Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/13

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ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES

ET PIÈCES OFFICIELLES.

Note (A), page 3.

Extrait des Mémoires de l’abbé Georgel.

« La comtesse de Lamotte, qui va jouer un si grand rôle sur ce théâtre, dans le drame dont les lamentables scènes vont se succéder, était née en Champagne, sous le chaume et dans l’indigence. C’était un écart de l’aveugle fortune ou un effet du malheur ; car elle a prouvé depuis qu’elle descendait, par la branche des comtes de Saint-Remy, de la maison royale de Valois. Le généalogiste d’Hozier lui en avait donné un certificat. Cette auguste origine n’avait pas beaucoup amélioré sa situation. Elle devint l’épouse de M. de Lamotte, gentilhomme et simple gendarme. Leurs communes ressources étaient très-médiocres : le besoin ne nous avilit pas aux yeux de l’homme bienfaisant ; quand il n’est pas le fruit de l’inconduite. C’est sous ce point de vue qu’elle se présenta au grand aumônier pour intéresser sa générosité, et en même temps pour lui demander ses bons offices auprès du roi. La comtesse de Lamotte, sans avoir l’éclat de la beauté, se trouvait parée de toutes les grâces de la jeunesse ; sa physionomie était spirituelle et attrayante ; elle s’énonçait avec facilité ; un air de bonne foi dans ses récits mettait la persuasion sur ses lèvres : nous verrons bientôt que ces dehors séduisans cachaient l’ame et les talens magiques de Circé.

» La naissance et les malheurs d’une descendante des Valois firent, sur l’ame noble et compatissante du cardinal de Rohan, la plus profonde sensation ; c’eût été pour lui un bonheur de la placer au niveau de ses aïeux ; mais les finances du roi ne permettant pas des largesses proportionnées à un si beau nom, il ne put lui procurer que de légers secours pour l’arracher aux besoins du moment. Cette femme adroite et insinuante jugea bientôt l’ame de son bienfaiteur susceptible de plus fortes impressions qu’elle pouvait y faire naître. La reconnaissance et des besoins renaissans renouvelaient ses visites et ses entretiens. Elle s’aperçut que sa présence inspirait un grand intérêt au cardinal qui suivait l’impulsion de sa sensibilité. Son Éminence lui conseilla de s’adresser directement à la reine, présumant que cette princesse généreuse, frappée du contraste qui existait entre sa fortune actuelle et sa naissance, trouverait sans doute les moyens de l’arracher à sa trop pénible situation. Le cardinal, en lui avouant qu’il ne pouvait lui procurer une entrevue avec la reine, porta dans différens entretiens qui se succédèrent l’excès de la confiance, « jusqu’à lui peindre le chagrin profond qu’il éprouvait d’avoir encouru la haine de la souveraine ; c’était, disait-il, pour son cœur une amertume habituelle qui empoisonnait ses plus beaux jours. » Une pareille confidence devint l’infernale étincelle qui causa le plus désastreux incendie. Cette confidence fit éclore un plan de séduction dont les annales des sottises humaines offrent bien peu d’exemples. Voici l’esquisse de ce plan : madame de Lamotte entreprit de persuader au cardinal qu’elle était parvenue à s’immiscer dans l’intime familiarité de la reine ; que, pénétrée des rares qualités qu’elle avait découvertes dans l’ame du grand-aumônier, elle en avait parlé à cette princesse si souvent et avec tant d’effusion, qu’elle avait dissipé successivement ses préventions, et fait renaître en elle le désir de rendre ses bonnes grâces au cardinal ; que ses insinuations avaient tant de succès, que Marie-Antoinette permettait au cardinal de lui adresser sa justification, et ensuite qu’elle désirait avoir avec lui une correspondance par écrit, qui serait secrète jusqu’au moment favorable pour manifester hautement son retour et sa bienveillance ; que la comtesse de Lamotte serait l’intermédiaire de cette correspondance, dont les suites et les effets devaient nécessairement placer le cardinal au sommet de la faveur et du crédit.....

» Madame de Lamotte, après avoir augmenté la confiance du cardinal avec tout l’art de la séduction et par tous les moyens de l’intrigue, lui dit un jour : « Je suis autorisée par la reine à vous demander par écrit la justification des torts qu’on vous impute. » Cette autorisation, imaginée par la comtesse de Lamotte et crue par le cardinal, fut pour ce prince l’aurore d’un beau jour ; bientôt son apologie, écrite par lui-même et revêtue de tous les caractères propres à détruire les fâcheuses impressions qui le tourmentaient, fut confiée à madame de Lamotte. Elle rapporta, quelques jours après, une réponse sur petit format de papier doré sur tranche, où Marie-Antoinette, dont un habile faussaire avait tâché d’imiter l’écriture, disait : « J’ai lu votre lettre ; je suis charmée de ne plus vous trouver coupable : je ne puis encore vous accorder l’audience que vous désirez. Quand les circonstances le permettront, je vous en ferai prévenir. Soyez discret. » Ce peu de mots causa au cardinal un ravissement de satisfaction qu’il serait difficile d’exprimer. Madame de Lamotte fut dès-lors pour lui un ange tutélaire qui aplanissait les routes du bonheur. Elle eût pu, dès ce moment, obtenir de lui tout ce qu’elle aurait désiré. »

Bientôt aussi, encouragée par ce succès, supposa-t-elle une correspondance que la reine était censée entretenir avec le cardinal. Les demandes d’argent que, sous différens prétextes, la reine, dans ces fausses lettres, adressait au grand-aumônier, procurèrent successivement à madame de Lamotte jusqu’à 120,000 livres ; et rien ne put encore dessiller les yeux de l’homme immoral et crédule qu’on trompait à l’aide de semblables moyens....

« Un fâcheux hasard contribua dans le même temps à porter encore avec moins de retenue l’esprit du cardinal vers les choses extraordinaires. Je ne sais quel monstre, ennemi du bonheur des ames honnêtes, avait vomi sur nos contrées un empirique enthousiaste, nouvel apôtre de la religion naturelle, qui s’emparait despotiquement de ses prosélytes et les asservissait…

» Des guérisons subites de maladies jugées mortelles et incurables, opérées en Suisse et à Strasbourg, portaient le nom de Cagliostro de bouche en bouche, et le faisaient passer pour un médecin véritablement miraculeux. Ses attentions pour les pauvres, ses dédains pour les grands, donnaient à son caractère une teinte de supériorité et d’intérêt qui excitait l’enthousiasme. Ceux qu’il voulait bien honorer de sa familiarité ne sortaient d’auprès de lui qu’en publiant avec délire ses éminentes qualités. Le cardinal de Rohan se trouvait dans la résidence de Saverne, quand le comte de Cagliostro étonnait ainsi Strasbourg et la Suisse par sa conduite et les guérisons qu’il opérait. Curieux de connaître un homme aussi extraordinaire, ce prince vint à Strasbourg : il fallut négocier pour être admis auprès du comte. «  Si M. le cardinal est malade, disait-il, qu’il vienne, et je le guérirai ; s’il se porte bien, il n’a pas besoin de moi, ni moi de lui. » Une pareille réponse, bien loin d’offenser l’amour-propre du prince, ne fit au contraire qu’exciter l’envie qu’il avait de le connaître. Admis enfin dans le sanctuaire de ce nouvel Esculape, il vit, comme il l’a raconté depuis, sur la physionomie de cet homme si peu communicatif une dignité si imposante, qu’il se sentit pénétré d’un religieux saisissement, et que le respect commanda ses premières paroles. Cet entretien, qui fut assez court, excita plus vivement que jamais le désir d’une connaissance plus particulière. Il y parvint enfin, et le rusé empirique gradua si bien sa conduite et ses propos, qu’il parvint lui-même, sans avoir l’air de le chercher, à la confiance la plus intime du cardinal, et au plus grand ascendant sur sa volonté. « Votre ame, dit-il un jour à ce prince, est digne de la mienne, et vous méritez d’être le confident de tous mes secrets. » Cet aveu captiva toutes les facultés intellectuelles et morales d’un homme qui, de tout temps, avait couru après les secrets de la chimie et de la botanique.....

» Le baron de Planta, que le cardinal avait employé lors de son ambassade à Vienne, devint aussi, à l’époque de l’histoire du collier, le plus intime confident de ses pensées et de ses affections, et fut l’un de ses agens le plus accrédités près de Cagliostro et de madame de Lamotte. Je me rappelle qu’ayant appris par une voie certaine que ce baron de Planta avait de fréquentes orgies très-dispendieuses au palais de Strasbourg, où l’on faisait, pour ainsi dire, litière de vin de Tockay, afin de fêter à son gré Cagliostro et sa prétendue femme, je crus devoir en prévenir M. le cardinal. Sa réponse fut : « Je le sais, et je lui ai même donné le droit d’abuser, s’il le juge à propos. » Cette façon de penser ne me laissa aucun doute sur l’enthousiasme du prince pour cet empirique ; mais j’étais loin de croire qu’il était devenu son oracle, son guide et sa boussole. Ce fut à lui et au baron de Planta que le cardinal révéla tout ce qu’il présageait d’heureux de ses liaisons avec madame de Lamotte, et de la correspondance dont elle était l’intermédiaire…

» Si la comtesse de Lamotte avait su se borner à ses premiers vols, ses stratagèmes eussent ensuite été découverts : elle aurait passé pour une héroïne habile en filouterie ; on aurait ri de la crédulité du cardinal ; mais ce n’eût été qu’une plaie d’argent que le prince, qui en avait été la dupe, était intéressé à ne pas révéler. Mais quand l’oubli des principes est parvenu à s’établir au milieu d’un cœur gâté et corrompu, tous les crimes, quelles qu’en soient la noirceur et la scélératesse, ne sont plus que des moyens ordinaires que la cupidité emploie pour se satisfaire. Cette ame profondément scélérate, attachée par cent vingt mille livres qui ne lui avaient coûté qu’un tissu de mensonges et du papier à lettre à tranche dorée, conçut une manœuvre dont la hardiesse et les dangers auraient arrêté le brigand le plus déterminé.

» Il existait entre les mains d’un bijoutier de la reine un superbe collier de diamans du prix de dix-huit cent mille livres. Madame de Lamotte savait que la reine, à qui il avait beaucoup plu, n’avait pas voulu, dans les circonstances où la plus stricte économie devenait un devoir, proposer au roi de le lui acheter. Madame de Lamotte avait eu occasion de voir ce fameux collier ; et le joaillier Bœhmer, qui en était propriétaire, ne lui avait pas dissimulé qu’un pareil bijou, devenant un effet mort pour le commerce, il en était fort embarrassé ; qu’il avait espéré, en faisant cette acquisition, le faire acheter par la reine ; mais que Sa Majesté s’y était refusée ; il ajouta qu’il ferait un riche cadeau à la personne qui lui en procurerait le placement.

» Madame de Lamotte avait déjà essayé ses talens sur la crédulité de Son Éminence ; elle entreprit, en continuant de le tromper, de s’approprier le collier et le cadeau promis. Voici ce qu’elle parvint à persuader à M. le cardinal : que la reine désirait ardemment ce collier ; que voulant l’acheter à l’insu du roi, et le payer successivement avec ses économies, elle désirait donner au grand-aumônier une marque particulière de sa bienveillance, en le chargeant de faire cette emplette en son nom ; qu’à cet effet, il recevrait pour cette acquisition une autorisation écrite et signée de sa main, dont il ne se dessaisirait qu’après avoir payé ; qu’il s’arrangerait avec le joaillier pour en acquitter le montant en plusieurs termes de trois en trois mois, à dater du premier paiement, qui ne devait avoir lieu que le 30 juillet 1785 ; que dans la transaction, il était essentiel de ne pas faire mention du nom de la reine ; que ce traité devait être au nom seul du cardinal ; que la secrète autorisation, signée Marie-Antoinette de France, était une caution suffisante, et qu’en cela la reine donnait à Son Éminence une preuve signalée de sa confiance.

» Tel fut le roman que composa cette femme perverse ; c’était le breuvage de Circé qu’elle offrait au trop crédule cardinal : elle trouva le moyen de le lui faire boire. Ses succès pour la séduction ayant écarté jusqu’aux plus légers soupçons de la défiance, elle s’élança avec intrépidité dans cette périlleuse carrière. Le cardinal était en Alsace. Madame de Lamotte fit dépêcher un courrier par le baron de Planta, avec une petite lettre à tranche dorée, où la reine était censée dire au cardinal : « Le moment que je désire n’est pas encore venu ; mais je hâte votre retour pour une négociation secrète qui m’intéresse personnellement, et que je ne veux confier qu’à vous ; la comtesse de Lamotte vous dira de ma part le mot de l’énigme. » D’après cette lettre, le cardinal aurait voulu avoir des ailes. Il arriva très-inopinément par un beau froid de janvier. Ce retour nous parut aussi extraordinaire que le départ avait semblé précipité. Ses parens et ses amis étaient bien loin de porter leurs pensées sur les pernicieux détours du dédale où une femme à peine connue faisait circuler ainsi l’homme dont elle avait fasciné les yeux.

» M. le cardinal n’eut pas plus tôt appris le prétendu mot de l’énigme, que, charmé de la mission dont la souveraine voulait bien l’honorer, il demanda avec instance l’autorisation nécessaire pour consommer le plus tôt possible l’acquisition du collier. Cet écrit ne se fit pas attendre ; il était daté de Trianon, et signé Marie-Antoinette de France. Si le plus épais bandeau de la séduction n’eût pas couvert les yeux du prince Louis, cette signature seule, si maladroitement libellée, aurait dû lui faire apercevoir le piége. La reine ne signait jamais que Marie-Antoinette. Le mot de France ajouté était le fruit de l’ignorance la plus grossière. Rien ne fut aperçu.

» Cagliostro, nouvellement arrivé à Paris, fut consulté. Ce Python monta sur son trépied ; les invocations égyptiennes furent faites pendant une nuit éclairée par une très-grande quantité de bougies, dans le salon même du cardinal. L’oracle, inspiré par son démon familier, prononça : « Que la négociation était digne du prince ; qu’elle aurait un plein succès ; qu’elle mettrait le sceau aux bontés de la reine, et ferait découvrir le jour heureux qui découvrirait, pour le bonheur de la France et de l’humanité, les rares talens de M. le cardinal. » J’écris des vérités, et l’on croira que je raconte des fables ; je le croirais moi-même, si je n’avais la certitude des faits que j’avance. Quoi qu’il en soit, les conseils de Cagliostro dissipèrent tous les doutes qui auraient pu s’élever. Il fut décidé que le cardinal s’acquitterait le plus promptement possible d’une commission regardée comme très-flatteuse et très-honorable.

» Tout étant ainsi disposé, M. le cardinal traita du collier avec Bœhmer et Bassange, d’après les conditions proposées : il ne leur dissimula plus que c’était pour le compte de la reine ; il leur en fit voir l’autorisation, exigeant le secret pour tout autre que pour la reine. Les joailliers crurent tout ce que leur dit et montra le grand-aumônier, puisqu’ils acceptèrent le billet de ce prince, et qu’ils s’engagèrent, le 30 janvier, à lui livrer le collier le Ier février, veille de la Purification. La comtesse avait désigné ce jour d’une grande fête à Versailles pour l’époque où la reine désirait avoir ce superbe ornement. La cassette qui renfermait ce trésor devait être portée à Versailles ce jour-là, remise le soir au domicile de madame de Lamotte, chez qui la reine était supposée devoir l’envoyer chercher. Cette femme, ivre de joie en voyant les prodigieux succès de son inconcevable intrigue, avait préparé chez elle, à Versailles, le théâtre où devait se jouer la remise du collier à l’homme qui arriverait, se disant chargé, de la part de la reine, pour en être le porteur. Ce furent véritablement une scène et une représentation : le cardinal, à qui l’on avait désigné l’heure, se rendit chez la dame de Lamotte, le Ier février sur la brune, suivi d’un valet de chambre qui portait la cassette. Il le renvoya à la porte, et entra seul dans le lieu où on allait immoler sa bonne foi : c’était une chambre à alcove avec cabinet à porte vitrée. L’habile comédienne fit placer son spectateur dans ce cabinet, une lumière sombre éclairait l’appartement. Une porte s’ouvre ; une voix s’écrie : « De la part de la reine ! » Madame de Lamotte s’avance avec respect, prend la cassette, et la remet au prétendu envoyé. Ainsi se fit la remise du collier. Le prince, témoin caché et muet, crut reconnaître l’envoyé. Madame de Lamotte lui dit que c’était le valet de chambre de confiance de la reine à Trianon. Il en portait le costume et en avait la tournure. Parmi ses différens moyens de séduction, madame de Lamotte sut trouver celui de faire croire qu’on lui donnait à Trianon des rendez-vous secrets où la reine lui prodiguait les marques de la plus intime familiarité : plusieurs fois elle prévint le cardinal du jour où elle s’y rendrait, et de l’heure où elle en sortirait. Ce prince, qui aimait à repaître ses pensées de tout ce qui pouvait alimenter sa persuasion, s’était mis plusieurs fois à portée d’observer ces entrées et ces sorties. Une nuit qu’elle savait que le grand-aumônier attendait le moment où elle se retirait, elle se fit reconduire jusqu’à quelque distance par Villette, principal agent de ses complots, qui eut ensuite l’air de rentrer ; il faisait clair de lune. Le prince, sous un déguisement, rejoignit madame de Lamotte comme il avait été convenu, demanda le nom de ce personnage ; elle lui dit que c’était le valet de chambre de confiance de la reine à Trianon. À cette époque, le collier qu’on avait convoité n’était encore ni acheté ni livré ; mais cette prévoyante magicienne plaçait ainsi, de distance en distance, des pierres d’attente pour élever et consolider l’édifice de sa magie. Ce prétendu valet de chambre était un nommé Villette, de Bar-sur-Aube, l’ami de madame de Lamotte, le camarade de son mari. Cette femme l’avait initié dans ses projets d’iniquités ; il y concourait et devait avoir part aux fruits qui en devaient résulter. C’était lui qui avait le pernicieux talent de contrefaire l’écriture de l’auguste princesse ; il était l’écrivain des lettres que madame de Lamotte fabriquait sous le nom de la reine ; c’était lui qui avait écrit l’autorisation signée Marie-Antoinette de France, pour l’acquisition du collier.

» Le cardinal ayant bien examiné les traits de l’homme à qui on avait remis la cassette du collier, et ayant cru reconnaître ceux du prétendu valet de chambre de Trianon, qui avait une nuit reconduit madame de Lamotte, ne douta plus que ce collier ne fût parvenu à sa destination.

» C’est ainsi que l’esprit de séduction arrivait à ses fins ; cet esprit avait tellement fait de progrès sur celui du cardinal, que, depuis la remise du collier, Son Éminence pressait sans cesse les joailliers de la reine d’aller la trouver pour qu’ils pussent se tranquilliser sur l’acquisition qu’il avait faite pour elle. Cette particularité, dont la vérité a été prouvée au procès par l’aveu des sieurs Bœhmer et Bassange, lors de la confrontation, ne doit laisser aucun doute sur la bonne foi du cardinal, et sur l’intime persuasion où il était qu’il n’avait agi que par les ordres de la reine. Comment taire ici un fait que j’aurais voulu pouvoir omettre ? Mais sa vérité est trop essentiellement liée avec les suites de cette malheureuse affaire, pour pouvoir le passer sous silence. Les joailliers, qui avaient souvent occasion de voir la reine, pressés d’ailleurs par le cardinal, ne lui laissèrent point ignorer la négociation et l’acquisition du collier. Malgré l’écrit signé Marie-Antoinette de France, qu’on leur avait montré, malgré la solvabilité de l’acquéreur qui avait donné son billet, il était de leur grand intérêt de s’assurer si ce collier était pour Sa Majesté, et de ne pas hasarder, sans cette certitude, un gage d’une valeur si considérable[1]. Les sieurs Bœhmer et Bassange ne sont pas convenus de cette particularité du procès ; mais ils en ont fait l’aveu secret à une personne qui ne l’a révélée qu’avec l’assurance de n’être ni citée ni compromise. Le cardinal, dans ses défenses, paraît n’en avoir jamais douté[2]. Bassange se trouvant à Bâle en 1797, et interrogé par moi sur ce fait, ne l’a pas nié, et il m’a formellement avoué que ses dépositions et celles de son associé dans ces procès avaient été subordonnées à la direction du baron de Breteuil ; qu’ils n’avaient pas suivi aveuglément tout ce qu’il aurait désiré, mais qu’ils furent obligés de taire et qu’il ne voulait pas qu’ils déclarassent. D’après une telle révélation, comment justifier Sa Majesté d’une connivence qui ne peut s’allier ni avec ses principes ni avec son rang ? Une manœuvre aussi indécente que celle de la dame de Lamotte, par laquelle on abusait du nom de la reine pour compromettre plus impunément et plus audacieusement un vol de cette importance, devait révolter la délicatesse et la probité de cette princesse. Comment, dès ce moment, son indignation n’a-t-elle pas éclaté ? Si la reine n’avait suivi que les premiers mouvemens de son honnêteté blessée, elle aurait sûrement averti les joailliers qu’on les avait trompés, et qu’ils eussent à prendre leurs précautions. En supposant même que la reine voulût se venger du cardinal et le perdre, ce qui s’était passé et ce qu’elle venait d’apprendre était plus que suffisant pour l’obliger à quitter sa place et la cour, et à se retirer dans son diocèse. La reine aurait fait un acte de justice dont personne n’aurait pu se plaindre ; le grand-aumônier eût été justement blâmé de sa crédulité ; la maison de Rohan eût été peinée de cette disgrâce, mais sans pouvoir la désapprouver ; il n’y aurait eu ni éclat scandaleux, ni Bastille, ni procès criminel. Marie-Antoinette, abandonnée à ses propres pensées, aurait sûrement agi avec cette loyauté ; mais elle prit conseil de deux hommes qui l’égarèrent l’un et l’autre par des motifs différens. »

Ici l’abbé Georgel se flatte de prouver que la reine ayant consulté l’abbé de Vermond et le baron de Breteuil, ce qui est vrai, ceux-ci laissèrent le cardinal s’engager de plus en plus dans le piége et prolongèrent son erreur pour le perdre plus sûrement, assertion dont la fausseté est prouvée par les Mémoires de madame Campan. Elle quitta Versailles le Ier août. Le 3, Bœhmer vint la voir à sa campagne. Le 6 ou le 7 seulement, la reine est instruite avec certitude ; et le 15, le cardinal est arrêté. Où trouver dans cette marche rapide rien des perfides délais que suppose l’abbé Georgel ? Cette réflexion de notre part n’est dictée que par le désir de trouver la vérité, et non par celui d’épargner à la reine des reproches de dissimulation qui ne pourraient l’atteindre, puisque Georgel n’accuse que l’abbé de Vermond et le baron de Breteuil de ces lenteurs concertées. Une autre circonstance allait précipiter le dénoûment de cet imbroglio scandaleux.

«  Le 30 juillet, jour fixé pour le premier paiement de cent mille écus, n’étant plus éloigné que de six à sept semaines, le cardinal, dont la présence était nécessaire pour ce paiement, fut rappelé dans le courant du mois de juin. Il arriva avec l’empressement d’un homme qui croit toucher à son but. Une petite lettre l’assura que tout était disposé pour l’accomplissement de ses désirs ; que dans peu il verrait l’effet des promesses de la souveraine : on ajoutait adroitement qu’on s’occupait à rassembler les fonds pour le premier paiement ; que des événemens imprévus mettaient de la gêne dans ce rassemblement ; qu’on espérait néanmoins qu’il n’y aurait aucun retard.

» En attendant, les assemblées du soir chez Cagliostro étaient charmantes ; on était dans la joie de la prochaine attente de l’heureux jour où la reine devait combler les vœux du grand-aumônier. La dame de Lamotte était seule dans le secret du contraire. Sainte-James, prosélyte de Cagliostro, fut admis dans ces soirées par les conseils de cette femme : elle avait ses vues. Elle dit un jour à M. le cardinal : « Je vois la reine dans l’embarras pour les cent mille écus du 30 juillet ; elle ne vous l’écrit pas pour ne pas vous inquiéter ; mais j’ai imaginé un moyen de lui faire votre cour en la tranquillisant ; adressez-vous à Sainte-James ; pour lui cent mille écus ne sont rien, quand il saura que c’est pour rendre service à la reine. Profitez de l’ivresse où le plongent les attentions que vous lui prodiguez, ainsi que le comte de Cagliostro. La reine ne vous désavouera pas ; parlez en son nom. Le succès de cette nouvelle négociation ne pourra qu’augmenter les sentimens que vous avez inspirés. » Le cardinal remercia madame de Lamotte de son bon conseil. Alors ce prince crut pouvoir entraîner la volonté de Sainte-James, en lui révélant, avec le ton de la confiance, tout ce qui s’était passé pour l’acquisition du collier. Il lui montra l’autorisation signée Marie-Antoinette de France ; il lui confia l’embarras de la reine, l’assurant qu’un moyen infaillible de mériter sa protection serait de se charger du premier paiement à faire aux joailliers. Sainte-James était, comme tous les parvenus, plus avide de considération que d’argent : il désirait obtenir, par une charge, le cordon rouge ; il n’avait pu encore y parvenir. Le prince cardinal le lui promit, au nom de la reine, comme récompense du service qu’on lui demandait. Ce financier répondit qu’il se regardait comme très-heureux de pouvoir donner à Sa Majesté des preuves de son dévouement sans bornes ; que dès qu’il serait honoré de ses ordres, il la tranquilliserait sur les cent mille écus du premier paiement. Le grand-aumônier instruisit madame de Lamotte de la favorable réponse de Sainte-James ; et il en rendit compte dans la première lettre qu’il remit pour la reine à la messagère de Lamotte. Le faussaire, faiseur de réponses, était absent. M. de Lamotte, arrivé de Londres, l’avait attiré à Bar-sur-Aube où ces adroits fripons prenaient de concert des précautions pour consolider leur fortune sur les débris du collier. Le retard de la réponse tant attendue de la reine, tourmentait le cardinal : il communiqua ses inquiétudes à madame de Lamotte ; il ne pouvait concevoir le motif de ce silence dans le moment où le paiement approchait. D’ailleurs il craignait que Sainte-James pût croire qu’on avait voulu lui en imposer. Il ajouta avec chagrin que ce qu’il concevait encore moins, était la persévérante rigueur de la reine vis-à-vis de lui à l’extérieur, malgré toute la chaleur du plus vif intérêt qui régnait dans ses lettres. Cette dernière observation était le refrain journalier du cardinal depuis son retour d’Alsace. Madame de Lamotte jusque-là avait su calmer ses inquiétudes par différens stratagèmes : le génie diabolique de cette femme féconde en expédiens entreprit de le guérir radicalement de ce doute sans cesse renaissant. Madame de Lamotte imagina un nouveau moyen d’abuser encore davantage de la crédulité du cardinal. Alors il espérait qu’il mettrait tout en œuvre pour satisfaire, par lui-même ou par M. de Sainte-James, au premier paiement du collier.

» Cette nouvelle scélératesse exigeait des préliminaires et des préparatifs. Dans ces entrefaites, le faussaire Villette revint de Bar-sur-Aube : la réponse tant attendue de Marie-Antoinette fut incontinent remise au cardinal. « La reine, disait la lettre, n’avait tant tardé à répondre, que parce qu’elle espérait n’être pas dans le cas de profiter des offres de M. de Sainte-James ; qu’elle les acceptait pour le premier paiement seulement, avec promesse d’un prompt remboursement, ajoutant qu’elle désirait que M. de Sainte-James lui fournît bientôt l’occasion de reconnaître ce service. » Le cardinal ne put communiquer de quelques jours cette réponse au trésorier Sainte-James. Dans l’intervalle, madame de Lamotte, de concert avec son mari et Villette, avait tout disposé pour jouer la farce étrange dont l’invention et le jeu décelaient une imagination diabolique. Elle entreprit de faire croire au cardinal que la reine ne pouvant encore lui donner, comme elle le désirait, des marques publiques de son estime, elle aurait avec lui, dans les bosquets de Versailles, entre onze heures et minuit, un entretien où elle lui dirait ce qu’elle ne pouvait lui écrire sur le retour de ses bonnes grâces. La petite lettre, à tranche dorée, annonça effectivement cette heureuse nouvelle ; elle indiqua la nuit et l’heure du rendez-vous : jamais entrevue ne fut attendue avec autant d’impatience.

» La comtesse de Lamotte avait remarqué dans les promenades du Palais-Royal, à Paris, une fille d’une belle taille, dont le profil ressemblait à celui de la reine ; elle jeta les yeux sur cette fille pour être la principale actrice du bosquet. Elle se nommait d’Oliva : on lui persuada que le petit spectacle où elle allait être employée était désiré par la reine, qui voulait s’en amuser. La récompense offerte fit bientôt accepter ce rôle par une créature qui faisait trafic de ses charmes.

» Mademoiselle d’Oliva arriva donc à Versailles, conduite par M. de Lamotte dans un carrosse de remise dont le cocher a été entendu au procès. On la mena d’abord reconnaître le lieu de la scène où elle devait être secrètement conduite par M. de Lamotte : là on lui fit faire une répétition du rôle qu’elle devait jouer et des paroles qu’elle devait prononcer. Elle était prévenue qu’il se présenterait à elle un grand homme à redingote bleue, avec un grand chapeau rabattu, qui s’approcherait d’elle, lui baiserait la main avec respect ; qu’elle lui dirait à voix basse : « Je n’ai qu’un moment à vous donner ; je suis contente de vous ; je vais bientôt vous élever à la plus haute faveur ; » qu’ensuite elle lui remettrait une boîte et une rose ; qu’alors, au bruit des personnes qui s’approcheraient, elle dirait toujours à voix basse : « Voilà Madame et madame d’Artois, il faut s’éloigner. » On avait aussi montré au cardinal le bosquet convenu et l’endroit par où il devait entrer, en lui disant que là il pourrait épancher sans contrainte ses sentimens de dévouement, s’expliquer sur ce qui l’intéressait ; et que, pour témoignage de ses bontés, la reine devait lui remettre une boîte où serait son portrait, et une rose. Il était connu à Versailles que la reine se promenait quelquefois les soirs dans les bosquets avec Madame et madame la comtesse d’Artois. La nuit du rendez-vous arrivée, le cardinal, habillé comme il avait été convenu, se rendit sur la terrasse du château avec le baron de Planta ; la comtesse de Lamotte devait y venir, en domino noir, l’avertir du moment où la soi-disant reine se rendrait au bosquet. La nuit était assez obscure ; l’heure indiquée s’écoulait ; madame de Lamotte ne paraissait pas ; l’inquiétude gagnait le cardinal, lorsque le domino noir vint à sa rencontre et lui dit : « Je sors de chez la reine ; elle est très-contrariée ; elle ne pourra point prolonger l’entretien comme elle l’avait désiré : Madame et madame la comtesse d’Artois lui ont proposé de se promener avec elle ; rendez-vous vite au bosquet, elle s’échappera, et, malgré le court intervalle, elle vous donnera des preuves non équivoques de sa protection et de sa bienveillance. » Le cardinal se porta au lieu de la scène. Madame de Lamotte et le baron de Planta s’écartèrent pour attendre le retour du prince. La scène fut jouée comme l’avait composée madame de Lamotte : la prétendue reine, en déshabillé du soir, avait le costume et l’attitude de la personne qu’elle représentait. Le cardinal, en s’approchant, marqua sensibilité et respect ; la fausse reine prononça à voix basse les paroles qu’on lui avait dictées, et remit la boîte convenue : le bruit qu’on avait concerté s’étant fait entendre, il fallut se séparer avec un peu de précipitation. M. le cardinal vint rejoindre madame de Lamotte et le baron de Planta : il se plaignit avec amertume du fâcheux contre-temps qui l’avait privé du bonheur de prolonger un entretien si intéressant pour lui. Chacun se retira. Le cardinal paraissait très-persuadé qu’il avait parlé à la reine et en avait reçu une boîte. La dame de Lamotte s’applaudit du succès de sa ruse. La d’Oliva, intéressée au secret du rôle qu’elle venait de jouer, fut ramenée à Paris et bien payée de sa complaisance. MM. de Lamotte et Villette, qui avaient simulé les pas et les voix convenus pour abréger l’entretien, se réunirent à madame de Lamotte, et tous se félicitèrent de cet heureux résultat.

» Le lendemain, une petite lettre à tranche dorée, apportée par la messagère ordinaire, exprimait les regrets sur les obstacles qui n’avaient pas permis un plus long entretien.

» Quel que soit le prestige qui ait constamment aveuglé le cardinal, le lecteur de sang-froid ne concevra jamais comment un prince, doué de beaucoup d’esprit et d’intelligence, n’ait pas eu, pendant plus d’une année qu’a duré ce système de séduction, le moindre soupçon sur les piéges qu’on lui tendait ; et, s’il lui en est survenu, comment n’a-t-il pas mis tout en œuvre pour éclairer les pas et la conduite de sa conductrice ? La reine, continuant à montrer au cardinal le plus grand éloignement, comment le prince pouvait-il allier cette manière d’être avec les sentimens qui se trouvaient renfermés dans les petites lettres qu’il recevait, où la protection la moins équivoque et l’intérêt de la plus grande bonté étaient exprimés ? Ce contraste inconcevable devait au moins être pour lui le crépuscule du jour qui pouvait éclairer la ruse infernale dont il était la victime. Le cardinal est convenu qu’entraîné par le désir sans frein de rentrer dans les bonnes grâces de la reine, il s’était toujours porté avec impétuosité vers le but qui pouvait l’y conduire, sans considérer ni mesurer l’espace qu’on lui faisait parcourir pour y arriver. Quoi qu’il en soit, le rendez-vous du bosquet et la petite lettre du lendemain avaient donné une nouvelle activité au zèle qui le dévorait pour les intérêts et la tranquillité de la reine, qu’il croyait embarrassée au sujet du premier paiement du collier. Le retour du trésorier de Sainte-James hâta, sans que ce prince s’en doutât, le dénoûment de l’intrigue qui allait le précipiter dans un abîme de désagrémens et d’humiliations. Le cardinal, ayant rencontré ce financier chez Cagliostro, s’empressa de lui donner communication des nouveaux ordres qu’il croyait avoir reçus. »

Il serait inutile de prolonger cet extrait déjà fort étendu. Les dernières scènes et le dénoûment du drame sont connus ; mais j’avais à remplir l’engagement pris, page 2, de faire connaître les principaux acteurs dont madame Campan ne parle pas. Je dois pourtant, avant de terminer, en indiquer un auquel le cardinal, toujours dupe de son erreur, dut enfin la révélation des moyens qu’on avait mis en usage pour fasciner ses yeux comme on avait trompé son esprit.

« Un abbé de Juncker, homme d’esprit et assez répandu, était venu, dit l’abbé Georgel, m’offrir ses bons offices ; il m’inspira de la confiance, parce qu’il se montrait passionné pour les intérêts et la gloire de M. le cardinal. Ce fut lui qui vint me donner les premières notions à l’aide desquelles l’infernale intrigue de madame de Lamotte pouvait être démasquée. Un religieux minime, nommé le P. Loth, était venu lui dire que, pressé par sa conscience et par la reconnaissance qu’il devait aux bontés de M. le grand-aumônier, il voulait me faire les révélations les plus importantes ; qu’ayant vécu dans la société intime de madame de Lamotte, il ne pouvait taire plus long-temps ce qu’il y avait découvert. Ce religieux était procureur des minimes de la Place-Royale ; la maison de madame de Lamotte en était voisine. Cette femme sut lui inspirer de la commisération dans ses momens de besoin et de détresse. Il lui donna souvent des secours : les bontés de ce religieux l’avaient engagée par suite à l’initier dans les secrets de sa fortune qu’elle attribuait à la reine et à M. le cardinal. Admis bientôt dans la plus intime familiarité, le P. Loth vit chez madame de Lamotte des choses qui éveillèrent ses soupçons. Des demi-mots échappés à la vanité et à l’indiscrétion ; l’assurance d’un cadeau considérable de la part des joailliers de la cour, parce qu’elle espérait faire acheter leur riche collier ; la montre de superbes diamans qu’elle disait tenir de Marie-Antoinette ; la communication de petites lettres qu’elle assurait être de la reine au cardinal, et du cardinal à la reine ; les comparaisons que le P. Loth avait été à portée de faire de l’écriture de ces petites lettres avec d’autres écrits d’un M. de Villette, ami de madame de Lamotte, qui s’enfermait souvent avec elle et son mari pour écrire ; les complimens qu’il avait entendu faire par la dame de Lamotte à une demoiselle d’Oliva, grande et belle personne, sur le succès d’un rôle qu’elle avait joué dans les jardins de Versailles ; les perplexités qui depuis avaient répandu la confusion et l’alarme dans la maison de l’intrigante, les premiers jours du mois d’août ; l’aveu fait devant lui que Bœhmer et Bassange allaient perdre le cardinal ; la fuite précipitée de Villette, de M. et de madame de Lamotte à cette époque : voilà ce que le P. Loth vint me confier un soir entre onze heures et minuit, après s’être déguisé chez l’abbé de Juncker, pour qu’on ne pût le suspecter, en cas que sa déposition en justice fût nécessaire. Ce religieux, voulant avoir dans son ordre le titre de prédicateur du roi, avait désiré prêcher le sermon de la Pentecôte devant Sa Majesté. M. le grand-aumônier me l’avait adressé pour examiner son discours et son débit. J’en avais été mécontent, et j’opinai pour qu’il ne prêchât pas ; mais ce que j’ignorais, c’est que madame de Lamotte, qui le protégeait, désirait qu’on lui accordât cette grâce, et que le cardinal, cédant aux instances de cette protectrice, avait procuré au P. Loth un sermon bien écrit, qu’il débita passablement.

» Entre les particularités dont je viens de donner les détails, le P. Loth, dans les trois heures d’entretien que j’eus avec lui, me donna des renseignemens bien essentiels sur la personne du sieur de Villette. Il me remit des fragmens de l’écriture de ce confident de madame de Lamotte, qu’il m’assura ressembler beaucoup à celle des petites lettres qu’on lui avait dit être de la reine ; il m’assura qu’il avait surpris madame de Lamotte, la veille de son évasion, brûlant celles qu’elle lui a dit être de M. le cardinal. Le minime, en me parlant de la demoiselle d’Oliva, se rappela l’époque où elle fut conduite à Versailles par M. de Lamotte dans un carrosse de remise ; enfin il ajouta, de manière à me faire soupçonner qu’il ne disait pas encore tout ce qu’il savait, qu’il pouvait avoir de fortes raisons de croire que la comtesse de Lamotte avait abusé de la bonne foi de M. le cardinal pour en obtenir des sommes considérables, et même pour s’approprier le collier. Cette importante révélation n’était pas encore une certitude ; mais c’était comme les premiers feux de l’aurore, qui, dissipant les nuages épais de la nuit, annoncent la sérénité d’un beau jour. » (Mémoires de l’abbé Georgel, tome II.)


Je vais maintenant emprunter à un autre ouvrage les détails relatifs au procès.


« Le cardinal fut soigneusement gardé dans son appartement de Versailles. Dans l’après-midi, il fut amené à Paris dans son hôtel où il resta jusqu’au lendemain ; des gardes-du-corps escortèrent la voiture ; et M. d’Agoult, aide-major-général, avait ordre de ne pas le perdre de vue et de coucher dans la chambre du prisonnier.

» Le soir de cette translation, le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, vint prendre cette Éminence pour la constituer prisonnière dans un lieu où gémissaient quelques-unes des victimes du despotisme ministériel. Le cardinal voulut s’y rendre à pied à la faveur de la nuit : on voulut bien avoir pour lui cette condescendance.

» Dès le jour suivant, 17 août, il fut transféré en voiture à son palais cardinal pour assister à la levée des scellés où se trouvèrent tous les ministres, excepté le maréchal de Ségur. M. de Rohan, regardant M. de Breteuil comme son ennemi personnel, avait requis cette formalité, et le baron de Breteuil s’y était prêté d’autant plus volontiers, qu’il avait déclaré que sa propre délicatesse ne lui aurait permis de remplir son ministère, que publiquement et en présence de témoins respectables. Sans doute qu’on ne trouva aucune preuve des délits secrets attribués au cardinal, puisqu’il n’en transpira rien dans le public, et qu’on n’en voit aucun indice au procès.

» Le prince Louis eut permission de voir ses parens dans l’antre de la Bastille. De tout son nombreux domestique, on lui permit d’avoir deux valets de chambre et un secrétaire : cette dernière faveur annonce qu’on lui accorda celle d’écrire, du moins pour se défendre. Il fut traité d’ailleurs avec beaucoup d’égards, et sa situation était aussi douce qu’il était possible de la rendre dans une pareille forteresse.

» Ces bons traitemens ne contribuèrent pas peu à maintenir le courage et la résignation que montra presque toujours le prince Louis de Rohan. »

» L’abbé Georgel, grand-vicaire de la grande-aumônerie, chez lequel on mit aussi les scellés, témoigna tout aussi peu d’inquiétude que le cardinal. « Il faut respecter l’autorité, s’écria-t-il, mais il faut l’éclairer. »

» Madame de Lamotte, voulant tout à la fois servir sa haine et sa vengeance, déclara à son premier interrogatoire que le comte de Cagliostro était l’auteur de l’escroquerie du collier ; qu’il avait engagé M. le cardinal à en faire l’acquisition ; elle insinua que les diamans en furent dépecés par ce comte italien ou de Sicile, et par son épouse, et qu’eux seuls en avaient tiré tout le profit. Cette déclaration, appuyée de mille faussetés malheureusement trop vraisemblables, quoique très-absurdes, fut cause qu’on renferma à la Bastille cet étrange personnage ainsi que la femme qui l’accompagnait. Celle-ci y resta pendant près de huit mois, et le prétendu comte n’en sortit qu’après la décision du procès.

» Il est certain que le cardinal de Rohan était assez crédule pour avoir la plus grande confiance dans cet empirique alchimiste qui lui avait assuré la possibilité de faire de l’or et de transmuter de petits diamans en grosses pierres précieuses. Mais il n’attrapa au cardinal que de grosses sommes, sous prétexte de lui dévoiler les plus rares secrets des rose-croix et autres fous qui ont cru fermement ou fait semblant de croire la fable absurde de la pierre philosophale ou de la médecine universelle, etc. Aussi le cardinal vit-il une partie de son or s’évaporer en fumée dans des creusets, tandis que l’autre entrait dans la poche du fourbe qui se donnait pour un grand alchimiste.

» Quand ce personnage fut interrogé par le parlement, au sujet de l’affaire du collier, il parut devant les magistrats, vêtu d’un habit vert, brodé en or ; tous ses cheveux, tressés depuis le haut de la tête, tombaient en petites queues sur ses épaules, ce qui lui donnait un air singulier et le faisait ressembler tout-à-fait à un charlatan. « Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? lui demanda-t-on. — Noble voyageur, répondit-il. » — À ces mots, les visages se déridèrent, et voyant cette bonne disposition, l’accusé entama hardiment sa défense : il entremêla son jargon de grec, d’arabe, de latin, d’italien : son air, ses gestes, sa vivacité amusèrent autant que ses discours. Il se retira fort content d’avoir fait sourire ses juges.

» Le prince Louis de Rohan eut quelquefois la permission de se promener les après-dînées sur la plate-forme des tours de la Bastille, accompagné d’un officier. Il était en redingote brune, en chapeau rond et rabattu.

» Le parlement lança un décret de prise de corps contre le cardinal et les autres accusés. L’escroquerie du collier ne fut pas le motif qui détermina à rendre ce décret contre M. de Rohan, mais la supposition de la signature de la reine. Les personnes au fait en conclurent que, dès qu’une fois le véritable auteur de cette supposition serait reconnu, toute la rigueur du jugement retomberait sur lui. Le 21 décembre, on signifia au cardinal dans la Bastille ce décret plus effrayant pour lui que réellement redoutable. Il en fut tellement affecté, qu’il eut un redoublement de colique néphrétique à laquelle il était sujet.

» Les interrogatoires et confrontations furent poussés avec chaleur. Le rapporteur, conseiller au parlement[3], se rendit à cet effet au château de la Bastille. Il tint un jour M. le cardinal depuis neuf heures du matin jusqu’à une heure, et depuis quatre heures du soir jusqu’à minuit. Il faut rendre compte de l’étiquette observée par le prince Louis de Rohan, et de celle qui avait lieu vis-à-vis de lui dans ces jours de séances. Au jour indiqué, il s’habillait en cérémonie, mettait sa calotte rouge, ses bas rouges, tous les attributs de ses dignités. Le gouverneur de la Bastille venait le prendre dans son appartement, le conduisait à la porte du conseil, le laissait avec le magistrat et autres personnes nécessaires, et restait dans la pièce qui précédait. Quand le juge avait besoin de quelque chose, il sonnait ; le marquis de Launay se présentait aussitôt, et, si on lui demandait un verre d’eau ou quelque autre chose, il l’apportait lui-même à la porte où le magistrat venait le chercher. Après la séance, le gouverneur reprenait son prisonnier sur le seuil de la porte de cette même chambre du conseil, et le reconduisait dans son appartement.

» On a prétendu que la famille toute-puissante du cardinal avait tellement mis le rapporteur et le greffier dans ses intérêts, qu’ils altéraient le sens des dépositions et confrontations ; ou, lorsqu’ils craignaient que le cardinal s’embrouillât dans ses réponses, et ne dît quelque chose qui lui fût contraire, ils levaient subitement la séance, sans donner le temps de finir la phrase commencée.

» Le trait suivant, extrait du gros mémoire de madame de Lamotte, vient à l’appui de cette assertion. Ce sont ses propres expressions que l’on va citer. « Un jour que le cardinal et moi étions confrontés sur un point délicat que ni lui ni moi n’avions intention d’éclaircir, je dis quelque chose qui n’était pas conforme à la vérité. — Ah ! Madame la comtesse, s’écria le prince, comment pouvez-vous avancer ce que vous savez être faux ? — Comme tout le reste, Monsieur, répondis-je. Depuis que ces messieurs nous interrogent, vous savez que ni vous ni moi ne leur avons dit un seul mot de vérité. En effet, cela n’était pas possible, continue cette femme dont le témoignage doit être apprécié à sa juste valeur : on nous préparait nos réponses, souvent même nos questions, et il fallait dire de telle manière, répondre de telle autre, ou s’attendre à être égorgé dans la Bastille. »

» La déposition de la comtesse Du Barry est une anecdote intéressante dans cette bizarre affaire. Elle vint au parlement le 7 décembre au soir ; elle y fut reçue avec tous les honneurs réservés aux personnes de la première qualité. Le greffier vint la prendre et lui donna la main ; un des huissiers portait le flambeau : elle fut reconduite avec les mêmes formalités respectueuses. Voici sur quoi roula cette déposition. Madame de Lamotte se présenta un jour chez madame la comtesse Du Barry, depuis la mort de Louis XV ; elle venait s’offrir pour être sa dame de compagnie.

» À l’étalage qu’elle fit de son nom et de sa naissance, madame Du Barry la regarda comme peu propre à la place qu’elle venait solliciter, et la remercia en l’assurant qu’elle ne cherchait point de compagnie, et que, d’ailleurs, elle n’était pas assez grande dame pour en prendre une d’une aussi haute qualité que madame de Valois. Celle-ci ne fut pas absolument déconcertée par cette défaite polie. Elle revint quelques jours après ; elle se borna à prier madame Du Barry de la recommander à des personnes qui pourraient mettre un de ses placets sous les yeux du roi. Dans ce placet, elle demandait une augmentation de pension ; elle avait signé après son nom ces mots : de France. La comtesse Du Barry ne put s’empêcher de témoigner sa surprise à la vue de cette signature. Madame de Lamotte lui répondit qu’étant reconnue pour être de la maison de Valois, elle signait toujours de France. Madame Du Barry sourit à cette prétention et promit de recommander le placet.

» Tant que la comtesse de Lamotte ne vit aucun de ses complices arrêté, elle se flatta qu’elle rendrait le cardinal et Cagliostro victimes du vol qu’elle seule avait commis. Mais la demoiselle d’Oliva, principale actrice du parc, fut enlevée à Bruxelles où elle s’était réfugiée, et commença à soulever le voile dont la comtesse couvrait toutes ses intrigues.

» Pour combler son malheur et assurer la juste punition qu’elle méritait, Rétaux de Villette se laissa prendre à Genève : il fut conduit à la Bastille et confronté à la perfide de Lamotte, qui fut frappée, comme d’un coup de foudre, à cet aspect imprévu. Elle ne douta pas qu’elle était perdue, malgré son effronterie naturelle.

» Dans la nuit du 29 au 30 août 1786, les prisonniers de la Bastille, détenus relativement à l’affaire du collier, furent transférés à la Conciergerie par un huissier du parlement. Le cardinal fut mis en dépôt dans le cabinet du greffier en chef, sous la garde du lieutenant du roi de la Bastille : tant il est vrai que la justice d’alors avait les plus grands égards pour la naissance et les titres.

» Les interrogatoires durèrent depuis six heures du matin jusqu’à quatre heures et demie du soir.

» Quand madame de Lamotte parut devant la grand’chambre assemblée, elle était parée avec soin, ainsi qu’elle l’avait toujours été dans sa prison. Cette femme audacieuse, mandée par ses juges, répéta plusieurs fois qu’elle allait confondre un grand fripon. Cependant, à la vue de l’auguste assemblée, sa fierté l’abandonna un peu, surtout lorsque l’huissier lui dit d’un ton sec, en lui montrant la sellette : Madame, mettez-vous là. Elle recula d’effroi ; mais, au second ordre, elle se plaça sur le siége fatal de mauvais augure, et, en moins de deux minutes, elle s’arrangea si bien, sa contenance fut si assurée, qu’elle semblait être dans son appartement et couchée sur la meilleure bergère.

» Elle répondit avec fermeté à toutes les questions du premier président. Interrogée ensuite par un conseiller-clerc, l’abbé Sabathier, qu’elle savait ne lui être pas favorable : « Voilà, dit-elle, une question bien insidieuse, je m’attendais que vous me la feriez, et je vais y répondre. » Après s’être assez bien tirée de plusieurs autres questions, elle pérora long-temps avec beaucoup de présence d’esprit et d’énergie, au point qu’elle étonna ses juges, si elle ne put parvenir à les intéresser et à les convaincre. Dès qu’elle fut sortie, le premier président ordonna d’ôter la sellette, et envoya avertir le cardinal que, la sellette ayant été enlevée de la Chambre, il pouvait se présenter devant la Cour.

» Le cardinal était revêtu d’une robe longue, de couleur violette (qui est la couleur de deuil des cardinaux) ; il avait sa calotte rouge, des bas rouges, et il était décoré de ses ordres. Il paraît que son courage l’avait abandonné dans ce moment redoutable à tout accusé, innocent ou non ; son émotion était visible ; il était extrêmement pâle, et ses genoux faiblissaient sous lui. Cinq ou six voix s’élevèrent (provenant peut-être de membres gagnés), et observèrent que M. le cardinal paraissait se trouver mal, qu’il faudrait le faire asseoir ; à quoi le premier président d’Aligre répondit : « M. le cardinal est le maître, s’il veut, de s’asseoir. » L’illustre accusé profita de la permission, et s’assit à l’extrémité du banc où se plaçaient MM. des enquêtes, lorsqu’ils venaient à la grand’chambre. S’étant bientôt rassuré, il répondit très-bien aux questions du premier président ; ensuite, restant toujours assis, il parla d’abondance de cœur, durant environ une demi-heure, avec force et noblesse, et renouvela ses protestations sur toute la procédure instruite contre lui. Son discours fini, il salua le grand banc et les autres magistrats : tous lui rendirent le salut ; le grand banc même se leva, ce qui est une distinction marquée.

» La demoiselle d’Oliva fut ensuite appelée. L’huissier vint dire que, prévoyant d’être obligée de se séparer de son enfant pendant quelques heures, elle était occupée à l’allaiter, et qu’elle suppliait la Cour de lui accorder un moment de répit. La loi se tut devant la nature, et l’on convint d’attendre.

» Le cardinal et Cagliostro furent les seuls qui retournèrent à la Bastille. M. de Rohan avait dans son carrosse le gouverneur et un officier de la prison ministérielle. Le marquis de Launay donna l’ordre du départ et dit : à l’hôtel, au lieu du mot Bastille.

» Le 31, jour marqué pour la décision définitive de cet étrange et fameux procès, après plus d’un an d’instruction et de longueurs, les juges s’assemblèrent à cinq heures trois quarts du matin. Ils étaient au nombre de soixante-deux, qui se trouva réduit à quarante-neuf, lorsque les conseillers-clercs se furent retirés, à cause qu’il était question de peines afflictives.

» À deux heures, les magistrats votans interrompirent le travail pour dîner à une table de quarante couverts que le premier président avait fait dresser dans la salle Saint-Louis ; mais la plupart mangèrent debout, et à trois heures et demie ils s’étaient remis en séance.

Enfin, à plus de neuf heures du soir, intervint le dispositif de l’arrêt tel qu’il suit :

» 1o. La pièce, base du procès, les approuvés et signatures en marge, déclarés frauduleusement apposés et faussement attribués à la reine.

» 2o. Lamotte, contumace, condamné aux galères à perpétuité.

» 3o. La dame Lamotte fouettée, marquée sur les deux épaules de la lettre V, et enfermée à l’Hôpital à perpétuité.

» 4o. Rétaux de Villette banni pour toujours hors du royaume.

» 5o. La demoiselle d’Oliva hors de Cour.

» 6o. Le sieur Cagliostro déchargé de l’accusation.

» 7o. Le cardinal déchargé de toute espèce d’accusation. Les termes injurieux contre lui, répandus dans les mémoires de la dame de Lamotte, supprimés.

» 8o. Permis au cardinal de faire imprimer l’arrêt.

» Le lendemain qu’il eut été rendu, survint au greffe un sursis d’exécution. La cour de Versailles en était très-mécontente ; elle avait espéré que le cardinal serait déclaré coupable, et la punition infamante infligée à la comtesse de Lamotte lui semblait trop violente. Un écrivain s’est permis de dire que le parlement avait sévi avec tant de rigueur contre cette femme, descendante des Valois, afin de mortifier cruellement la branche régnante des Bourbons. Le roi voulut revoir toutes les pièces du procès, mais on ne lui présenta que des copies.

» Le parlement, au bout de quelques jours de délai, eut la permission de faire exécuter son arrêt à l’égard de la comtesse de Lamotte, restée à la Conciergerie. On annonce un matin à cette condamnée qu’on demande à lui parler au Palais. Surprise de cette nouvelle (car, depuis quelque temps, on lui avait refusé la permission de parler à qui que ce fût), elle répond qu’elle n’a pas reposé la nuit et qu’on la laisse tranquille. Le geôlier lui répond que c’est son conseil qui l’attend. « Je puis donc le voir aujourd’hui ? » dit-elle. À l’instant elle se lève, passe un déshabillé et le suit. Conduite devant ses juges, le greffier lui prononce son arrêt. L’étonnement, la frayeur, la rage, le désespoir, s’emparent tout-à-coup de son ame, et la mettent dans un état de convulsions difficile à peindre. Elle n’a pas la force d’entendre d’un bout à l’autre la lecture qu’on lui fait : elle se roule à terre, pousse des hurlemens affreux ; on a toutes les peines du monde à la transporter dans la cour du Palais, pour lui faire subir sa condamnation. Il n’était que six heures du matin ; peu de personnes furent témoins de ce châtiment.

» Aussitôt que la comtesse aperçut les instrumens de son supplice, elle saisit un des exécuteurs au collet, lui mordit les mains de manière à emporter la pièce, tomba à terre, agitée de convulsions plus violentes que celles qu’elle venait d’avoir. Il fallut déchirer ses habits pour lui imprimer, tant bien que mal, le fer chaud sur les épaules. Ses cris et ses imprécations redoublèrent : on la porta dans un fiacre, et on la conduisit à l’Hôpital.

» Madame de Lamotte trouva le moyen de ne rester que dix mois à l’Hôpital. Elle parvint à s’en évader, soit qu’elle eût gagné quelque sœur de la maison, ou que le gouvernement facilitât sa fuite. Cette dernière assertion pourrait être fondée, s’il était vrai que l’on consentit à son évasion afin d’empêcher M. de Lamotte d’imprimer à Londres des Pièces dont on craignait la publicité, et qu’il menaçait, dit-on, de mettre au jour, si on ne lui rendait son épouse.

» Quoi qu’il en soit, on fit un calembourg lors de la subite disparition de madame de Lamotte, qui montre qu’on ne pensait guère mieux de la conduite à venir de la comtesse de Lamotte, que de celle qu’elle avait précédemment tenue. On prétend que la sœur, qui lui ménagea sa sortie, lui dit en la quittant : « Adieu, Madame, prenez-garde de vous faire remarquer. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, tome Ier.) Nous ajouterons qu’il faut bien avoir la fureur de dire de tristes bons mots pour en faire sur un pareil sujet.


Note (B), page 22.

« Le clergé, assemblé alors, saisit cette occasion pour faire valoir ses droits.

» L’archevêque de Narbonne prononça dans l’assemblée un discours dont voici quelques fragmens :

« Messeigneurs et Messieurs, il n’y a personne parmi nous qui ignore le malheur qu’a eu M. le cardinal de Rohan d’encourir la disgrâce du roi. Nous devons sans doute craindre qu’il ne soit bien coupable, puisque Sa Majesté a cru devoir le faire arrêter avec éclat, s’assurer de sa personne et de ses papiers… De quelque genre que soit le délit, nous ne craignons pas de dire d’avance que nous le détestons. Mais M. le cardinal de Rohan réunit à la qualité de cardinal celle de grand-aumônier, celle d’évêque du royaume. Ce titre, qui nous est commun avec lui, nous impose le devoir de réclamer les maximes et les lois qui ont prescrit qu’un évêque doit être jugé par des évêques. À Dieu ne plaise que nous prétendions par-là vouer notre ordre à l’impunité, et le soustraire à l’obéissance due au roi !… Nous professons et nous enseignons que la puissance de nos rois est indépendante… Nous tenons fermement que notre consécration au service des autels ne transporte à aucune puissance sur la terre les droits auxquels nous a soumis notre naissance. Nous n’avons point à réclamer des priviléges qui soient incompatibles avec ces vérités fondamentales ; nous réclamons avec confiance ceux que les lois, les rois et la nation nous ont transmis. Nous les trouverons dans les mêmes sources d’où dérivent ceux des pairs, des gentilshommes, et des officiers des Cours. »

» D’après les considérations réunies dans cette harangue, le clergé composa un mémoire, et écrivit au roi une lettre éloquente dans laquelle on lit les passages suivans :

« C’est le respect pour la religion qui a donné naissance aux priviléges accordés à ses ministres ; celui de l’immunité personnelle dans les jugemens, accordé aux évêques, s’est trouvé conforme aux mœurs des Français ; ils voulaient que tout accusé fût jugé par ses pairs… L’usage que nous devons en faire présenterait-il des inconvéniens alarmans pour la société ? Nous sommes aussi éloignés de favoriser dans aucun membre de notre ordre l’impunité que l’indépendance… »


Note (C), page 30.

«  M. de Vergennes se voyait environné et observé des deux partis opposés à ses principes et à ses opérations, qui l’empêchèrent continuellement de développer le ton qui devait naturellement dominer dans le département des affaires étrangères. Le parti des Richelieu et d’Aiguillon, quoique humilié par la chute de ce dernier et par le retour du parlement, était encore puissant à la cour ; et ce parti désapprouvait le quiétisme de M. de Vergennes, poursuivait ce ministre par les ridicules, les sarcasmes et les plus atroces accusations. Quelle que fût la conduite du ministre, il voyait devant lui toujours un et souvent deux partis qui désapprouvaient ses œuvres ; quelquefois il était poursuivi dans tous les sens, tandis qu’en Europe il n’y avait pas un de ses traités, pas une de ses négociations, une de ses entreprises, qui ne fussent contrariés par des intérêts puissans, comme il arrive dans chacune des opérations politiques d’un grand État tel que la France.

» Dans cette situation, M. de Vergennes se vit forcé de traiter avec tous les systèmes, et de louvoyer avec tous les partis pour éviter une guerre continentale, et surtout le précipice vers lequel sont entraînés presque tous les ministres qui la déclarent ou la laissent déclarer. M. de Vergennes tenait beaucoup à sa place : Il a fait vœu, disait-on, de mourir ministre. C’était la faute principale de son ministère. Avec un caractère plus décidé, M. de Vergennes eût imité la politique de Richelieu, en déclarant la guerre à l’Autriche, à la première incartade que cette puissance se fût permise, comme elle l’osa dans les affaires de Cologne, de Bavière et de l’Escaut. C’était dans le cœur du roi qu’il fallait attaquer la reine, et le prendre par son faible, par l’attachement filial qu’il portait à ses ancêtres et à son nom. Mais M. de Vergennes n’était pas capable de s’embarquer sur une mer aussi orageuse, et quoique ce plan, qui était du duc d’Aiguillon, fût connu, et qu’il m’ait été développé dans le temps par un homme très-adroit, très-politique, attaché à l’une des ambassades du duc de La Vauguyon ; ce projet, auquel le duc d’Aiguillon eût peut-être conduit la cour, s’il fût resté dans le ministère, était connu du parti opposé, des Choiseul qui, dès 1774, travaillèrent à le prévenir et à en donner sans cesse des avis à la reine. La nature des choses fit depuis ce que les intrigues ne purent accélérer. »

» C’est à l’âge de quarante ans, disait le parti d’Aiguillon, que nous attendons la reine, lorsque le roi sera épris d’une jeune beauté. Qui soutiendra cette favorite, ennemie naturelle de la reine, sinon le parti d’Aiguillon ? La reine n’arriva point à cette époque : les plaintes des Français, quelques succès de son frère en Europe et des voyages mystérieux en France, l’influence de sa sœur et son ambition, accélérèrent le moment fatal qui réunit contre elle le ressentiment, la haine, la vengeance et les plus atroces accusations.

» Dans cette situation qui devenait chaque jour plus critique, la reine obligea les Français, par toutes les ressources de son caractère, de son influence, à respecter la nouvelle diplomatie, au point que les anciens systèmes de notre cabinet ne furent plus connus que d’un petit nombre de maisons principales, telles que les Richelieu, les d’Aiguillon, les Broglie, les La Vauguyon, et de quelques diplomates habiles, tels que Favier, Peyssonel, obligés, sous peine de toutes sortes de disgrâces, de cacher leurs principes ; tandis que le système autrichien continuait de dominer en France, soutenu par les familles en crédit, excepté par le comte de Vergennes qui s’étudiait tous les jours à réprimer ses empiétemens. On a vu comment Joseph II, dans ces circonstances, ne rougit pas d’exiger de la France, ou de l’argent, ou l’ouverture de l’Escaut, ou de s’emparer de la Bavière qu’il eût peut-être conservée sans la déclaration définitive de Frédéric II qui avait plus d’énergie dans sa décrépitude, que M. de Vergennes dans la force de l’âge des diplomates. Fort du caractère opiniâtre de la reine et de la faiblesse de M. de Vergennes, Joseph II établit à Cologne, dans un poste important, l’archiduc Maximilien, et voulut bien devenir l’instrument de l’Angleterre pour dissoudre la coalition naturelle de la France et de l’Espagne pendant la guerre des colonies. Dans la même circonstance, il osa concevoir avec la Russie un plan de démembrement de notre éternelle amie, la Porte Ottomane, et, par ses négociations, ses ruses et ses intrigues, il parvint à si bien profiter de la crainte de M. de Vergennes d’avoir la guerre avec l’empereur, qu’il retira plus d’avantage de cette terreur où il nous retint, que des plus grandes victoires remportées contre nous. » (Mémoires historiques du règne de Louis XVI, tome V.)[4]


Note (D), page 33.

« Dès 1752, M. de Loménie avait résolu de se distinguer, non par la science, la piété et la modestie de son état, mais par l’audace et la nouveauté de ses opinions. La philosophie était encore à son aurore, qu’il se rendit célèbre par la fameuse thèse qu’il soutint en Sorbonne, moins en théologien qu’en matérialiste. Il rejetait toute idée, toute connaissance innée de la divinité dans les hommes ; il insultait au système de la Providence ; il avançait des maximes favorables aux jésuites, à la bulle unigenitus, et disait que M. de Fénélon avait réfuté victorieusement la doctrine de Port-Royal. Ainsi M. de Loménie avait imaginé, dès son jeune âge, un amalgame de matérialisme et de jésuitisme qui lui procurait à la fois la protection de deux partis puissans et opposés : en sorte que son ambition pouvait un jour se satisfaire, quel que fût le succès des combats alors engagés en France entre les philosophes et les jésuites, également ennemis du jansénisme. Si les jésuites étaient vaincus et sacrifiés par les philosophes, l’abbé de Loménie se trouvait dans le parti de la philosophie. Si celle-ci succombait sous les coups que les jésuites lui portaient, déjà l’abbé de Loménie avait combattu contre les jansénistes et mérité l’attention du parti opposé : il ne manquait ni d’adresse ni de prévoyance.

» Cette conduite équivoque souleva contre lui les zélés de tous les partis, qui ne toléraient ni cette versatilité, ni cette nouvelle doctrine. La Sorbonne s’assembla. On dit que le jeune abbé conjura l’orage et sauva son matérialisme en s’humiliant au point de demander pardon, à deux genoux, à un docteur de Sorbonne, à qui la décision du cas était confiée. L’abbé de Loménie fut donc fait prêtre et grand-vicaire de Rouen. Tout dévoué à M. de Choiseul, et se prononçant contre les jésuites quand ce ministre les anéantit, le duc le fit nommer, par M. de Jarente, en 1761, à l’évêché de Condom, et trois ans après à l’archevêché de Toulouse. Devenu anti-jésuite et philosophe, il passa pour avoir introduit le premier l’incrédulité dans le clergé de France[5], et il l’afficha à l’époque où M. de Choiseul crut du bon ton et utile de la favoriser. Bientôt il mérita d’être noté comme un incrédule et un libertin, dans les Mémoires du dauphin, père de Louis XVI. Membre distingué par son siége, des états de Languedoc, il acquit bientôt la réputation d’un excellent administrateur. On n’a jamais su qu’il la devait en partie aux officiers de ma province, qui avaient la rare modestie de mettre sous ses yeux leurs propres rapports qui passaient pour être son ouvrage. L’histoire doit rendre à MM. de La Faye et de Montferrier, syndics de ma province, l’honneur qui leur est dû. L’archevêque de Toulouse, disait quelquefois le premier, passe pour un prélat ami de la liberté ; on ajoute qu’il veut être ministre : si jamais ses vœux sont satisfaits, j’avance qu’il ne sera qu’un tyran.

» M. l’archevêque de Toulouse n’est pas suffisamment connu dans cet ouvrage… Je dois le montrer tel qu’il fut dans ses propres écrits que j’ai eu en mon pouvoir. Je lui dois, je me dois à moi-même de publier tout ce qu’il dit, dans ses Mémoires secrets, sur sa retraite du ministère et sur l’origine de sa nomination au cardinalat. Voici comme s’exprime le prélat :

« Je me servis alors de M. de Mercy pour parler à M. Necker. Je me servis d’autant plus volontiers de cet intermédiaire, que je savais qu’il serait agréable à la reine, et qu’il s’en chargerait volontiers de son côté ; et, tels étaient la faiblesse et le caractère du roi, qu’il voulut que M. Necker crût qu’il désirait son retour.

» Celui-ci, charmé d’être rappelé, ne voulut pas d’abord accepter. Il dit à M. de Mercy que, sous un ministre qui, comme moi, avait perdu la faveur publique, il ne pouvait faire aucun bien. Je ne voulus pas que M. Necker, dont je connaissais l’ambition et l’amour-propre, fît des conditions avec le roi ; et je priai M. de Mercy d’insister pour qu’il acceptât sans en faire aucune : je voulais bien me retirer ; mais je ne voulais pas que M. Necker me renvoyât.

» Le désir de rappeler M. Necker venait à la reine, non-seulement des suggestions de M. de Mercy et du désir qu’elle avait d’avoir elle-même provoqué ce rappel, croyant que la faveur publique le rendait nécessaire ; mais aussi de l’envie d’empêcher le pouvoir et l’influence de M. le comte d’Artois, qui ne voulait pas M. Necker qu’il craignait presque autant qu’il me craignait. »

» M. l’archevêque de Sens ajoute :

« Le lundi, cette réponse arriva. M. de Mercy vint à neuf heures et demie chez moi me dire que M. Necker consentait à accepter sans condition, et demandait à voir le lendemain la reine à qui il s’en rapporterait entièrement… C’est tout ce qu’il me fallait pour la gloire du roi, avec lequel je ne voulais pas que M. Necker fît des conditions, et je dis à M. de Mercy : Voilà qui est à merveille, et dès ce pas je vais l’annoncer au roi, et lui demander la permission de me retirer. M. de Mercy m’approuva et me confirma d’autant plus dans ma résolution, croyant, d’après ce qu’il me disait, que c’était le vœu de la reine ; car il ajouta, ce qui me fut offert bientôt après, qu’il fallait qu’on me fît cardinal, et qu’on me rappelât dans des temps plus heureux.

» Je montai donc chez le roi, et je lui dis que M. Necker acceptait, et qu’ainsi je pouvais ne lui être pas utile ; que peut-être ma présence contrarierait son nouveau ministre, et je lui demandai la permission de me retirer. Le roi me répondit avec un peu d’embarras : Voyez la reine, elle vous dira tout cela… Je passai donc chez la reine ; elle était à sa toilette ; je lui rappelai la même chose, et par ce qu’elle me dit, je compris, sans le savoir, qu’il y avait quelque autre chose que j’ignorais. Enfin, comme nous allions au même but, celui de ma retraite, nous nous entendions sans nous le déclarer. Elle m’offrit le chapeau et tout ce que je pouvais désirer, en disant qu’elle se séparait de moi avec regret, pleurant d’y être obligée, et me permettant de l’embrasser pour me témoigner sa douleur et son intérêt. J’acceptai donc le chapeau ; je demandai que l’abbé de Loménie fût mon coadjuteur, et la promesse de la première place d’une dame chez la reine pour ma nièce. Il fut convenu que le soir j’apporterais ma démission, et que le soir même M. de Montmorin écrirait à Rome pour le chapeau ; que M. l’archevêque de Lyon travaillerait pour la coadjutorerie, et que je recevrais ce même soir la promesse d’une place de dame. Je me retirai chez moi, content, plus heureux d’être retiré, que des grâces qui accompagnèrent ma retraite, et qui m’étaient personnelles : car j’avoue que les autres me touchaient infiniment, et faisaient beaucoup pour mon bonheur.

» Quand je fus rentré, j’appris que la reine avait écrit à l’abbé de Vermond pour me dire de demander ma retraite, et alors je compris ce que je n’avais pas deviné. Elle crut que je venais d’après sa lettre, tandis que je ne me présentais que de mon propre mouvement ; de sorte qu’on peut dire avec vérité que je me suis retiré… et que j’ai été éloigné. L’un ne serait pas plus faux que l’autre ; mais toujours est-il vrai que j’étais loin de demander de rester et d’en chercher les moyens.

» Le soir, tout s’accomplit comme il avait été convenu. Je reçus du roi et de la reine des marques de bonté et d’intérêt que n’éprouvait pas ordinairement un ministre disgracié. Il y a plus : le lendemain ils m’envoyèrent M. Necker. Deux jours après, je le vis encore. Ils me demandèrent le choix d’un ministre. Je leur en conseillai un (M. du Châtelet) qui le refusa, et je ne pus m’empêcher de leur dire : Il n’est pas commun de voir un ancien ministre être ainsi consulté. Ils me répondirent : C’est qu’il n’est pas commun d’en rencontrer un aussi digne de confiance. Je rappelle tout cela dans la plus grande exactitude, pour faire voir combien j’étais éloigné de vouloir rester au ministère, et combien, peut-être, il m’eût été possible de ne pas quitter si j’avais voulu. Mais, dès que le roi ne me désapprouvait pas, mes vœux étaient remplis ; le ministère était un moment de peine et non de satisfaction pour moi. Heureux toute ma vie, j’avais cessé de l’être depuis que j’étais à Versailles ! Depuis trois semaines le sommeil avait fui loin de moi. Je voulais le bien, je le voulais avec franchise, mais mon caractère n’était pas fait pour les temps d’orage et de trouble ; il m’était doux de m’en retirer, et je n’avais de regret que d’y avoir été mêlé. » (Mém. du règne de Louis XVI, tome VI.)


Note (E), page 80.

« On envoya en Angleterre un extrait de l’étrange procédure du Châtelet, croyant faire craindre (au duc d’Orléans) des persécutions pareilles à celles qu’on redoutait autrefois ; mais, rassuré par son innocence, ce fut précisément ce qui l’engagea à revenir. Afin de l’effrayer, on aposta à Dieppe un noble du parti royaliste ou parti ministériel, qui eut l’audace de crier qu’il fallait pendre le duc d’Orléans.

» Le prince l’entendit, et ne retourna pas sur ses pas, ainsi qu’on s’en était flatté.

» Le lendemain de son arrivée à Paris, il se présenta dans l’Assemblée nationale où il fut accueilli avec les plus vifs applaudissemens ; il y prononça un discours apologétique de sa conduite, écouté avec intérêt. Non content de ces démarches franches, loyales, il publia un écrit intitulé : Exposé de la conduite de M. le duc d’Orléans dans la révolution de France, rédigé par lui-même à Londres. Ce mémoire, rempli de raison et de faits justificatifs, acheva de convaincre les plus incrédules.

» Afin de faire connaître au lecteur ce qu’il contient de plus intéressant, je vais en tracer une analyse rapide. « On a répandu, dit M. d’Orléans, que j’avais été le moteur du mouvement de Paris sur Versailles, le 5 octobre, et l’on a supposé que mon motif était l’espoir que la terreur déciderait le roi à fuir de Versailles ; qu’il amènerait avec lui M. le dauphin ; que Monsieur l’accompagnerait, et que je parviendrais à me faire nommer régent ou lieutenant du royaume… D’autres libelles n’ont pas craint de me prodiguer les assassinats, et de me supposer l’ambition du trône… D’abord, pour que le roi eût pu s’enfuir avec sa famille, il faudrait supposer que les barrières de Versailles fussent les limites de la France ; ou que le roi aurait pu se dérober à tous les yeux dans toute la traversée du royaume ; ou que nulle part il n’eût trouvé les Français empressés à le retenir, à le rassurer, à le ramener… Pour quelle raison Monsieur se serait-il enfui avec le roi, lui qui ne s’était montré, dans la révolution, que pour donner sa voix à la double représentation du tiers ? Et pourtant si le roi ne fuit point, si Monsieur ne le suit point, si tous deux ne parviennent pas à se rendre invisibles à toute la France, le crime qu’on me suppose est totalement sans objet ; ce serait le délire de l’atrocité.

» Des libellistes voyant que l’impossibilité si évidente du roi, du dauphin, de Monsieur, traversant le royaume sans être aperçus, ôtait toute base à leur calomnie, ils m’ont alors frayé la route du trône à travers une foule d’assassinats. Mais, comme ils n’ont pu y comprendre M. le comte d’Artois, ils n’ont pas hésité à supposer que la France le déclarerait, ainsi que ses enfans, inhabiles à succéder au trône. Ainsi, calomniant une seconde fois la nation, ils ont pensé que les Français dépouilleraient de ses droits un prince devenu leur roi légitime. J’aime à croire que ce prince, se rapprochant d’un roi qu’il chérit et dont il est si tendrement aimé, se rapprochant d’un peuple à l’affection duquel tant de qualités aimables lui donnent de si justes droits, reviendra jouir de la partie la plus précieuse de son héritage, de l’amour que la nation la plus sensible, la plus aimante a voué aux descendans de Henri IV. »

» Dans ce même exposé, M. d’Orléans raconte qu’il partit de Paris le 6 octobre, pour se rendre à l’Assemblée nationale, vers les huit heures du matin ; par conséquent il n’était point à Versailles dès six heures, ainsi qu’ont osé l’avancer des témoins de mauvaise foi. Le récit du prince et les preuves qu’il administre renversent, d’une manière victorieuse, les assertions de ses ennemis.

« En me rendant à Versailles, dit-il, vers les huit heures du matin, tout me parut tranquille jusqu’à l’entrée du pont de Sèvres. Là je rencontrai les têtes de ces malheureuses victimes de la fureur du peuple : entre Sèvres et Versailles, je rencontrai quelques charrettes chargées de vivres, escortées par un détachement de la garde nationale : quelques-uns des fusiliers pensèrent que ma voiture ne devait pas passer le convoi. Mon postillon anglais écoutant sans comprendre et continuant son chemin, un des fusiliers le mit en joue à bout portant, et tira son coup de fusil, qui, par bonheur, ne partit point : l’officier réprimanda le soldat et me donna deux hommes pour escorte. » (Anecdotes du règne de Louis XVI.)


Note (F), page 98.

« La fin de cette année de malheurs et de crimes (1790) n’offre plus qu’un événement remarquable ; celui de l’arrestation et du commencement du procès de l’infortuné marquis de Favras. Ce gentilhomme, dont la jeunesse avait été très-orageuse, conservait encore dans l’âge mûr cette imagination ardente, cette présomption, cette imprudence qui l’avaient si souvent égaré ; et le royalisme, en prenant la place de ses autres passions, en avait pris aussi tous les caractères. Les attentats des 5 et 6 octobre lui inspirèrent le désir le plus violent de tout tenter pour soustraire la famille royale aux dangers dont elle était menacée. Il s’occupa, en conséquence, avec plus de zèle que de sagesse et de circonspection, d’un plan d’enlèvement du roi. Son moyen d’exécution était une armée d’environ trente mille royalistes, dont l’enrôlement et l’armement devaient s’opérer assez secrètement pour qu’il n’en transpirât rien jusqu’au moment de l’action. Comme une entreprise de cette nature exigeait des fonds considérables, et que c’était ce dont le marquis de Favras était le moins pourvu, il se donnait tous les mouvemens possibles pour s’en procurer ; il vit plusieurs banquiers ; il communiqua son plan à plusieurs royalistes de sa connaissance, qu’il jugea les plus disposés à l’aider de leur bourse ; mais il en obtint beaucoup plus d’éloges que de confiance.

» Le hasard fit, qu’à cette même époque, Monsieur, frère du roi, privé depuis plusieurs mois de la jouissance de ses revenus, par une suite des différentes opérations de l’Assemblée, et ayant des paiemens considérables à faire dans le mois de janvier, s’occupait des moyens de satisfaire à ses engagemens, sans être à charge au Trésor public. Pour y parvenir par une voie moins onéreuse que celle de toute espèce d’emprunt, dans un moment aussi critique, ce prince avait formé le projet d’aliéner des contrats à la concurrence de la somme qui lui était nécessaire. M. de Favras qui, quelques années auparavant, avait servi dans les gardes-suisses de Monsieur, lui fut indiqué, par le marquis de La Châtre, comme très-propre à faire réussir cette négociation auprès des banquiers Schaumel et Sartorius ; S. A. R. souscrivit en conséquence une obligation de deux millions, et chargea son trésorier de suivre cette affaire.

» Les propos indiscrets de quelques-uns des nombreux confidens du plan de M. de Favras, et l’imprudence qu’il eut lui-même de mêler et de suivre à la fois des démarches qui y étaient relatives, et celles qui concernaient la négociation des deux millions souscrits par Monsieur, excitèrent l’attention et les inquiétudes du comité des recherches. Il fit arrêter M. et madame de Favras, dans la nuit du 24 au 25 décembre, et les accusa « de conspiration contre l’ordre de choses établi par le vœu de la nation et du roi ; d’avoir formé à cet effet le complot d’introduire, pendant la nuit, des gens armés dans la capitale, pour se défaire des trois principaux chefs de l’administration, attaquer la garde du roi, enlever le sceau de l’État, et entraîner Leurs Majestés vers Péronne ; d’avoir tenté de corrompre quelques personnes de la garde nationale, en cherchant à les égarer par des promesses et des confidences trompeuses ; d’avoir eu des conférences avec des banquiers pour se ménager des sommes très-considérables, et avec d’autres personnes, pour étendre, s’il était possible, ce complot dans différentes provinces. »

» Le lendemain de l’arrestation de M. et de madame de Favras, on répandit avec la plus grande profusion, dans la capitale, un bulletin conçu en ces termes :

« Le marquis de Favras, place Royale, a été arrêté avec madame son épouse, la nuit du 24 au 25, pour un plan qu’il avait fait de soulever trente mille hommes, pour faire assassiner M. de La Fayette et le maire de la ville, et ensuite de nous couper les vivres. Monsieur, frère du roi, était à la tête.

» Signé Barrauz. »

» Cette dénonciation publique du frère du roi, rapidement aggravée par les commentaires des factieux et par les exagérations de la calomnie, excita la plus grande fermentation dans la capitale, non-seulement contre ce prince, mais contre le roi lui-même qu’on supposait être d’intelligence avec son frère. Une explosion violente et prochaine semblait inévitable ; et certainement elle aurait eu lieu, si Monsieur, à qui il n’était pas permis de mépriser les dangers dont le roi et la famille royale n’étaient pas moins menacés que lui, n’avait pas pris le seul parti qui pût dissiper cet orage. Ce prince se rendit à l’assemblée des représentans de la commune, le 26 décembre, et y fut reçu avec tous les égards qui lui étaient dus. « Messieurs, leur dit-il, le désir de repousser une calomnie atroce m’amène au milieu de vous. M. de Favras a été arrêté hier par ordre de votre comité des recherches, et l’on répand aujourd’hui avec affectation que j’ai de grandes liaisons avec lui. J’ai cru devoir au roi, à vous et à moi-même, de venir vous instruire des seuls rapports sous lesquels je connais M. de Favras. »

» Après avoir exposé, avec autant d’exactitude que de simplicité, les faits relatifs à l’obligation de deux millions, tels que je les ai rapportés, Monsieur ajouta : « Je n’ai point vu M. de Favras, je ne lui ai point écrit, je n’ai eu aucune communication quelconque avec lui ; ce qu’il a fait d’ailleurs m’est parfaitement inconnu. Cependant j’ai appris qu’on distribuait avec profusion dans la capitale un billet signé Barrauz, conçu en ces termes. (Voir ci-dessus.) Vous n’attendez pas de moi, sans doute, que je m’abaisse jusqu’à me justifier d’un crime aussi bas, etc., etc. »

» Ce discours fut vivement et unanimement applaudi par l’assemblée et par les tribunes. Le maire exprima, dans sa réponse, les sentimens de respect et de dévouement dont l’assemblée était pénétrée pour Monsieur, et la confiance sans bornes que lui inspiraient ses vertus. M. de La Fayette prit la parole après M. Bailly, et annonça qu’il s’était occupé à faire arrêter les auteurs du billet, et qu’ils étaient en prison. Monsieur demanda leur grâce, mais l’assemblée décida qu’il fallait qu’ils fussent jugés et punis. Ce prince crut devoir aussi instruire l’Assemblée nationale du motif qui l’avait déterminé à faire cette démarche ; il lui adressa en conséquence une copie du discours qu’il avait prononcé à l’Hôtel-de-Ville, et y joignit une note par laquelle il annonçait qu’il ferait remettre à l’Assemblée l’état des dettes qu’il se proposait de payer avec les deux millions dont il avait souscrit l’obligation. » (Histoire de la révolution de France, par Bertrand de Molleville, tome II.)

Note (G), page 112.

Au duc de Choiseul, pair de France et secrétaire d’État.

 Monsieur,

Je vous remercie de la confiance que vous m’accordez : si j’étais souverain, vous pourriez compter sur ma coopération. Quant aux jésuites et au plan d’abolir leur congrégation, je suis entièrement de votre avis.

Ne comptez pas trop sur ma mère, car l’attachement à cet ordre est devenu héréditaire dans la maison de Habsbourg. Clément XIV lui-même en a des preuves.

Cependant Kaunitz est votre ami ; il peut tout auprès de l’impératrice, et, dans tout ce qui a rapport à l’extinction de l’ordre, il sera parfaitement d’accord avec vous : j’en dis autant du marquis de Pombal ; d’ailleurs c’est un homme qui ne fait rien à demi.

Choiseul, je connais ces gens aussi bien que personne ; je sais tous leurs projets, tous leurs efforts pour répandre les ténèbres sur la terre, et pour troubler, pour régenter l’Europe depuis le cap Finistère jusqu’à la mer Glaciale.

Ils étaient mandarins à la Chine, académiciens, courtisans et confesseurs en France, grands de la nation en Portugal et en Espagne, et rois au Paraguay.

Si mon grand oncle, Joseph I, n’eût pas monté sur le trône, peut-être aurions-nous vu en Allemagne des Malagrida, des Aveiro, et une tentative de régicide. Mais il les connut à fond. Lorsqu’un jour le sanhédrin de l’ordre soupçonna son confesseur de probité, et que celui-ci manifesta plus d’attachement pour l’empereur que pour le Vatican, il fut cité à Rome. Prévoyant le sort cruel qui l’y attendait, il pria l’empereur de s’opposer à son voyage ; mais tous les efforts du monarque furent vains : le nonce lui-même exigea le départ du confesseur. Irrité de ce despotisme, l’empereur déclara que « s’il fallait absolument que ce prêtre allât à Rome, il n’irait pas seul, et que tous les jésuites des États autrichiens l’y accompagneraient pour ne plus jamais reparaître dans aucun lieu de la monarchie. »

Cette réponse inattendue, et presque téméraire pour l’époque, fit lâcher prise aux jésuites.

Tel fut l’esprit d’autrefois, Choiseul ; je le vois bien, il faut qu’il change.

Adieu, que le ciel vous conserve encore long-temps à la France, à moi et à vos nombreux amis !

Joseph.
Janvier 1770.

Au comte d’Aranda, chevalier de la Toison-d’Or, grand d’Espagne, conseiller intime, ministre-président des Deux-Castilles et ambassadeur près la cour de France.

 Monsieur,

Clément XIV s’est acquis une gloire immortelle en bannissant de la terre les jésuites, ces Séïdes de l’apostolat, dont le nom ne sera plus cité que dans l’histoire des controverses et du jansénisme.

Avant qu’on les connût en Allemagne, la religion était pour les peuples une source de félicité ; mais ils l’ont travestie en un simulacre révoltant, et en ont fait l’instrument de leur ambition et le manteau de leurs honteux projets.

Une institution, enfantée dans le Midi par l’imagination fanatique d’un moine espagnol, une institution qui tend au monopole universel de l’esprit humain, et qui, pour y parvenir, cherche à tout soumettre au sénat infaillible de Latran, a été un bien funeste présent pour les neveux de Tuiskon (Teuton).

Le principal, l’unique but du sanhédrin de ces loyolistes, a été sa gloire, l’extension de son pouvoir et l’épaississement des ténèbres sur le reste de l’univers.

L’intolérance des jésuites a attiré sur l’Allemagne les calamités d’une guerre de trente ans ; leurs principes ont arraché aux Henri de France le trône et la vie, et ils furent les auteurs de l’atroce révocation de l’édit de Nantes.

Leur influence sur la maison de Habsbourg n’est que trop connue. Ferdinand II et Léopold Ier les protégèrent jusqu’à leur dernier soupir. L’éducation de la jeunesse, les lettres, les récompenses, les nominations aux plus hautes dignités de l’État, l’oreille des rois, comme le cœur des reines, tout enfin fut confié à leur direction artificieuse.

On sait trop quel usage ils en firent, quels plans ils exécutèrent, et quelles chaînes ils forgèrent pour les nations.

Je n’ignore pas qu’outre Clément-le-Grand, les ministres des maisons de Bourbon et le marquis de Pombal ont eu part à la destruction de leur ordre. Leurs efforts seront appréciés par la postérité qui leur élèvera des autels au temple de mémoire.

Si je pouvais haïr, j’exécrerais cette race d’hommes qui persécuta Fénélon, enfanta la bulle In cœna Domini, et rendit Rome si méprisable. Adieu.

Joseph.
Vienne, juillet 1773.

Note (H), page 133.

« La rumeur fut grande à Paris lorsque l’on eut la certitude du départ de Mesdames ; le roi ne put se dispenser d’en instruire l’Assemblée par une lettre dont voici le contenu :

« Messieurs, ayant appris que l’Assemblée nationale avait donné à examiner au comité de constitution une question qui s’est élevée à l’occasion d’un voyage projeté par mes tantes, je crois à propos d’informer l’Assemblée que j’ai appris ce matin qu’elles étaient parties hier soir à dix heures. Comme je suis persuadé qu’elles ne pouvaient être privées de la liberté qui appartient à chacun d’aller où il veut, j’ai cru ne devoir ni pouvoir mettre aucun obstacle à leur départ, quoique je ne voie qu’avec beaucoup de répugnance leur séparation d’avec moi.

» Signé Louis. »

» Malgré cette lettre, les deux partis qui divisaient l’Assemblée étaient dans la plus grande fermentation, lorsqu’on reçut la nouvelle de l’arrestation de Mesdames par la municipalité de Moret. On apprit en même temps que les chasseurs de Lorraine les avaient délivrées. Cet incident augmenta la chaleur des débats ; on sut que des particuliers avaient devancé Mesdames, semant dans le peuple tous les bruits dont les conspirateurs remplissaient les journaux. Ils prodiguaient l’argent et le répandaient à pleines mains parmi les hommes les plus abrutis, comme les plus capables de se livrer aux plus grands excès. Aussi les jours de Mesdames furent-ils menacés et dans le plus grand danger. Un scélérat, qui vomissait contre ces princesses les plus grossières injures, parla de faire descendre le fatal réverbère pour les y attacher.

» Cet argent, que répandirent ces agens cachés, n’était pas celui du duc d’Orléans : ses finances étaient épuisées alors ; c’était celui de l’Angleterre. Le parlement accordait au ministre tous les subsides qu’il demandait, et le dispensait de rendre compte. La destination et l’emploi de ces fonds ne peuvent être mis en problème aujourd’hui. »

Bientôt l’Assemblée reçut de la municipalité de Moret le procès-verbal suivant :

« Le 20 février 1791, des voitures, d’un train et d’une escorte qui annonçaient la magnificence, se présentent à Moret. Les officiers municipaux, qui avaient entendu parler du départ de Mesdames et des inquiétudes qu’il avait répandues dans Paris, arrêtent ces voitures et ne veulent les laisser passer que quand elles auront exhibé leurs passe-ports. Elles en montrent deux : l’un pour aller à Rome, du roi, et contre-signé Montmorin ; l’autre n’était précisément pas un passe-port, mais une déclaration de la municipalité de Paris, qui reconnaît n’avoir pas le droit de s’opposer à ce que ces citoyennes se promènent dans les parties du royaume qui leur paraissent le plus agréables.

» Les officiers municipaux de Moret, à la vue de ces deux passe-ports, entre lesquels ils croient apercevoir quelque contradiction, sont disposés à croire qu’avant d’y avoir aucun égard, il est de leur devoir de consulter l’Assemblée nationale et d’en attendre la réponse avec Mesdames ; mais tandis qu’ils balancent sur le parti qu’ils ont à prendre, des chasseurs du régiment de Lorraine accourent les armes à la main, et, par la violence, ils font ouvrir les portes à Mesdames qui continuent leur route. »

» La lecture de ce procès-verbal est à peine achevée, que l’ex-directeur Rewbell manifeste une surprise extraordinaire. Comment concevoir que le ministre des affaires étrangères eût pu contre-signer un passe-port, lorsqu’il était bien instruit que leur départ avait été l’occasion de la demande d’un nouveau décret dont le comité de constitution s’occupait de rédiger le projet ? Comme tout était scandale dans ce siècle d’impiété, l’opinant dit qu’il était scandaleux que les chasseurs de Lorraine se fussent ainsi conduits. Si de telles violences, dit-il en terminant, sont permises ou restent impunies, c’est une illusion étrange de croire que nous avons une constitution : non, il n’y a pas de lois, et nous vivons sous l’empire du glaive.

» Il conclut au renvoi du procès-verbal de la municipalité de Moret aux comités de constitution et des recherches.

» La motion de Rewbell fut décrétée.

» Réduit à s’excuser, le ministre de la guerre déclara qu’il n’avait point donné d’ordre aux chasseurs de Lorraine, qui, au fond, n’étaient pour rien dans cette affaire. Le décret rendu sur la motion de Rewbell fut appuyé par le duc d’Aiguillon, et l’on apprit, par la lettre de M. de Ségur, que c’étaient les chasseurs de Hagueneau, et non ceux de Lorraine, qui avaient eu l’honneur d’escorter Mesdames à Fontainebleau et à Moret. Cette lettre, signée de M. de Ségur, fut insérée dans les journaux sur son invitation : ce militaire s’honorait d’avoir donné l’ordre et d’avoir été obéi. Dans sa lettre qui ne fut lue que dans la séance du 2 mars, M. de Ségur sut convaincre l’Assemblée de l’ignorance affectée des militaires qu’elle avait dans son sein. Les anciennes ordonnances ne sont point abrogées, disait le colonel des chasseurs de Hagueneau, et non pas celui de Lorraine ; l’officier qui commandait n’a fait que s’y conformer, et s’il y est entré en armes, c’est pour suivre l’usage où sont les troupes de rendre cet honneur aux villes.

» Cependant M. de Montmorin ne pouvait se dispenser de se justifier : il le fit avec une grande supériorité par cette lettre :

« M. le président, je viens d’apprendre que, sur la lecture du procès-verbal envoyé par la municipalité de Moret, quelques membres de l’Assemblée ont paru étonnés que j’eusse contre-signé le passe-port donné à Mesdames par le roi.

» Si ce fait a besoin d’être expliqué, je prie l’Assemblée de considérer que l’opinion du roi et de ses ministres est assez connue sur cela. Ce passe-port sera une permission de sortir du royaume quand une loi aura défendu d’en passer les limites ; mais cette loi n’a jamais existé. Jusqu’à ce moment, un passe-port ne pourra être regardé que comme une attestation de la qualité des personnes.

» Dans ce sens, il était impossible d’en refuser un à Mesdames ; il fallait, ou s’opposer à ce voyage, ou en prévenir les inconvéniens, au nombre desquels il était impossible de ne pas compter leur arrestation par une municipalité qui ne les aurait pas connues.

» Il existe d’anciennes lois contre les émigrations ; elles étaient tombées en désuétude, et les principes de la liberté, décrétés par l’Assemblée, les avaient entièrement abrogées. Refuser un passe-port à Mesdames, si cette pièce eût été regardée comme une véritable permission, aurait été non-seulement devancer, mais faire la loi. Accorder ce passe-port lorsque, sans donner aucun droit de plus, il pouvait prévenir des troubles, ne pouvait être regardé que comme un acte de prudence.

» Voilà, Monsieur, les motifs qui m’ont déterminé à contre-signer le passe-port de Mesdames : je vous prie de vouloir bien les communiquer à l’Assemblée. Je saisirai avec empressement toutes les occasions d’expliquer ma conduite, et je compterai toujours, avec la plus grande confiance, sur la justice de l’Assemblée. »

» Le sort de Mesdames dépendait du décret qu’allait rendre l’Assemblée nationale ; les deux partis étaient en mesure et bien préparés. L’abbé Maury, qui doit à un mérite réel la gloire de figurer à la tête de la catholicité, ambitionna l’honneur de porter le premier la parole. Il fit valoir les principes d’ordre sans lesquels il n’est point de gouvernement, et par conséquent de paix ni de prospérité pour un peuple.

» Plusieurs orateurs avaient parlé, et tous reconnaissaient qu’il n’y avait pas de loi qui s’opposât au départ de Mesdames. La discussion était dirigée de manière que le parti de la faction regardât comme un triomphe l’ordre du jour sur l’improbation que méritait la commune d’Arnay-le-Duc ; mais un membre ignoré, et seulement remarquable par une taille gigantesque et le volume de sa voix, prend la parole, et s’écrie : « Vous prétendez qu’il n’existe pas de loi, et moi je soutiens qu’il en existe une… C’est le salut du peuple. »

» Le général Menou termina les débats par une de ces phrases caustiques qui manquent rarement leur effet quand elles sont placées à propos, c’est-à-dire lorsque la discussion commence à lasser la multitude. « L’Europe, dit-il, sera bien étonnée sans doute, lorsqu’elle apprendra que l’Assemblée nationale a passé quatre heures entières à délibérer sur le départ de deux dames qui aiment mieux entendre la messe à Rome qu’à Paris. »

» Les débats furent ainsi terminés, et le décret fut conforme à l’opinion de Mirabeau qui eut encore l’honneur de faire adopter sa rédaction ainsi conçue :

« L’Assemblée nationale, attendu qu’il n’existe aucune loi du royaume qui s’oppose au libre voyage de Mesdames tantes du roi, déclare qu’il n’y a pas lieu à délibérer, et renvoie l’affaire au pouvoir exécutif. » (Mémoires de Mesdames, par Montigny, tome I.)

On trouvera, dans ces Mémoires, tous les détails relatifs au séjour de Mesdames à Rome, à Naples et en dernier lieu en Pologne.


Note (I), page 180.

« M. de Laporte, à qui j’avais fait part, quelque temps auparavant, de mon idée relativement aux tribunes, m’avait dit en effet que, dans l’espace de huit ou neuf mois tout au plus, on avait fait dépenser au roi plus de deux millions cinq cent mille livres pour le seul article des tribunes, et qu’elles avaient toujours été pour les jacobins ; qu’à la vérité, les personnes qui avaient été chargées de cette opération, et auxquelles ces fonds avaient été remis, étaient violemment suspectées d’en avoir détourné une grande partie, et peut-être la totalité à leur profit ; mais que cet inconvénient était inséparable de ce genre de dépense, qui, par sa nature, n’était susceptible ni de contrôle ni de vérification quelconque, et que cette considération avait déterminé le roi à y renoncer.

» Je n’affirmerai pas comme un fait constant, que les deux entrepreneurs en chef de cette opération (MM. T… et S…) aient réellement détourné à leur profit les fonds qui leur ont été confiés, quoiqu’il ait été de notoriété publique que, depuis qu’ils en ont été chargés, l’un d’eux a fait pour douze à quinze cent mille livres d’acquisitions, et l’autre pour sept à huit cent mille livres ; mais je n’hésite pas à croire et à assurer qu’ils ne peuvent se justifier du reproche d’insigne friponnerie, qu’en prouvant qu’ils ont conduit cette opération avec une maladresse et une négligence presque aussi coupables ; car rien n’était plus aisé que de s’assurer des tribunes en les payant. J’en avais fait l’épreuve une seule fois pendant mon ministère, mais avec un succès complet ; c’était le jour où je devais prononcer à l’Assemblée ma réponse définitive aux dénonciations qui avaient été faites contre moi. Je fus instruit, deux jours auparavant par mes espions, que le comité secret des jacobins avait arrêté de renforcer ce jour-là le nombre de ses affidés dans les tribunes pour s’assurer de me faire huer ; je fis appeler sur-le-champ un des vainqueurs de la Bastille, à qui j’avais rendu de grands services avant la révolution, qui m’était entièrement dévoué, et qui avait une grande influence dans le faubourg Saint-Antoine. Je le chargeai de choisir parmi les ouvriers de ce faubourg deux cents hommes sûrs et vigoureux, de les conduire, le surlendemain à six heures du matin, à l’Assemblée, afin qu’ils y fussent les premiers avant l’ouverture de la salle, et qu’ils pussent s’emparer des premières places dans les tribunes des deux bouts de la salle, et de ne leur donner d’autre consigne que celle d’applaudir ou de huer, suivant le signal dont il conviendrait avec eux.

» Cette manœuvre eut tout le succès que je pouvais désirer ; le discours que je prononçai fut souvent interrompu par des applaudissemens, et ils redoublèrent quand j’eus cessé de parler ; les jacobins en furent confondus, et ils n’y comprirent rien. J’étais encore dans l’Assemblée un quart-d’heure après, ainsi que tous les ministres qui avaient cru devoir m’accompagner dans cette circonstance, lorsque l’abbé Fauchet obtint la parole pour rendre compte d’un fait qu’il annonçait être très-important : « On me remet dans ce moment, dit-il, une lettre par laquelle on me marque qu’une grande partie des citoyens qui sont dans les tribunes, ont été payés pour applaudir le ministre de la marine. »

» Quoique ce fait fût très-vrai, ma bonne contenance et la réputation de l’abbé Fauchet qu’on savait être un menteur effronté, couvrirent de ridicule sa dénonciation qu’on regarda comme une calomnie d’autant plus maladroite, qu’on était accoutumé à voir applaudir par les tribunes les discours que je prononçais. Il est vrai que j’avais l’attention d’y insérer toujours quelques-unes de ces phrases, ou plutôt de ces mots que le peuple ne manquait jamais d’applaudir machinalement quand ils étaient prononcés avec une certaine emphase, et sans s’embarrasser du sens dans lequel on les employait.

» À peine l’abbé Fauchet avait-il terminé sa dénonciation, qu’elle fut étouffée par le murmure presque général qui s’éleva des deux côtés de la salle, et par les huées des tribunes qui en reçurent le signal. Cette victoire, remportée dans les tribunes sur les jacobins, ne me coûta que deux cent soixante-dix livres en assignats, parce qu’un grand nombre de mes champions, par dévouement pour leur chef, ne voulurent recevoir de lui qu’un verre d’eau-de-vie.

» Je rendis compte de tous ces détails au roi dans ma réponse aux dernières notes de Sa Majesté, et je la suppliai de nouveau de permettre que je fisse une seconde expérience sur les tribunes pendant une semaine seulement, d’après un plan que je joignis à ma lettre, et dont la dépense ne montait pas à plus de huit cents livres par jour.

» Ce plan consistait à faire occuper tous les jours les premiers rangs des deux tribunes par 262 personnes affidées, dont la solde était fixée, savoir :


...» 1.o Pour un chef qui était seul dans le secret   050 liv. par jour.
...» 2.o Pour un sous-chef choisi par le premier 025
...» 3.o Pour dix adjudans choisis par les chefs et sous-chefs, ne se connaissant pas entre eux, chargés de recruter chacun 25 hommes, et de les conduire tous les jours à l’Assemblée, dix livres chacun ; total 100
...» 4.o Pour 250 hommes payés chacun à cinquante sous par jour ; total 625
───────
.....Total 800 livres.

» Le chef et le sous-chef devaient être placés, l’un au milieu d’une tribune sur le devant, et l’autre à la même place dans la seconde tribune ; chacun d’eux n’était connu que des cinq adjudans qu’il avait sous ses ordres dans la tribune où il se plaçait ; le sous-chef recevait l’ordre par un signal convenu entre eux seulement : ils en avaient un second pour donner l’ordre aux adjudans qui le transmettaient chacun à leurs 25 hommes par un troisième signal. Tous, excepté le chef et le sous-chef devaient être engagés au nom de Pétion, pour soutenir la constitution contre les aristocrates et les républicains. Chaque adjudant devait payer ses recrues, et recevoir les fonds du chef ou du sous-chef, au prorata du nombre d’hommes qu’il amènerait.

» Le chef principal devait seul correspondre avec un ami d’un capitaine de la garde constitutionnelle du roi, nommé Piquet, homme plein de courage et de dévouement pour le service de Sa Majesté. Ce capitaine devait recevoir de moi, chaque jour, les fonds nécessaires pour la dépense du lendemain, et l’ordre sur le sens dans lequel les tribunes devaient être dirigées d’après ce qui se serait passé dans la séance précédente ; il devait confier le tout à son ami qui, de son côté, devait le transmettre au chef de l’entreprise. Au moyen de tous ces échelons, cette manœuvre pouvait être éventée par trahison ou autrement, sans qu’il en résultât aucun inconvénient grave, parce qu’il suffisait de faire disparaître un seul des employés intermédiaires, pour couper court à toute découverte ultérieure, et empêcher qu’on ne parvînt jusqu’à moi. D’ailleurs, pour surveiller autant qu’il était possible la fidélité des agens de cette entreprise, et assurer en quelque façon un contrôle à cette dépense, j’étais convenu avec le juge de paix Buob qu’il enverrait tous les jours cinq de ses observateurs dont je lui payerais le salaire, dans chacune des tribunes, pour examiner ce qui s’y passait surtout dans les premiers rangs, calculer aussi exactement qu’ils le pourraient le nombre des individus huans ou applaudissans, et lui en rendre compte. On n’avait pas manqué de prévenir les adjudans que cette vérification était faite très-régulièrement par des agens de Pétion.

» Le roi me renvoya ce plan après y avoir réfléchi pendant vingt-quatre heures, et m’autorisa à en faire l’épreuve dans la semaine suivante ; voici quel en fut le résultat :

» Le premier et le deuxième jours, on se contenta de silencer les tribunes, c’est-à-dire d’empêcher toute espèce de huées et d’applaudissemens sous prétexte de mieux entendre, et c’était déjà une grande avance.

» Le troisième jour on commença à applaudir avec modération les motions et opinions constitutionnelles, et on continua d’empêcher que les motions et opinions contraires ne fussent applaudies.

» Le quatrième jour, on suivit le même plan, mais les applaudissemens furent plus vifs et plus prolongés. L’Assemblée n’y comprenait rien : plusieurs de ses membres regardaient souvent et avec attention les tribunes, et se rassuraient en les voyant remplies d’individus dont l’apparence et le costume étaient les mêmes qu’auparavant.

» Le cinquième jour, les mêmes applaudissemens furent encore renforcés, et on commença à huer faiblement les motions et opinions anti-constitutionnelles. L’Assemblée en parut un peu déconcertée ; mais un des adjudans, interrogé par un député, lui ayant répondu qu’il était pour la constitution et pour Pétion, on imagina que les huées qu’on avait entendues étaient l’effet de quelque méprise.

» Le sixième jour, les applaudissemens et les huées furent dirigés dans le même sens, mais à un degré de force assez considérable pour que l’Assemblée s’en offensât ; il fut fait une motion contre les tribunes qui la repoussèrent par les clameurs, les insultes et les menaces les plus violentes. Quelques-uns des employés poussèrent l’audace jusqu’à lever le bâton, comme pour frapper les députés qui étaient le plus près d’eux, et répétèrent à plusieurs reprises que cette Assemblée était un tas de gueux qu’il fallait assommer. Le président, jugeant sans doute qu’il n’était pas prudent d’attendre que la majorité se déclarât pour cet avis, leva la séance.

» À la sortie de l’Assemblée, plusieurs députés accostèrent un grand nombre d’individus qui descendaient des tribunes ; et, à force de les questionner et de les amadouer, ils apprirent qu’ils étaient employés par Pétion. Ils allèrent sur-le-champ lui en porter leurs plaintes, convaincus qu’il avait été trompé dans le choix de ses employés, qu’il n’approuverait pas leur conduite, et qu’il les congédierait.

» Pétion, qui ne savait encore rien de ce qui s’était passé à l’Assemblée, jura, avec grande raison sans doute, qu’il n’y avait aucune part, et que, depuis long-temps, il n’avait envoyé personne dans les tribunes. Il prétendit que c’était une manœuvre de ses ennemis, et promit de ne rien négliger pour en découvrir les auteurs. Il me fut rendu compte en effet que, dans la soirée, plusieurs de ses émissaires avaient parcouru les faubourgs, et avaient questionné un grand nombre d’ouvriers, mais heureusement toutes ces perquisitions n’aboutirent à rien.

» La lettre que le roi recevait de moi tous les matins l’instruisait des ordres que j’avais donnés pour le lendemain, relativement à la direction des tribunes, et comme il avait toujours quelque personne de confiance à l’Assemblée, pour être exactement informé de ce qui s’y passait, il avait été à portée de juger avec quelle fidélité et quel succès les ordres que je donnais étaient exécutés ; aussi Sa Majesté me marquait-elle, dans presque toutes les réponses aux lettres de cette semaine : « Les tribunes vont bien…, toujours bien…, de mieux en mieux…, à merveille… » Mais la scène violente du samedi lui donna de l’inquiétude.

» Le lendemain, lorsque je parus au lever, Leurs Majestés et madame Élisabeth m’adressèrent le regard le plus gracieux et le plus satisfait. Au retour de la messe, le roi, rentrant dans sa chambre et passant auprès de moi, me dit, sans se retourner et assez bas pour n’être entendu que de moi : « Fort bien, mais trop vite, je vous écrirai. » En effet, dans la lettre que le roi me renvoya le même jour avec sa réponse, il me marqua : « Que l’épreuve avait réussi au-delà de ses espérances, mais qu’il y aurait du danger, surtout pour moi, à la prolonger ; qu’il fallait réserver ce moyen pour le besoin, et qu’il m’avertirait quand il en serait temps. » (Mémoires particuliers pour servir à l’histoire, etc., par Bertrand de Molleville, tome II.)


Note (J), page 246.

Récit historique des faits qui se sont passés au château des Tuileries, dans la nuit du 9 au 10 août 1792, et dans la matinée du 10.

« Avant, de rentrer au château, j’étais passé au département. J’avais vu M. le procureur-général ; le département devait rester assemblé toute la nuit ; le procureur-général avait offert de la venir passer lui-même au château si le roi le croyait nécessaire. Le roi en témoigna le désir ; j’en instruisis à l’instant M. Rœderer, et ce magistrat se rendit auprès du roi : il était alors près de minuit.

» Vers une heure du matin, le tocsin n’ayant commencé à sonner que depuis le moment où M. le maire avait quitté le roi, Sa Majesté me chargea d’en informer M. Pétion et de lui témoigner le désir qu’elle aurait de voir fermer les portes de la terrasse dite des Feuillans. La terrasse avait été déclarée faire partie de l’enceinte de l’Assemblée nationale. Elle seule pouvait en disposer. Aussi, en exprimant le désir du roi, je pressai M. Pétion d’en faire la demande à l’Assemblée nationale. M. le maire le pouvait avec d’autant plus de facilité, que, d’une part, le tocsin avait sonné, la générale battu ; qu’on avait la certitude que le rassemblement se formait, et que, depuis près de trois quarts-d’heure, l’Assemblée nationale avait fait rappeler M. le maire à sa barre.

» M. Pétion reçut les observations du roi. Il en sentit la justesse. Avant même d’aller à l’Assemblée nationale, il fit fermer la porte qui donne sur la cour du manége ; le suisse en reçut l’ordre verbal en présence de tous les officiers municipaux et de divers grenadiers qui avaient accompagné M. le maire. Je dois cet hommage à la vérité. Un grenadier se laissa dans ce moment emporter au-delà des bornes. Sa sensibilité prévalut sur son obéissance.

« M. le maire, dit-il, nous voyons avec la plus vive satisfaction, avec une reconnaissance respectueuse, que votre zèle l’emporte toujours sur la malveillance de vos ennemis ; que vous êtes partout où vous pouvez servir utilement la patrie : mais cela ne suffit pas. Pourquoi souffrez-vous dans Paris ces rassemblemens partiels qui en amèneront successivement de généraux ? Pourquoi vous laissez-vous dominer par des factieux qui nous perdront ? Pourquoi, par exemple, le sieur Santerre est-il toujours avec vous ; toujours hors d’atteinte de la loi ? Pourquoi, dans ce moment, est-il à l’Hôtel-de-Ville ? M. le maire, vous répondez de la tranquillité publique, de la conservation de nos propriétés… vous… »

» À ces mots prononcés avec une grande volubilité, que M. le maire entendit, il répondit vaguement… « Monsieur, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous oubliez le respect, vous manquez. Ah ! ça, voyons, entendons-nous… » À ces mots, dis-je, la presque totalité des gardes nationales se portèrent autour du maire, imposèrent silence au grenadier, le forcèrent à se retirer, et le maire alla à l’Assemblée nationale. Il y donna les éclaircissemens qu’on lui demandait, mais ne parla pas de la terrasse des Feuillans.

» L’instant d’après, M. Pétion rentra dans le jardin et retourna sur la terrasse. Je l’y vis se promener au milieu du même groupe, accompagné des mêmes officiers municipaux et d’un plus grand nombre de gardes nationales.

» Je fus témoin que le commandant de bataillon qui, je crois, dit être des prémontrés, accosta M. le maire en face de la porte principale du château ; qu’il lui dit : « Que tout était calme, qu’il n’y avait rien à craindre ; que les commissaires des sections, qui s’étaient réunis au faubourg Saint-Antoine, s’étaient séparés en s’ajournant pour le vendredi matin de bonne heure à l’Hôtel-de-Ville, à l’effet de prendre un parti définitif ; mais que jusque-là il n’y avait rien à craindre. »

» Cette nouvelle était trop heureuse pour n’être pas saisie avec empressement. M. le maire y applaudit et annonça que bientôt il se retirerait.

» Cependant plusieurs personnes lui firent observer que le récit du commandant de bataillon pouvait être vrai, et le danger être encore très-pressant.

» On a remarqué que le commandant venait de la section de la Croix-Rouge ; que les commissaires dont on parlait s’étaient séparés à onze heures ; que depuis et malgré leur prétendu résultat, le tocsin avait été sonné, le canon d’alarme avait été tiré, que le rassemblement s’était formé, et qu’on paraissait annoncer qu’il se mettrait en marche vers cinq heures du matin.

» La reine renouvelait ses observations ; le roi restait muet. Personne n’éleva la voix. Il m’était réservé de donner encore le dernier conseil. J’eus la fermeté de dire : « Marchons et ne délibérons pas ; c’est l’honneur qui commande ; c’est le bien de l’État qui l’exige. Allons à l’Assemblée nationale ; il y a long-temps que cette démarche devrait être faite. »

«  Allons, dit le roi, levant sa main droite, marchons, donnons, puisqu’il le faut encore, cette dernière marque de dévouement. »

» La reine fut entraînée ; son premier mouvement fut pour le roi, le second pour son fils. Le roi n’en eut aucun.

« M. Rœderer, Messieurs, dit la reine, vous répondez de la personne du roi, vous répondez de celle de mon fils. »

« Madame, répondit M. Rœderer, nous répondons de mourir à vos côtés ; voilà tout ce que nous pouvons garantir. »
(Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie.)


FIN DES ÉCLAIRCISSEMENS HISTORIQUES ET DES PIÈCES OFFICIELLES.

  1. Rapprochez ce passage des détails que contient le chapitre XII des Mémoires de madame Campan.
    (Note de l’édit.)
  2. On voit, par les Mémoires de madame Campan, de quelle manière obscure, énigmatique, inintelligible le joaillier Bœhmer s’expliqua la première fois sur l’acquisition de ce collier, et quels furent la surprise, l’indignation et le courroux de la reine, lorsqu’elle put comprendre enfin dans quelle odieuse intrigue son nom se trouvait compromis. L’aveu secret fait, dit-on, à une personne qui ne l’a révélé qu’avec l’assurance de n’être ni citée ni compromise ; cet aveu, que reçoit un anonyme, peut-il balancer la déclaration formelle et circonstanciée de madame Campan ? Si la reine n’apprend que sur une communication tardive, imprévue, le sens des premières déclarations de Bœmer ; si son ressentiment éclate aussitôt qu’elle est instruite, que devient la supposition faite plus bas par l’abbé Georgel d’un plan suivi avec calme, avec réflexion, et pendant long-temps, pour engager de plus en plus le cardinal dans le piége, l’y surprendre et le perdre ?
    (Note de l’édit.)
  3. M. Dupuis de Marcé.
  4. Il est aisé de reconnaître dans ces lignes un partisan outré du système anti-autrichien : sa sotte admiration pour le duc d’Aiguillon, ses préventions et sa haine aveugle contre Marie-Antoinette trahissent l’abbé Soulavie mieux encore que son style.
    (Note de l’édit.)
  5. Voilà encore une des assertions de Soulavie, et celle-là n’est pas sans doute la moins hasardée.
    (Note de l’édit.)