Mémoires du cardinal de Richelieu/Livre 04

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LIVRE IV.


[1613] Monsieur le prince étant, par la mort du comte de Soissons, demeuré seul, sans plus avoir de compagnon en sa puissance, ni craindre que son autorité pût être divisée ni combattue, comme elle étoit auparavant lorsque M. le comte se pouvoit faire chef d’un parti contre lui, on estimoit que la France recevroit cet avantage en la perte qu’elle avoit faite en cette mort, qu’il en seroit plus modéré en ses demandes ; mais l’expérience fit voir au contraire qu’il jugea qu’étant seul il en devoit être plus considérable.

Il ne donna pas sitôt des témoignages de son dessein, mais attendit l’occasion qui lui en fut offerte par la défaveur des ministres, à cause de la lâcheté du chancelier de Sillery, qui ôta le moyen à la Reine de tirer raison de la mort du baron de Luz, qui fut tué mal à propos, le 5 de janvier, par le chevalier de Guise, qui fut enhardi à cette mauvaise action par l’impunité avec laquelle il avoit attenté l’année précédente la même chose contre le marquis de Cœuvres.

Ce baron de Luz s’étoit trouvé par hasard à Saint-Cloud durant une grande maladie qu’eut le duc d’Epernon, chez lequel se tint une conférence d’une entreprise violente qu’on vouloit faire pour changer le gouvernement.

Le duc de Guise et ceux qui en étoient, voyant qu’incontinent après il prit grande habitude avec la Reine, soupçonnèrent qu’il les avoit découverts, ou qu’il le pouvoit faire, et pour cet effet le firent quereller par le chevalier de Guise qui le tua, sous prétexte de la mort de son père, où il s’étoit vanté d’avoir eu quelque part. Jamais on ne vit tant de larmes que celles qu’épandit la Reine.

Des personnes peu affectionnées à la maison de Guise, se voulurent servir de cette occasion pour aigrir l’esprit de cette princesse contre eux : il fut fait diverses propositions sur ce sujet ; Dolé alla jusques à ce point, que de proposer de faire venger un tel outrage par les Suisses en la personne des ducs de Guise et d’Epernon, lorsqu’ils entreroient en la salle des Gardes du Roi.

Ce conseil fut rejeté de ceux qui étoient les plus sages, et la Reine se résolut, de son mouvement, à poursuivre le chevalier de Guise par justice. En effet, elle en eût usé ainsi, si le chancelier, qui craignoit tout, n’eût cherché tous les délais qu’il lui fut possible pour différer l’expédition de la commission dont il avoit reçu commandement sur ce sujet.

La foiblesse du chancelier fut cause que Sa Majesté, en l’effort de sa colère, qui n’étoit pas petite, tant pour l’horreur du sang qui avoit été légèrement épandu, que parce que le baron de Luz n’avoit été tué que sur l’opinion et la crainte qu’on avoit qu’il l’eût servie, se rendit capable de l’avis que les ministres lui donnèrent d’accorder quelque chose au temps, et trouva qu’elle devoit, en cette occasion, se servir d’un des conseils que le feu Roi lui avoit donnés, de n’en prendre point de sa passion, quoiqu’en ce sujet elle fût aussi juste qu’elle étoit grande. Ainsi elle pardonna, en cette rencontre, une action qui en toute autre eût été d’autant moins pardonnable, que, bien que le chevalier de Guise mît seul des siens l’épée à la main contre le baron de Luz, il ne laissa pas de l’attaquer avec avantage, en ce qu’il étoit déjà vieux et cassé, qu’il le surprit de telle sorte qu’il n’eut pas le loisir de sortir de carrosse, sans pouvoir mettre à la main une petite épée qu’il avoit au côté, et qu’outre que le chevalier en avoit une bonne, qu’il étoit jeune et vigoureux, et cherchoit de propos délibéré le baron de Luz pour faire cette action, deux gentilshommes étoient avec lui, qui, à la vérité, ne firent autre chose qu’être spectateurs du combat, qui fut fait en si peu de temps que beaucoup de ceux qui étoient présens ne s’aperçurent que le baron de Luz n’eut pas le loisir de tirer tout à-fait son épée du fourreau.

La Reine fut tellement offensée contre le chancelier de l’avoir vu si mal procéder en cette affaire, qu’elle eut dessein de s’en défaire et consigner les sceaux de France à une personne qui les gardât avec plus de générosité. Elle fit venir secrètement au Louvre M. le prince, M. de Bouillon, le marquis d’Ancre et Dolé. Cette affaire est mise sur le tapis ; elle est trouvée bonne de tous ; M. le prince est prié de prendre la charge d’aller chez le chancelier lui demander les sceaux, et lui commander, de la part de Leurs Majestés, de se retirer dans une de ses maisons.

Mais de plus il fut aussi arrêté que la Reine, sous couleur d’aller dîner chez Zamet, passeroit devant la Bastille pour entrer dans l’Arsenal, où elle feroit arrêter M. d’Epernon, qui n’étoit de retour que depuis quelques jours.

Cette résolution, prise à la chaude, devoit être promptement exécutée ; l’ambition du marquis d’Ancre la retarda et la perdit. Il ne vouloit pas chasser le chancelier sans en mettre un autre à sa place qui fût à sa dévotion : sa femme lui proposoit le sieur de Roissy. Il ne l’eût pas eu désagréable, mais Dolé l’en dissuadoit, et M. de Bouillon aussi, qui le haïssoit, se sonvenant qu’autrefois il s’étoit chargé de la commission de saisir ses terres de Limosin.

Pendant ce différend, sa femme et lui ne se pouvant accorder du choix de la personne, la Reine changea de volonté, et y fut portée par l’imprudence du parti de M. le prince et du marquis d’Ancre. À peine se virent-ils en cette nouvelle autorité, que M. le prince, aspirant à un pouvoir déraisonnable en l’État, demande le gouvernement de la ville de Bordeaux et du Château-Trompette.

Le marquis d’Ancre et sa femme, qu’on estimoit avoir grand pouvoir sur son esprit, se chargent de le servir en cette occasion : ils appuient ses prétentions, et font tous leurs efforts pour gagner l’esprit de Leurs Majestés, mais ils ne peuvent rien obtenir par la force de leurs persuasions ; et si leur travail est vain pour celui qu’ils favorisent, il est grandement préjudiciable pour eux-mêmes ; car les ministres, qui étoient quasi tous ruinés, et à l’insu desquels la Reine résolvoit beaucoup d’affaires avec M. le prince, desquelles elle leur parloit seulement puis après, prirent cette occasion à propos pour commencer à se remettre bien dans son esprit. Ils la font supplier de leur donner audience en particulier, et qu’ils ont choses de grande importance à lui dire, qu’ils ne veulent communiquer qu’à elle seule ; elle donne heure, ils s’y trouvent. Sauveterre a défense de laisser entrer qui que ce soit. Tandis qu’ils sont avec Sa Majesté, le marquis d’Ancre et sa femme, qui ne manquoient pas d’espions auprès de la Reine pour savoir tout ce qu’elle faisoit et ceux qui lui parloient, sont incontinent avertis que les ministres sont avec elle et lui parlent en secret. Le marquis monte aussitôt au cabinet de la Reine, frappe à la porte ; Sauveterre en avertit la Reine, et reçoit un nouvel ordre de ne laisser entrer ni lui ni autres.

Les ministres disent à la Reine les avis qu’ils ont reçus de la poursuite que le marquis d’Ancre fait auprès d’elle pour M. le prince, le blâment lui et sa femme, les accusent de beaucoup d’imprudences préjudiciables à son autorité et au service du Roi, et lui remontrent la conséquence que ce seroit de donner des places à un premier prince du sang dans son gouvernement, et une place importante comme est la ville de Bordeaux, située au milieu de ceux de la religion.

Ils n’eurent pas beaucoup de peine à persuader la Reine, à laquelle le feu Roi avoit dit plusieurs fois, parlant de ce qui s’étoit passé en sa jeunesse, que si, pendant qu’il étoit en guerre avec Henri iii, il eût eu le Château-Trompette, il se fût fait duc de Guienne.

Quand ils se furent retirés, le marquis voulant parler à la Reine, elle lui fit mauvais visage, tant que, peu de jours après, voyant qu’il continuoit de la presser de cette affaire, elle se mit en telle colère contre lui, qu’il n’osa plus lui en parler davantage.

Les princes, qui le croyoient tout puissant auprès d’elle, se prenoient à lui de ce refus, et en attribuoient à sa mauvaise volonté la cause, qui ne le devoit être qu’à son impuissance. Sa femme, craignant qu’ils lui fissent du déplaisir si la Reine ne leur accordoit ce qu’ils demandoient, se mêla aussi de lui en parler, mais avec aussi peu de succès que son mari ; et, voulant continuer à lui en faire instance, la Reine concut tant de dégoût contre eux, que peu s’en fallut qu’ils ne déchussent de sa grâce pour toujours.

Elle fut quelques jours qu’elle n’osoit plus monter en la chambre de la Reine. Son mari, désespéré, ne sachant plus comment renouer sa bonne intelligence avec M. le prince, pour lui témoigner que ce n’est pas de lui que vient l’empêchement à son désir, lui fait proposer qu’il se dépouillera lui-même d’un de ses gouvernemens pour l’en accommoder, et qu’il remettra, s’il veut, la ville de Péronne entre les mains de Rochefort son favori.

Cependant le fils du baron de Luz, porté d’un juste regret de la mort de son père, fit appeler le chevalier de Guise qui l’avoit tué. Ils se battent à cheval à la porte Saint-Antoine, avec chacun un second. Bien qu’il n’y eût rien plus juste que la douleur du jeune baron, Dieu permit qu’il eût du malheur en ce combat, pour apprendre aux hommes qu’il s’est réservé la vengeance, que cette voie de satisfaction n’est pas légitime, et que la justice ne se fait que par une autorité publique.

La Reine, touchée de cette perte, dont l’exemple en eût attiré d’autres s’il n’y eût été pourvu avec sévérité, fit défendre les duels sous des peines trèsrigoureuses, afin d’arrêter cetle fureur par la crainte des supplices.

Deux lieutenances de roi en Bourgogne étant vacantes par la mort du baron de Luz, M. du Maine en fit demander une pour le vicomte de Tavannes, l’autre pour le baron de Thiange : mais, parce que M. le prince et ceux qui le suivoient étoient mal avec la Reine, elles lui furent toutes deux refusées ; et pour montrer le changement de la cour, M. de Bellegarde, l’honneur et les charges duquel avoient couru fortune peu auparavant, les obtint pour deux de ses amis.

M. du Maine, qui n’étoit pas beaucoup endurant, se sentit piqué au vif de cette action, et, ne pouvant croire que la défaveur du marquis d’Ancre fût telle qu’elle étoit, mais soupçonnant qu’il y eût de la feinte, en vivoit avec froideur avec lui ; de sorte que le marquis voulant faire presser par le marquis de Cœuvres l’affaire des deux mariages dont nous avons parlé l’année passée, que le baron de Luz s’étoit entremis de faire entre ledit duc du Maine et mademoiselle d’Elbeuf, et M. d’Elbeuf et sa fille, M. du Maine dit qu’il n’avoit jamais eu intention de se marier, et que si le baron de Luz avoit parlé autrement, il l’avoit trompé.

M. le prince, d’autre côté, voyant qu’il ne pouvoit obtenir le Château-Trompette, écouta la proposition que lui avoit faite le marquis d’Ancre de lui donner Péronne, et lui en demanda l’effet. Le marquis, n’ayant plus d’accès auprès de la Reine, prie sa femme de lui obtenir cette grâce de Sa Majesté ; elle y étoit elle-même en si mauvaise posture qu’elle n’en osoit quasi parler, car la Reine ne lui donnoit plus moyen de l’entretenir seule ; mais si aux heures qu’elle étoit, comme après son diner, dans son grand cabinet, elle se vouloit approcher d’elle, elle se retiroit dans son petit cabinet et faisoit fermer la porte ; si elle pensoit prendre l’heure de son coucher, la princesse de Conti s’opiniâtroit tellement de demeurer la dernière, qu’elle étoit contrainte de s’en aller. Néanmoins la crainte qu’elle eut que ces princes fissent un mauvais parti à son mari, la fit résoudre d’en parler à la Reine, nonobstant le mauvais état auquel elle étoit près d’elle.

Ce qu’elle en dit fut sans effet. Elle n’en fit pas aussi grande instance, car Plainville, gentilhomme de Picardie, et qui étoit affidé à son mari et à elle, et regrettoit de leur voir quitter Péronne, et plus encore que cette place fût en la puissance de M. le prince, lui représenta la faute que lui feroit cette place, au pied de laquelle étoit son marquisat d’Ancre, dont le revenu diminueroit de plus de moitié. Cette femme avare préféra ce qu’elle crut être de son intérêt domestique à toutes les raisons de son mari, et fut bien aise de conserver cette place.

Durant le temps de ces poursuites du Château-Trompette et de Péronne pour M. le prince, le maréchal d’Ancre se vantoit partout d’avoir dit à la Reine qu’il étoit sa créature, qu’elle pouvoit tout sur lui, mais qu’il ne la pouvoit flatter en la passion qu’elle avoit de quitter ses amis, qui étoient messieurs le prince, du Maine, de Nevers, de Longueville, de Bouillon, lesquels ledit maréchal disoit être serviteurs de la Reine, et que l’amitié que ledit maréchal leur portoit n’étoit fondée que sur son service, qu’il estimoit que le côté des princes étoit le parti le plus légitime. Il s’emportoit jusqu’à tel point que de dire à la personne de la Reine qu’elle étoit ingrate et légère.

On redisoit tout cela à la Reine, ce qui ne l’offensoit pas peu contre lui ; et, entre autres choses, on lui représentoit qu’il vouloit établir M. de Bouillon huguenot, ce qui ne pouvoit être qu’au préjudice du service du Roi.

Ce temps étoit si misérable, que ceux-là étoient les plus habiles parmi les grands qui étoient les plus industrieux à faire des brouilleries ; et les brouilleries étoient telles, et y avoit si peu de sûreté en l’établissement des choses, que les ministres étoient plus occupés aux moyens nécessaires pour leur conservation, qu’à ceux qui étoient nécessaires pour l’État.

Le duc de Bouillon, voyant que le marquis d’Ancre ne pouvoit faire réussir pas une de leurs demandes, s’avisa d’une ruse digne de son esprit. Il envoya prier le sieur de Bullion de le voir, et lui dit qu’il le vouloit avertir, comme ami de messieurs les ministres d’État, que la Reine étoit résolue de gratifier M. le prince de Péronne, mais qu’elle seroit bien aise d’avoir leur approbation ; ce dont il les avertissoit afin qu’étant sages mondains comme ils étoient, ils allassent au-devant de ses désirs.

La Reine, étant avertie de ce discours, s’aperçut incontinent que les princes vouloient profiter de la division qu’ils croyoient être entre elle et ses ministres ; elle avoua, en cette occasion, au sieur de Bullion qu’il étoit vrai qu’elle avoit eu beaucoup de dégoût de la foiblesse que le chancelier avoit témoignée en l’affaire du baron de Luz, que l’intelligence en laquelle les autres ministres vivoient avec le chancelier lui avoit grandement déplu, mais qu’elle vouloit se raccommoder avec eux pour empêcher que les grands, dont les intérêts ne pouvoient être que contraires aux siens et à ceux de ses enfans, ne vinssent à une insolence insupportable. Et de fait, Sa Majesté avoit tellement en l’esprit ce qu’elle témoigna à Bullion, que, feignant d’aller promener à son palais qu’elle bâtissoit au faubourg Saint-Germain, elle envoya commander au président Jeannin de s’y trouver, auquel elle tint même langage, lui commandant de le faire entendre à ses confrères.

Cette réunion, qui ne dura pas long-temps, et qui étoit plus apparente que réelle, ne fut pas plutôt faite, que les ministres conseillèrent à la Reine d’offrir à M. le prince, pour lui ôter tout prétexte de mécontentement, de grandes sommes pour acheter quelque terre notable, estimant qu’il falloit gagner temps par argent, et non pas affaiblir l’État par des places qui eussent pu causer en ce temps de fâcheuses suites.

Les libéralités de la Reine ne firent pas une profonde impression dans l’esprit de M. le prince ; le refus du Château-Trompette et de Péronne tenoit trop dans son esprit et dans celui du duc de Bouillon, pour qu’ils ne tâchassent pas de faire quelque nouvel édifice préjudiciable à l’État sur ce fondement. Le marquis d’Ancre leur en ouvrit le moyen ; car, se voyant décrédité auprès de la Reine, et ne sachant comment s’y remettre, les affàires demeurant en l’état auquel elles étoient, il leur conseilla à tous de témoigner ouvertement leur mécontentement, et se retirer de la cour : en quoi il lui sembloit n’y avoir point de danger, étant chose infaillible que messieurs de Guise et d’Epernon se gouverneroient si insolemment auprès de la Reine, qu’ils l’obligeroient de les rappeler, comme elle avoit déjà fait auparavant M. le prince et le comte de Soissons.

Le duc de Bouillon, jugeant bien qu’il leur donnoit cet avis pour son intérêt plutôt que pour le leur, s’en défia du commencement, représenta que la sortie de la cour de tant de princes et seigneurs n’étoit pas une chose de petite considération, et qu’ils ne s’y devoient résoudre qu’après y avoir bien pensé ; que, d’une part, il étoit bien dangereux, quelques bornes et règles qu’on se pût prescrire en cet éloignement, qu’on ne passât trop avant contre l’autorité et service de Leurs Majestés, et, d’autre part, qu’ils devoient craindre que ceux qui restoient à la cour ne fissent passer pour grands crimes les moindres choses qu’ils feroient, et même ne prissent occasion de les rendre odieux à la Reine par la seule considération de leur éloignement, et de les opprimer sous ce prétexte. Mais enfin, néanmoins ils s’y résolurent tous, après que le duc de Bouillon eut vu le marquis d’Ancre, et fut convenu avec lui, au nom de tous, qu’il veilleroit pour eux auprès de la Reine, leur donneroit avis de toutes choses et de ce qu’ils auroient à faire pour leur bien commun, et qu’eux aussi prendroient créance en lui de revenir sur sa parole quand il le jugeroit à propos, et que cependant ils ne feraient aucune émotion dans les provinces, et se contiendroient de telle sorte dans leur devoir, qu’ils ne donneroient aucun notable sujet de se plaindre d’eux.

M. le prince s’en alla en Berri, le duc de Nevers en Italie, y conduire mademoiselle du Maine à son mari ; M. du Maine s’en va en Provence avec sa sœur qui y alloit voir ses maisons ; le duc de Bouillon s’en alla à Sedan.

Le luxe, en ce temps, étoit si grand, à raison des profusions de l’argent du Roi qui étoient faites aux grands, et de l’inclination de la Reine, qui de son naturel est magnifique, qu’il ne se reconnoissoit plus rien de la modestie du temps du feu Roi ; d’où il arrivoit que la noblesse importunoit la Reine d’accroître leurs pensions, ou soupiroit après des changemens, espérant d’en tirer du secours dans leurs nécessités ; ce qui obligea Sa Majesté de faire, par édit, expresses défenses de plus porter de broderies d’or ni d’argent sur les habits, ni plus dorer les planchers des maisons ni le dehors des carrosses ; mais cet édit servit de peu, pour ce que l’exemple des grands ne fraya pas le chemin de l’observer.

Bien que ces princes mécontens, séparés et dispersés par tout le royaume, donnassent quelque crainte de le troubler de séditions et rebellions en toutes ses provinces, l’appréhension néanmoins en fut moindre en ce que les huguenots étoient apaisés, et que leur assemblée de La Rochelle étoit dissipée, s’étant un chacun d’eux retiré à l’arrivée de Rouvray, que le Roi y avoit envoyé à la fin de l’année passée ; car Le Rouvray leur ayant porté et fait lire, en pleine Maison-de-Ville, la déclaration du Roi qui portoit défense de continuer leur assemblée, oubli de ce qui s’étoit passé, et confirmation de l’édit de pacification, ils se résolurent d’obéir ; qu’ils continueroient néanmoins d’user du nom de cercles, parole, bien qu’inusitée en France, en usage toutefois en Allemagne, où ils distinguent les provinces par cercles.

Quelques-uns des plus mutins, et qui étoient sortis mécontens de leur assemblée de Saumur, ne laissoient pas de faire entre eux quelques conventicules avec de mauvais desseins ; mais le maire en étant averti leur fit défense, le 11 de janvier, de se plus assembler sur peine de la vie, à laquelle les députés du cercle déférèrent, suppliant le maire seulement de les laisser demeurer dans la ville, jusqu’à ce que la déclaration du Roi fût vérifiée par les parlemens auxquels leurs provinces ressortissoient.

La contestation qui commença aussi à la fin de l’année précédente sur le sujet du livre de Becanus, qu’on vouloit censurer, avoit été résolue en même temps. Les docteurs, non contens de la réponse que le cardinal de Bonzy leur avoit faite de la part de la Reine, leur défendant de procéder à la censure de ce livre pour quelque temps, allèrent trouver M. le chancelier le 7 de janvier, lui représentant l’importance de cette mauvaise doctrine, la créance ancienne de la Faculté contraire à icelle, l’obligation qu’ils avoient d’y pourvoir. Le chancelier les mena au Louvre, les présenta à la Reine, qui les remettant à leur faire savoir le lendemain sa volonté par lui, il leur fit réponse que Sa Majesté leur permettoit d’examiner cette matière.

Mais, auparavant que le premier jour de février, auquel se devoit tenir leur première assemblée, fût venu, le nonce leur envoya la censure qui en avoit été faite à Rome le 3 de janvier, par laquelle on mettoit ce livre en la seconde classe des livres défendus. Cette censure leur étant présentée en leur assemblée le premier jour de février, ils ne passèrent pas outre à en faire une nouvelle ; et ainsi toutes choses étoient en paix dans le royaume : ni les huguenots ne nous donnoient occasion de crainte, ni ne restoit entre nous aucune contention sur le sujet de la doctrine qui nous pût agiter.

Ce grand repos donna lieu aux ministres de penser seulement à unir la faveur du marquis d’Ancre à leur autorité, sans se soucier de rappeler les princes, ou, pour mieux dire, sans leur vouloir témoigner qu’on eût besoin d’eux.

À cette fin, peu de jours après leur départ, un des amis du sieur de Villeroy vint sonder le marquis de Cœuvres, pour savoir si le marquis d’Ancre voudroit prêter l’oreille à s’accommoder avec les ministres, et lui représenta que c’étoit son avantage, tant pour la sûreté de sa personne que pour la facilité de s’accroître en honneur, et pour le repos d’esprit et contentement de la Reine, qui, l’aimant et sa femme comme ses créatures, ne pouvoit qu’avec déplaisir les voir appointés contraires avec ceux du conseil desquels elle se servoit en la conduite de l’État.

Pour assurance de cette réconciliation, on lui propose le mariage du marquis de Villeroy avec la fille du marquis d’Ancre. Le marquis de Cœuvres ne rejette pas cette proposition, et lui en parte en présence de Dolé. De prime abord il la refuse, de crainte qu’elle ne lui soit faite que pour le mettre en mauvaise intelligence avec ses amis. Puis, venant peu à peu au joindre, il dit qu’une seule chose l’y pourroit faire condescendre, qui est que cela servît à les faire rappeler à leur contentement ; qu’il ne vouloit néanmoins se résoudre qu’il n’eût l’avis de M. de Bouillon, qu’il lui sembloit difficile d’avoir de si loin, les choses ne se pouvant écrire comme elles se pouvoient dire ; toutefois qu’il lui en écriroit, non lui découvrant encore l’affaire tout entière, de peur qu’il en pût faire part à M. le prince, qu’il ne vouloit pas qui en sût rien, mais lui donnant simplement avis de la recherche que les ministres faisoient de son amitié, lui demandant le sien sur ce sujet, et le priant de tenir l’un et l’autre secret.

Quant à celui qui avoit porté la parole au marquis de Cœuvres, il lui fit réponse qu’il ne pouvoit entendre à cette ouverture sans être premièrement assuré que la Reine l’auroit agréable ; cela étant, qu’il l’agréeroit volontiers ; mais qu’il avoit si peu de crédit auprès d’elle, qu’il n’osoit pas lui en donner parole, et qu’il se remettoit à eux de lui en parler.

Le président Jeannin se chargea de le faire trouver bon à la Reine, lui en parla, et lui fit agréer ; et ensuite le marquis de Cœuvres et lui commencèrent à en traiter. Il est incertain si ce traité se faisoit avec participation du chancelier, ou si M. de Villeroy le lui cachoit. Le premier a témoigné n’en avoir rien su, l’autre au contraire a toujours protesté lui en avoir fait part, comme n’ayant eu en cette affaire autre dessein que de leur conservation commune. Mais, soit qu’il le lui eût célé, ou que le chancelier lui en portât envie, craignant de le voir, par cette alliance, élevé au-dessus de lui, la jalousie et méfiance commença dès lors à se mettre entre eux, et alla depuis toujours croissant, jusqu’à ce qu’elle vînt à une inimitié formée.

Tandis que ce mariage se traite en très-grand secret, il s’ouvre une occasion de laquelle le marquis d’Ancre se servit en faveur des princes, qui est que le duc de Savoie entre en armes dans le Montferrat.

Nous avons dit l’année passée que François, duc de Mantoue, étoit mort dès le 22 de décembre, laissant sa femme, fille du duc de Savoie, enceinte. Il avoit deux frères, dont le plus âgé, nommé Ferdinand, étoit cardinal, l’autre s’appeloit Vincent ; le cardinal succède au défunt.

Le duc de Savoie, qui ne perd jamais aucune occasion de brouiller, redemande sa fille ; le duc de Mantoue la refuse, disant qu’il est raisonnable qu’elle se délivre de sa grossesse auparavant. Elle accouche d’une fille ; le duc de Savoie les redemande toutes deux ; le duc de Mantoue laisse aller la mère et retient sa nièce, comme étant raisonnable qu’elle demeure en la maison de son père où elle est née, ce que l’Empereur par son décret confirma, le chargeant de la garde de sadite nièce.

Le duc de Savoie ne se contente pas, mais, sous ombre de la consolation de la mère, demande que l’une et l’autre soient envoyées à Modène, où le duc les gardera pour rendre la dernière à qui l’Empereur l’ordonnera.

Le duc de Mantoue s’y accorde, le duc de Modène refuse de vouloir prendre ce soin ; le marquis Linochosa, gouverneur de Milan, affectionné au Savoyard, duquel il avoit été autrefois gratifié du marquisat de Saint-Germain, premier titre qui lui donna entrée aux autres plus grands, et aux honneurs et charges qu’il reçut depuis du roi d’Espagne son maître, s’offre de recevoir les deux princesses, à quoi le duc de Mantoue ne voulut pas consentir.

Lors le duc de Savoie fait de grandes plaintes, auxquelles il ajoute les vieilles querelles et le renouvellement de ses prétentions sur le Montferrat, tant à raison de l’extraction qu’il tire des Paléologues et de la donation et convention faite, l’an 1435, entre le marquis Jean-Jacques de Montferrat et le marquis de Ferrare, que des conventions matrimoniales de 90,000 ducats adjugés par l’empereur Charles-Quint à Charles, duc de Savoie, pour la dot de Blanche de Montferrat sa femme.

Le duc de Mantoue le prie que, s’il a quelques prétentions, il en diffère la demande à un autre temps ; que leur différend a été jugé en la personne du duc de Savoie son aïeul, au procès qui fut intenté par-devant Charles-Quint, qui jugea en faveur du duc de Mantoue ; et que, si quelques prétentions de reste ont été réservées au pétitoire en la maison de Savoie, il les peut maintenant poursuivre par-devant l’Empereur.

Quant à la donation et convention faite par le marquis Jean-Jacques de Montferrat, elle a été annulée par jugement de l’Empereur l’an 1464, comme ayant été extorquée par violence dudit marquis, lequel, ayant été convié sous prétexte de quelque fête solennelle, fut, contre la foi publique, arrêté par le duc de Savoie, et ne s’en put délivrer qu’en lui promettant tout ce qu’il voulut.

Quant à la dot de madame Blanche, il ne la dénie pas ; mais aussi a-t-il des prétentions contre lui à raison de l’indue occupation, faite par les ducs de Savoie sur ses prédécesseurs, des villes de Trin, Yvrée, Mondovi et autres, qui furent redemandées à l’Empereur par le même procès, et dont il poursuivra le droit en temps et lieu.

Le duc Savoie, foible de raisons, a recours aux ruses et aux armes, fait lever des gens de guerre sous couleur de la défense de ses États contre quelque entreprise qu’il sait feindre, pratique tous ceux qu’il peut dans le Montferrat ; et, tandis qu’il traite à l’amiable avec le duc de Mantoue, et a près de soi l’évêque de Diocésarée son ambassadeur, il lui fait accroire, le 22 d’avril, qu’il part pour aller au rendez-vous qu’il a donné à ses troupes, les mène dans le Montferrat, pétarde Trin, escalade Albe, et met tout à feu et à sang, sans excepter les filles ni les prêtres, ni épargner les églises. Pour s’excuser, il fait courir un manifeste dans lequel, colorant le mieux qu’il peut son infidélité, il supplie le Pape et l’Empereur son seigneur d’agréer ce qu’il a fait, et Sa Majesté Catholique, oncle de sa fille, et l’électeur de Saxe son parent, et tous les princes chrétiens, de lui être favorables.

Le duc de Nevers, qui arrivoit à Savone avec sa belle-sœur, apprenant ces nouvelles, l’envoie seule à Florence où le mariage se devoit faire, et avec ce qu’il put ramasser de gens s’alla jeter dans Casal, où Vincent, frère du duc, se rendit incontinent.

À ce bruit de guerre, tous les princes d’Italie arment, mais aucuns d’eux en faveur du duc de Savoie. Le marquis Linochosa même, quoiqu’il favorise le duc, est obligé, par le commandement du Roi son maître, d’armer et s’opposer à ses desseins ; il fait des troupes avec lesquelles il lui fait lever le siége de Nice. Dès que le Savoyard vit paroître les armes d’Espagne, il lui manda qu’il ne vouloit pas employer les siennes contre celles-là, et se retire.

La nouvelle de ces mouvemens en Italie met la Reine en peine ; cette affaire ne lui semble pas de peu de conséquence ; elle la juge la plus grande de toutes celles qui sont survenues au dehors depuis le commencement de sa régence jusqu’en ce temps, et ne voulant pas se hasarder d’y prendre aucune résolution d’elle-même sans l’avis et consentement de tous les grands du royaume, le marquis d’Ancre, qui épioit l’occasion, prend celle-là à propos pour faire revenir les princes, qui furent tous bien aises de retourner, excepté M. de Nevers qui étoit engagé en Italie.

M. de Bouillon est à peine de retour à la cour, que le marquis d’Ancre envoie chez lui le visiter, et lui faire part de tout ce qui se traitoit entre lui et M. de Villeroy, dont il n’avoit encore rien su, la chose s’étant tenue fort secrète entre ceux qui la traitoient. Tant s’en faut qu’il l’en dissuadât, qu’au contraire il le confirma en cette volonté, et lui promit de lui garder le secret fidèlement, ce qu’il fit ; en sorte qu’il ne fut rien su de cette affaire qu’elle ne fût parachevée.

Il arriva néanmoins deux sujets de refroidissement qui la retardèrent. Un nommé Magnas, qui suivoit toujours le conseil, fut pris prisonnier à Fontainebleau au mois de mai ; il avoit été accusé d’avoir été gagné par un nommé La Roche de Dauphiné de donner au duc de Savoie avis de tout ce qui se passoit ; il hantoit fort chez Dolé, que le marquis d’Ancre crut que les ministres vouloient envelopper en cette accusation, dont il se tint offensé jusqu’à ce qu’au dernier du mois Magnas fut exécuté à mort, sans qu’il fût fait mention que Dolé eût aucune intelligence avec lui.

D’autre côté, M. de Villeroy faisoit instance qu’auparavant que le contrat de mariage fût signé entre eux, la charge de premier gentilhomme de la chambre qu’avoit M. de Souvré, fût par avance donnée au sieur de Courtenvaux son fils, qui avoit épousé une des petites-filles de M. de Villeroy ; à quoi le marquis d’Ancre ne vouloit consentir, ayant dessein de la faire tomber à un autre après la mort du sieur de Souvré qui étoit fort âgé. Et il n’étoit pas si mal auprès de la Reine, que, par divers faux donnés à entendre, il ne l’empêchât, par le moyen de sa femme, de l’agréer : d’où il arriva que les ministres qui étoient lors en considération, représentant à la Reine sa trop grande union avec M. le prince et ses adhérens, et leurs visites trop fréquentes, lui firent faire commandement de s’absenter de la cour, et se retirer en son gouvernement d’Amiens.

Cependant la Reine, par l’avis de tous les grands, se résout de défendre le duc de Mantoue, fait lever quelques troupes, et destine de les faire passer en Italie en sa faveur.

L’Espagne, qui veut avoir seule intérêt en Italie et en être arbitre, prévient la Reine, et commande au marquis Linochosa de faire la paix ; ce qu’il fit avec une telle précipitation, que l’agent du duc de Mantoue, qui étoit à Milan, n’eut pas loisir d’avertir son maître du traité pour recevoir pouvoir de lui de l’accepter, bien que par après ledit duc l’eût agréable.

Ce qu’ils convinrent, fut qu’à la semonce de Sa Sainteté, et pour obéir aux commandemens de l’Empereur et de Sa Majesté Catholique, le duc de Savoie dans six jours remettroit, entre les mains des commissaires de l’Empereur et du roi d’Espagne, les places qu’il avoit prises dans le Montferrat, afin qu’ils les rendissent au duc de Mantoue ; ce qui fut exécuté.

En même temps qu’en Italie ils en étoient aux armes, ils étoient en Angleterre dans les réjouissances du mariage de leur princesse avec le prince Frédéric, devenu depuis peu, par la mort de son père, électeur Palatin. Ils se fiancèrent, comme nous avons dit, sur la fin de l’année passée ; ils accomplissent le mariage le 18 de février de la présente, et, après toutes les solennités accoutumées en semblables occasions, ils partent de Londres, s’en vont en Hollande, où ils sont reçus magnifiquement, arrivent à La Haye le 28 de mai ; de là ils s’en vont prendre possession de leur État, où ils seroient heureux si, renfermant leurs désirs dans les bornes de leur condition, et la princesse se souvenant d’être descendue de celle de sa naissance en celle de la naissance de son mari, ils ne concevoient des espérances injustes et peu modérées, lesquelles enfin se termineront à leur honte et à la perte et à l’anéantissement même de ce qu’ils sont.

Il leur eût été à désirer de mourir alors, et de ne pas attendre les années suivantes, auxquelles tant de disgrâces leur arrivèrent. Il ne l’eût pas été moins à Sigismond Battory d’être parti de ce monde auparavant que de s’être fié à l’Empereur, et avoir, en punition de sa crédulité, perdu non-seulement la possession de ses États, très-grands et très-beaux, mais de sa gloire qui n’étoit pas moindre, et enfin de sa liberté.

Ce prince, ayant été élu en sa jeunesse prince de la Transylvanie, fit la guerre au Turc, et remporta de grandes et signalées victoires sur lui ; mais à la longue, ses forces n’étant pas suffisantes pour empêcher que, nonobstant ses victoires, les armées que le Grand-Seigneur envoyoit les unes après les autres contre lui ne fissent beaucoup de dégât en son pays, il se laissa persuader de remettre son État entre les mains de l’empereur Rodolphe, qui s’en serviroit plus avantageusement comme d’un boulevart pour la chrétienté, de laquelle il emploieroit les forces pour le garder, et endommager l’ennemi commun. On lui promet en récompense une grande principauté en Allemagne ; il y va, il se voit trompé. À peine lui donne-t-on de quoi s’entretenir comme un simple seigneur de quelque qualité ; encore veille-t-on sur ses actions, et le tient-on en quelque sorte de garde. Il se repent de sa faute, il s’évade, il gagne la Transylvanie, où il est reçu à bras ouverts, l’Empereur y étant haï à cause de la rudesse inaccoutumée de son gouvernement. Georges Battory est envoyé contre lui ; il se défend courageusement, et a l’avantage en beaucoup de rencontres ; a une armée aussi puissante que la sienne et l’amour des peuples, aidé de la réputation de ses premiers exploits. Mais des religieux lui remontrant le dommage qu’il apporte à toute la chrétienté par l’effusion de tant de sang chrétien en une province si proche du Turc, qui ne se rend maître des pays qu’en les dépeuplant, et celui-ci ayant perdu plus des trois quarts de ses hommes depuis le commencement de la guerre du Turc en Hongrie, il se remet de nouveau en la puissance de l’Empereur, avec promesse de meilleur traitement, qu’il reçut néanmoins pire qu’il n’avoit jamais eu. On le tient prisonnier à Prague en sa maison, on l’accuse d’avoir intelligence avec le Turc, on saisit tous ses papiers ; et, ne trouvant rien qui le pût convaincre d’être criminel, on ne lui donne pas plus de liberté pour cela. En ce misérable état il demeure toute sa vie, qui finit à Prague le 27 de mars de la présente année par une apoplexie.

Exemple mémorable qu’il n’y a point d’issue de l’autorité souveraine que le précipice ; qu’on ne la doit déposer qu’avec la vie, et que c’est folie de se laisser persuader à quelque apparence qu’il y ait pour se remettre en la puissance d’autrui, quelque espérance qu’il donne de bon traitement, ni sujet qu’il ait de la donner. L’inhumanité qui a été exercée contre ce prince n’en est pourtant pas plus excusable, soit que nous la voulions attribuer à la nation ou à la maison de l’Empereur. Maroboduus, roi allemand, pressé de ses ennemis, se fia à Tibère, qui le reçut et le traita toujours royalement ; et Sigismond, qui fia volontairement sa personne et un grand État à un empereur chrétien, en reçoit un pire traitement que ne feroit un ennemi envers celui que le sort de la guerre auroit mis entre ses mains.

Nous avons laissé le marquis d’Ancre à Amiens, où il se vit envoyé de la Reine avec déplaisir. Il sent bien d’où le mal lui vient, et, au lieu de s’en piquer inutilement, recherche plus que devant M. de Villeroy, et se sert de son absence pour, avec plus de facilité et de secret (et partant moins d’empêchement), parachever l’affaire du mariage proposé. Étant résolue, et lui sur le point de revenir, craignant que l’intelligence qu’il vouloit toujours entretenir avec M. le prince et ceux qui le suivoient ne donnât à ses ennemis un nouveau sujet de lui nuire, il tira parole d’eux que toutes cérémonies et témoignages extérieurs de particulière amitié cesseroient de part et d’autre, jusqu’à ce que le contrat fût signé, et qu’il tînt M. de Villeroy obligé de ne le plus abandonner. M. de Bouillon est rendu capable de ce procédé, et lui conseille de s’aboucher avec M. du Maine, qui étoit à Soissons, afin de le lui faire trouver bon ; ce qu’il fit, et de là vint à Paris, où, peu après la Reine s’en allant vers le mois de septembre à Fontainebleau, le mariage fut divulgué et signé en sa présence, dont les ducs de Guise et d’Epernon, qui désiroient et croyoient la ruine du marquis d’Ancre, furent au désespoir, étonnés de voir l’accomplissement de cette affaire sans qu’ils en eussent eu le vent, ni eussent le temps de chercher les moyens de le pouvoir empêcher.

Leur déplaisir accrut encore lorsqu’à peu de jours de là le marquis de Noirmoutier étant mort, M. le prince, qui étoit revenu à la cour et se tenoit toujours avec le marquis d’Ancre, se trouva avoir assez de crédit, avec l’aide de M. de Villeroy, pour faire tomber entre les mains de Rochefort son favori, la lieutenance de roi en Poitou que le défunt avoit. Tous ces messieurs qui étoient liés à lui se ressentirent en même temps, et en diverses occasions, de sa faveur, et reçurent plusieurs gratifications.

Le maréchal de Fervaques mourut en ce temps-là ; le marquis d’Ancre succéda à cette charge, et fit avoir au sieur de Courtenvaux la charge de premier gentilhomme de la chambre qu’avoit M. de Souvré, lequel jusques alors n’avoit pu obtenir permission de la Reine de s’en démettre entre ses mains.

M. d’Epernon voulut prendre ce temps pour faire revivre celle qu’il avoit eue du temps du roi Henri iii, et qu’il avoit perdue sans en avoir eu récompense ; mais sa faveur n’entroit pas en comparaison avec celle des autres, joint que sa cause n’étoit pas si favorable ni si juste. Son humeur altière toutefois, à laquelle non-seulement les choses un peu rudes, mais les équitables mêmes, sont inaccoutumées et difficiles à supporter, le fit offenser du refus qui lui en fut fait avec raison, et prendre résolution de s’absenter et s’en aller à Metz.

Le duc de Longueville eut, à son retour du voyage qu’il étoit allé faire en Italie, une brouillerie avec le comte de Saint-Paul son oncle, sur le sujet du gouvernement de Picardie, duquel le feu Roi l’avoit pourvu à la mort du père dudit duc, pour le garder et le rendre à son fils quand il seroit en âge. Il demanda qu’il satisfît à ce à quoi il étoit obligé ; mais l’ambition qui est aveugle, et ne reconnoissoit point la raison, faisoit que le comte estimoit sien ce que dès long-temps il possédoit d’autrui, et dénioit le dépôt qu’il tenoit à son neveu, en faveur duquel la Reine jugea ce différend, et pour contenter le comte lui donna le gouvernement d’Orléans et du pays Blaisois.

Ce jeune gouverneur ne fut pas plutôt établi en Picardie, que, ne se souvenant plus de l’étroite confédération qu’il avoit avec le marquis d’Ancre et de la faveur qu’il en venoit tout fraîchement de recevoir, il entra en pointille avec lui sur le fait de leur charge, laquelle augmentant de jour en jour, leurs différends vinrent jusques à tel excès, qu’ils furent une des principales causes de la sortie que feront les princes hors de la cour au commencement de l’année suivante.

Toutes ces divisions entre les grands de notre cour, rendoient plus hardis nos huguenots dans les provinces, et principalement dans celle de Languedoc, où ils soulevèrent le peuple en la ville de Nîmes contre Ferrière, peu auparavant un de leurs ministres de grande réputation, lequel, ayant été déposé en une petite assemblée qu’ils tinrent à Privas de leur autorité privée, pour ce qu’il n’avoit pas été assez séditieux en l’assemblée de Saumur, le Roi honora d’une charge de conseiller au présidial de Nîmes. Ce peuple, offensé de le voir élevé en honneur pour le mal qu’il leur avoit fait, lui courent sus au sortir du présidial, le poursuivent à coups de pierres, et, s’étant sauvé, vont abattre sa maison, brûler ses livres, et arracher ses vignes. Les magistrats voulant faire justice de cet excès, ces mutins les violentent et leur font rendre les clefs des prisons, disent par dérision : Le Roi est à Paris, et nous à Nîmes. La Reine ne pouvant souffrir une action si préjudiciable à l’autorité royale sans en prendre quelque punition exemplaire, et lui semblant n’en pouvoir prendre une plus grande de cette ville que d’en ôter le siége présidial, fit expédier à la fin d’août lettres patentes par lesquelles Sa Majesté commande qu’il soit transféré de Nîmes en la ville de Beaucaire ; ce qui fut exécuté.

Cependant, comme elle s’emploie à tenir les hérétiques dans les bornes de leur devoir, elle fortifioit la religion et le culte de Dieu par l’établissement de plusieurs congrégations et religions réformées dans la ville de Paris. Les carmes déchaussés furent établis au faubourg Saint-Germain, les jacobins réformés au faubourg Saint-Honoré, le noviciat des capucins et un monastère d’ursulines au faubourg Saint-Jacques ; de sorte qu’on pouvoit dire que le vrai siècle de saint Louis étoit revenu, qui commença à peupler ce royaume de maisons religieuses.

Et comme la vraie piété envers Dieu est suivie de celle envers les pauvres, elle a soin d’eux, et, pour attirer la bénédiction de Dieu sur ce royaume, elle fonde aux faubourgs Saint-Marceau, Saint-Victor et Saint-Germain, trois hôpitaux pour les pauvres invalides, et établit une chambre pour leur réformation.

Ces hautes occupations ne l’empêchent pas de penser aux ornemens publics. Elle achète l’hôtel de Luxembourg, au faubourg Saint-Germain, et plusieurs jardins et maisons voisines, pour y commencer un superbe palais, duquel par avance elle commença à faire planter les arbres des jardins, qui, ne venant à leur croissance qu’avec le temps qui leur est limité par la nature, sont ordinairement devancés par les bâtimens, le temps de l’accomplissement desquels est mesuré à la dépense, et hâté selon la magnificence et la richesse de celui qui les entreprend. Et pour donner de l’eau à ce palais, elle y fit conduire les fontaines de Rongy, à quatre lieues de Paris ; œuvre vraiment royale, et ce d’autant plus, que, n’en retenant que la moindre part pour elle, elle donne tout le reste de ses eaux au public, les divisant au collége Royal et en plusieurs autres lieux de l’Université.

On fit aussi en même temps, dans le conseil, une proposition de conjoindre les deux mers[1] par les rivières d’Ouche et d’Armançon, qui ont toutes deux leurs sources en Bourgogne. Celle d’Ouche porte des bateaux assez près de Dijon, et va descendre dans la Saône, puis au Rhône, et dans la mer Méditerranée ; l’autre, qui est navigable vers Montbard, tombe dans l’Yonne, qui descend dans la Seine, et de là en l’Océan. Cette entreprise étoit trop grande pour le temps, n’y ayant personne qui eût soin du commerce et de la richesse de la France pour l’appuyer ; aussi fut-elle seulement mise en avant et non résolue.

Tandis que toutes ces choses se font, il naît de la froideur entre le marquis d’Ancre et M. de Villeroy, le premier commençant à mépriser l’alliance du dernier, et ne l’estimer pas sortable à ce qu’il pouvoit espérer. Dolé aidoit à ce dégoût, offensé de se voir trompé en l’espérance qu’il prétendoit que le sieur d’Alincour lui avoit donnée, de lui faire avoir le contrôle général des finances qu’avoit le président Jeannin. M. de Villeroy n’en avoit jamais ouï parler ; mais le chancelier, par mauvaise volonté feignant le contraire, faisoit offrir à Dolé sous main de l’y assister ; ce qui augmentait encore son mécontentement contre Villeroy, duquel il s’estimoit d’autant plus indignement traité, que, lui ayant rendu service, il en étoit, ce lui sembloit, abandonné, et au contraire recevoit assistance du chancelier, dont il devoit espérer le moins.

Peu après, environ le mois de novembre, madame de Puisieux mourut d’un cholera-morbus : cette mort ne sépara pas seulement tout-à-fait le peu d’union qui restait encore, au moins en apparence, entre les deux beaux-pères, mais les mit en division pour les intérêts de la succession de ladite dame ; ce qui fut cause de la ruine de tous deux et de beaucoup de maux pour l’État.

Les affaires d’Italie ayant été accommodées avec la précipitation que nous avons dit par le gouverneur de Milan, il se pouvoit plutôt dire que les actes d’hostilité étoient cessés entre les ducs de Savoie et de Mantoue, que non pas qu’il y eût une véritable paix entre eux. Le premier, après qu’il eut rendu les places qu’il avoit prises sur le duc de Mantoue, était demeuré armé, sous prétexte, disoit-il, que cela rendroit ledit duc plus facile à se soumettre à ce qui seroit ordonné de leurs différends, joint qu’il prétendoit que le gouverneur de Milan lui avoit promis que la princesse Marie seroit mise en la puissance de sa mère.

Ces raisons étoient bonnes pour lui, mais le duc de Mantoue ne les recevoit pas pour telles, et, non content de ravoir le sien, désiroit s’affranchir de la crainte qu’il lui fût ravi une autre fois par le même ennemi, et faisoit instance vers le gouverneur de Milan pour lui faire licencier ses troupes.

Lui, au contraire, s’en défendoit, envoya ses enfans en Espagne pour obtenir de Sa Majesté Catholique ce qu’il désiroit en cela, ou au moins pour gagner autant de temps.

Enfin toutes ces longueurs obligèrent Sa Majesté de dépêcher en Italie, vers l’un et vers l’autre de ces princes, le marquis de Cœuvres, qui partit le 22 de décembre, avec un ordre particulier de faire en sorte que le duc de Mantoue voulût remettre au sieur de Galigaï, frère de la marquise d’Ancre, son chapeau de cardinal.

Avant que de passer en l’année suivante, il est à propos que nous remarquions ici la mort de Gabriel Battory, prince de Transylvanie, et l’élection de Gabriel Bethelin en sa place, prince qui fera parler glorieusement de lui ci-après.

Gabriel Battory fut d’une force de corps prodigieuse, de laquelle on raconte en Transylvanie des choses qui surpassent toute créance : il n’avoit pas un courage moindre, et le témoigna en plusieurs guerres contre ses voisins ; mais il étoit accompagné d’une outrecuidance barbare, et, esclave de ses vices, s’abandonnoit à toutes sortes de voluptés. Il se rendit amoureux de la femme de Gabriel Bethelin, et voulut faire mauvais traitement au mari, qui se retira en Turquie, d’où il entra en Transylvanie avec deux armées, l’une par la Valachie, l’autre par le Pont de Trajan, chassa Battory, et se fit élire prince au lieu de lui. Battory s’enfuit à Waradin, recourt à l’Empereur, qui lui envoie quelque foible secours commandé par le sieur Abafy, gouverneur de Tokai, auquel il donna charge de se défaire de lui, de peur que se voyant si faiblement assisté il ne se tournât du côté du Turc, et ne lui mît ce qui lui restoit de places en sa puissance. Abafy exécute son commandement, et, n’osant entreprendre de le faire tuer à coups de main à cause qu’il craignoit sa grande force, il prit l’occasion d’un jour qu’il s’alloit promener peu accompagné, ne se doutant de rien, et envoya deux cents chevaux, qui le tuèrent dans son carrosse à coups d’arquebuses.

Ainsi Gabriel Bethelin se trouva confirmé en sa principauté par la mort de son ennemi, à laquelle il n’avoit rien contribué ; et la maison d’Autriche, comme si elle étoit avide de mauvaise renommée, se chargea de tout le crime, ayant témoigné, par le traitement qu’elle a fait à ces deux princes de Transylvanie de la maison de Battory, combien son assistance est dangereuse, puisqu’elle a, contre tout devoir de reconnoissance, tenu en servitude et fait traîner une vie misérable à Sîgismond, qui avoit de son bon gré donné à l’empereur Rodolphe la principauté dont il étoit revêtu, et que maintenant son frère Mathias, au préjudice de son propre honneur et du droit des gens, qui l’obligeoient à protéger celui qui s’étoit jeté à ses genoux, le fait cruellement massacrer par ceux mêmes qu’il feignoit envoyer à son secours.



  1. De conjoindre les deux mers : Il s’agit du canal de Bourgogne. Cette entreprise n’a été commencée que sous le règne de Louis xvi. Elle n’est pas terminée au moment où nous écrivons.