Mémoires du comte de Comminge

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Œuvres complètes de mesdames de La Fayette, de Tencin et de Fontaines, Texte établi par Louis-Simon AugerLepetitTome III (p. 21-83).


MÉMOIRES
DU
COMTE DE COMMINGE.

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Je n’ai d’autre dessein, en écrivant les mémoires de ma vie, que de rappeler les plus petites circonstances de mes malheurs, et de les graver encore, s’il est possible, plus profondément dans mon souvenir.

La maison de Comminge, dont je sors, est une des plus illustres du royaume. Mon bisaïeul, qui avait deux garçons, donna au cadet des terres considérables, au préjudice de l’aîné, et lui fit prendre le nom de marquis de Lussan. L’amitié des deux frères n’en fut point altérée ; ils voulurent même que leurs enfants fussent élevés ensemble ; mais cette éducation commune, dont l’objet était de les unir, les rendit au contraire ennemis presque en naissant.

Mon père, qui était toujours surpassé dans ses exercices par le marquis de Lussan, en conçut une jalousie qui devint bientôt de la haine ; ils avaient souvent des disputes ; et, comme mon père était toujours l’agresseur, c’était lui qu’on punissait. Un jour qu’il s’en plaignait à l’intendant de notre maison : Je vous donnerai, lui dit cet homme, les moyens d’abaisser l’orgueil de M. de Lussan : tous les biens qu’il possède vous appartiennent par une substitution, et votre grand-père n’a pu en disposer. Quand vous serez le maître, ajouta-t-il, il vous sera aisé de faire valoir vos droits.

Ce discours augmenta encore l’éloignement de mon père pour son cousin. Leurs disputes devenaient si vives, qu’on fut obligé de les séparer. Ils passèrent plusieurs années sans se voir, pendant lesquelles ils furent tous deux mariés. Le marquis de Lussan n’eut qu’une fille de son mariage, et mon père n’eut aussi que moi.

À peine fut-il en possession des biens de la maison, par la mort de mon grand-père, qu’il voulut faire usage des avis qu’on lui avait donnés. Il chercha tout ce qui pouvait établir ses droits ; il rejeta plusieurs propositions d’accommodement ; il intenta un procès qui n’allait pas à moins qu’à dépouiller le marquis de Lussan de tout son bien. Une malheureuse rencontre qu’ils eurent un jour à la chasse acheva de les rendre irréconciliables. Mon père, toujours vif et plein de sa haine, lui dit des choses piquantes sur l’état où il prétendait le réduire. Le marquis, quoique naturellement d’un caractère doux, ne put s’empêcher de répondre. Ils mirent l’épée à la main ; la fortune se déclara pour M. de Lussan ; il désarma mon père, et voulut l’obliger à lui demander la vie : Elle me serait odieuse, si je te la devais, lui dit mon père. Tu me la devras malgré toi, répondit M. de Lussan, en lui jetant son épée et en s’éloignant.

Cette action de générosité ne toucha point mon père : il sembla au contraire que sa haine était augmentée par la double victoire que son ennemi avait remportée sur lui ; aussi continua-t-il avec plus de vivacité que jamais les poursuites qu’il avait commencées.

Les choses étaient en cet état, quand je revins des voyages qu’on m’avait fait faire après mes études.

Peu de jours après mon arrivée, l’abbé de R…, parent de ma mère, donna avis à mon père que les titres d’où dépendait le gain de son procès étaient dans les archives de l’abbaye de R…, où une partie des papiers de notre maison avait été transportée pendant les guerres civiles.

Mon père était prié de garder un grand secret, de venir lui-même chercher ses papiers, ou d’envoyer une personne de confiance à qui on pût les remettre.

Sa santé, qui était alors mauvaise, l’obligea à me charger de cette commission. Après m’en avoir exagéré l’importance : Vous allez, me dit-il, travailler pour vous plus que pour moi ; ces biens vous appartiendront ; mais, quand vous n’auriez nul intérêt, je vous crois assez bien né pour partager mon ressentiment, et pour m’aider à tirer vengeance des injures que j’ai reçues.

Je n’avais nulle raison de m’opposer à ce que mon père désirait de moi ; aussi l’assurai-je de mon obéissance.

Après m’avoir donné toutes les instructions qu’il crut nécessaires, nous convînmes que je prendrais le nom de marquis de Longaunois, pour ne donner aucun soupçon dans l’abbaye, où madame de Lussan avait plusieurs parents. Je partis, accompagné d’un vieux domestique de mon père et de mon valet de chambre. Je pris le chemin de l’abbaye de R… ; mon voyage fut heureux. Je trouvai dans les archives les titres qui établissaient incontestablement la substitution dans notre maison ; je l’écrivis à mon père ; et, comme j’étais près de Bagnières, je lui demandai la permission d’y aller passer le temps des eaux. L’heureux succès de mon voyage lui donna tant de joie, qu’il y consentit.

J’y parus encore sous le nom de marquis de Longaunois ; il aurait fallu plus d’équipage que je n’en avais pour soutenir la vanité de celui de Comminge : je fus mené, le lendemain de mon arrivée, à la fontaine. Il règne dans ces lieux-là une gaîté et une liberté qui dispensent de tout le cérémonial : dès le premier jour, je fus admis dans toutes les parties de plaisir ; on me mena dîner chez le marquis de la Valette qui donnait une fête aux dames ; il y en avait déjà quelques-unes d’arrivées que j’avais vues à la fontaine, et à qui j’avais débité quelque galanterie, que je me croyais obligé de dire à toutes les femmes. J’étais près d’une d’elles, quand je vis entrer une femme bien faite, suivie d’une fille qui joignait à la plus parfaite régularité des traits l’éclat de la plus brillante jeunesse. Tant de charmes étaient encore relevés par son extrême modestie. Je l’aimai dès ce premier moment, et ce moment a décidé de toute ma vie. L’enjouement que j’avais eu jusque-là disparut, je ne pus plus faire autre chose que la suivre et la regarder. Elle s’en aperçut, et en rougit. On proposa la promenade : j’eus le plaisir de donner la main à cette aimable personne. Nous étions assez éloignés du reste de la compagnie pour que j’eusse pu lui parler ; mais moi qui, quelques moments auparavant, avais toujours eu les yeux attachés sur elle, à peine osai-je les lever quand je fus sans témoin ; j’avais dit jusque-là à toutes les femmes, même plus que je ne sentais ; je ne sus plus que me taire, aussitôt que je fus véritablement touché.

Nous rejoignîmes la compagnie, sans que nous eussions prononcé un seul mot, ni l’un ni l’autre ; on ramena les dames chez elles, et je revins m’enfermer chez moi. J’avais besoin d’être seul pour jouir de mon trouble et d’une certaine joie qui, je crois, accompagne toujours le commencement de l’amour. Le mien m’avait rendu si timide, que je n’avais osé demander le nom de celle que j’aimais ; il me semblait que ma curiosité allait trahir le secret de mon cœur : mais que devins-je, quand on me nomma la fille du comte de Lussan ? Tout ce que j’avais à redouter de la haine de nos pères se présenta à mon esprit ; mais, de toutes les réflexions, la plus accablante fut la crainte que l’on n’eût inspiré à Adélaïde (c’était le nom de cette belle fille) de l’aversion pour tout ce qui portait le mien. Je me sus bon gré d’en avoir pris un autre ; j’espérais qu’elle connaîtrait mon amour sans être prévenue contre moi ; et que, quand je lui serais connu moi-même, je lui inspirerais du moins de la pitié.

Je pris donc la résolution de cacher ma véritable condition encore mieux que je n’avais fait, et de chercher tous les moyens de plaire ; mais j’étais trop amoureux pour en employer d’autre que celui d’aimer. Je suivais Adélaïde par-tout : je souhaitais avec ardeur une occasion de lui parler en particulier, et, quand cette occasion tant désirée s’offrait, je n’avais plus la force d’en profiter. La crainte de perdre mille petites libertés dont je jouissais, me retenait ; et ce que je craignais encore plus, c’était de déplaire.

Je vivais de cette sorte, quand, nous promenant un soir avec toute la compagnie, Adélaïde laissa tomber en marchant un bracelet où tenait son portrait. Le chevalier de Saint-Odon, qui lui donnait la main, s’empressa de le ramasser, et, après l’avoir regardé assez long-temps, le mit dans sa poche. Elle le lui demanda d’abord avec douceur ; mais, comme il s’obstinait à le garder, elle lui parla avec beaucoup de fierté. C’était un homme d’une jolie figure, que quelque aventure de galanterie où il avait réussi avait gâté. La fierté d’Adélaïde ne le déconcerta point. Pourquoi, lui dit-il, mademoiselle, voulez-vous m’ôter un bien que je ne dois qu’à la fortune ? J’ose espérer, ajouta-t-il, en s’approchant de son oreille, que, quand mes sentiments vous seront connus, vous voudrez bien consentir au présent qu’elle vient de me faire ; et, sans attendre la réponse que cette déclaration lui aurait sans doute attirée, il se retira.

Je n’étais pas alors auprès d’elle ; je m’étais arrêté un peu plus loin avec la marquise de la Valette ; quoique je ne la quittasse que le moins qu’il me fût possible, je ne manquais à aucune des attentions qu’exigeait le respect infini que j’avais pour elle ; mais, comme je l’entendis parler d’un ton plus animé qu’à l’ordinaire, je m’approchai ; elle contait à sa mère, avec beaucoup d’émotion, ce qui venait d’arriver. Madame de Lussan en fut aussi offensée que sa fille. Je ne dis mot ; je continuai même la promenade avec les dames ; et, aussitôt que je les eus remises chez elles, je fis chercher le chevalier. On le trouva chez lui ; on lui dit de ma part que je l’attendais dans un endroit qui lui fut indiqué ; il y vint. Je suis persuadé, lui dis-je en l’abordant, que ce qui vient de se passer à la promenade est une plaisanterie ; vous êtes un trop galant homme pour vouloir garder le portrait d’une femme malgré elle. Je ne sais, me répliqua-t-il, quel intérêt vous pouvez y prendre ; mais je sais bien que je ne souffre pas volontiers des conseils. J’espère, lui dis-je, en mettant l’épée à la main, vous obliger de cette façon à recevoir les miens. Le chevalier était brave, nous nous battîmes quelque temps avec assez d’égalité ; mais il n’était pas animé comme moi par le désir de rendre service à ce qu’il aimait. Je m’abandonnai sans ménagement ; il me blessa légèrement en deux endroits ; il eut à son tour deux grandes blessures ; je l’obligeai de demander la vie et de me rendre le portrait. Après l’avoir aidé à se relever, et l’avoir conduit dans une maison qui était à deux pas de là, je me retirai chez moi, où, après m’être fait panser, je me mis à considérer le portrait, à le baiser mille et mille fois. Je savais peindre assez joliment : s’en fallait cependant beaucoup que je fusse habile ; mais de quoi l’amour ne vient-il pas à bout ? J’entrepris de copier ce portrait ; j’y passai toute la nuit, et j’y réussis si bien, que j’avais peine moi-même à distinguer la copie de l’original. Cela me fit naître la pensée de substituer l’un à l’autre ; j’y trouvais l’avantage d’avoir celui qui avait appartenu à Adélaïde, et de l’obliger, sans qu’elle le sût, à me faire la faveur de porter mon ouvrage. Toutes ces choses sont considérables quand on aime, et mon cœur en savait bien le prix.

Après avoir ajusté le bracelet de façon que mon vol ne pût être découvert, j’allai le porter à Adélaïde. Madame de Lussan me dit sur cela mille choses obligeantes. Adélaïde parla peu ; elle était embarrassée ; mais je voyais à travers cet embarras la joie de m’être obligée, et cette joie m’en donnait à moi-même une bien sensible. J’ai eu dans ma vie quelques-uns de ces moments délicieux ; et, si mes malheurs n’avaient été que des malheurs ordinaires, je ne croirais pas les avoir trop achetés.

Cette petite aventure me mit tout-à-fait bien auprès de madame de Lussan ; j’étais toujours chez elle ; je voyais Adélaïde à toutes les heures, et, quoique je ne lui parlasse pas de mon amour, j’étais sûr qu’elle le connaissait, et j’avais lieu de croire que je n’étais pas haï. Les cœurs aussi sensibles que les nôtres s’entendent bien vite : tout est expressif pour eux.

Il y avait deux mois que je vivais de cette sorte, quand je reçus une lettre de mon père qui m’ordonnait de partir. Cet ordre fut un coup de foudre. J’avais été occupé tout entier du plaisir de voir et d’aimer Adélaïde. L’idée de m’en éloigner me fut toute nouvelle : la douleur de m’en séparer, les suites du procès qui était entre nos familles, se présentèrent à mon esprit avec tout ce qu’elles avaient d’odieux. Je passai la nuit dans une agitation que je ne puis exprimer. Après avoir fait cent projets qui se détruisaient l’un l’autre, il me vint tout d’un coup dans la tête de brûler les papiers que j’avais entre les mains, et qui établissaient nos droits sur les biens de la maison de Lussan. Je fus étonné que cette idée ne me fût pas venue plutôt. Je prévenais par-là les procès que je craignais tant. Mon père, qui y était très-engagé, pouvait, pour les terminer, consentir à mon mariage avec Adélaïde ; mais, quand cette espérance n’aurait point eu lieu, je ne pouvais consentir à donner des armes contre ce que j’aimais. Je me reprochai même d’avoir gardé si long-temps quelque chose dont ma tendresse m’aurait dû faire faire le sacrifice beaucoup plus tôt. Le tort que je faisais à mon père ne m’arrêta pas ; ses biens m’étaient substitués, et j’avais eu une succession d’un frère de ma mère que je pouvais lui abandonner, et qui était plus considérable que ce que je lui faisais perdre.

En fallait-il davantage pour convaincre un homme amoureux ? Je crus avoir droit de disposer de ces papiers ; j’allai chercher la cassette qui les renfermait : je n’ai jamais passé de moment plus doux, que celui où je les jetai au feu. Le plaisir de faire quelque chose pour ce que j’aimais, me ravissait. Si elle m’aime, disais-je, elle saura quelque jour le sacrifice que je lui ai fait ; mais je le lui laisserai toujours ignorer, si je ne puis toucher son cœur. Que ferais-je d’une reconnaissance qu’on serait fâché de me devoir ? Je veux qu’Adélaïde m’aime, et je ne veux pas qu’elle me soit obligée.

J’avoue cependant que je me trouvai plus de hardiesse pour lui parler : la liberté que j’avais chez elle m’en fit naître l’occasion dès le même jour.

Je vais bientôt m’éloigner de vous, belle Adélaïde, lui dis-je : vous souviendrez-vous quelquefois d’un homme dont vous faites toute la destinée ? Je n’eus pas la force de continuer : elle me parut interdite ; je crus même voir de la douleur dans ses yeux : Vous m’avez entendu, repris-je ; de grâce répondez-moi un mot. Que voulez-vous que je vous dise, me répondit-elle ? je ne devrais pas vous entendre, et je ne dois pas vous répondre. À peine se donna-t-elle le temps de prononcer ce peu de paroles ; elle me quitta aussitôt ; et, quoi que je pusse faire dans le reste de la journée, il me fut impossible de lui parler ; elle me fuyait : elle avait l’air embarrassée. Que cet embarras avait de charmes pour mon cœur ! Je le respectai ; je ne la regardais qu’avec crainte, il me semblait que ma hardiesse l’aurait fait repentir de ses bontés.

J’aurais gardé cette conduite si conforme à mon respect et à la délicatesse de mes sentiments, si la nécessité où j’étais de partir ne m’avait pressé de parler ; je voulais, avant que de me séparer d’Adélaïde, lui apprendre mon véritable nom. Cet aveu me coûta encore plus que celui de mon amour. Vous me fuyez, lui dis-je : eh ! que ferez-vous quand vous saurez tous mes crimes, ou plutôt tous mes malheurs ! Je vous ai abusée par un nom supposé ; je ne suis point ce que vous me croyez ; je suis le fils du comte de Comminge. Vous êtes le fils du comte de Comminge, s’écria Adélaïde ? Quoi ! vous êtes notre ennemi ? C’est vous, c’est votre père, qui poursuivez la ruine du mien ? Ne m’accablez point, lui dis-je, d’un nom aussi odieux. Je suis un amant prêt à tout sacrifier pour vous. Mon père ne vous fera jamais de mal ; mon amour vous assure de lui.

Pourquoi, me répondit Adélaïde, m’avez-vous trompée ? que ne vous montriez-vous sous votre véritable nom ? il m’aurait averti de vous fuir. Ne vous repentez pas de quelque bonté que vous avez eue pour moi, lui dis-je, en lui prenant la main que je baisai malgré elle. Laissez-moi, me dit-elle ; plus je vous vois, et plus je rends inévitables les malheurs que je crains.

La douceur de ces paroles me pénétra d’une joie qui ne me montra que des espérances. Je me flattai que je rendrais mon père favorable à ma passion ; j’étais si plein de mon sentiment qu’il me semblait que tout devait sentir et penser comme moi. Je parlai à Adélaïde de mes projets, en homme sûr de réussir. Je ne sais pourquoi, me dit-elle, mon cœur se refuse aux espérances que vous voulez me donner : je n’envisage que des malheurs, et cependant je trouve du plaisir à sentir ce que je sens pour vous. Je vous ai laissé voir mes sentiments ; je veux bien que vous les connaissiez ; mais souvenez-vous que je saurai, quand il le faudra, les sacrifier à mon devoir.

J’eus encore plusieurs conversations avec Adélaïde, avant mon départ ; j’y trouvais toujours de nouvelles raisons de m’applaudir de mon bonheur : le plaisir d’aimer et de connaître que j’étais aimé remplissait tout mon cœur ; aucun soupçon, aucune crainte, pas même pour l’avenir, ne troublaient la douceur de nos entretiens : nous étions sûrs l’un de l’autre, parce que nous nous estimions ; et cette certitude, bien loin de diminuer notre vivacité, y ajoutait encore les charmes de la confiance. La seule chose qui inquiétait Adélaïde, était la crainte de mon père. Je mourrais de douleur, me disait-elle, si je vous attirais la disgrâce de votre famille : je veux que vous m’aimiez ; mais je veux surtout que vous soyez heureux. Je partis enfin, plein de la plus tendre et de la plus vive passion qu’un cœur puisse ressentir, et tout occupé du dessein de rendre mon père favorable à mon amour.

Cependant, il était informé de tout ce qui s’était passé à Bagnières. Le domestique qu’il avait mis près de moi avait des ordres secrets de veiller sur ma conduite : il n’avait laissé ignorer ni mon amour, ni mon combat contre le chevalier de Saint-Odon. Malheureusement le chevalier était fils d’un ami de mon père. Cette circonstance, et le danger où il était de sa blessure, tournaient encore contre moi. Le domestique qui avait rendu un compte si exact m’avait dit beaucoup plus heureux que je n’étais. Il avait peint madame et mademoiselle de Lussan remplies d’artifice, qui m’avaient connu pour le comte de Comminge, et qui avaient eu dessein de me séduire.

Plein de ces idées, mon père, naturellement emporté, me traita, à mon retour, avec beaucoup de rigueur ; il me reprocha mon amour, comme il m’aurait reproché le plus grand crime. Vous avez donc la lâcheté d’aimer mes ennemis ! me dit-il ; et, sans respect pour ce que vous me devez, et pour ce que vous vous devez à vous-même, vous vous liez avec eux ! que sais-je même si vous n’avez point fait quelque projet plus odieux encore ?

Oui, mon père, lui dis-je, en me jetant à ses pieds, je suis coupable ; mais je le suis malgré moi : dans ce même moment où je vous demande pardon, je sens que rien ne peut arracher de mon cœur cet amour qui vous irrite ; ayez pitié de moi ; j’ose vous le dire, ayez pitié de vous : finissez une querelle qui trouble le repos de votre vie ; l’inclination que la fille de M. de Lussan et moi avons prise l’un pour l’autre, aussitôt que nous nous sommes vus, est peut-être un avertissement que le ciel vous donne. Mon père, vous n’avez que moi d’enfant, voulez-vous me rendre malheureux ? et combien mes malheurs me seront-ils plus sensibles encore, quand ils seront votre ouvrage ! Laissez-vous attendrir pour un fils qui ne vous offense que par une fatalité dont il n’est pas le maître.

Mon père, qui m’avait laissé à ses pieds tant que j’avais parlé, me regarda long-temps avec indignation. Je vous ai écouté, me dit-il enfin, avec une patience dont je suis moi-même étonné, et dont je ne me serais pas cru capable ; aussi c’est la seule grâce que vous devez attendre de moi ; il faut renoncer à votre folie, ou à la qualité de mon fils ; prenez votre parti sur cela, et commencez à me rendre les papiers dont vous êtes chargé ; vous êtes indigne de ma confiance.

Si mon père s’était laissé fléchir, la demande qu’il me faisait m’aurait embarrassé ; mais sa dureté me donna du courage. Ces papiers, lui dis-je, ne sont plus en ma puissance, je les ai brûlés ; prenez, pour vous dédommager, les biens qui me sont déjà acquis. À peine eus-je le temps de prononcer ce peu de paroles : mon père furieux vint sur moi l’épée à la main ; il m’en aurait percé sans doute, car je ne faisais pas le plus petit effort pour l’éviter, si ma mère ne fût entrée dans ce moment. Elle se jeta entre nous : Que faites-vous, lui dit-elle ? songez-vous que c’est votre fils ? et, me poussant hors de la chambre, elle m’ordonna d’aller l’attendre dans la sienne.

Je l’attendis long-temps ; elle vint enfin. Ce ne fut plus des emportements et des fureurs que j’eus à combattre, ce fut une mère tendre, qui entrait dans mes peines, qui me priait avec des larmes, d’avoir pitié de l’état où je la réduisais. Quoi ! mon fils, me disait-elle, une maîtresse, et une maîtresse encore que vous ne connaissez que depuis quelques jours, peut l’emporter sur une mère ! Hélas ! si votre bonheur ne dépendait que de moi, je sacrifierais tout pour vous rendre heureux. Mais vous avez un père qui veut être obéi ; il est prêt à prendre les résolutions les plus violentes contre vous : voulez-vous m’accabler de douleur ? étouffez une passion qui nous rendra tous malheureux.

Je n’avais pas la force de lui répondre : je l’aimais tendrement ; mais l’amour était plus fort dans mon cœur. Je voudrais mourir, lui dis-je, plutôt que de vous déplaire, et je mourrai si vous n’avez pitié de moi. Que voulez-vous que je fasse ? Il m’est plus aisé de m’arracher la vie, que d’oublier Adélaïde. Pourquoi trahirais-je les serments que je lui ai faits ? Quoi ! je l’aurais engagée à me témoigner de la bonté, je pourrais me flatter d’en être aimé, et je l’abandonnerais ! Non, ma mère, vous ne voulez pas que je sois le plus lâche des hommes.

Je lui contai alors tout ce qui s’était passé entre nous. Elle vous aimerait, ajoutai-je, et vous l’aimeriez aussi ; elle a votre douceur, elle a votre franchise ; pourquoi voudriez-vous que je cessasse de l’aimer ? Mais, me dit-elle, que prétendez-vous faire ? votre père veut vous marier, et veut, en attendant, que vous alliez à la campagne ; il faut absolument que vous paraissiez déterminé à lui obéir. Il compte vous faire partir demain avec un homme qui a sa confiance. L’absence fera peut-être plus sur vous que vous ne croyez ; en tout cas, n’irritez pas encore M. de Comminge par votre résistance ; demandez du temps. Je ferai de mon côté tout ce qui dépendra de moi pour votre satisfaction. La haine de votre père dure trop long-temps : quand sa vengeance aurait été légitime, il la pousserait trop loin ; mais vous avez eu un très-grand tort de brûler les papiers ; il est persuadé que c’est un sacrifice que madame de Lussan a ordonné à sa fille d’exiger de vous. Ah ! m’écriai-je, est-il possible qu’on puisse faire cette injustice à madame de Lussan ? Bien loin d’avoir exigé quelque chose, Adélaïde ignore ce que j’ai fait, et je suis bien sûr qu’elle aurait employé, pour m’en empêcher, tout le pouvoir qu’elle a sur moi.

Nous prîmes ensuite des mesures, ma mère et moi, pour que je pusse recevoir de ses nouvelles. J’osai même la prier de m’en donner d’Adélaïde, qui devait venir à Bordeaux. Elle eut la complaisance de me le promettre, en exigeant que, si Adélaïde ne pensait pas pour moi comme je le croyais, je me soumettrais à ce que mon père souhaiterait. Nous passâmes une partie de la nuit dans cette conversation, et, dès que le jour parut, mon conducteur me vint avertir qu’il fallait monter à cheval.

La terre où je devais passer le temps de mon exil, était dans les montagnes, à quelques lieues de Bagnières, de sorte que je fis la même route que je venais de faire. Nous étions arrivés d’assez bonne heure, le second jour de notre marche, dans un village où nous devions passer la nuit. En attendant l’heure du souper, je me promenais dans le grand chemin, quand je vis de loin un équipage qui allait à toute bride, et qui versa très-lourdement à quelques pas de moi.

Le battement de mon cœur m’annonça la part que je devais prendre à cet accident. Je volai à ce carrosse. Deux hommes, qui étaient descendus de cheval, se joignirent à moi pour secourir ceux qui étaient dedans ; on s’attend bien que c’étaient Adélaïde et sa mère ; c’étaient effectivement elles. Adélaïde s’était fort blessée au pied ; il me sembla cependant que le plaisir de me revoir ne lui laissait pas sentir son mal.

Que ce moment eut de charmes pour moi ! après tant de douleurs, après tant d’années, il est présent à mon souvenir. Comme elle ne pouvait marcher, je la pris entre mes bras, elle avait les siens passés autour de mon cou, et une de ses mains touchait à ma bouche. J’étais dans un ravissement qui m’ôtait presque la respiration. Adélaïde s’en aperçut ; sa pudeur en fut alarmée ; elle fit un mouvement pour se dégager de mes bras. Hélas ! qu’elle connaissait peu l’excès de mon amour ! j’étais trop plein de mon bonheur pour penser qu’il y en eût quelqu’un au-delà.

Mettez-moi à terre, me dit-elle d’une voix basse et timide ; je crois que je pourrai marcher. Quoi ! lui répondis-je, vous avez la cruauté de m’envier le seul bien que je goûterai peut-être jamais ? Je serrais tendrement Adélaïde, en prononçant ces paroles ; elle ne dit plus mot, et un faux pas que je fis l’obligea à reprendre sa première attitude.

Le cabaret était si près, que j’y fus bientôt. Je la portai sur un lit, tandis qu’on mettait sa mère, qui était beaucoup plus blessée qu’elle, dans un autre. Pendant qu’on était occupé près de madame de Lussan, j’eus le temps de conter à Adélaïde une partie de ce qui s’était passé entre mon père et moi. Je supprimai l’article des papiers brûlés, dont elle n’avait aucune connaissance. Je ne sais même si j’eusse voulu qu’elle l’eût su. C’était en quelque façon lui imposer la nécessité de m’aimer, et je voulais devoir tout à son cœur. Je n’osai lui peindre mon père tel qu’il était. Adélaïde était vertueuse. Je sentais que, pour se livrer à son inclination, elle avait besoin d’espérer que nous serions unis un jour : j’appuyai beaucoup sur la tendresse de ma mère pour moi, et sur ses favorables dispositions. Je priai Adélaïde de la voir. Parlez à ma mère, me dit-elle ; elle connaît vos sentiments ; je lui ai fait l’aveu des miens ; j’ai senti que son autorité m’était nécessaire pour me donner la force de les combattre, s’il le faut, ou pour m’y livrer sans scrupule ; elle cherchera tous les moyens pour amener mon père à proposer encore un accommodement ; nous avons des parents communs que nous ferons agir. La joie que ces espérances donnaient à Adélaïde me faisait sentir encore plus vivement mon malheur. Dites-moi, lui répondis-je, en lui prenant la main, que, si nos pères sont inexorables, vous aurez quelque pitié pour un malheureux. Je ferai ce que je pourrai, me dit-elle, pour régler mes sentiments par mon devoir ; mais je sens que je serai très-malheureuse, si ce devoir est contre vous.

Ceux qui avaient été occupés à secourir madame de Lussan s’approchèrent alors de sa fille, et rompirent notre conversation. Je fus au lit de la mère, qui me reçut avec bonté : elle me promit de faire tous ses efforts pour réconcilier nos familles. Je sortis ensuite pour les laisser en liberté. Mon conducteur, qui m’attendait dans ma chambre, n’avait pas daigné s’informer de ceux qui venaient d’arriver, ce qui me donna la liberté de voir encore un moment Adélaïde, avant que de partir. J’entrai dans sa chambre dans un état plus aisé à imaginer qu’à représenter ; je craignais de la voir pour la dernière fois. Je m’approchai de la mère : ma douleur lui parla pour moi bien mieux que je n’eusse pu faire ; aussi en reçus-je encore plus de marques de bonté, que le soir précédent. Adélaïde était à un autre bout de la chambre ; j’allai à elle d’un pas chancelant. Je vous quitte, ma chère Adélaïde. Je répétai la même chose deux ou trois fois ; mes larmes que je ne pouvais retenir, lui dirent le reste ; elle en répandit aussi. Je vous montre toute ma sensibilité, me dit-elle ; je ne m’en fais aucun reproche ; ce que je sens dans mon cœur autorise ma franchise, et vous méritez bien que j’en aie pour vous : je ne sais quelle sera votre destinée ; mes parents décideront de la mienne. Et pourquoi nous assujettir, lui répondis-je, à la tyrannie de nos pères ? Laissons-les se haïr, puisqu’ils le veulent, et allons dans quelque coin du monde jouir de notre tendresse, et nous en faire un devoir. Que m’osez-vous proposer, me répondit-elle ? voulez-vous me faire repentir des sentiments que j’ai pour vous ? ma tendresse peut me rendre malheureuse, je vous l’ai dit ; mais elle ne me rendra jamais criminelle. Adieu, ajouta-t-elle, en me tendant la main ; c’est par notre constance et par notre vertu que nous devons tâcher de rendre notre fortune meilleure ; mais, quoi qu’il nous arrive, promettons-nous de ne rien faire qui puisse nous faire rougir l’un de l’autre. Je baisais, pendant qu’elle me parlait, la main qu’elle m’avait tendue ; je la mouillais de mes larmes. Je ne suis capable, lui dis-je enfin, que de vous aimer, et de mourir de douleur.

J’avais le cœur si serré, que je pus à peine prononcer ces dernières paroles. Je sortis de cette chambre, je montai à cheval, et j’arrivai au lieu où nous devions dîner, sans avoir fait autre chose que de pleurer ; mes larmes coulaient, et j’y trouvais une espèce de douceur : quand le cœur est véritablement touché, il sent du plaisir à tout ce qui lui prouve à lui-même sa propre sensibilité.

Le reste de notre voyage se passa, comme le commencement, sans que j’eusse prononcé une seule parole. Nous arrivâmes le troisième jour dans un château bâti auprès des Pyrénées. On voit alentour, des pins, des cyprès, des rochers escarpés et arides, et on n’entend que le bruit des torrents qui se précipitent entre les rochers. Cette demeure si sauvage me plaisait, par cela même qu’elle ajoutait encore à ma mélancolie. Je passais les journées entières dans les bois ; j’écrivais, quand j’étais revenu, des lettres où j’exprimais tous mes sentiments. Cette occupation était mon unique plaisir. Je les lui donnerai un jour, disais-je ; elle verra par-là, à quoi j’ai passé le temps de l’absence. J’en recevais quelquefois de ma mère : elle m’en écrivit une qui me donnait quelque espérance (hélas ! c’est le dernier moment de joie que j’ai ressenti) ; elle me mandait que tous nos parents travaillaient à raccommoder notre famille, et qu’il y avait lieu de croire qu’ils y réussiraient.

Je fus ensuite six semaines sans recevoir des nouvelles. Grand Dieu ! de quelle longueur les jours étaient pour moi ! j’allais dès le matin sur le chemin par où les messagers pouvaient venir ; je n’en revenais que le plus tard qu’il m’était possible, et toujours plus affligé que je ne l’étais en partant ; enfin, je vis de loin un homme qui venait de mon côté ; je ne doutais point qu’il ne vînt pour moi, et, au lieu de cette impatience que j’avais quelques moments auparavant, je ne sentis plus que de la crainte ; je n’osais m’avancer ; quelque chose me retenait ; cette incertitude, qui m’avait semblé si cruelle, me paraissait dans ce moment un bien que je craignais de perdre.

Je ne me trompais pas : les lettres, que je reçus par cet homme, qui venait effectivement pour moi, m’apprirent que mon père n’avait voulu entendre à aucun accommodement ; et, pour mettre le comble à mon infortune, j’appris encore que mon mariage était arrêté avec une fille de la maison de Foix ; que la noce devait se faire dans le lieu où j’étais ; que mon père viendrait lui-même dans peu de jours pour me préparer à ce qu’il désirait de moi.

On juge bien que je ne balançai pas un moment sur le parti que je devais prendre. J’attendis mon père avec assez de tranquillité ; c’était même un adoucissement à ma malheureuse situation, d’avoir un sacrifice à faire à Adélaïde. J’étais sûr qu’elle m’était fidèle ; je l’aimais trop pour en douter : le véritable amour est plein de confiance.

D’ailleurs, ma mère, qui avait tant de raisons de me détacher d’elle, ne m’avait jamais rien écrit qui pût me faire naître le moindre soupçon. Que cette constance d’Adélaïde ajoutait de vivacité à ma passion ! Je me trouvais heureux quelquefois, que la dureté de mon père me donnât lieu de lui marquer combien elle était aimée. Je passai les trois jours qui s’écoulèrent jusqu’à l’arrivée de mon père, à m’occuper du nouveau sujet que j’allais donner à Adélaïde d’être contente de moi ; cette idée, malgré ma triste situation, remplissait mon cœur d’un sentiment qui approchait presque de la joie.

L’entrevue de mon père et de moi fut, de ma part, pleine de respect, mais de beaucoup de froideur ; et de la sienne, de hauteur et de fierté. Je vous ai donné le temps, me dit-il, de vous repentir de vos folies, et je viens vous donner le moyen de me les faire oublier. Répondez par votre obéissance à cette marque de ma bonté, et préparez-vous à recevoir comme vous devez monsieur le comte de Foix et mademoiselle de Foix sa fille, que je vous ai destinée ; le mariage se fera ici ; ils arriveront demain avec votre mère, et je ne les ai devancés que pour donner les ordres nécessaires. Je suis bien fâché, monsieur, dis-je à mon père, de ne pouvoir faire ce que vous souhaitez ; mais je suis trop honnête homme pour épouser une personne que je ne puis aimer ; je vous prie même de trouver bon que je parte d’ici tout-à-l’heure ; mademoiselle de Foix, quelque aimable qu’elle puisse être ne me ferait pas changer de résolution, et l’affront que je lui fais en deviendrait plus sensible pour elle, si je l’avais vue. Non, tu ne la verras point, me répondit-il avec fureur. Tu ne verras pas même le jour, je vais t’enfermer dans un cachot destiné pour ceux qui te ressemblent. Je jure qu’aucune puissance ne sera capable de t’en faire sortir, que tu ne sois rentré dans ton devoir ; je te punirai de toutes les façons dont je puis te punir ; je te priverai de mon bien ; je l’assurerai à mademoiselle de Foix, pour lui tenir, autant que je le puis, les paroles que je lui ai données.

Je fus effectivement conduit dans le fond d’une tour. Le lieu où l’on me mit ne recevait qu’un faible lumière d’une petite fenêtre grillée qui donnait dans une des cours du château. Mon père ordonna qu’on m’apportât à manger deux fois par jour, et qu’on ne me laissât parler à personne. Je passai dans cet état les premiers jours avec assez de tranquillité, et même avec une sorte de plaisir. Ce que je venais de faire pour Adélaïde m’occupait tout entier, et ne me laissait presque pas sentir les incommodités de ma prison ; mais, quand ce sentiment fut moins vif, je me livrai à toute la douleur d’une absence qui pouvait être éternelle. Mes réflexions ajoutaient encore à ma peine ; je craignais qu’Adélaïde ne fût forcée de prendre un engagement : je la voyais entourée de rivaux empressés à lui plaire ; je n’avais pour moi que mes malheurs ; il est vrai qu’auprès d’Adélaïde c’était tout avoir : aussi me reprochais-je le moindre doute, et lui en demandais je pardon comme d’un crime. Ma mère me fit tenir une lettre, où elle m’exhortait à me soumettre à mon père, dont la colère devenait tous les jours plus violente : elle ajoutait qu’elle en souffrait beaucoup elle-même ; que les soins qu’elle s’était donnés pour parvenir à un accommodement l’avaient fait soupçonner d’intelligence avec moi.

Je fus très-touché des chagrins que je causais à ma mère ; mais il me semblait que ce que je souffrais moi-même m’excusait envers elle. Un jour que je rêvais, comme à mon ordinaire, je fus retiré de ma rêverie par un petit bruit qui se fit à ma fenêtre ; je vis tout de suite tomber lui papier dans ma chambre ; c’était une lettre ; je la décachetai avec un saisissement qui me laissait à peine la liberté de respirer : mais que devins-je après l’avoir lue ! Voici ce qu’elle contenait :

« Les fureurs de M. de Comminge m’ont instruite de tout ce que je vous dois ; je sais ce que votre générosité m’avait laissé ignorer. Je sais l’affreuse situation où vous êtes, et je n’ai, pour vous en tirer, qu’un moyen qui vous rendra peut-être plus malheureux ; mais je le serai aussi-bien que vous, et c’est là ce qui me donne la force de faire ce qu’on exige de moi. On veut, par mon engagement avec un autre, s’assurer que je ne pourrai être à vous : c’est à ce prix que M. de Comminge met votre liberté. Il m’en coûtera peut-être la vie, et sûrement tout mon repos. N’importe, j’y suis résolue. Vos malheurs, votre prison, sont aujourd’hui tout ce que je vois. Je serai mariée dans peu de jours au marquis de Benavidés. Ce que je connais de son caractère m’annonce tout ce que j’aurai à souffrir ; mais je vous dois du moins cette espèce de fidélité de ne trouver que des peines dans l’engagement que je vais prendre. Vous, au contraire, tâchez d’être heureux ; votre bonheur ferait ma consolation. Je sens que je ne devrais point vous dire tout ce que je vous dis ; si j’étais véritablement généreuse, je vous laisserais ignorer la part que vous avez à mon mariage ; je me laisserais soupçonner d’inconstance. J’en avais formé le dessein ; je n’ai pu l’exécuter ; j’ai besoin, dans la triste situation où je suis, de penser que du moins mon souvenir ne vous sera pas odieux. Hélas ! il ne me sera pas bientôt permis de conserver le vôtre ; il faudra vous oublier ; il faudra du moins y faire mes efforts. Voilà de toutes mes peines celle que je sens le plus ; vous les augmenterez encore, si vous n’évitez avec soin les occasions de me voir et de me parler. Songez que vous me devez cette marque d’estime, et songez combien cette estime m’est chère, puisque, de tous les sentiments que vous aviez pour moi, c’est le seul qu’il me soit permis de vous demander. »

Je ne lus cette fatale lettre que jusqu’à ces mots : « On veut, par mon engagement avec un autre, s’assurer que je ne pourrai être à vous. » La douleur dont ces paroles me pénétrèrent ne me permit pas d’aller plus loin : je me laissai tomber sur un matelas qui composait tout mon lit. J’y demeurai plusieurs heures sans aucun sentiment, et j’y serais peut-être mort, sans le secours de celui qui avait soin de m’apporter à manger. S’il avait été effrayé de l’état où il me trouvait, il le fut bien davantage de l’excès de mon désespoir, dès que j’eus repris la connaissance. Cette lettre que j’avais toujours tenue pendant ma faiblesse, et que j’avais enfin achevé de lire, était baignée de mes larmes, et je disais des choses qui faisaient craindre pour ma raison.

Cet homme, qui jusque-là avait été inaccessible à la pitié, ne put alors se défendre d’en avoir ; il condamna le procédé de mon père ; il se reprocha d’avoir exécuté ses ordres ; il m’en demanda pardon. Son repentir me fit naître la pensée de lui proposer de me laisser sortir seulement pour huit jours, lui promettant qu’au bout de ce temps-là, je viendrais me remettre entre ses mains. J’ajoutai tout ce que je crus capable de le déterminer. Attendri par mon état, excité par son intérêt et par la crainte que je ne me vengeasse un jour des mauvais traitements que j’avais reçus de lui, il consentit à ce que je voulais, avec la condition qu’il m’accompagnerait.

J’aurais voulu me mettre en chemin dans le moment ; mais il fallut aller chercher des chevaux, et l’on m’annonça que nous ne pourrions en avoir que pour le lendemain. Mon dessein était d’aller trouver Adélaïde, de lui montrer tout mon désespoir, et de mourir à ses pieds, si elle persistait dans ses résolutions : il fallait, pour exécuter mon projet, arriver avant son funeste mariage, et tous les moments que je différais me paraissaient des siècles. Cette lettre que j’avais lue et relue, je la lisais encore ; il semblait qu’à force de la lire, j’y trouverais quelque chose de plus. J’examinais la date, je me flattais que le temps pouvait avoir été prolongé : elle se fait un effort, disais-je ; elle saisira tous les prétextes pour différer. Mais puis-je me flatter d’une si vaine espérance, reprenais-je ? Adélaïde se sacrifie pour ma liberté, elle voudra en hâter le moment. Hélas ! comment a-t-elle pu croire que la liberté sans elle fût un bien pour moi ? je retrouverai par-tout cette prison dont elle veut me tirer. Elle n’a jamais connu mon cœur : elle a jugé de moi comme des autres hommes ; voilà ce qui me perd. Je suis encore plus malheureux que je ne croyais, puisque je n’ai pas même la consolation de penser que du moins mon amour était connu.

Je passai la nuit entière à faire de pareilles plaintes. Le jour parut enfin ; je montai à cheval avec mon conducteur : nous avions marché une journée sans nous arrêter un moment, quand j’aperçus ma mère dans le chemin, qui venait de notre côté. Elle me reconnut ; et, après m’avoir montré sa surprise de me trouver là, elle me fit monter dans son carrosse. Je n’osais lui demander le sujet de son voyage : je craignais tout dans la situation où j’étais, et ma crainte n’était que trop bien fondée. Je venais, mon fils, me dit-elle, vous tirer moi-même de prison ; votre père y a consenti. Ah ! m’écriai-je, Adélaïde est mariée ! Ma mère ne me répondit que par son silence. Mon malheur, qui était sans remède, se présenta à moi dans toute son horreur : je tombai dans une espèce de stupidité, et, à force de douleur, il me semblait que je n’en sentais aucune.

Cependant mon corps se ressentit bientôt de l’état de mon esprit. Le frisson me prit, que nous étions encore en carrosse ; ma mère me fit mettre au lit : je fus deux jours sans parler, et sans vouloir prendre aucune nourriture ; la fièvre augmenta, et on commença le troisième à désespérer de ma vie. Ma mère, qui ne me quittait point, était dans une affliction inconcevable ; ses larmes, ses prières, et le nom d’Adélaïde qu’elle employait, me firent enfin résoudre à vivre. Après quinze jours de la fièvre la plus violente, je commençai à être un peu mieux. La première chose que je fis, fut de chercher la lettre d’Adélaïde ; ma mère, qui me l’avait ôtée, me vit dans une si grande affliction, qu’elle fut obligée de me la rendre : je la mis dans une bourse qui était sur mon cœur, et où j’avais déjà mis son portrait : je l’en retirais pour la lire toutes les fois que j’étais seul.

Ma mère, dont le caractère était tendre, s’affligeait avec moi ; elle croyait d’ailleurs qu’il fallait céder à ma tristesse, et laisser au temps le soin de me guérir.

Elle souffrait que je lui parlasse d’Adélaïde ; elle m’en parlait quelquefois ; et, comme elle s’était aperçue que la seule chose qui me donnait de la consolation, était l’idée d’être aimé, elle me conta qu’elle-même avait déterminé Adélaïde à se marier. Je vous demande pardon, mon fils, me dit-elle, du mal que je vous ai fait ; je ne croyais pas que vous y fussiez si sensible : votre prison me faisait tout craindre pour votre santé, et même pour votre vie. Je connaissais d’ailleurs l’humeur inflexible de votre père, qui ne vous rendrait jamais la liberté, tant qu’il craindrait que vous pussiez épouser mademoiselle de Lussan. Je me résolus de parler à cette généreuse fille : je lui fis part de mes craintes ; elle les partagea ; elle les sentit peut-être encore plus vivement que moi. Je la vis occupée à chercher les moyens de conclure promptement son mariage. Il y avait longtemps que son père, offensé des procédés de M. de Comminge, la pressait de se marier : rien n’avait pu l’y déterminer jusque-là. Sur qui tombera votre choix, lui demandai-je ? Il ne m’importe, me répondit-elle ; tout m’est égal, puisque je ne puis être à celui à qui mon cœur s’était destiné.

Deux jours après cette conversation, j’appris que le marquis de Benavidés avait été préféré à ses concurrents ; tout le monde en fut étonné, et je le fus comme les autres.

Benavidés a une figure désagréable, qui le devient encore davantage par son peu d’esprit et par l’extrême bizarrerie de son humeur : j’en craignis les suites pour la pauvre Adélaïde ; je la vis pour lui en parler dans la maison de la comtesse de Gerlande, où je l’avais vue. Je me prépare, me dit-elle, à être très-malheureuse ; mais il faut me marier ; et, depuis que je sais que c’est le seul moyen de délivrer monsieur votre fils, je me reproche tous les moments que je diffère. Cependant ce mariage, que je ne fais que pour lui, sera peut-être la plus sensible de ses peines ; j’ai voulu du moins lui prouver par mon choix, que son intérêt était le seul motif qui me déterminait. Plaignez-moi ; je suis digne de votre pitié, et je tâcherai de mériter votre estime, par la façon dont je vais me conduire avec M. de Benavidés. Ma mère m’apprit encore que Adélaïde avait su, par mon père même, que j’avais brûlé nos titres ; il le lui avait reproché publiquement le jour qu’il avait perdu son procès ; elle m’a avoué, me disait ma mère, que ce qui l’avait le plus touchée, était la générosité que vous aviez eue de lui cacher ce que vous aviez fait pour elle. Nos journées se passaient dans de pareilles conversations ; et, quoique ma mélancolie fût extrême, elle avait cependant je ne sais quelle douceur inséparable, dans quelque état que l’on soit, de l’assurance d’être aimé.

Après quelques mois de séjour dans le lieu où nous étions, ma mère reçut ordre de mon père de retourner auprès de lui ; il n’avait presque pris aucune part à ma maladie ; la manière dont il m’avait traité avait éteint en lui tout sentiment pour moi. Ma mère me pressa de partir avec elle ; mais je la priai de consentir que je restasse à la campagne, et elle se rendit à mes instances.

Je me retrouvai encore seul dans mes bois ; il me passa dès-lors dans la tête d’aller habiter quelque solitude, et je l’aurais fait, si je n’avais été retenu par l’amitié que j’avais pour ma mère. Il me venait toujours en pensée de tâcher de voir Adélaïde ; mais la crainte de lui déplaire m’arrêtait.

Après bien des irrésolutions, j’imaginai que je pourrais du moins tenter de la voir sans en être vu.

Ce dessein arrêté, je me déterminai d’envoyer à Bordeaux, pour savoir où elle était, un homme qui était à moi depuis mon enfance, et qui m’était venu retrouver pendant ma maladie ; il avait été à Bagnières avec moi ; il connaissait Adélaïde ; il me dit même qu’il avait des liaisons dans la maison de Benavidés.

Après lui avoir donné toutes les instructions dont je pus m’aviser, et les lui avoir répétées mille fois, je le fis partir. Il apprit, en arrivant à Bordeaux, que Benavidés n’y était plus, qu’il avait emmené sa femme, peu de temps après son mariage, dans des terres qu’il avait en Biscaye. Mon homme, qui se nommait Saint-Laurent, me l’écrivit, et me demanda mes ordres : je lui mandai d’aller en Biscaye sans perdre un moment. Le désir de voir Adélaïde s’était tellement augmenté par l’espérance que j’en avais conçue, qu’il ne m’était plus possible d’y résister.

Saint-Laurent demeura près de six semaines à son voyage : il revint au bout de ce temps-là ; il me conta qu’après beaucoup de peines et de tentatives inutiles, il avait appris que Benavidés avait besoin d’un architecte ; qu’il s’était fait présenter sous ce titre, et qu’à la faveur de quelques connaissances qu’un de ses oncles qui exerçait cette profession lui avait autrefois données, il s’était introduit dans la maison. Je crois, ajouta-t-il, que madame de Benavidés m’a reconnu ; du moins me suis-je aperçu qu’elle a rougi la première fois qu’elle m’a vu. Il me dit ensuite qu’elle menait la vie du monde la plus triste et la plus retirée ; que son mari ne la quittait presque jamais ; qu’on disait dans la maison qu’il en était très-amoureux, quoiqu’il ne lui en donnât d’autre marque que son extrême jalousie ; qu’il la portait si loin, que son frère n’avait la liberté de voir madame de Benavidés que quand il était présent.

Je lui demandai qui était ce frère : il me répondit que c’était un jeune homme, dont on disait autant de bien que l’on disait de mal de Benavidés ; qu’il paraissait fort attaché à sa belle-sœur. Ce discours ne fit alors nulle impression sur moi ; la triste situation de madame de Benavidés, et le désir de la voir, m’occupaient tout entier. Saint-Laurent m’assura qu’il avait pris toutes les mesures pour m’introduire chez Benavidés. Il a besoin d’un peintre, me dit-il, pour peindre un appartement ; je lui ai promis de lui en mener un ; il faut que ce soit vous.

Il ne fut plus question que de régler notre départ. J’écrivis à ma mère que j’allais passer quelque temps chez un de mes amis, et je pris avec Saint-Laurent le chemin de la Biscaye. Mes questions ne finissaient point sur madame de Benavidés ; j’eusse voulu savoir jusqu’aux moindres choses de ce qui la regardait. Saint-Laurent n’était pas en état de me satisfaire ; il ne l’avait vue que très-peu. Elle passait les journées dans sa chambre, sans autre compagnie que celle d’un chien qu’elle aimait beaucoup : cet article m’intéressa particulièrement ; ce chien venait de moi, je me flattai que c’était pour cela qu’il était aimé ; quand on est bien malheureux, on sent toutes ces petites choses, qui échappent dans le bonheur ; le cœur dans le besoin qu’il a de consolation, n’en laisse perdre aucune.

Saint-Laurent me parla encore beaucoup de l’attachement du jeune Benavidés pour sa belle-sœur ; il ajouta qu’il calmait souvent les emportements de son frère, et qu’on était persuadé que, sans lui, Adélaïde serait encore plus malheureuse. Il m’exhorta aussi à me borner au plaisir de la voir, et à ne faire aucune tentative pour lui parler. Je ne vous dis point, continua-t-il, que vous exposeriez votre vie, si vous étiez découvert ; ce serait un faible motif pour vous retenir ; mais vous exposeriez la sienne. C’était un si grand bien pour moi de voir du moins Adélaïde, que j’étais persuadé de bonne foi que ce bien me suffirait : aussi me promis-je à moi-même, et promis-je à Saint-Laurent encore plus de circonspection qu’il n’en exigeait.

Nous arrivâmes après plusieurs jours de marche qui m’avaient paru plusieurs années ; je fus présenté à Benavidés, qui me mit aussitôt à l’ouvrage. On me logea avec le prétendu architecte, qui de son côté devait conduire des ouvriers. Il y avait plusieurs jours que mon travail était commencé, sans que j’eusse encore vu madame de Benavidés ; je la vis enfin un soir passer sous les fenêtres de l’appartement où j’étais, pour aller à la promenade : elle n’avait que son chien avec elle ; elle était négligée ; il y avait dans sa démarche un air de langueur ; il me semblait que ses beaux yeux se promenaient sur tous les objets, sans en regarder aucun. Mon dieu ! que cette vue me causa de trouble ! Je restai appuyé sur la fenêtre, tant que dura la promenade. Adélaïde ne revint qu’à la nuit ; je ne pouvais plus la distinguer quand elle repassa sous ma fenêtre ; mais mon cœur savait que c’était elle.

Je la vis la seconde fois dans la chapelle du château. Je me plaçai de façon que je la pusse regarder pendant tout le temps qu’elle y fut, sans être remarqué. Elle ne jeta point les yeux sur moi ; j’en devais être bien aise, puisque j’étais sûr que, si j’en étais reconnu, elle m’obligerait à partir. Cependant je m’en affligeai ; je sortis de cette chapelle avec plus de trouble et d’agitation que je n’y étais entré. Je ne formai pas encore le dessein de me faire connaître ; mais je sentais que je n’aurais pas la force de résister à une occasion, si elle se présentait.

La vue du jeune Benavidés me donnait aussi une espèce d’inquiétude : il venait me voir travailler assez souvent ; il me traitait, malgré la distance qui paraissait être entre lui et moi, avec une familiarité dont j’aurais dû être touché : je ne l’étais cependant point. Ses agréments et son mérite, que je ne pouvais m’empêcher de voir, retenaient ma reconnaissance ; je craignais en lui un rival ; j’apercevais dans toute sa personne une certaine tristesse passionnée qui ressemblait trop à la mienne, pour ne pas venir de la même cause ; et, ce qui acheva de me convaincre, c’est qu’après m’avoir fait plusieurs questions sur ma fortune : Vous êtes amoureux, me dit-il ; la mélancolie où je m’aperçois que vous êtes plongé vient de quelque peine de cœur : dites-le moi ; si je puis quelque chose pour vous, je m’y emploierai avec plaisir : tous les malheureux en général ont droit à ma compassion ; mais il y en a d’une sorte que je plains encore plus que les autres.

Je crois que je remerciai de très-mauvaise grâce dom Gabriel (c’était son nom) des offres qu’il me faisait. Je n’eus cependant pas la force de lui nier que je fusse amoureux ; mais je lui dis que ma fortune était telle, qu’il n’y avait que le temps qui pût y apporter quelque changement. Puisque vous pouvez en attendre quelqu’un, me dit-il, je connais des gens encore plus à plaindre que vous.

Quand je fus seul, je fis mille réflexions sur la conversation que je venais d’avoir ; je conclus que dom Gabriel était amoureux, et qu’il l’était de sa belle-sœur : toutes ses démarches, que j’examinais avec attention, me confirmèrent dans cette opinion. Je le voyais attaché à tous les pas d’Adélaïde, la regarder des mêmes yeux dont je la regardais moi-même. Je n’étais cependant pas jaloux ; mon estime pour Adélaïde éloignait ce sentiment de mon cœur. Mais pouvais-je m’empêcher de craindre que la vue d’un homme aimable, qui lui rendait des soins, même des services, ne lui fît sentir d’une manière plus fâcheuse encore pour moi, que mon amour ne lui avait causé que des peines.

J’étais dans cette disposition, lorsque je vis entrer dans le lieu où je peignais, Adélaïde menée par dom Gabriel. Je ne sais, lui disait-elle, pourquoi vous voulez que je voye les ajustements qu’on fait à cet appartement. Vous savez que je ne suis pas sensible à ces choses-là. J’ose espérer, lui dis-je, madame, en la regardant, que, si vous daignez jeter les yeux sur ce qui est ici, vous ne vous repentirez pas de votre complaisance. Adélaïde, frappée de mon son de voix, me reconnut aussitôt ; elle baissa les yeux quelques instants, et sortit de la chambre sans me regarder, en disant que l’odeur de la peinture lui faisait mal.

Je restai confus, accablé de la plus vive douleur. Adélaïde n’avait pas daigné même jeter un regard sur moi ; elle m’avait refuse jusqu’aux marques de sa colère. Que lui ai-je fait, disais-je ? il est vrai que je suis venu ici contre ses ordres ; mais, si elle m’aimait encore, elle me pardonnerait un crime qui lui prouve l’excès de ma passion. Je concluais ensuite que, puisque Adélaïde ne m’aimait plus, il fallait qu’elle aimât ailleurs. Cette pensée me donna une douleur si vive et si nouvelle, que je crus n’être malheureux que de ce moment. Saint-Laurent, qui venait de temps en temps me voir, entra et me trouva dans une agitation qui lui fit peur. Qu’avez-vous, me dit-il, que vous est-il arrivé ? Je suis perdu, lui répondis-je : Adélaïde ne m’aime plus. Elle ne m’aime plus ! répétai-je ; est-ce bien possible ? Hélas ! que j’avais tort de me plaindre de ma fortune avant ce cruel moment ! Par combien de peines, par combien de tourments ne racheterais-je pas ce bien que j’ai perdu, ce bien que je préférais à tout, ce bien qui, au milieu des plus grands malheurs, remplissait mon cœur d’une si douce joie !

Je fus encore long-temps à me plaindre, sans que Saint-Laurent pût tirer de moi la cause de mes plaintes ; il sut enfin ce qui m’était arrivé : Je ne vois rien, dit-il, dans tout ce que vous me contez, qui doive vous jeter dans le désespoir où vous êtes ; madame de Benavidés est, sans doute, offensée de la démarche que vous avez faite de venir ici. Elle a voulu vous en punir, en vous marquant de l’indifférence ; que savez-vous même si elle n’a point craint de se trahir, si elle vous eût regardé ? Non, non, lui dis-je, on n’est point si maître de soi, quand on aime ; le cœur agit seul dans un premier mouvement : il faut, ajoutai-je, que je la voye ; il faut que je lui reproche son changement. Hélas ! après ce qu’elle a fait, devait-elle m’ôter la vie d’une manière si cruelle ! que ne me laissait-elle dans cette prison ! j’y étais heureux, puisque je croyais être aimé.

Saint-Laurent, qui craignait que quelqu’un ne me vît dans l’état où j’étais, m’emmena dans la chambre où nous couchions. Je passai la nuit entière à me tourmenter. Je n’avais pas un sentiment qui ne fût aussitôt détruit par un autre : je condamnais mes soupçons ; je les reprenais ; je me trouvais injuste de vouloir qu’Adélaïde conservât une tendresse qui la rendait malheureuse. Je me reprochais dans ces moments de l’aimer plus pour moi que pour elle : Si je n’en suis plus aimé, disais-je à Saint-Laurent, si elle en aime un autre, qu’importe que je meure ? Je veux tâcher de lui parler ; mais ce sera seulement pour lui dire un dernier adieu. Elle n’entendra aucun reproche de ma part : ma douleur, que je ne pourrai lui cacher, les lui fera pour moi.

Je m’affermis dans cette résolution. Il fut conclu que je partirais aussitôt que je lui aurais parlé ; nous en cherchâmes les moyens. Saint-Laurent me dit qu’il fallait prendre le temps que dom Gabriel irait à la chasse, où il allait assez souvent, et celui où Benavidés serait occupé à ses affaires domestiques, auxquelles il travaillait certains jours de la semaine.

Il me fit promettre que, pour ne faire naître aucun soupçon, je travaillerais comme à mon ordinaire, et que je commencerais à annoncer mon départ prochain.

Je me remis donc à mon ouvrage ; j’avais presque, sans m’en apercevoir, quelque espérance qu’Adélaïde viendrait encore dans ce lieu ; tous les bruits que j’entendais me donnaient une émotion que je pouvais à peine soutenir ; je fus dans cette situation plusieurs jours de suite ; il fallut enfin perdre l’espérance de voir Adélaïde de cette façon, et chercher un moment où je pusse la trouver seule.

Il vint enfin, ce moment. Je montais, comme à mon ordinaire, pour aller à mon ouvrage, quand je vis Adélaïde qui entrait dans son appartement. Je ne doutai pas qu’elle ne fût seule : je savais que dom Gabriel était sorti dès le matin, et j’avais entendu Benavidés dans une salle basse, parler avec un de ses fermiers.

J’entrai dans la chambre avec tant de précipitation, qu’Adélaïde ne me vit que quand je fus près d’elle : elle voulut s’échapper aussitôt qu’elle m’aperçut ; mais, la retenant par sa robe : Ne me fuyez pas, lui dis-je, madame ; laissez-moi jouir pour la dernière fois du bonheur de vous voir ; cet instant passé, je ne vous importunerai plus ; j’irai, loin de vous, mourir de douleur des maux que je vous ai causés, et de la perte de votre cœur. Je souhaite que dom Gabriel, plus fortuné que moi… Adélaïde, que la surprise et le trouble avaient jusque-là empêchée de parler, m’arrêta à ces mots, et jetant un regard sur moi : Quoi ! me dit-elle, vous osez me faire des reproches ! vous osez me soupçonner, vous !… Ce seul mot me précipita à ses pieds : Non, ma chère Adélaïde, lui dis-je, non, je n’ai aucun soupçon qui vous offense ; pardonnez un discours que mon cœur n’a point avoué. Je vous pardonne tout, me dit-elle, pourvu que vous partiez tout-à-l’heure, et que vous ne me voyiez jamais. Songez que c’est pour vous que je suis la plus malheureuse personne du monde ; voulez-vous faire croire que je suis la plus criminelle ? Je ferai, lui dis-je, tout ce que vous m’ordonnerez ; mais promettez-moi du moins que vous ne me haïrez pas.

Quoique Adélaïde m’eût dit plusieurs fois de me lever, j’étais resté à ses genoux ; ceux qui aiment savent combien cette attitude a de charmes. J’y étais encore, quand Benavidés ouvrit tout d’un coup la porte de la chambre ; il ne me vit pas plutôt aux genoux de sa femme, que, venant à elle l’épée à la main : Tu mourras, perfide, s’écria-t-il. Il l’aurait tuée infailliblement, si je ne me fusse jeté au-devant d’elle : je tirai en même temps mon épée. Je commencerai donc par toi ma vengeance, dit Benavidés, en me donnant un coup qui me blessa à l’épaule. Je n’aimais pas assez la vie pour me défendre, mais je haïssais trop Benavidés pour la lui abandonner ; d’ailleurs ce qu’il venait d’entreprendre contre celle de sa femme ne me laissait plus l’usage de la raison ; j’allai sur lui ; je lui portai un coup qui le fit tomber sans sentiment.

Les domestiques, que les cris de madame de Benavidés avaient attirés, entrèrent dans ce moment ; ils me virent retirer mon épée du corps de leur maître ; plusieurs se jetèrent sur moi ; ils me desarmèrent, sans que je fisse aucun effort pour me défendre. La vue de madame de Benavidés, qui était à terre fondant en larmes auprès de son mari, ne me laissait de sentiment que pour ses douleurs. Je fus traîné dans une chambre, où je fus enfermé.

C’est là que, livré à moi-même, je vis l’abyme où j’avais plongé madame de Benavidés. La mort de son mari, que je croyais alors tué à ses yeux, et tué par moi, ne pouvait manquer de faire naître des soupçons contre elle. Quel reproche ne me fis-je point ! j’avais causé ses premiers malheurs, et je venais d’y mettre le comble par mon imprudence. Je me représentais l’état où je l’avais laissée, tout le ressentiment dont elle devait être animée contre moi ; elle me devait haïr, je l’avais mérité. La seule espérance qui me resta, fut de n’être pas connu. L’idée d’être pris pour un scélérat, qui dans toute autre occasion m’aurait fait frémir, ne m’étonna point : et Adélaïde était pour moi tout l’univers.

Cette pensée me donna quelque tranquillité, qui était cependant troublée par l’impatience que j’avais d’être interrogé. Ma porte s’ouvrit au milieu de la nuit. Je fus surpris en voyant entrer dom Gabriel. Rassurez-vous, me dit-il, en s’approchant ; je viens par ordre de madame de Benavidés ; elle a eu assez d’estime pour moi pour ne me rien cacher de ce qui vous regarde. Peut-être, ajouta-t-il avec un soupir qu’il ne put retenir, aurait-elle pensé différemment, si elle m’avait bien connu. N’importe, je répondrai à sa confiance ; je vous sauverai et je la sauverai, si je puis. Vous ne me sauverez point, lui dis-je à mon tour ; je dois justifier madame de Benavidés, et je le ferais aux dépens de mille vies.

Je lui expliquai tout de suite mon projet de ne point me faire connaître. Ce projet pourrait avoir lieu, me répondit dom Gabriel, si mon frère était mort, comme je vois que vous le croyez ; mais sa blessure, quoique grande, peut n’être pas mortelle, et le premier signe de vie qu’il a donné, a été de faire renfermer madame de Benavidés dans son appartement. Vous voyez par-là qu’il l’a soupçonnée, et que vous vous perdriez sans la sauver. Sortons, ajouta-t-il ; je puis aujourd’hui pour vous ce que je ne pourrai peut-être plus demain. Et que deviendra madame de Benavidés, m’écriai-je ? non, je ne puis me résoudre à me tirer d’un péril où je l’ai mise, et à l’y laisser. Je vous ai déjà dit, me répondit dom Gabriel, que votre présence ne peut que rendre sa condition plus fâcheuse. Hé bien ! lui dis-je, je fuirai, puisqu’elle le veut, et que son intérêt le demande. J’espérais en sacrifiant ma vie lui donner du moins quelque pitié ; je ne méritais pas cette consolation. Je suis un malheureux, indigne de mourir pour elle. Protégez-la, dis-je à dom Gabriel ; vous êtes généreux ; son innocence, son malheur, doivent vous toucher. Vous pouvez juger, me répliqua-t-il, par ce qui m’est échappé, que les intérêts de madame de Benavidés me sont plus chers qu’il ne faudrait pour mon repos ; je ferai tout pour elle. Hélas ! ajouta-t-il, je me croirais payé, si je pouvais encore penser qu’elle n’a rien aimé. Comment se peut-il que le bonheur d’avoir touché un cœur comme le sien ne vous ait pas suffi ? Mais sortons, poursuivit-il, profitons de la nuit. Il me prit par la main, tourna une lanterne sourde, et me fit traverser les cours du château. J’étais si plein de rage contre moi-même, que, par un sentiment de désespéré, j’aurais voulu être encore plus malheureux que je n’étais.

Dom Gabriel m’avait conseillé, en me quittant, d’aller dans un couvent de religieux qui n’était qu’à un quart de lieue du château : Il faut, me dit-il, vous tenir caché dans cette maison pendant quelques jours, pour vous dérober aux recherches que je serai moi-même obligé de faire ; voilà une lettre pour un religieux de la maison, à qui vous pouvez vous confier. J’errai encore long-temps autour du château ; je ne pouvais me résoudre à m’en éloigner ; mais le désir de savoir des nouvelles d’Adélaïde me détermina enfin à prendre la route du couvent.

J’y arrivai à la pointe du jour. Ce religieux, après avoir lu la lettre de dom Gabriel, m’emmena dans une chambre. Mon extrême abattement et le sang qu’il aperçut sur mes habits lui firent craindre que je ne fusse blessé. Il me le demandait, quand il me vit tomber en faiblesse ; un domestique qu’il appela, et lui, me mirent au lit. On fit venir le chirurgien de la maison pour visiter ma plaie ; elle s’était extrêmement envenimée par le froid et par la fatigue que j’avais soufferts.

Quand je fus seul avec le père à qui j’étais adressé, je le priai d’envoyer à une maison du village que je lui indiquai, pour s’informer de Saint-Laurent ; j’avais jugé qu’il s’y serait réfugié : je ne m’étais pas trompé ; il vint avec l’homme que j’avais envoyé. La douleur de ce pauvre garçon fut extrême, quand il sut que j’étais blessé ; il s’approcha de mon lit pour s’informer de mes nouvelles. Si vous voulez me sauver la vie, lui dis-je, il faut m’apprendre dans quel état est madame de Benavidés ; sachez ce qui se passe ; ne perdez pas un moment pour m’en éclaircir, et songez que ce que je souffre est mille fois pire que la mort. Saint-Laurent me promit de faire ce que je souhaitais ; il sortit dans l’instant pour prendre les mesures nécessaires.

Cependant la fièvre me prit avec beaucoup de violence : ma plaie parut dangereuse : on fut obligé de me faire de grandes incisions ; mais les maux de l’esprit me laissaient à peine sentir ceux du corps. Madame de Benavidés, comme je l’avais vue, en sortant de sa chambre, fondant en larmes, couchée sur le plancher, auprès de son mari que j’avais blessé, ne me sortait pas un moment de l’esprit : je repassais les malheurs de sa vie, je me trouvais par-tout : son mariage, le choix de ce mari, le plus jaloux, le plus bizarre de tous les hommes, s’étaient faits pour moi, et je venais de mettre le comble à tant d’infortunes, en exposant sa réputation. Je me rappelais ensuite la jalousie que je lui avais marquée : quoiqu’elle n’eût duré qu’un moment, quoiqu’un seul mot l’eût fait cesser, je ne pouvais me la pardonner. Adélaïde me devait regarder comme indigne de ses bontés ; elle devait me haïr. Cette idée, si douloureuse, si accablante, je la soutenais par la rage dont j’étais animé contre moi-même.

Saint-Laurent revint au bout de huit jours ; il me dit que Benavidés était très-mal de sa blessure, que sa femme paraissait inconsolable, que dom Gabriel faisait mine de nous faire chercher avec soin. Ces nouvelles n’étaient pas propres à me calmer : je ne savais ce que je devais désirer ; tous les événements étaient contre moi ; je ne pouvais même souhaiter la mort : il me semblait que je me devais à la justification de madame de Benavidés.

Le religieux qui me servait prit pitié de moi ; il m’entendait soupirer continuellement ; il me trouvait presque toujours le visage baigné de larmes. C’était un homme d’esprit, qui avait été long-temps dans le monde, et que divers accidents avaient conduit dans le cloître. Il ne chercha point à me consoler par ses discours ; il me montra seulement de la sensibilité pour mes peines : ce moyen lui réussit ; il gagna peu-à-peu ma confiance ; peut-être aussi ne la dut-il qu’au besoin que j’avais de parler et de me plaindre. Je m’attachais à lui à mesure que je lui contais mes malheurs ; il me devint si nécessaire au bout de quelques jours, que je ne pouvais consentir à le perdre un moment. Je n’ai jamais vu dans personne plus de vraie bonté : je lui répétais mille fois les mêmes choses ; il m’écoutait, il entrait dans mes sentiments.

C’était par son moyen que je savais ce qui se passait chez Benavidés. Sa blessure le mit long-temps dans un très-grand danger ; il guérit enfin. J’en appris la nouvelle par dom Jérôme : c’était le nom de ce religieux. Il me dit ensuite que tout paraissait tranquille dans le château, que madame de Benavidés vivait encore plus retirée qu’auparavant, que sa santé était très-languissante ; il ajouta qu’il fallait que je me disposasse à m’éloigner aussitôt que je le pourrais, que mon séjour pouvait être découvert, et causer de nouvelles peines à madame de Benavidés.

Il s’en fallait bien que je fusse en état de partir : j’avais toujours la fièvre : ma plaie ne se refermait point. J’étais dans cette maison depuis deux mois, quand je m’aperçus un jour que dom Jérôme était triste et rêveur : il détournait les yeux, et n’osait me regarder ; il répondait avec peine à mes questions. J’avais pris beaucoup d’amitié pour lui ; d’ailleurs les malheureux sont plus sensibles que les autres. J’allais lui demander le sujet de sa mélancolie, lorsque Saint-Laurent, entrant dans ma chambre, me dit que dom Gabriel était dans la maison, qu’il venait de le rencontrer.

Dom Gabriel est ici, dis-je en regardant dom Jérôme, et vous ne m’en dites rien ! Pourquoi ce mystère ? Vous me faites trembler ! Que fait madame de Benavidés ? Par pitié, tirez-moi de la cruelle incertitude où je suis. Je voudrais pouvoir vous y laisser toujours, me dit enfin dom Jérôme en m’embrassant. Ah ! m’écriai-je, elle est morte ! Benavidés l’a sacrifiée à sa fureur ! Vous ne me répondez point ? hélas ! je n’ai donc plus d’espérance ? Non, ce n’est point Benavidés, reprenais-je, c’est moi qui lui ai plongé le poignard dans le sein ; sans mon amour elle vivrait encore. Adélaïde est morte ! je ne la verrai plus ; je l’ai perdue pour jamais ! Elle est morte et je vis encore ! Que tardé-je à la suivre, que tardé-je à la venger ! mais non, ce serait me faire grâce que de me donner la mort ; ce serait me séparer de moi-même qui me fais horreur.

L’agitation violente dans laquelle j’étais fit rouvrir ma plaie qui n’était pas encore bien fermée ; je perdis tant de sang, que je tombai en faiblesse ; elle fut si longue, que l’on me crut mort ; je revins enfin après plusieurs heures. Dom Jérôme craignit que je n’entreprisse quelque chose contre ma vie ; il chargea Saint-Laurent de me garder à vue. Mon désespoir prit alors une autre forme. Je restai dans un morne silence. Je ne répandais pas une larme. Ce fut dans ce temps que je fis dessein d’aller dans quelque lieu où je pusse être en proie à toute ma douleur. J’imaginais presque un plaisir à me rendre encore plus misérable que je ne l’étais.

Je souhaitai de voir dom Gabriel, parce que sa vue devait encore augmenter ma peine ; je priai dom Jérôme de l’amener : ils vinrent ensemble dans ma chambre le lendemain. Dom Gabriel s’assit auprès de mon lit : nous restâmes tous deux assez long-temps sans nous parler ; il me regardait avec des yeux pleins de larmes. Je rompis enfin le silence : Vous êtes bien généreux, monsieur, de voir un misérable pour qui vous devez avoir tant de haine ? Vous êtes trop malheureux, me répondit-il, pour que je puisse vous haïr. Je vous supplie, lui dis-je, de ne me laisser ignorer aucune circonstance de mon malheur ; l’éclaircissement que je vous demande préviendra peut-être des événements que vous avez intérêt d’empêcher. J’augmenterai mes peines et les vôtres, me répondit-il ; n’importe, il faut vous satisfaire ; vous verrez du moins dans le récit que je vais vous faire, que vous n’êtes pas seul à plaindre ; mais je suis obligé, pour vous apprendre tout ce que vous voulez savoir, de vous dire un mot de ce qui me regarde.

Je n’avais jamais vu madame de Benavidés, quand elle devint ma belle-sœur. Mon frère, que des affaires considérables avaient attiré à Bordeaux, en devint amoureux ; et, quoique ses rivaux eussent autant de naissance et de bien, et lui fussent préférables par beaucoup d’autres endroits, je ne sais par quelle raison le choix de madame de Benavidés fut pour lui. Peu de temps après son mariage, il la mena dans ses terres ; c’est là où je la vis pour la première fois. Si sa beauté me donna de l’admiration, je fus encore plus enchanté des grâces de son esprit et de son extrême douceur, que mon frère mettait tous les jours à de nouvelles épreuves. Cependant l’amour que j’avais alors pour une très-aimable personne dont j’étais tendrement aimé, me faisait croire que j’étais à l’abri de tant de charmes ; j’avais même dessein d’engager ma belle-sœur à me servir auprès de son mari, pour le faire consentir à mon mariage. Le père de ma maîtresse, offensé des refus de mon frère, ne m’avait donné qu’un temps très-court pour les faire cesser, et m’avait déclaré, et à sa fille, que, ce temps expiré, il la marierait à un autre.

L’amitié que madame de Benavidés me témoignait, me mit bientôt en état de lui demander son secours ; j’allais souvent dans sa chambre, dans le dessein de lui en parler, et j’étais arrêté par le plus léger obstacle. Cependant le temps qui m’avait été prescrit s’écoulait ; j’avais reçu plusieurs lettres de ma maîtresse, qui me pressaient d’agir ; les réponses que je lui faisais ne la satisfirent pas ; il s’y glissait, sans que je m’en aperçusse, une froideur qui m’attira des plaintes ; elles me parurent injustes ; je lui en écrivis sur ce ton-là. Elle se crut abandonnée ; et le dépit, joint aux instances de son père, la détermina à se marier. Elle m’instruisit elle-même de son sort ; sa lettre, quoique pleine de reproches, était tendre ; elle finissait en me priant de ne la voir jamais. Je l’avais beaucoup aimée, je croyais l’aimer encore ; je ne pus apprendre, sans une véritable douleur, que je la perdais : je craignais qu’elle ne fût malheureuse, et je me reprochais d’en être la cause.

Toutes ces différentes pensées m’occupaient ; j’y rêvais tristement en me promenant dans une allée de ce bois que vous connaissez, quand je fus abordé par madame de Benavidés. Elle s’aperçut de ma tristesse ; elle m’en demanda la cause avec amitié. Une secrète répugnance me retenait : je ne pouvais me résoudre à lui dire que j’avais été amoureux ; mais le plaisir de pouvoir lui parler d’amour, quoique ce ne fût pas pour elle, l’emporta. Tous ces mouvements se passaient dans mon cœur, sans que je les démêlasse : je n’avais encore osé approfondir ce que je sentais pour ma belle-sœur. Je lui contai mon aventure, je lui montrai la lettre de mademoiselle de N… Que ne m’avez-vous parlé plutôt, me dit-elle ? Peut-être aurais-je obtenu de monsieur votre frère le consentement qu’il vous refusait. Mon Dieu ! que je vous plains, et que je la plains ! elle sera assurément malheureuse. La pitié de madame de Benavidés pour mademoiselle de N… me fit craindre qu’elle ne prît de moi des idées désavantageuses ; et, pour diminuer cette pitié, je me pressai de lui dire que le mari de mademoiselle de N… avait du mérite, de la naissance, qu’il tenait un rang considérable dans le monde, et qu’il y avait apparence que sa fortune deviendrait encore plus considérable. Vous vous trompez, me répondit-elle, si vous croyez que tous ces avantages la rendent heureuse ; rien ne peut remplacer la perte de ce qu’on aime. C’est une cruelle chose, ajouta-t-elle, quand il faut mettre toujours le devoir à la place de l’inclination. Elle soupira plusieurs fois pendant cette conversation : je m’aperçus même qu’elle avait peine à retenir ses larmes.

Après m’avoir dit encore quelques mots, elle me quitta. Je n’eus pas la force de la suivre ; je restai dans un trouble que je ne puis exprimer ; je vis tout d’un coup ce que je n’avais pas voulu voir jusque-là, que j’étais amoureux de ma belle-sœur, et je crus voir qu’elle avait une passion dans le cœur : je me rappelai mille circonstances auxquelles je n’avais pas fait attention, son goût pour la solitude, son éloignement pour tous les amusements, dans un âge comme le sien. Son extrême mélancolie, que j’avais attribuée aux mauvais traitements de mon frère, me parut alors avoir une autre cause. Que de réflexions douloureuses se présentèrent en même temps à mon esprit ! Je me trouvais amoureux d’une personne que je ne devais point aimer, et cette personne en aimait un autre. Si elle n’aimait rien, disais-je, mon amour, quoique sans espérance, ne serait pas sans douceur ; je pourrais prétendre à son amitié, elle m’aurait tenu lieu de tout ; mais cette amitié n’est plus rien pour moi, si elle a des sentiments plus vifs pour un autre. Je sentais que je devais faire tous mes efforts pour me guérir d’une passion contraire à mon repos, et que l’honneur ne me permettait pas d’avoir. Je pris le dessein de m’éloigner, et je rentrai au château, pour dire à mon frère que j’étais obligé de partir ; mais la vue de madame de Benavidés arrêta mes résolutions. Cependant, pour me donner à moi-même un prétexte de rester près d’elle, je me persuadai que je lui étais utile pour arrêter les mauvaises humeurs de son mari.

Vous arrivâtes dans ce temps-là ; je trouvai en vous un air et des manières qui démentaient la condition sous laquelle vous paraissiez. Je vous marquai de l’amitié ; je voulus entrer dans votre confidence ; mon dessein était de vous engager ensuite à peindre madame de Benavidés ; car, malgré toutes les illusions que mon amour me faisait, j’étais toujours dans la résolution de m’éloigner, et je voulais, en me séparant d’elle pour toujours, avoir du moins son portrait. La manière dont vous répondîtes à mes avances me fit voir que je ne pouvais rien espérer de vous, et j’étais allé pour faire venir un autre peintre, le jour malheureux où vous blessâtes mon frère. Jugez de ma surprise, quand, à mon retour, j’appris tout ce qui s’était passé. Mon frère, qui était très-mal, gardait un morne silence, et jetait de temps en temps des regards terribles sur madame de Benavidés. Il m’appela aussitôt qu’il me vit. Délivrez-moi, me dit-il, de la vue d’une femme qui m’a trahi ; faites-la conduire dans son appartement, et donnez ordre qu’elle n’en puisse sortir. Je voulus dire quelque chose ; mais M. de Benavidés m’interrompit au premier mot : Faites ce que je souhaite, me dit-il, ou ne me voyez jamais.

Il fallut donc obéir : je m’approchai de ma belle-sœur ; je la priai que je pusse lui parler dans sa chambre ; elle avait entendu les ordres que son mari m’avait donnés. Allons, me dit-elle, en répandant un torrent de larmes, venez exécuter ce que l’on vous ordonne. Ces paroles, qui avaient l’air de reproches, me pénétrèrent de douleur ; je n’osai y répondre dans le lieu où nous étions ; mais elle ne fut pas plutôt dans sa chambre, que la regardant avec beaucoup de tristesse : Quoi ! lui dis-je, madame, me confondez-vous avec votre persécuteur, moi, qui sens vos peines comme vous-même, moi, qui donnerais ma vie pour vous ? Je frémis de le dire ; mais je crains pour la vôtre ; retirez-vous pour quelque temps dans un lieu sûr ; je vous offre de vous y faire conduire. Je ne sais si M. de Benavidés en veut à mes jours, me répondit-elle ; je sais seulement que mon devoir m’oblige à ne pas l’abandonner, et je le remplirai, quoi qu’il m’en puisse coûter. Elle se tut quelques moments, et reprenant la parole : Je vais, continua-t-elle, vous donner, par une entière confiance, la plus grande marque d’estime que je puisse vous donner ; aussi-bien l’aveu que j’ai à vous faire m’est-il nécessaire pour conserver la vôtre ; allez retrouver votre frère ; une plus longue conversation pourrait lui être suspecte, revenez ensuite le plutôt que vous pourrez.

Je sortis, comme madame de Benavidés le souhaitait. Le chirurgien avait ordonné qu’on ne laissât entrer personne dans la chambre de M. de Benavidés ; je courus retrouver sa femme, agité de mille pensées différentes : je désirais de savoir ce qu’elle avait à me dire, et je craignais de l’apprendre. Elle me conta comment elle vous avait connu, l’amour que vous aviez pris pour elle le premier moment que vous l’aviez vue. Elle ne me dissimula point l’inclination que vous lui aviez inspirée.

Quoi ! m’écriai-je à cet endroit du récit de dom Gabriel, j’avais touché l’inclination de la plus parfaite personne du monde, et je l’ai perdue ! Cette idée pénétra mon cœur d’un sentiment si tendre, que mes larmes, qui avaient été retenues jusque-là par l’excès de mon désespoir, commencèrent à couler.

Oui, continua dom Gabriel, vous en étiez aimé. Quel fonds de tendresse je découvris pour vous dans son cœur, malgré ses malheurs, malgré sa situation présente ! Je sentais qu’elle appuyait avec plaisir sur tout ce que vous aviez fait pour elle ; elle m’avoua qu’elle vous avait reconnu, quand je la conduisis dans la chambre où vous peigniez ; qu’elle vous avait écrit, pour vous ordonner de partir, et qu’elle n’avait pu trouver une occasion de vous donner sa lettre. Elle me conta ensuite comment son mari vous avait surpris dans le moment même où vous lui disiez un éternel adieu ; qu’il avait voulu la tuer, et que c’était en la défendant que vous aviez blessé M. de Benavidés. Sauvez ce malheureux, ajouta-t-elle ; vous seul pouvez le dérober au sort qui l’attend : car, je le connais, dans la crainte de m’exposer, il souffrirait les derniers supplices, plutôt que de déclarer ce qu’il est. Il est bien payé de ce qu’il souffre, lui dis-je, madame, par la bonne opinion que vous avez de lui. Je vous ai découvert toute ma faiblesse, répliqua-t-elle ; mais vous avez dû voir que, si je n’ai pas été maîtresse de mes sentiments, je l’ai, du moins, été de ma conduite, et que je n’ai fait aucune démarche que le plus rigoureux devoir puisse condamner. Hélas ! madame, lui dis-je, vous n’avez pas besoin de vous justifier ; je sais trop, par moi-même, qu’on ne dispose pas de son cœur comme on le voudrait. Je vais mettre tout en usage, ajoutai-je, pour vous obéir, et pour délivrer le comte de Comminge ; mais j’ose vous dire qu’il n’est peut-être pas le plus malheureux.

Je sortis en prononçant ces paroles, sans oser jeter les yeux sur madame de Benavidés ; je fus m’enfermer dans ma chambre pour résoudre ce que j’avais à faire. Mon parti était pris de vous délivrer ; mais je ne savais pas si je ne devais pas fuir moi-même. Ce que j’avais souffert, pendant le récit que je venais d’entendre, me faisait connaître à quel point j’étais amoureux. Il fallait m’affranchir d’une passion si dangereuse pour ma vertu ; mais il y avait de la cruauté d’abandonner madame de Benavidés, seule, entre les mains d’un mari qui croyait en avoir été trahi. Après bien des irrésolutions, je me déterminai à secourir madame de Benavidés, et à l’éviter avec soin. Je ne pus lui rendre compte de votre évasion que le lendemain ; elle me parut un peu plus tranquille ; je crus cependant m’apercevoir que son affliction était encore augmentée, et je ne doutai pas que ce ne fût la connaissance que je lui avais donnée de mes sentiments : je la quittai pour la délivrer de l’embarras que ma présence lui causait.

Je fus plusieurs jours sans la voir. Le mal de mon frère, qui augmentait, et qui faisait tout craindre pour sa vie, m’obligea de lui faire une visite pour l’en avertir. Si j’avais perdu M. de Benavidés, me dit-elle, par un événement ordinaire, sa perte m’aurait été moins sensible ; mais la part que j’aurais à celui-ci me la rendrait tout-à-fait douloureuse. Je ne crains point les mauvais traitements qu’il peut me faire ; je crains qu’il ne meure avec l’opinion que je lui ai manqué ; s’il vit, j’espère qu’il connaîtra mon innocence, et qu’il me rendra son estime. Il faut aussi, lui dis-je, madame, que je tâche de mériter la vôtre. Je vous demande pardon des sentiments que je vous ai laissé voir : je n’ai pu ni les empêcher de naître, ni vous les cacher. Je ne sais même si je pourrai en triompher ; mais je vous jure que je ne vous en importunerai jamais ; j’aurais même pris déjà le parti de m’éloigner de vous, si votre intérêt ne me retenait ici. Je vous avoue, me dit-elle, que vous m’avez sensiblement affligée. La fortune a voulu m’ôter jusqu’à la consolation que j’aurais trouvée dans votre amitié.

Les larmes qu’elle répandait en me parlant, firent plus d’effet sur moi que toute ma raison ; je fus honteux d’augmenter les malheurs d’une personne déjà si malheureuse. Non, madame, lui dis-je, vous ne serez point privée de cette amitié dont vous avez la bonté de faire cas, et je me rendrai digne de la vôtre, par le soin que j’aurai de vous faire oublier mon égarement.

Je me trouvai effectivement, en la quittant, plus tranquille que je n’avais été depuis que je la connaissais. Bien loin de la fuir, je voulus, par les engagements que je prendrais avec elle en la voyant, me donner à moi-même de nouvelles raisons de faire mon devoir. Ce moyen me réussit ; je m’accoutumais peu-à-peu à réduire mes sentiments à l’amitié ; je lui disais naturellement le progrès que je faisais ; elle m’en remerciait comme d’un service que je lui aurais rendu ; et, pour m’en récompenser, elle me donnait de nouvelles marques de sa confiance ; mon cœur se révoltait encore quelquefois, mais la raison restait la plus forte. Mon frère, après avoir été assez long-temps dans un très-grand danger, revint enfin : il ne voulut jamais accorder à sa femme la permission de le voir, qu’elle lui demanda plusieurs fois. Il n’était pas encore en état de quitter la chambre, que madame de Benavidés tomba malade à son tour. Sa jeunesse la tira d’affaire, et j’eus lieu d’espérer que sa maladie avait attendri son mari pour elle ; quoiqu’il se fût obstiné à ne la point voir, quelque instance qu’elle lui en eût fait faire dans le plus fort de son mal, il demandait de ses nouvelles avec quelque sorte d’empressement.

Elle commençait à se mieux porter, quand M. de Benavidés me fit appeler. J’ai une affaire importante, me dit-il, qui demanderait ma présence à Saragosse ; ma santé ne me permet pas de faire ce voyage ; je vous prie d’y aller à ma place ; j’ai ordonné que mes équipages fussent prêts, et vous m’obligerez de partir tout-à-l’heure. Il est mon aîné d’un grand nombre d’années ; j’ai toujours eu pour lui le respect que j’aurais eu pour mon père, et il m’en a tenu lieu ; je n’avais d’ailleurs aucune raison pour me dispenser de faire ce qu’il souhaitait de moi : il fallut donc me résoudre à partir ; mais je crus que cette marque de ma complaisance me mettait en droit de lui parler sur madame de Benavidés. Que ne lui dis-je point pour l’adoucir ! il me parut que je l’avais ébranlé ; je crus même le voir attendri. J’ai aimé madame de Benavidés, me dit-il, de la passion du monde la plus forte ; elle n’est pas encore éteinte dans mon cœur ; mais il faut que le temps et la conduite qu’elle aura à l’avenir effacent le souvenir de ce que j’ai vu. Je n’osai contester ses sujets de plainte ; c’était le moyen de rappeler ses fureurs. Je lui demandai seulement la permission de dire à ma belle-sœur les espérances qu’il me donnait ; il me le permit. Cette pauvre femme reçut cette nouvelle avec une sorte de joie. Je sais, me dit-elle, que je ne puis être heureuse avec M. de Benavidés ; mais j’aurai du moins la consolation d’être où mon devoir veut que je sois.

Je la quittai après l’avoir encore assurée des bonnes dispositions de mon frère. Un des principaux domestiques de la maison, à qui je me confiais, fut chargé de ma part d’être attentif à tout ce qui pourrait la regarder, et de m’en instruire. Après ces précautions, que je crus suffisantes, je pris la route de Saragosse. Il y avait près de quinze jours que j’y étais arrivé, que je n’avais eu encore aucune nouvelle : ce long silence commençait à m’inquiéter, quand je reçus une lettre de ce domestique qui m’apprenait que, trois jours après mon départ, M. de Benavides l’avait mis dehors et tous ses camarades, et qu’il n’avait gardé qu’un homme qu’il me nomma, et la femme de cet homme.

Je frémis en lisant sa lettre, et, sans m’embarrasser des affaires dont j’étais chargé, je pris sur-le-champ la poste.

J’étais à trois journées d’ici, quand je reçus la fatale nouvelle de la mort de madame de Benavidés ; mon frère, qui me l’écrit lui-même, m’en paraît si affligé, que je ne saurais croire qu’il y ait eu part. Il me mande que l’amour qu’il avait pour sa femme l’avait emporté sur sa colère ; qu’il était près de lui pardonner, quand la mort la lui avait ravie ; qu’elle était retombée peu après mon départ, et qu’une fièvre violente l’avait emportée le cinquième jour. J’ai su, depuis que je suis ici, où je suis venu chercher quelque consolation auprès de dom Jérôme, qu’il est plongé dans la plus affreuse mélancolie ; il ne veut voir personne, il m’a même fait prier de ne pas aller sitôt chez lui.

Je n’ai aucune peine à lui obéir, continua dom Gabriel ; les lieux où j’ai vu la malheureuse madame de Benavidés, et où je ne la verrais plus, ajouteraient encore à ma douleur ; il semble que sa mort ait réveillé mes premiers sentiments ; et je ne sais si l’amour n’a pas autant de part à mes larmes que l’amitié. J’ai résolu de passer en Hongrie, où j’espère trouver la mort dans les périls de la guerre, ou retrouver le repos que j’ai perdu.

Dom Gabriel cessa de parler ; je ne pus lui répondre, ma voix était étouffée par mes soupirs et par mes larmes ; il en répandait aussi-bien que moi ; il me quitta enfin sans que j’eusse pu lui dire une parole. Dom Jérôme l’accompagna, et je restai seul : ce que je venais d’entendre augmentait l’impatience que j’avais de me trouver dans un lieu où rien ne me dérobât à ma douleur. Le désir d’exécuter ce projet hâta ma guérison : après avoir langui si long-temps, mes forces commencèrent à revenir, ma blessure se ferma, et je me vis en état de partir en peu de temps. Les adieux de dom Jérôme et de moi furent, de sa part, remplis de beaucoup de témoignages d’amitié ; j’aurais voulu y répondre ; mais j’avais perdu ma chère Adélaïde, et je n’avais de sentiment que pour la pleurer. Je cachai mon dessein, de peur qu’on ne cherchât à y mettre obstacle. J’écrivis à ma mère par Saint-Laurent, à qui j’avais fait croire que j’attendrais la réponse dans le lieu où j’étais. Cette lettre contenait un détail de tout ce qui m’était arrivé ; je finissais en lui demandant pardon de m’éloigner d’elle : j’ajoutais que j’avais cru devoir lui épargner la vue d’un malheureux qui n’attendait que la mort ; enfin, je la priais de ne faire aucune perquisition pour découvrir ma retraite, et je lui recommandais Saint-Laurent.

Je lui donnai, quand il partit, tout ce que j’avais d’argent ; je ne gardai que ce qui m’était nécessaire pour faire mon voyage. La lettre de madame de Benavidés, et son portrait que j’avais toujours sur mon cœur, étaient le seul bien que je m’étais réservé. Je partis le lendemain du départ de Saint-Laurent. Je vins, sans presque m’arrêter, à l’abbaye de la T… Je demandai l’habit en arrivant ; le père abbé m’obligea de passer par les épreuves. On me demanda, quand elles furent finies, si la mauvaise nourriture et les austérités ne me paraissaient pas au-dessus de mes forces : ma douleur m’occupait si entièrement, que je ne m’étais pas même aperçu du changement de nourriture et de ces austérités dont on me parlait.

Mon insensibilité à cet égard fut prise pour une marque de zèle, et je fus reçu. L’assurance que j’avais par-là que mes larmes ne seraient point troublées, et que je passerais ma vie entière dans cet exercice, me donna quelque espèce de consolation. L’affreuse solitude, le silence qui régnait toujours dans cette maison, la tristesse de tous ceux qui m’environnaient, me laissaient tout entier à cette douleur qui m’était devenue si chère, qui me tenait presque lieu de ce que j’avais perdu. Je remplissais les exercices du cloître, parce que tout m’était également indifférent ; j’allais tous les jours dans quelque endroit écarté des bois ; là, je relisais cette lettre, je regardais le portrait de ma chère Adélaïde ; je baignais de mes larmes l’un et l’autre, et je revenais le cœur encore plus plein de tristesse.

Il y avait trois années que je menais cette vie, sans que mes peines eussent eu le moindre adoucissement, quand je fus appelé par le son de la cloche pour assister à la mort d’un religieux ; il était déjà couché sur la cendre, et on allait lui administrer le dernier sacrement, lorsqu’il demanda au père abbé la permission de parler.

Ce que j’ai à dire, mon père, ajouta-t-il, animera d’une nouvelle ferveur ceux qui m’écoutent, pour celui qui par des voies si extraordinaires m’a tiré du profond abyme où j’étais plongé, pour me conduire dans le port du salut.

Il continua ainsi :

Je suis indigne de ce nom de frère dont ces saints religieux m’ont honoré : vous voyez en moi une malheureuse pécheresse qu’un amour profane a conduite dans ces saints lieux. J’aimais et j’étais aimée d’un jeune homme d’une condition égale à la mienne : la haine de nos pères mit obstacle à notre mariage ; je fus même obligée, pour l’intérêt de mon amant, d’en épouser un autre. Je cherchai jusque dans le choix de mon mari à lui donner des preuves de mon fol amour : celui qui ne pouvait m’inspirer que de la haine fut préféré, parce qu’il ne pouvait lui donner de jalousie. Dieu a permis qu’un mariage contracté par des vues si criminelles ait été pour moi une source de malheurs. Mon mari et mon amant se blessèrent à mes yeux ; le chagrin que j’en conçus me rendit malade ; je n’étais pas encore rétablie quand mon mari m’enferma dans une tour de sa maison, et me fit passer pour morte. Je fus deux ans en ce lieu, sans autre consolation que celle que tâchait de me donner celui qui était chargé de m’apporter ma nourriture. Mon mari, non content des maux qu’il me faisait souffrir, avait encore la cruauté d’insulter à ma misère : mais, que dis-je, ô mon Dieu ! j’ose appeler cruauté l’instrument dont vous vous serviez pour me punir ! Tant d’afflictions ne me firent point ouvrir les yeux sur mes égarements : bien loin de pleurer mes péchés, je ne pleurais que mon amant. La mort de mon mari me mit enfin en liberté. Le même domestique, seul instruit de ma destinée, vint m’ouvrir ma prison, et m’apprit que j’avais passé pour morte dès l’instant qu’on m’avait enfermée. La crainte des discours que mon aventure ferait tenir de moi me fit penser à la retraite ; et, pour achever de m’y déterminer, j’appris qu’on ne savait aucune nouvelle de la seule personne qui pouvait me retenir dans le monde. Je pris un habit d’homme pour sortir avec plus de facilité du château. Le couvent que j’avais choisi, et où j’avais été élevée, n’était qu’à quelques lieues d’ici : j’étais en chemin pour m’y rendre, quand un mouvement inconnu m’obligea d’entrer dans cette église. À peine y étais-je, que je distinguai, parmi ceux qui chantaient les louanges du Seigneur, une voix trop accoutumée à aller jusqu’à mon cœur : je crus être séduite par la force de mon imagination ; je m’approchai, et, malgré le changement que le temps et les austérités avaient apporté sur son visage, je reconnus ce séducteur si cher à mon souvenir. Que devins-je, grand Dieu ! à cette vue ! de quel trouble ne fus-je point agitée ! loin de bénir le Seigneur de l’avoir mis dans la voie sainte, je blasphémai contre lui de me l’avoir ôté. Vous ne punîtes pas mes murmures impies, ô mon Dieu ! et vous vous servîtes de ma propre misère pour m’attirer à vous. Je ne pus m’éloigner d’un lieu qui renfermait ce que j’aimais ; et, pour ne m’en plus séparer, après avoir congédié mon conducteur, je me présentai à vous, mon père ; vous fûtes trompé par l’empressement que je montrais pour être admise dans votre maison ; vous m’y reçûtes. Quelle était la disposition que j’apportais à vos saints exercices ? un cœur plein de passion, tout occupé de ce qu’il aimait. Dieu qui voulait, en m’abandonnant à moi-même, me donner de plus en plus des raisons de m’humilier un jour devant lui, permettait sans doute ces douceurs empoisonnées que je goûtais à respirer le même air et à être dans le même lieu. Je m’attachais à tous ses pas, je l’aidais dans son travail autant que mes forces pouvaient me le permettre, et je me trouvais dans ces moments payée de tout ce que je souffrais. Mon égarement n’alla pourtant pas jusqu’à me faire connaître : mais quel fut le motif qui m’arrêta ? la crainte de troubler le repos de celui qui m’avait fait perdre le mien ; sans cette crainte, j’aurais peut-être tout tenté pour arracher à Dieu une âme que je croyais qui était toute à lui.

Il y a deux mois que, pour obéir à la règle du saint fondateur qui a voulu, par l’idée continuelle de la mort, sanctifier la vie de ses religieux, il leur fut ordonné à tous de se creuser chacun leur tombeau. Je suivais, comme à l’ordinaire, celui à qui j’étais liée par des chaînes si honteuses : la vue de ce tombeau, l’ardeur avec laquelle il le creusait, me pénétrèrent d’une affliction si vive, qu’il fallut m’éloigner pour laisser couler des larmes qui pouvaient me trahir. Il me semblait, depuis ce moment, que j’allais le perdre ; cette idée ne m’abandonnait plus ; mon attachement en prit encore de nouvelles forces ; je le suivais par-tout ; et, si j’étais quelques heures sans le voir, je croyais que je ne le verrais plus.

Voici le moment heureux que Dieu avait préparé pour m’attirer à lui ; nous allions dans la forêt couper du bois pour l’usage de la maison, quand je m’aperçus que mon compagnon m’avait quittée ; mon inquiétude m’obligea à le chercher. Après avoir parcouru plusieurs routes du bois, je le vis dans un endroit écarté, occupé à regarder quelque chose qu’il avait tiré de son sein. Sa rêverie était si profonde, que j’allai à lui, et que j’eus le temps de considérer ce qu’il tenait, sans qu’il m’aperçût. Quel fut mon étonnement quand je reconnus mon portrait ! Je vis alors que, bien loin de jouir de ce repos que j’avais tant craint de troubler, il était comme moi la malheureuse victime d’une passion criminelle ; je vis Dieu irrité appesantir sa main toute-puissante sur lui ; je crus que cet amour, que je portais jusqu’au pied des autels, avait attiré la vengeance céleste sur celui qui en était l’objet. Pleine de cette pensée, je vins me prosterner au pied de ces mêmes autels ; je vins demander à Dieu ma conversion, pour obtenir celle de mon amant. Oui, mon Dieu ! c’était pour lui que je vous priais, c’était pour lui que je versais des larmes, c’était son intérêt qui m’amenait à vous. Vous eûtes pitié de ma faiblesse ; ma prière, tout insuffisante, toute profane qu’elle était encore, ne fut pas rejetée ; votre grâce se fit sentir à mon cœur. Je goûtai, dès ce moment, la paix d’une âme qui est avec vous, et qui ne cherche que vous. Vous voulûtes encore me purifier par des souffrances ; je tombai malade peu de jours après. Si le compagnon de mes égarements gémit encore sous le poids du péché, qu’il jette les yeux sur moi, qu’il considère ce qu’il a si follement aimé, qu’il pense à ce moment redoutable où je touche, et où il touchera bientôt, à ce jour où Dieu fera taire sa miséricorde pour n’écouter que sa justice ! Mais je sens que le temps de mon dernier sacrifice s’approche ; j’implore le secours des prières de ces saints religieux ; je leur demande pardon du scandale que je leur ai donné ; et je me reconnais indigne de partager leur sépulture.

Le son de voix d’Adélaïde, si présent à mon souvenir, me l’avait fait reconnaître dès le premier mot qu’elle avait prononcé. Quelle expression pourrait représenter ce qui se passait alors dans mon cœur ! Tout ce que l’amour le plus tendre, tout ce que la pitié, tout ce que le désespoir peuvent faire sentir, je l’éprouvai dans ce moment.

J’étais prosterné comme les autres religieux. Tant qu’elle avait parlé, la crainte de perdre une de ses paroles avait retenu mes cris ; mais, quand je compris qu’elle avait expiré, j’en fis de si douloureux, que les religieux vinrent à moi, et me relevèrent. Je me démêlai de leurs bras, je courus me jeter à genoux auprès du corps d’Adélaïde ; je lui prenais les mains, que j’arrosais de mes larmes. Je vous ai donc perdue une seconde fois, ma chère Adélaïde, m’écriai-je, et je vous ai perdue pour toujours ! Quoi ! vous avez été si long-temps auprès de moi, et mon cœur ingrat ne vous a pas reconnue ! Nous ne nous séparerons du moins jamais ; la mort, moins barbare que mon père, ajoutai-je, en la serrant entre mes bras, va nous unir malgré lui.

La véritable pitié n’est point cruelle ; le père abbé, attendri de ce spectacle, tâcha, par les exhortations les plus tendres et les plus chrétiennes, de me faire abandonner ce corps, que je tenais étroitement embrassé. Il fut enfin obligé d’y employer la force ; on m’entraîna dans une cellule, où le père abbé me suivit ; il passa la nuit avec moi, sans pouvoir rien gagner sur mon esprit. Mon désespoir semblait s’accroître par les consolations qu’on voulait me donner. Rendez-moi, lui disais-je, Adélaïde ; pourquoi m’en avez-vous séparé ? Non, je ne puis plus vivre dans cette maison où je l’ai perdue, où elle a souffert tant de maux ; par pitié, ajoutai-je, en me jetant à ses pieds, permettez-moi d’en sortir ! que feriez-vous d’un misérable dont le désespoir troublerait votre repos ? Souffrez que j’aille dans l’hermitage attendre la mort. Ma chère Adélaïde obtiendra de Dieu que ma pénitence soit salutaire ; et vous, mon père, je vous demande cette dernière grâce, promettez-moi que le même tombeau unira nos cendres : je vous promettrai, à mon tour, de ne rien faire pour hâter ce moment, qui peut seul mettre fin à mes maux. Le père abbé, par compassion et peut-être encore plus pour ôter de la vue de ses religieux un objet de scandale, m’accorda ma demande et consentit à ce que je voulus. Je partis dès l’instant pour ce lieu ; j’y suis depuis plusieurs années, n’ayant d’autre occupation que celle de pleurer ce que j’ai perdu.


FIN DES MÉMOIRES DE COMMINGE.