Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/VI

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LETTRE VI.



Je vais vous mettre à même, par le récit des aventures d’une comédienne italienne, de comparer les mœurs de deux théâtres. Angelina naquit à Naples de parens excessivement pauvres ; son père était sculpteur en bois, mais si ignorant dans son métier, qu’il avait grand’peine à entretenir sa femme et sa fille ; vis-à-vis de chez lui logeait un jeune homme, nommé Antonio, fils d’un riche négociant : il voyait souvent Angelina ; il en devint passionnément amoureux, et fut assez heureux pour ne lui être pas indifférent. Quelque distance qu’il y eût entre eux deux, il demanda à son père la permission d’épouser Angelina ; ce fut inutilement. Ce négociant, uniquement touché de l’appas des biens, s’emporta contre son fils et lui défendit absolument de voir sa maîtresse.

Antonio était trop amoureux pour obéir ; il continua ses assiduités auprès d’elles. Son père l’ayant appris, crut que l’absence le guérirait : il l’envoya en Espagne auprès d’un commerçant de ses amis. L’adieu de ces amans fut tendre ; ils versèrent des pleurs, ils se plaignirent du sort, ils firent mille sermens de ne s’oublier jamais ; mais enfin il fallut céder, Antonio partit pour Cadix.

Angelina, éloignée de lui, se consola dans l’espérance de le revoir. Quel fut son désespoir, lorsqu’elle apprit que le vaisseau sur lequel il était, avait été pris par un corsaire d’Alger ! La nouvelle de l’esclavage de son amant pensa lui coûter la vie ; les pleurs étaient la seule consolation qu’elle eût dans son malheur.

Au milieu de ces inquiétudes, elle se vit réduite à de nouveaux embarras son père, ennuyé d’un métier qui ne lui donnait pas de quoi vivre, quitta la sculpture ; et s’étant aperçu que sa fille avait une fort belle voix, il la fit entrer à l’opéra de Naples.

Dans peu de temps elle fit de si grands progrès dans la musique et dans le goùt du chant, qu’elle gagna bientôt des appointemens considérables. De Naples ayant été à l’opéra de Gènes, elle y apprit une nouvelle qui redoubla tous ses malheurs.

Le père d’Antonio avait été oblige de faire banqueroute pour la perte d’un navire. Il était réduit dans l’état le plus pitoyable. L’amoureuse Angelina ne put savoir la situation du père de son amant, sans y être sensible ; elle lui fit remettre quarante pistoles à Livourne, où il avait été obligé de se sauver, sans qu’il pût connaître la main charitable d’où lui venait ce bienfait.

Elle n’oubliait pas, cependant de travailler aux moyens de tirer son amant d’esclavage ; elle épargnait le plus qu’il lui était possible, et amassait ainsi de l’argent pour sa rançon. L’occasion lui eût procuré le moyen d’abréger tant de soins, si elle avait pensé comme nos comédiennes francaises. Le marquis Massimiani, gentilhomme romain, vit Angelina à l’opéra de Gênes ; il en devint éperdument amoureux, et fit tout ce qu’il put pour s’en faire aimer, mais inutilement. L’idée d’Antonio était trop parfaitement gravée dans son cœur, pour que rien pût l’en effacer : il lui offrit mille pistoles pour le prix des dernières faveurs ; c’était la rançon de son amant : le pas était glissant. Elle crut qu’elle serait indigne de lui, si elle lui procurait la liberté par un moyen aussi honteux. Elle refusa généreusement les offres du marquis, qui, surpris de trouver sa maîtiresse inattaquable de tous côtés, se douta qu’elle avait le cœur pris.

Il la pria de l’avouer naturellement. Angelina lui raconta de quelle manière elle s’était attachée à Antonio et les mesures qu’elle prenait pour sa liberté. Le marquis, touché au vif de la générosité et de la vertu d’une fille aussi sage, la força d’accepter quatre cents pistoles qui manquaient à l’argent qu’elle avait épargné pour la rançon de son amant, qui montait à huit cents. Au lieu de votre amour, lui dit-il, belle Angelina, accordez-moi dorénavant votre amitié : votre candeur et votre constance me la rendent chère. Je veux que vous me regardiez comme votre frère, et vous verrez que je vous servirai utilement.

Il lui tint parole et, par son crédit, les affaires du père d’Antonio s’accommodèrent en partie. Angelina remit les huit cents pistoles au résident de France, qui les fit tenir à Alger au consul de la nation, pour payer la rançon d’Antonio. Cet amant fortuné arriva à Gênes peu de temps après.

Sa maîtresse, après ce qu’elle avait fait, crut pouvoir espérer que le père ne s’opposerait plus au mariage de son fils. Le marquis Massimiani se chargea de lui en écrire. Le négociant, qui avait mille obligations à ce seigneur, dont il ne pouvait pénétrer la cause, n’hésita pas un moment à consentir à ce qu’il voulait. Le seul éloignement de son fils dont on ne lui avait pas appris le retour, semblait rendre ce consentement inutile ; mais quelle fut sa joie, lorsqu’il le vit arriver chez lui dans le temps qu’il s’y attendait le moins, et qu’il apprit qu’il devait sa liberté à sa maîtresse ! Angelina resta encore quelque temps à l’opéra après son mariage : elle entra ensuite dans les concerts du cardinal Ottoboni ; et, ayant, par sa conduite, gagné de quoi rétablir entièrement les affaires de son beau-père, elle se retira avec lui.

Cette histoire a quelque chose de si sage et de si vertueux, que vous penserez qu’il est imposible d’en tirer un juste préjugé pour les mœurs des autres comédiennes italiennes ; j’en conviendrai avec vous mais examinez-les toutes, et vous ne verrez jamais dans leur conduite des déréglemens outrés. Vous avez connu la Cossoni à Londres ; elle avait un amant pourrait-on se récrier là-dessus sans une espèce de pédantisme ou de cagoterie ? Une femme peut avoir une inclination, sans qu’on soit en droit de la mépriser. Il n’est pas un homme qui ait le moindre usage du monde, qui ne soit pénétré de la vérité de cette proposition, qu’il faut qu’une femme soit plus sage pour n’avoir qu’un amant, que pour n’en point avoir. Quel effort fait-elle de se passer d’un plaisir qu’elle ignore ? mais lorsqu’elle a senti la douceur d’être trouvée aimable que l’amour lui a prodigué ses faveurs les plus chères, qu’elle a été initiée aux mystères les plus cachés, je soutiens qu’il faut une vertu infinie pour ne pas succomber à la tentation de multiplier ces plaisirs. Vous savez la maxime de Bussi : Ce n’est pas l’amour qui nous perd, c’est la manière de le faire[1]. Je finis par cette réflexion. Il y aurait du ridicule à exiger que les comédiennes italiennes fussent plus sages que les autres femmes ; c’est bien assez qu’étant plus exposées qu’elles, elles aient autant de vertu. Si, après avoir lu ma lettre, vous n’êtes pas de mon sentiment, examinez à Paris la troupe française et l’italienne, vous y verrez des argumens vivans et démonstratifs.



  1. Bussi Rabutin, lieutenant-général des armées du roi, et mestre-de-camp, général de la cavalerie légère, a laissé différens écrits très-instructifs sur les mœurs et les personnes de la cour de Louis xiv. Il encourut la disgrace du roi, pour avoir parlé trop librement de lui dans son Histoire Amoureuse des Gaule, ouvrage très-curieux et très-licencieux. Les Mémoires de Bussi Rabutin sont bien écrits ; ils font connaitre sa vie et plusieurs traits de celles des personnes avec lesquelles il avait vécu. Né en Epiry en Nivernais en 1628, il mourut à Autun en 1693, âgé de soixante-quinze ans. Le style de Rabutin est en général clair, énergique quoique souvent exagéré.