus utiles de ma vie, parce qu’il me fut permis de me recueillir en moi-même et de travailler efficacement à dérouiller ma pauvre intelligence, à rouvrir dans mon cerveau les facultés d’apprendre qui s’étaient obstruées au-delà de toute croyance, pendant ces dix mois entiers où je m’encroûtai dans le léthargique oubli de la plus coupable oisiveté. Tout d’un coup je m’évertuai à traduire et à mettre en prose italienne ce Philippe et ce Polynice, venus au monde sous des haillons français. Mais quelque ardeur que j’y apportasse, ces tragédies restaient toujours pour moi deux choses amphibies entre le français et l’italien, sans pouvoir être ni de l’un ni de l’autre, précisément comme l’a dit notre poète du papier qui s’enflamme :

.....Un color bruno
Che non è nero ancora, e il bianco muore[1]

Parmi cet insipide ennui de composer des vers italiens sur des pensées françaises, j’avais aussi rudement travaillé à refaire ma troisième Cléopâtre. Plusieurs scènes de cette dernière que j’avais écrites et lues en français à mon censeur, le comte Augustin Tana, et que celui-ci, plus préoccupé du drame que de la grammaire, avait trouvées fortes et très-belles, entre autres celle d’Auguste avec Antoine, une fois habillées de mes pauvres vers peu italiens, monotones, faciles et sans nerf, lui parurent au-dessous du médiocre. Il me le dit nettement, et je le crus ; je dirai mieux, je le sentis comme lui. Tant il est vrai que dans toute poésie le vêtement fait le mérite du corps, et que, dans quelques genres (le lyrique, par exemple), l’habit est tout. À ce point que tels vers :

Con la lor vanità che par persona[2],

l’emportent sur tels autres où :

Fossero gomme legate in vile anello[3].

J’ajoute ici que le père Paciaudi et le comte Tana, surtout ce dernier, ont acquis des droits éternels à ma reconnaissance, et je leur en garde une sans bornes pour les vérités qu’ils me dirent, et pour m’avoir contraint à rentrer dans le bon et véritable sentier des lettres. Telle était ma confiance en ces deux hommes, que ma destinée littéraire a tout entière dépendu d’eux. Le moindre signe de l’un d’eux m’eût fait jeter au feu toute composition qu’ils auraient blâmée, comme je fis de tant de vers qui ne méritaient pas une autre correction. Si j’ai fini par devenir poète, je dois ajouter : poète par la grâce de Dieu, de Paciaudi et de Tana. Ils furent mes patrons vénérés dans la cruelle bataille qu’il me fallut livrer pendant toute cette première année de ma vie littéraire, uniquement occupée à écarter toute forme, toute période française, à dépouiller, pour ainsi dire, mes propres idées, pour leur donner ensuite un autre vêtement, un autre air ; en un mot, à concentrer sur le même point l’étude réfléchie d’un homme déjà mûr et les efforts d’un enfant à ses premières lettres. Inexprimable labeur, le plus ingrat qui fut au monde, et fait pour rebuter, j’oserai le dire, quiconque se fût senti une ardeur moindre que la mienne.

Ayant donc, comme je l’ai dit, achevé de traduire en mauvaise prose ces deux tragédies, je m’attachai à lire et à étudier vers par vers, et dans, l’ordre chronologique, tous nos premiers poètes, écrivant sur les marges, non des mots, mais de petits traits perpendiculaires, pour m’indiquer à moi-même les pensées, les expressions, les sons qui m’avaient fait plus ou moins de plaisir. Mais tout d’abord, trouvant le Dante encore trop difficile, je pris le Tasse que je n’avais pas même ouvert jusque là. Je le lisais avec une si minutieuse attention, m’obstinant à y découvrir mille choses diverses, mille pensées contradictoires, qu’après en avoir déchiffré dix octaves, je ne savais plus ce que j’avais lu, et me sentais plus las, plus rendu que si j’avais eu la peine de les composer moi-même. Mais insensiblement mon œil et mon esprit se firent à l’extrême fatigue de ce genre de lecture, et c’est ainsi qu’en les notant je gravai en moi, tout d’une haleine, et jusqu’au dernier vers, la Jérusalem du Tasse, le Roland de l’Arioste, ensuite Dante sans commentaire, et enfin Pétrarque. J’y employai près d’une année. Pour les difficultés de Dante, si elles étaient historiques, je ne m’inquiétais guère de les entendre ; mais venaient-elles de l’expression, du tour, ou du mot, je faisais tout pour les surmonter en devinant. S’il m’arrivait souvent de ne pas tomber juste, je n’en étais que plus fier de réussir quelquefois. Dans cette première lecture, ce fut, pour ainsi dire, une indigestion que je me donnai plutôt que je ne m’assimilai la véritable substance de ces quatre grands modèles. Mais je me préparai ainsi à les bien comprendre dans mes lectures suivantes, à les analyser, à les goûter, peut-être même à leur ressembler un peu. Pétrarque me parut plus difficile encore que Dante, et en commençant il me plut moins ; car on ne saurait trouver un grand charme aux poètes tant qu’on fait effort pour les comprendre. Mais comme je me proposais d’écrire en vers blancs (sciolti), je cherchai encore des modèles en ce genre. On me conseilla la traduction de Stace par Bentivoglio. Je la lus, l’étudiai, l’annotai avec une extrême avidité. Mais je trouvai la charpente du vers un peu molle pour le pouvoir appliquer au dialogue tragique. Les amis qui me dirigeaient me firent ensuite prendre l’Ossian de Cesarotti. Pour le coup, ses vers blancs me plurent, me saisirent, se gravèrent dans mon esprit. Il me parut enfin que, sauf une légère modification, c’était là pour le vers dialogué un excellent modèle. Je voulus lire aussi quelques tragédies des nôtres ou de celles qui ont été traduites du français, dans l’espérance d’y former au moins mon style ; mais cela me tombait des mains : tant les vers et le tour en étaient languissans, vulgaires, prolixes, sans parler, en outre, de la faiblesse des pensées. Entre les moins mauvaises, je lus et j’annotai les quatre que Paradisi a traduites du français, et la Merope originale de Maffei. Celle-ci, en quelques endroits me plut assez par le style, quoiqu’elle laissât encore beaucoup à désirer, pour atteindre à cette perfection idéale ou réelle dont mon imagination s’était formé le type. Souvent je m’interrogeais moi-même : « D’où vient que notre divine langue, si mâle, si ferme et si fière dans la bouche de Dante, perdrait sa force et sa virilité dans le dialogue tragique ? Pourquoi le vers de Cesarotti, qui vibre avec tant d’éclat dans l’Ossian, se change-t-il en une froide psalmodie, lorsqu’il traduit la Sémiramis et le Mahomet de Voltaire ? Pourquoi le superbe et pompeux Frugoni, ce maître en fait de vers libres, dans sa traduction du Rhadamiste de Crébillon, est-il si prodigieusement au-dessous de Crébillon et de lui-même ? Certes je m’en prendrai à tout autre chose qu’à notre idiome si flexible et si varié dans ses formes.» Et ces doutes, que je proposais à mes amis, à mes maîtres, aucun ne pouvait me les résoudre. L’excellent Paciaudi me recommandait toujours de ne pas négliger dans mes laborieuses lectures la prose qu’il appelait savamment la nourrice du vers ; et à ce propos, je me souviens qu’un jour il m’apporta le Galateo de Casa, avec recommandation de bien en méditer les tours, qui étaient du toscan le plus pur et sans aucun mélange de manière française. Dans mon enfance j’avais lu ce livre, mais fort mal, et, comme il nous est arrivé à tous, l’entendant assez peu et ne le goûtant pas ; peu s’en fallut que je ne me tinsse pour blessé de ce conseil puéril et, à mon sens, pédantesque. Je l’ouvris donc à contrecœur, ce Galateo maudit ; et à la vue de ce premier Conciossia cosache[4] qui traîne après lui l’interminable queue d’une période si pompeuse et si peu substantielle, je fus saisi d’un tel accès de colère que je jetai le livre par la fenêtre, et m’écriai comme un insensé : « Il est pourtant trop dur et trop révoltant que, pour écrire des tragédies à l’âge de vingt-sept ans, il me faille avaler de nouveau de telles puérilités, et me dessécher le cerveau avec ces fadaises de pédant. » Paciaudi sourit à cette poétique fureur digne d’un enfant mal élevé, et me prédit que je reviendrais un jour au Galateo, et le relirais plus d’une fois. Et c’est en effet ce qui m’arriva, mais longues années après, lorsque mes épaules et mon cou se furent tout-à-fait endurcis à porter le joug grammatical. Et ce ne fut pas seulement le Galateo, mais tous nos prosateurs du quatorzième siècle que je lus en les annotant. En retirai-je grand fruit ? je l’ignore. Il n’en est pas moins vrai qu’un auteur qui les aurait bien lus, qui aurait bien étudié leur manière, et qui serait venu à bout de s’approprier avec sens et adresse l’or de leurs vêtemens, en écartant la friperie de leurs idées, pourrait bien, poète, historien, philosophe, en quelque genre enfin que ce fût, donner à son style une richesse, une précision, une propriété, un coloris qui n’appartiennent encore véritablement à aucun de nos écrivains ; pourquoi ? peut-être parce que le labeur est immense ; ceux qui auraient assez de talent et de capacité pour l’accomplir ne le veulent pas faire, et ceux-là l’essaient en vain, à qui le ciel a refusé ces dons.



  1. Cette couleur brune qui n’est pas encore le noir, mais où déjà le blanc se perd.
  2. Avec leur parure qu’on prend pour la personne elle-même.
  3. Où des perles seraient enchâssées dans un vil métal
  4. C’est par ce mot que commence le Galateo de Casa. Casa, poète et prosateur florentin, était né en 1503 ; mort en 1556. Son meilleur ouvrage, le Galateo, est un traité sur les mœurs. (N. du T.)