Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Sorèze. — Dom Ferlus. — La vie à Sorèze. — Allures égalitaires. — Premières épreuves. — Visite d’un représentant du peuple.

C’est ici le moment de vous donner un abrégé historique du célèbre collège de Sorèze, tel qu’il m’a été fait par dom Abal, ancien sous-principal, que je voyais très souvent à Paris, sous l’Empire.

Lorsque, sous Louis XV, on résolut de chasser les Jésuites de France, leurs défenseurs prétendant qu’eux seuls pouvaient élever la jeunesse, les Bénédictins, ennemis déclarés des Jésuites, voulurent prouver le contraire ; mais comme il ne leur convenait pas, quoiqu’ils fussent très studieux et très instruits, de se transformer en pédagogues, ils choisirent quatre de leurs maisons pour en faire des collèges. Ce furent entre autres Sorèze et Pontlevoy, dans lesquels ils réunirent les membres de l’Ordre qui avaient le plus d’aptitude pour le professorat et qui, après l’avoir exercé plusieurs années, pouvaient se retirer dans les autres couvents de l’Ordre. Les nouveaux collèges prospérèrent ; Sorèze surtout se fit remarquer, et la foule d’élèves qui y accoururent de toutes parts ayant rendu nécessaire un plus grand nombre de professeurs, les Bénédictins y attirèrent beaucoup de laïques des plus instruits. Ceux-ci s’établirent avec leur famille dans la petite ville où était le couvent, et les enfants de ces professeurs civils, élevés gratuitement au collège en qualité d’externes, formèrent plus tard une pépinière de maîtres de toutes les sciences et de tous les arts. Enfin, la facilité de faire donner des leçons à très bon compte ayant amené à Sorèze l’établissement de plusieurs pensionnats de demoiselles, cette petite ville devint remarquable en ce que les hommes, les femmes de la société, et jusqu’aux plus simples marchands, possédaient une instruction étendue et cultivaient tous les beaux-arts. Une foule d’étrangers, surtout des Anglais, des Espagnols et des Américains, venaient s’y fixer pour quelques années, afin d’être près de leurs fils et de leurs filles pendant la durée de leur éducation.

L’Ordre des Bénédictins était généralement composé d’hommes fort doux ; ils allaient dans le monde et recevaient souvent ; aussi étaient-ils fort aimés, ce qui fut d’une très grande utilité à ceux de Sorèze lorsque la Révolution éclata. L’établissement avait alors pour principal dom Despod, homme du plus grand mérite, mais qui, n’ayant pas cru devoir prêter le serment civique exigé des membres du clergé, se retira, passa plusieurs années dans la retraite et fut plus tard nommé par l’Empereur à l’un des principaux emplois de l’Université. Tous les autres Bénédictins de Sorèze s’étaient soumis au serment : dom Ferlus devint principal, dom Abal sous-principal, et le collège, malgré la tourmente révolutionnaire, continua à marcher, en suivant l’excellente impulsion que lui avait imprimée dom Despaulx. Enfin, une loi ayant ordonné la sécularisation des moines et la vente de leurs biens, l’établissement allait tomber. Mais tous les hommes importants du pays avaient été élevés à Sorèze et désiraient qu’il en fût de même pour leurs enfants ; les habitants de la ville, les ouvriers, les paysans eux-mêmes, vénéraient les bons Pères et comprirent que la destruction du collège amènerait la ruine de la contrée. On engagea dom Ferlus à se porter acquéreur du collège et des immenses propriétés qui en dépendaient. Personne ne mit aux enchères, le principal devint donc propriétaire à bon compte de l’immense couvent et des terres qui y étaient annexées. Les administrateurs du département lui donnèrent beaucoup de temps pour payer. On lui prêta de toutes parts des assignats, qu’il remboursa avec quelques coupes de bois. Les vastes fermes du domaine fournirent à la nourriture du collège, et, faute d’argent, dom Ferlus payait les professeurs externes en denrées, ce qui leur convenait très fort, à une époque où la famine régnait en France.

Dom Ferlus fit l’usage le plus honorable de la fortune que les circonstances venaient de lui donner. Il y avait parmi les élèves une centaine de créoles de Saint-Domingue, la Guadeloupe, la Martinique et autres colonies, que la guerre maritime, et surtout la révolte des nègres, privaient de la faculté de correspondre avec leurs parents. Dom Ferlus les garda tous. À mesure que ces enfants arrivaient à l’âge d’homme, il les employait comme sous-maîtres et les faisait placer dans différentes administrations. Plus tard, l’horizon politique s’étant éclairci, le Directoire, puis l’Empereur, aidèrent dom Ferlus dans la bonne œuvre qu’il avait entreprise. C’est ainsi que la loyauté et l’humanité de ce supérieur estimable, augmentant la bonne réputation de son établissement, le firent prospérer de plus en plus.

À la mort de dom Ferlus, le collège passa aux mains de Raymond Ferlus, homme peu capable, frère du précédent, ancien Oratorien marié, mauvais poète et connu seulement par la guerre de plume qu’il a longtemps soutenue contre M. Baour-Lormian. Le collège allait en déclinant, lorsque la Restauration de 1814 ramena les Jésuites. Ceux-ci voulurent alors se venger des Bénédictins, en abattant l’édifice qu’ils avaient établi sur les ruines de leur Ordre. L’Université, dirigée par l’abbé Frayssinous, prit parti pour les Jésuites. M. Raymond Ferlus céda alors le collège à son gendre, M. Bernard, ancien officier d’artillerie, qui avait été mon condisciple. Celui-ci n’entendait rien à la direction d’un tel établissement ; d’ailleurs, une foule de bons collèges vinrent lui faire concurrence, et Sorèze, perdant de jour en jour de son importance, est devenu une des plus médiocres maisons d’éducation.

Je reviens à l’époque où je fus placé à Sorèze. Je vous ai dit comment dom Ferlus avait sauvé ce collège de la ruine et comment, soutenu par les soins de cet homme éclairé, ce fut le seul grand établissement de ce genre que la Révolution laissa debout. Les moines prirent l’habit laïque, et le nom de citoyen remplaça celui de dom. À cela près, rien d’essentiel n’était changé dans le collège, qui subsistait paisiblement dans un coin de la France, pendant qu’elle était en proie aux plus cruels déchirements. Je dis que rien d’essentiel n’était changé, parce que les études y suivaient leur cours habituel et que l’ordre n’était point troublé ; mais il était cependant impossible que l’agitation fébrile qui régnait au dehors ne se fît un peu sentir dans le collège. Je dirai même que dom Ferlus, en homme très habile, faisait semblant d’approuver ce qu’il ne pouvait empêcher. Les murs étaient donc couverts de sentences républicaines. Il était défendu de prononcer le nom de monsieur. Les élèves n’allaient au réfectoire ou à la promenade qu’en chantant la Marseillaise ou autres hymnes républicains, et comme ils entendaient parler constamment des hauts faits de nos armées, que même quelques-uns des plus âgés s’étaient enrôlés parmi les volontaires, et que d’autres en avaient aussi le désir, toute cette jeunesse qui, d’ailleurs, était élevée au milieu des armes, puisque, même avant la Révolution, Sorèze était un collège militaire où l’on apprenait l’exercice, l’équitation, la fortification, etc., etc., toute cette jeunesse, dis-je, avait pris depuis quelque temps une tournure et un esprit guerriers qui avaient amené des manières un peu trop sans façon. Ajoutez à cela que le costume contribuait infiniment à lui donner l’aspect le plus étrange. En effet, les élèves avaient de gros souliers que l’on ne nettoyait que le décadi, des chaussettes de fil gris, pantalon et veste ronde de couleur brune, pas de gilet, des chemises débraillées et couvertes de taches d’encre ou de crayon rouge, pas de cravate, rien sur la tête, cheveux en queue souvent défaite, et des mains !… de vraies mains de charbonniers.

Me voyez-vous, moi, propret, ciré, vêtu d’habits de drap fin, enfin tiré à quatre épingles, me voyez-vous lancé au milieu de sept cents gamins fagotés comme des diables et qui, en entendant l’un d’eux crier : « Voilà des nouveaux ! » quittèrent tumultueusement leurs jeux pour venir se grouper autour de nous, en nous regardant comme si nous eussions été des bêtes curieuses !

Mon père nous embrassa et partit !… Mon désespoir fut affreux ! Me voilà donc seul, seul pour la première fois de ma vie, mon frère étant dans la grande cour et moi dans la petite. Nous étions au plus fort de l’hiver ; il faisait très froid, et d’après les règlements de la maison, jamais les élèves n’avaient de feu…

Les élèves de Sorèze étaient du reste bien nourris, surtout pour l’époque, car, malgré la famine qui désolait la France, la bonne administration de dom Ferlus faisait régner l’abondance dans la maison. L’ordinaire était certainement tout ce qu’on pouvait désirer pour des écoliers. Cependant, le souper me parut des plus mesquins, et la vue des plats servis devant moi me dégoûtait ; mais m’eût-on offert des ortolans, je n’en eusse pas voulu, tant j’avais le cœur gros. Le repas finit, comme il avait commencé, par un chant patriotique. On se mit à genoux au couplet de la Marseillaise qui commence par ces mots : « Amour sacré de la patrie… », puis on défila, comme on était venu, au son du tambour ; enfin, on gagna les dortoirs.

Les élèves de la grande cour avaient chacun une chambre particulière, dans laquelle on les enfermait le soir ; ceux de la petite couchaient quatre dans la même chambre, dont chaque angle contenait un lit. On me mit avec Guiraud, Romestan et Lagarde, mes compagnons de table, presque aussi nouveaux que moi. J’en fus bien aise. Ils m’avaient paru bons enfants et l’étaient réellement ; mais je demeurai pétrifié en voyant l’exiguïté de ma couchette et le peu d’épaisseur du matelas, et ce qui me déplaisait surtout, c’est que le lit fût en fer. Je n’en avais jamais vu de pareils ! Cependant, tout était fort propre, et, malgré mon chagrin, je m’endormis profondément, tant j’avais été fatigué par les secousses morales que j’avais éprouvées pendant cette fatale journée.

Le lendemain, de grand matin, le tambour de service vint battre le réveil et faire d’horribles roulements dans les dortoirs, ce qui me parut atrocement sauvage. Mais que devins-je, lorsque je m’aperçus que, pendant mon sommeil, on m’avait enlevé mes beaux habits, mes bas fins et mes jolis souliers, pour y substituer les grossiers vêtements et la lourde chaussure de l’école ! Je pleurai de rage…

Après avoir fait connaître les premières impressions que j’éprouvai à mon entrée au collège, je vous ferai grâce du récit des tourments auxquels je fus en butte pendant six mois. J’avais été trop bien choyé chez les dames Mongalvi, pour ne pas beaucoup souffrir moralement et physiquement dans ma nouvelle position. Je devins fort triste, et avec une constitution moins robuste je serais certainement tombé malade. Cette époque fut une des plus douloureuses de ma vie. Enfin, le travail et l’habitude me firent prendre peu à peu le dessus. J’aimais beaucoup les cours de littérature française, de géographie et surtout d’histoire, et j’y fis des progrès. Je devins un écolier passable en mathématiques, en latin, au manège et à la salle d’armes ; j’appris parfaitement l’exercice du fusil et me plaisais beaucoup aux manœuvres du bataillon formé d’élèves que commandait un vieux capitaine retraité.

J’ai dit que l’époque de mon entrée au collège (fin de 1793) était celle où la Convention faisait peser son sceptre sanglant sur la France. Des représentants du peuple en mission parcouraient les provinces, et presque tous ceux qui dominaient dans le Midi, vinrent visiter l’établissement de Sorèze, dont le titre militaire sonnait agréablement à leurs oreilles. Le citoyen Ferlus avait un talent tout particulier pour leur persuader qu’ils devaient soutenir un établissement destiné à former une nombreuse jeunesse, l’espoir de la patrie ; aussi en obtenait-il tout ce qu’il voulait, et très souvent ils lui firent délivrer une grande quantité de fascines destinées aux approvisionnements des armées, notre principal leur persuadant que nous en faisions partie et que nous en étions la pépinière. Aussi ces représentants étaient-ils reçus et fêtés comme des souverains.

À leur arrivée, tous les élèves, revêtaient leurs habits d’uniforme militaire ; le bataillon manœuvrait devant les représentants. On montait la garde à toutes les portes, comme dans une place d’armes ; on jouait des pièces de circonstance, dans lesquelles régnait le patriotisme le plus pur ; on chantait des hymnes nationaux, et lorsqu’ils visitaient les classes, surtout celles d’histoire, on trouvait toujours l’occasion d’amener quelques tirades sur l’excellence du gouvernement républicain et les vertus patriotiques qui en dérivent. Il me souvient à ce propos que le représentant Chabot, ancien Capucin, me questionnant un jour sur l’histoire romaine, me demanda ce que je pensais de Coriolan, qui, se voyant outragé par ses concitoyens, oublieux de ses anciens services, s’était retiré chez les Volsques, ennemis jurés des Romains. Dom Ferlus et les professeurs tremblaient que je n’approuvasse la conduite du Romain ; mais je la blâmai en disant : « Qu’un bon citoyen ne devait jamais porter les armes contre sa patrie, ni songer à se venger d’elle, quelque justes que fussent ses sujets de mécontentement. » Le représentant fut si content de ma réponse qu’il me donna l’accolade et complimenta le chef du collège et les professeurs sur les bons principes qu’ils inculquaient à leurs élèves.

Ce petit succès n’affaiblit pas la haine que j’avais pour les conventionnels, et tout jeune que j’étais, ces représentants me faisaient horreur ; j’avais déjà assez de raison pour comprendre qu’il n’était pas nécessaire de se baigner dans le sang français pour sauver le pays, et que les guillotinades et les massacres étaient des crimes affreux.

Je ne vous parlerai pas ici du système d’oppression qui régnait alors sur notre malheureuse patrie : l’histoire vous l’a fait connaître ; mais quelque fortes que soient les couleurs qu’elle a employées pour peindre les horreurs dont les terroristes se rendirent coupables, le tableau sera toujours bien au-dessous de la réalité. Ce qu’il y a surtout de plus surprenant, c’est la stupidité avec laquelle les masses se laissaient dominer par des hommes dont la plupart n’avaient aucune capacité ; car, quoi qu’on en ait dit, presque tous les conventionnels étaient d’une médiocrité plus qu’ordinaire, et leur courage si vanté prenait sa source dans la peur qu’ils avaient les uns des autres, puisque par crainte d’être guillotinés ils consentaient à tout ce que voulaient les meneurs. J’ai vu pendant mon exil, en 1815, une foule de conventionnels qui, obligés comme moi de sortir de France, n’avaient pas la moindre fermeté, et qui m’ont avoué depuis qu’ils n’avaient voté la mort de Louis XVI et une foule de décrets odieux que pour sauver leur propre tête. Les souvenirs de cette époque m’ont tellement impressionné que j’abhorre tout ce qui tendrait à ramener la démocratie, tant je suis convaincu que les masses sont aveugles, et que le pire gouvernement est celui du peuple.