Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 7

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 32-37).
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VII

LOUISE DE CHAULIEU À RENÉE DE MAUCOMBE.


Janvier 1824.

Comment, bientôt mariée ! mais prend-on les gens ainsi ? Au bout d’un mois, tu te promets à un homme, sans le connaître, sans en rien savoir. Cet homme peut être sourd, on l’est de tant de manières ! il peut être maladif, ennuyeux, insupportable. Ne vois-tu pas, Renée, ce qu’on veut faire de toi ? tu leur es nécessaire pour continuer la glorieuse maison de l’Estorade, et voilà tout. Tu vas devenir une provinciale. Sont-ce là nos promesses mutuelles ? À votre place, j’aimerais mieux aller me promener aux îles d’Hyères en caïque, jusqu’à ce qu’un corsaire algérien m’enlevât et me vendît au grand-seigneur ; je deviendrais sultane, puis quelque jour validé ; je mettrais le sérail c’en dessus dessous, et tant que je serais jeune et quand je serais vieille. Tu sors d’un couvent pour entrer dans un autre ! Je te connais, tu es lâche, tu vas entrer en ménage avec une soumission d’agneau. Je te donnerai des conseils, tu viendras à Paris, nous y ferons enrager les hommes et nous deviendrons des reines. Ton mari, ma belle biche, peut, dans trois ans d’ici, se faire nommer député. Je sais maintenant ce qu’est un député, je te l’expliquerai ; tu joueras très bien de cette machine, tu pourras demeurer à Paris et y devenir, comme dit ma mère, une femme à la mode. Oh ! je ne te laisserai certes pas dans ta bastide.


Lundi.

Voilà quinze jours, ma chère, que je vis de la vie du monde : un soir aux Italiens, l’autre au grand Opéra, de là toujours au bal. Ah ! le monde est une féerie. La musique des Italiens me ravit, et pendant que mon âme nage dans un plaisir divin, je suis lorgnée, admirée ; mais, par un seul de mes regards, je fais baisser les yeux au plus hardi jeune homme. J’ai vu là des jeunes gens charmants ; eh ! bien, pas un ne me plaît ; aucun ne m’a causé l’émotion que j’éprouve en entendant Garcia dans son magnifique duo avec Pellegrini dans Otello. Mon Dieu ! combien ce Rossini doit être jaloux pour avoir si bien exprimé la jalousie ? Quel cri que : Il mio cor si divide. Je te parle grec, tu n’as pas entendu Garcia, mais tu sais combien je suis jalouse ! Quel triste dramaturge que Shakespeare ! Othello se prend de gloire, il remporte des victoires, il commande, il parade, il se promène en laissant Desdémone dans son coin, et Desdémone, qui le voit préférant à elle les stupidités de la vie publique, ne se fâche point ? cette brebis mérite la mort. Que celui que je daignerai aimer s’avise de faire autre chose que de m’aimer ! Moi, je suis pour les longues épreuves de l’ancienne chevalerie. Je regarde comme très impertinent et très sot ce paltoquet de jeune seigneur qui a trouvé mauvais que sa souveraine l’envoyât chercher son gant au milieu des lions : elle lui réservait sans doute quelque belle fleur d’amour, et il l’a perdue après l’avoir méritée, l’insolent ! Mais je babille comme si je n’avais pas de grandes nouvelles à t’apprendre ! Mon père va sans doute représenter le roi notre maître à Madrid : je dis notre maître, car je ferai partie de l’ambassade. Ma mère désire rester ici, mon père m’emmènera pour avoir une femme près de lui.

Ma chère, tu ne vois là rien que de simple, et néanmoins il y a là des choses monstrueuses : en quinze jours, j’ai découvert les secrets de la maison. Ma mère suivrait mon père à Madrid, s’il voulait prendre monsieur de Saint-Héreen en qualité de secrétaire d’ambassade ; mais le roi désigne les secrétaires, le duc n’ose pas contrarier le roi qui est fort absolu, ni fâcher ma mère ; et ce grand politique croit avoir tranché les difficultés en laissant ici la duchesse. Monsieur de Saint-Héreen est le jeune homme qui cultive la société de ma mère, et qui étudie sans doute avec elle la diplomatie de trois heures à cinq heures. La diplomatie doit être une belle chose, car il est assidu comme un joueur à la Bourse. Monsieur le duc de Rhétoré, notre aîné, solennel, froid et fantasque, serait écrasé par son père à Madrid, il reste à Paris. Miss Griffith sait d’ailleurs qu’Alphonse aime une danseuse de l’Opéra. Comment peut-on aimer des jambes et des pirouettes ? Nous avons remarqué que mon frère assiste aux représentations quand y danse Tullia, il applaudit les pas de cette créature et sort après. Je crois que deux filles dans une maison y font plus de ravages que n’en ferait la peste. Quant à mon second frère, il est à son régiment, je ne l’ai pas encore vu. Voilà comment je suis destinée à être l’Antigone d’un ambassadeur de Sa Majesté. Peut-être me marierai-je en Espagne, et peut-être la pensée de mon père est-elle de m’y marier sans dot, absolument comme on te marie à ce reste de vieux garde d’honneur. Mon père m’a proposé de le suivre et m’a offert son maître d’espagnol. — Vous voulez, lui ai-je dit, me faire faire des mariages en Espagne ? Il m’a, pour toute réponse, honorée d’un fin regard. Il aime depuis quelques jours à m’agacer au déjeuner, il m’étudie et je dissimule ; aussi l’ai-je, comme père et comme ambassadeur, in petto, cruellement mystifié. Ne me prenait-il pas pour une sotte ? Il me demandait ce que je pensais de tel jeune homme et de quelques demoiselles avec lesquels je me suis trouvée dans plusieurs maisons. Je lui ai répondu par la plus stupide discussion sur la couleur des cheveux, sur la différence des tailles, sur la physionomie des jeunes gens. Mon père parut désappointé de me trouver si niaise, il se blâma intérieurement de m’avoir interrogée. — Cependant, mon père, ajoutai-je, je ne dis pas ce que je pense réellement : ma mère m’a dernièrement fait peur d’être inconvenante en parlant de mes impressions. — En famille, vous pouvez vous expliquer sans crainte, répondit ma mère. — Eh bien ! repris-je, les jeunes gens m’ont jusqu’à présent paru être plus intéressés qu’intéressants, plus occupés d’eux que de nous ; mais ils sont, à la vérité, très peu dissimulés : ils quittent à l’instant la physionomie qu’ils ont prise pour nous parler, et s’imaginent sans doute que nous ne savons point nous servir de nos yeux. L’homme qui nous parle est l’amant, l’homme qui ne nous parle plus est le mari. Quant aux jeunes personnes, elles sont si fausses qu’il est impossible de deviner leur caractère autrement que par celui de leur danse, il n’y a que leur taille et leurs mouvements qui ne mentent point. J’ai surtout été effrayée de la brutalité du beau monde. Quand il s’agit de souper, il se passe, toutes proportions gardées, des choses qui me donnent une image des émeutes populaires. La politesse cache très imparfaitement l’égoïsme général. Je me figurais le monde autrement. Les femmes y sont comptées pour peu de chose, et peut-être est-ce un reste des doctrines de Bonaparte. — Armande fait d’étonnants progrès, a dit ma mère. — Ma mère, croyez-vous que je vous demanderai toujours si madame de Staël est morte ? Mon père sourit et se leva.


Samedi.

Ma chère, je n’ai pas tout dit. Voici ce que je te réserve. L’amour que nous imaginions doit être bien profondément caché, je n’en ai vu de trace nulle part. J’ai bien surpris quelques regards rapidement échangés dans les salons ; mais quelle pâleur ! Notre amour, ce monde de merveilles, de beaux songes, de réalités délicieuses, de plaisirs et de douleurs se répondant, ces sourires qui éclairent la nature, ces paroles qui ravissent, ce bonheur toujours donné, toujours reçu, ces tristesses causées par l’éloignement et ces joies que prodigue la présence de l’être aimé !… de tout cela, rien. Où toutes ces splendides fleurs de l’âme naissent-elles ? Qui ment ? nous ou le monde. J’ai déjà vu des jeunes gens, des hommes par centaines, et pas un ne m’a causé la moindre émotion ; ils m’auraient témoigné admiration et dévouement, ils se seraient battus, j’aurais tout regardé d’un œil insensible. L’amour, ma chère, comporte un phénomène si rare, qu’on peut vivre toute sa vie sans rencontrer l’être à qui la nature a départi le pouvoir de nous rendre heureuses. Cette réflexion fait frémir, car si cet être se rencontre tard, hein ?

Depuis quelques jours je commence à m’épouvanter de notre destinée, à comprendre pourquoi tant de femmes ont des visages attristés sous la couche de vermillon qu’y mettent les fausses joies d’une fête. On se marie au hasard, et tu te maries ainsi. Des ouragans de pensées ont passé dans mon âme. Être aimée tous les jours de la même manière et néanmoins diversement, être aimée autant après dix ans de bonheur que le premier jour ! Un pareil amour veut des années : il faut s’être laissé désirer pendant bien du temps, avoir éveillé bien des curiosités et les satisfaire, avoir excité bien des sympathies et y répondre. Y a-t-il donc des lois pour les créations du cœur, comme pour les créations visibles de la nature ? L’allégresse se soutient-elle ? Dans quelle proportion l’amour doit-il mélanger ses larmes et ses plaisirs ? Les froides combinaisons de la vie funèbre, égale, permanente du couvent m’ont alors semblé possibles ; tandis que les richesses, les magnificences, les pleurs, les délices, les fêtes, les joies, les plaisirs de l’amour égal, partagé, permis m’ont semblé l’impossible. Je ne vois point de place dans cette ville aux douceurs de l’amour, à ses saintes promenades sous des charmilles, au clair de la pleine lune, quand elle fait briller les eaux et qu’on résiste à des prières. Riche, jeune et belle, je n’ai qu’à aimer, l’amour peut devenir ma vie, ma seule occupation ; or, depuis trois mois que je vais, que je viens avec une impatiente curiosité, je n’ai rien rencontré parmi ces regards brillants, avides, éveillés. Aucune voix ne m’a émue, aucun regard ne m’a illuminé ce monde. La musique seule a rempli mon âme, elle seule a été pour moi ce qu’est notre amitié. Je suis restée quelquefois pendant une heure, la nuit, à ma fenêtre, regardant le jardin, appelant des événements, les demandant à la source inconnue d’où ils sortent. Je suis quelquefois partie en voiture allant me promener, mettant pied à terre dans les Champs-Élysées en imaginant qu’un homme, que celui qui réveillera mon âme engourdie, arrivera, me suivra, me regardera ; mais, ces jours-là, j’ai vu des saltimbanques, des marchands de pain d’épice et des faiseurs de tours, des passants pressés d’aller à leurs affaires, ou des amoureux qui fuyaient tous les regards, et j’étais tentée de les arrêter et de leur dire : Vous qui êtes heureux, dites-moi ce que c’est que l’amour ? Mais je rentrais ces folles pensées, je remontais en voiture, et je me promettais de demeurer vieille fille. L’amour est certainement une incarnation, et quelles conditions ne faut-il pas pour qu’elle ait lieu ! Nous ne sommes pas certaines d’être toujours bien d’accord avec nous-mêmes, que sera-ce à deux ? Dieu seul peut résoudre ce problème. Je commence à croire que je retournerai au couvent. Si je reste dans le monde, j’y ferai des choses qui ressembleront à des sottises, car il m’est impossible d’accepter ce que je vois. Tout blesse mes délicatesses, les mœurs de mon âme, ou mes secrètes pensées. Ah ! ma mère est la femme la plus heureuse du monde, elle est adorée par son petit Saint-Héreen. Mon ange, il me prend d’horribles fantaisies de savoir ce qui se passe entre ma mère et ce jeune homme. Griffith a, dit-elle, eu toutes ces idées, elle a eu envie de sauter au visage des femmes qu’elle voyait heureuses, elle les a dénigrées, déchirées. Selon elle, la vertu consiste à enterrer toutes ces sauvageries-là dans le fond de son cœur. Qu’est-ce donc que le fond du cœur ? un entrepôt de tout ce que nous avons de mauvais. Je suis très humiliée de ne pas avoir rencontré d’adorateur. Je suis une fille à marier, mais j’ai des frères, une famille, des parents chatouilleux. Ah ! si telle


« Si vous aviez à me reprendre en quoi que ce soit, je deviendrais votre obligée. » Il a tressailli, le sang a coloré son teint olivâtre.

(mémoires de deux jeunes mariées.)

était la raison de la retenue des hommes, ils seraient bien lâches. Le rôle de Chimène, dans le Cid, et celui du Cid me ravissent. Quelle admirable pièce de théâtre ! Allons, adieu.