Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 54

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 178-186).


LIV

DE MADAME GASTON À LA COMTESSE DE L’ESTORADE.


20 Mai.

Renée, le malheur est venu ; non, il a fondu sur ta pauvre Louise avec la rapidité de la foudre, et tu me comprends : le malheur pour moi, c’est le doute. La conviction, ce serait la mort. Avant-hier, après ma première toilette, en cherchant partout Gaston pour faire une petite promenade avant le déjeuner, je ne l’ai point trouvé. Je suis entrée à l’écurie, j’y ai vu sa jument trempée de sueur, et à laquelle le groom enlevait, à l’aide d’un couteau, des flocons d’écume avant de l’essuyer. — Qui donc a pu mettre Fedelta dans un pareil état ? ai-je dit. — Monsieur, a répondu l’enfant. J’ai reconnu sur les jarrets de la jument la boue de Paris, qui ne ressemble point à la boue de la campagne. — Il est allé à Paris, ai-je pensé. Cette pensée en a fait jaillir mille autres dans mon cœur, et y a attiré tout mon sang. Aller à Paris sans me le dire, prendre l’heure où je le laisse seul, y courir et en revenir avec tant de rapidité que Fedelta soit presque fourbue !… Le soupçon m’a serrée de sa terrible ceinture à m’en faire perdre la respiration. Je suis allée à quelques pas de là, sur un banc, pour tâcher de reprendre mon sang-froid. Gaston m’a surprise ainsi, blême, effrayante à ce qu’il paraît, car il m’a dit : — Qu’as-tu ? si précipitamment et d’un son de voix si plein d’inquiétude, que je me suis levée et lui ai pris le bras ; mais j’avais les articulations sans force, et j’ai bien été contrainte de me rasseoir ; il m’a prise alors dans ses bras et m’a emportée à deux pas de là dans le parloir, où tous nos gens effrayés nous ont suivis ; mais Gaston les a renvoyés par un geste. Quand nous avons été seuls, j’ai pu, sans vouloir rien dire, gagner notre chambre, où je me suis enfermée pour pouvoir pleurer à mon aise. Gaston s’est tenu pendant deux heures environ écoutant mes sanglots, interrogeant avec une patience d’ange sa créature, qui ne lui répondait point. — Je vous reverrai quand mes yeux ne seront plus rouges et quand ma voix ne tremblera plus, lui ai-je dit enfin. Le vous l’a fait bondir hors de la maison. J’ai pris de l’eau glacée pour baigner mes yeux, j’ai rafraîchi ma figure, la porte de notre chambre s’est ouverte, je l’ai trouvé là, revenu sans que j’eusse entendu le bruit de ses pas. — Qu’as-tu ? m’a-t-il demandé. — Rien, lui dis-je. J’ai reconnu la boue de Paris aux jarrets fatigués de Fedelta, je n’ai pas compris que tu y allasses sans m’en prévenir ; mais tu es libre. — Ta punition pour tes doutes si criminels sera de n’apprendre mes motifs que demain, a-t-il répondu.

— Regarde-moi, lui ai-je dit. J’ai plongé mes yeux dans les siens : l’infini a pénétré l’infini. Non, je n’ai pas aperçu ce nuage que l’infidélité répand dans l’âme et qui doit altérer la pureté des prunelles. J’ai fait la rassurée, encore que je restasse inquiète. Les hommes savent, aussi bien que nous, tromper, mentir ! Nous ne nous sommes plus quittés. Oh ! chère, combien par moments, en le regardant, je me suis trouvée indissolublement attachée à lui. Quels tremblements intérieurs m’agitèrent quand il reparut après m’avoir laissée seule pendant un moment ! Ma vie est en lui, et non en moi. J’ai donné de cruels démentis à ta cruelle lettre. Ai-je jamais senti cette dépendance avec ce divin Espagnol, pour qui j’étais ce que cet atroce bambin est pour moi ? Combien je hais cette jument ! Quelle niaiserie à moi d’avoir eu des chevaux. Mais il faudrait aussi couper les pieds à Gaston, ou le détenir dans le cottage. Ces pensées stupides m’ont occupée, juge par là de ma déraison ? Si l’amour ne lui a pas construit une cage, aucun pouvoir ne saurait retenir un homme qui s’ennuie. — T’ennuyé-je ? lui ai-je dit à brûle-pourpoint. — Comme tu te tourmentes sans raison, m’a-t-il répondu les yeux pleins d’une douce pitié. Je ne t’ai jamais tant aimée. — Si c’est vrai, mon ange adoré, lui ai-je répliqué, laisse-moi faire vendre Fedelta. — Vends ! a-t-il dit. — Ce mot m’a comme écrasée, Gaston a eu l’air de me dire : Toi seule es riche ici, je ne suis rien, ma volonté n’existe pas. S’il ne l’a pas pensé, j’ai cru qu’il le pensait, et de nouveau je l’ai quitté pour m’aller coucher : la nuit était venue.

Oh ! Renée, dans la solitude, une pensée ravageuse vous conduit au suicide. Ces délicieux jardins, cette nuit étoilée, cette fraîcheur qui m’envoyait par bouffées l’encens de toutes nos fleurs, notre vallée, nos collines, tout me semblait sombre, noir et désert. J’étais comme au fond d’un précipice au milieu des serpents, des plantes vénéneuses ; je ne voyais plus de Dieu dans le ciel. Après une nuit pareille une femme a vieilli.

— Prends Fedelta, cours à Paris, lui ai-je dit le lendemain matin : ne la vendons point ; je l’aime, elle te porte ! Il ne s’est pas trompé, néanmoins, à mon accent, où perçait la rage intérieure que j’essayais de cacher. — Confiance ! a-t-il répondu en me tendant la main par un mouvement si noble et en me lançant un si noble regard que je me suis sentie aplatie. — Nous sommes bien petites, me suis-je écriée. — Non, tu m’aimes, et voilà tout, a-t-il dit en me pressant sur lui. — Va à Paris sans moi, lui ai-je dit en lui faisant comprendre que je me désarmais de mes soupçons. Il est parti, je croyais qu’il allait rester. Je renonce à te peindre mes souffrances. Il y avait en moi-même une autre moi que je ne savais pas pouvoir exister. D’abord, ces sortes de scènes, ma chère, ont une solennité tragique pour une femme qui aime, que rien ne saurait exprimer ; toute la vie apparaît dans le moment où elles se passent, et l’œil n’y aperçoit aucun horizon ; le rien est tout, le regard est un livre, la parole charrie des glaçons, et dans un mouvement de lèvres on lit un arrêt de mort. Je m’attendais à du retour, car m’étais-je montrée assez noble et grande ? J’ai monté jusqu’en haut du Chalet et l’ai suivi des yeux sur la route. Ah ! ma chère Renée, je l’ai vu disparaître avec une affreuse rapidité. — Comme il y court ! pensai-je involontairement. Puis, une fois seule, je suis retombée dans l’enfer des hypothèses, dans le tumulte des soupçons. Par moments, la certitude d’être trahie me semblait être un baume, comparée aux horreurs du doute ! Le doute est notre duel avec nous-mêmes, et nous nous y faisons de terribles blessures. J’allais, je tournais dans les allées, je revenais au Chalet, j’en sortais comme une folle. Parti sur les sept heures, Gaston ne revint qu’à onze heures ; et comme, par le parc de Saint-Cloud et le bois de Boulogne, une demi-heure suffit pour aller à Paris, il est clair qu’il avait passé trois heures dans Paris. Il entra triomphant en m’apportant une cravache en caoutchouc dont la poignée est en or. Depuis quinze jours j’étais sans cravache ; la mienne, usée et vieille, s’était brisée. — Voilà pourquoi tu m’as torturée ? lui ai-je dit en admirant le travail de ce bijou qui contient une cassolette au bout. Puis je compris que ce présent cachait une nouvelle tromperie ; mais je lui sautai promptement au cou, non sans lui faire de doux reproches pour m’avoir imposé de si grands tourments pour une bagatelle. Il se crut bien fin. Je vis alors dans son maintien, dans son regard, cette espèce de joie intérieure qu’on éprouve en faisant réussir une tromperie ; il s’échappe comme une lueur de notre âme, comme un rayon de notre esprit qui se reflète dans les traits, qui se dégage avec les mouvements du corps. En admirant cette jolie chose, je lui demandai dans un moment où nous nous regardions bien : — Qui t’a fait cette œuvre d’art ? — Un artiste de mes amis. — Ah ! Verdier l’a montée, ajoutai-je en lisant le nom du marchand, imprimé sur la cravache. Gaston est resté très enfant, il a rougi. Je l’ai comblé de caresses pour le récompenser d’avoir eu honte de me tromper. Je fis l’innocente, et il a pu croire tout fini.


25 mai.

Le lendemain, vers six heures, je mis mon habit de cheval, et je tombai à sept heures chez Verdier, où je vis plusieurs cravaches de ce modèle. Un commis reconnut la mienne, que je lui montrai. — Nous l’avons vendue hier à un jeune homme, me dit-il. Et sur la description que je lui fis de mon fourbe de Gaston, il n’y eut plus de doute. Je te fais grâce des palpitations de cœur qui me brisaient la poitrine en allant à Paris, et pendant cette petite scène où se décidait ma vie. Revenue à sept heures et demie, Gaston me trouva pimpante, en toilette du matin, me promenant avec une trompeuse insouciance, et sûre que rien ne trahirait mon absence, dans le secret de laquelle je n’avais mis que mon vieux Philippe. — Gaston, lui dis-je en tournant autour de notre étang, je connais assez la différence qui existe entre une œuvre d’art unique, faite avec amour pour une seule personne, et celle qui sort d’un moule. Gaston devint pâle et me regarda lui présenter la terrible pièce à conviction. — Mon ami, lui dis-je, ce n’est pas une cravache, c’est un paravent derrière lequel vous abritez un secret. Là-dessus, ma chère, je me suis donné le plaisir de le voir s’entortillant dans les charmilles du mensonge et les labyrinthes de la tromperie sans en pouvoir sortir, et déployant un art prodigieux pour essayer de trouver un mur à escalader, mais contraint de rester sur le terrain devant un adversaire qui consentît enfin à se laisser abuser. Cette complaisance est venue trop tard, comme toujours dans ces sortes de scènes. D’ailleurs, j’avais commis la faute contre laquelle ma mère avait essayé de me prémunir. Ma jalousie s’était montrée à découvert et établissait la guerre et ses stratagèmes entre Gaston et moi. Ma chère, la jalousie est essentiellement bête et brutale. Je me suis alors promis de souffrir en silence, de tout espionner, d’acquérir une certitude, et d’en finir alors avec Gaston, ou de consentir à mon malheur ; il n’y a pas d’autre conduite à tenir pour les femmes bien élevées. Que me cache-t-il ? car il me cache un secret. Ce secret concerne une femme. Est-ce une aventure de jeunesse de laquelle il rougisse ? Quoi ? Ce quoi ? ma chère, est gravé en quatre lettres de feu sur toutes choses. Je lis ce fatal mot en regardant le miroir de mon étang, à travers mes massifs, aux nuages du ciel, aux plafonds, à table, dans les fleurs de mes tapis. Au milieu de mon sommeil, une voix m’écrie : — Quoi ? À compter de cette matinée, il y eut dans notre vie un cruel intérêt, et j’ai connu la plus âcre des pensées qui puissent corroder notre cœur : être à un homme que l’on croit infidèle. Oh ! ma chère, cette vie tient à la fois à l’enfer et au paradis. Je n’avais pas encore posé le pied dans cette fournaise, moi jusqu’alors si saintement adorée.

— Ah ! tu souhaitais un jour de pénétrer dans les sombres et ardents palais de la souffrance ? me disais-je. Eh ! bien, les démons ont entendu ton fatal souhait : marche, malheureuse !


30 Mai.

Depuis ce jour, Gaston, au lieu de travailler mollement et avec le laissez-aller de l’artiste riche qui caresse son œuvre, se donne des tâches comme l’écrivain qui vit de sa plume. Il emploie quatre heures tous les jours à finir deux pièces de théâtre.

— Il lui faut de l’argent ! Cette pensée me fut soufflée par une voix intérieure. Il ne dépense presque rien ; et comme nous vivons dans une absolue confiance, il n’est pas un coin de son cabinet où mes yeux et mes doigts ne puissent fouiller. Sa dépense par an ne se monte pas à deux mille francs. Je lui sais trente mille francs moins amassés que mis dans un tiroir. Au milieu de la nuit, je suis allée pendant son sommeil voir si la somme y était toujours. Quel frisson glacial m’a saisie en trouvant le tiroir vide ! Dans la même semaine, j’ai découvert qu’il va chercher des lettres à Sèvres ; il doit les déchirer aussitôt après les avoir lues, car malgré mes inventions de Figaro je n’en ai point trouvé de vestige. Hélas ! mon ange, malgré mes promesses et tous les beaux serments que je m’étais faits à moi-même à propos de la cravache, un mouvement d’âme qu’il faut appeler folie m’a poussée, et je l’ai suivi dans une de ses courses rapides au bureau de la poste. Gaston fut terrifié d’être surpris à cheval, payant le port d’une lettre qu’il tenait à la main. Après m’avoir regardée fixement, il a mis Fedelta au galop par un mouvement si rapide que je me sentis brisée en arrivant à la porte du bois dans un moment où je croyais ne pouvoir sentir aucune fatigue corporelle, tant mon âme souffrait ! Là, Gaston ne me dit rien, il sonne et attend, sans me parler. J’étais plus morte que vive. Ou j’avais raison ou j’avais tort ; mais, dans les deux cas, mon espionnage était indigne d’Armande-Louise-Marie de Chaulieu. Je roulais dans la fange sociale au-dessous de la grisette, de la fille mal élevée, côte à côte avec les courtisanes, les actrices, les créatures sans éducation. Quelles souffrances ! Enfin la porte s’ouvre, il remet son cheval à son groom, et je descends alors aussi, mais dans ses bras ; il me les tend ; je relève mon amazone sur mon bras gauche, je lui donne le bras droit, et nous allons… toujours silencieux. Les cent pas que nous avons faits ainsi peuvent me compter pour cent ans de purgatoire. À chaque pas des milliers de pensées, presque visibles, voltigeant en langues de feu sous mes yeux, me sautaient à l’âme, ayant chacune un dard, une épingle, un venin différent ! Quand le groom et les chevaux furent loin, j’arrête Gaston, je le regarde, et, avec un mouvement que tu dois voir, je lui dis, en lui montrant la fatale lettre qu’il tenait toujours dans sa main droite : — Laisse-la-moi lire. Il me la donne, je la décachète, et lis une lettre par laquelle Nathan, l’auteur dramatique, lui disait que l’une de nos pièces, reçue, apprise et mise en répétition, allait être jouée samedi prochain. La lettre contenait un coupon de loge. Quoique pour moi ce fût aller du martyre au ciel, le démon me criait toujours, pour troubler ma joie : — Où sont les trente mille francs ? Et la dignité, l’honneur, tout mon ancien moi m’empêchaient de faire une question ; je l’avais sur les lèvres ; je savais que si ma pensée devenait une parole, il fallait me jeter dans mon étang, et je résistais à peine au désir de parler ; ne souffrais-je pas alors au-dessus des forces de la femme ? — Tu t’ennuies, mon pauvre Gaston, lui dis-je en lui rendant la lettre. Si tu veux, nous reviendrons à Paris. — À Paris, pourquoi ? dit-il. J’ai voulu savoir si j’avais du talent, et goûter au punch du succès !

Au moment où il travaillera, je pourrais bien faire l’étonnée en fouillant dans le tiroir et n’y trouvant pas ses trente mille francs ; mais n’est-ce pas aller chercher cette réponse : « J’ai obligé tel ou tel ami » qu’un homme d’esprit comme Gaston ne manquerait pas de faire ?

Ma chère, la morale de ceci est que le beau succès de la pièce à laquelle tout Paris court en ce moment nous est dû, quoique Nathan en ait toute la gloire. Je suis une des deux étoiles de ce mot : ET MM**. J’ai vu la première représentation, cachée au fond d’une loge d’avant-scène au rez-de-chaussée.


1er juillet.

Gaston travaille toujours et va toujours à Paris ; il travaille à de nouvelles pièces pour avoir le prétexte d’aller à Paris et pour se faire de l’argent. Nous avons trois pièces reçues et deux de demandées. Oh ! ma chère, je suis perdue, je marche dans les ténèbres ; je brûlerai ma maison pour y voir clair. Que signifie une pareille conduite ? A-t-il honte d’avoir reçu de moi la fortune ? Il a l’âme trop grande pour se préoccuper d’une pareille niaiserie. D’ailleurs, quand un homme commence à concevoir de ces scrupules, ils lui sont inspirés par un intérêt de cœur. On accepte tout de sa femme, mais l’on ne veut rien avoir de la femme que l’on pense quitter ou qu’on n’aime plus. S’il veut tant d’argent, il a sans doute à le dépenser pour une femme. S’il s’agissait de lui, ne prendrait-il pas dans ma bourse sans façon ? nous avons cent mille francs d’économies ! Enfin, ma belle biche, j’ai parcouru le monde entier des suppositions, et, tout bien calculé, je suis certaine d’avoir une rivale. Il me laisse, pour qui ? je veux la voir…


10 juillet.

J’ai vu clair : je suis perdue. Oui, Renée, à trente ans, dans toute la gloire de la beauté, riche des ressources de mon esprit, parée des séductions de la toilette, toujours fraîche, élégante, je suis trahie, et pour qui ? pour une Anglaise qui a de gros pieds, de gros os, une grosse poitrine, quelque vache britannique. Je n’en puis plus douter. Voici ce qui m’est arrivé dans ces derniers jours.

Fatiguée de douter, pensant que s’il avait secouru l’un de ses amis, Gaston pouvait me le dire, le voyant accusé par son silence, et le trouvant convié par une continuelle soif d’argent au travail ; jalouse de son travail, inquiète de ses perpétuelles courses à Paris, j’ai pris mes mesures, et ces mesures m’ont fait descendre alors si bas que je ne puis t’en rien dire. Il y a trois jours, j’ai su que Gaston se rend, quand il va à Paris, rue de la Ville-Lévêque, dans une maison où ses amours sont gardés par une discrétion sans exemple à Paris. Le portier, peu causeur, a dit peu de chose, mais assez pour me désespérer. J’ai fait alors le sacrifice de ma vie, et j’ai seulement voulu tout savoir. Je suis allée à Paris, j’ai pris un appartement dans la maison qui se trouve en face de celle où se rend Gaston, et je l’ai pu voir de mes yeux entrant à cheval dans la cour. Oh ! j’ai eu trop tôt une horrible et affreuse révélation. Cette Anglaise, qui me paraît avoir trente-six ans, se fait appeler madame Gaston. Cette découverte a été pour moi le coup de la mort. Enfin, je l’ai vue allant aux Tuileries avec deux enfants !… oh ! ma chère, deux enfants qui sont les vivantes miniatures de Gaston. Il est impossible de ne pas être frappée d’une si scandaleuse ressemblance… Et quels jolis enfants ! ils sont habillés fastueusement, comme les Anglaises savent les arranger. Elle lui a donné des enfants : tout s’explique. Cette Anglaise est une espèce de statue grecque descendue de quelque monument ; elle a la blancheur et la froideur du marbre, elle marche solennellement en mère heureuse ; elle est belle, il faut en convenir, mais c’est lourd comme un vaisseau de guerre. Elle n’a rien de fin ni de distingué : certes, elle n’est pas lady, c’est la fille de quelque fermier d’un méchant village dans un lointain comté, ou la onzième fille de quelque pauvre ministre. Je suis revenue de Paris mourante. En route, mille pensées m’ont assaillie comme autant de démons. Serait-elle mariée ? la connaissait-il avant de m’épouser ? A-t-elle été la maîtresse de quelque homme riche qui l’aurait laissée, et n’est-elle pas soudain retombée à la charge de Gaston ? J’ai fait des suppositions à l’infini, comme s’il y avait besoin d’hypothèses en présence des enfants. Le lendemain, je suis retournée à Paris, et j’ai donné assez d’argent au portier de la maison pour qu’à cette question : — Madame Gaston est-elle mariée légalement il me répondît : — Oui, mademoiselle.


15 juillet.

Ma chère, depuis cette matinée, j’ai redoublé d’amour pour Gaston, et je l’ai trouvé plus amoureux que jamais ; il est si jeune ! Vingt fois, à notre lever, je suis près de lui dire : — Tu m’aimes donc plus que celle de la rue de la Ville-Lévêque ? Mais je n’ose m’expliquer le mystère de mon abnégation. — Tu aimes bien les enfants ? lui ai-je demandé. — Oh ! oui, m’a-t-il répondu ; mais nous en aurons ! — Et comment ? — J’ai consulté les médecins les plus savants, et tous m’ont conseillé de faire un voyage de deux mois. — Gaston, lui ai-je dit, si j’avais pu aimer un absent, je serais restée au couvent pour le reste de mes jours. Il s’est mis à rire, et moi, ma chère, le mot voyage m’a tuée. Oh ! certes, j’aime mieux sauter par la fenêtre que de me laisser rouler dans les escaliers en me retenant de marche en marche. Adieu, mon ange, j’ai rendu ma mort douce, élégante, mais infaillible. Mon testament est écrit d’hier ; tu peux maintenant me venir voir, la consigne est levée. Accours recevoir mes adieux. Ma mort sera, comme ma vie, empreinte de distinction et de grâce : je mourrai tout entière.

Adieu, cher esprit de sœur, toi dont l’affection n’a eu ni dégoûts, ni hauts, ni bas, et qui, semblable à l’égale clarté de la lune, as toujours caressé mon cœur ; nous n’avons point connu les vivacités, mais nous n’avons pas goûté non plus à la vénéneuse amertume de l’amour. Tu as vu sagement la vie. Adieu !