Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/2

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CHAPITRE XIII.

Nomination de l’archevêque de Sens au ministère : joie qu’éprouve l’abbé de Vermond. — La reine est forcée de prendre part aux affaires. — Argent envoyé à Vienne contre son gré. — Anecdote. — La reine soutient l’archevêque de Sens au ministère. — Joie publique à l’époque de son renvoi. — États-généraux. — La reine et M. le comte d’Artois n’ont pas la même manière de voir. — Ouverture des états-généraux. — Cris de vive le duc d’Orléans ! — Leur effet sur la reine. — Mirabeau : il demande une ambassade. — Le malheur dispose la reine à des craintes superstitieuses : anecdotes. — Préventions des députés du tiers-état des provinces. — Causes de ces préventions. — Mort du premier dauphin. — Anecdotes.

La joie de l’abbé de Vermond éclata lorsqu’il fut parvenu à faire nommer l’archevêque de Toulouse chef du conseil de finance. Je l’ai entendu dire plus d’une fois que dix-sept ans de patience n’étaient pas un terme trop long pour réussir dans une cour ; qu’il avait employé tout ce temps pour arriver au but qu’il s’était proposé, mais qu’enfin M. l’archevêque était où il devait être pour le bien de l’État. Alors l’abbé ne cachait plus, dans l’intérieur de la reine, et son crédit et son influence ; rien n’égalait la confiance avec laquelle il développait le genre de son ambition. Il demanda à la reine, qu’elle voulût bien ordonner que son appartement au grand commun fût aggrandi, lui disant qu’étant obligé de donner des audiences à des évêques, à des cardinaux, à des ministres, il lui fallait un logement convenable à sa position. La reine le traitait toujours comme avant l’arrivée de l’archevêque à la cour ; l’intérieur remarqua une seule nuance qui indiquait plus d’égards : le mot Monsieur précéda celui d’abbé ; et l’influence de la faveur est telle, que dès cet instant, et par un mouvement spontané, non-seulement la livrée, mais les gens des diverses antichambres se levèrent au passage de monsieur l’abbé, sans que jamais, à ma connaissance, il y ait eu un ordre donné à ce sujet.

La reine fut forcée, par le caractère du roi, et par le peu de confiance qu’il accorda à l’archevêque de Sens, de se mêler des affaires[1]. Tant que M. de Maurepas vécut, elle évita ce danger ; on le voit par les reproches que le baron de Besenval lui fait dans ses Mémoires, sur ce qu’elle ne profita pas du rapprochement qu’il avait préparé entre elle et ce ministre, qui combattait l’ascendant que la reine et ses intimes auraient pu prendre sur l’esprit du roi.

La reine m’a souvent répété qu’elle ne s’était mêlée qu’une fois des intérêts de l’Autriche ; et seulement pour réclamer l’exécution du traité d’alliance, à l’époque où Joseph II eut la guerre avec la Prusse et avec la Turquie ; qu’elle avait alors demandé qu’on lui envoyât une armée de 24,000 hommes, au lieu de quinze millions, double clause qui avait été laissée en arbitrage dans le traité, le cas arrivant que l’empereur eût une juste guerre à soutenir ; qu’elle ne put l’obtenir, et que M. de Vergennes, dans un entretien qu’il avait eu avec elle à ce sujet, avait mis fin à ses instances, en lui disant qu’il répondait à la mère du dauphin et non à la sœur de l’empereur[2]. Les quinze millions furent envoyés. On n’avait nul besoin d’argent à Vienne, et l’on y sentait tout le prix d’une armée française ; mais comment, disait la reine, a-t-on eu la perfidie de faire partir ces quinze millions de l’hôtel de la grande poste, en répétant sans cesse et faisant connaître, même aux porte-faix, qu’ils chargeaient des voitures d’argent que j’envoyais à mon frère, lorsque cet argent eût de même été fourni, si j’eusse été d’une autre maison, et que d’ailleurs il était envoyé contre mon vœu ?

Cette princesse n’avait jamais déguisé son éloignement pour la guerre d’Amérique ; elle ne concevait pas qu’on eût pu conseiller à un souverain de chercher l’abaissement de l’Angleterre, en attaquant l’autorité souveraine, et en aidant un peuple à organiser une constitution républicaine ; elle plaisantait souvent sur l’enthousiasme que Franklin inspirait aux Français ; et à la paix de 1783, elle affecta de traiter les seigneurs anglais et l’ambassadeur d’Angleterre avec des égards tout particuliers.

Quand le comte de Moustier partit pour sa mission, près des États-Unis, après avoir eu publiquement son audience de congé, il vint me demander de lui en faire obtenir une dans l’intérieur ; je ne pus y parvenir malgré les instances que je me permis : la reine me dit de lui souhaiter un bon voyage ; mais qu’il n’y avait que les cabinets des ministres qui pussent avoir des choses particulières à lui dire, puisqu’il allait dans un pays où le nom de roi et celui de reine devaient être haïs.

Marie-Antoinette n’eut donc d’influence directe sur les affaires d’État, qu’après la mort de M. de Maurepas, celle de M. de Vergennes, et la retraite de M. de Calonne. Elle s’affligeait souvent de sa position nouvelle, et la regardait comme un malheur qu’elle n’avait pu éviter. Un jour que je l’aidais à serrer des mémoires et des rapports que des ministres l’avaient chargée de remettre au roi : « Ah ! dit-elle en soupirant, il n’y a plus de bonheur pour moi depuis qu’ils m’ont fait intrigante. » Je me récriai sur ce mot. « Oui, reprit la reine, c’est bien le mot propre ; toute femme qui se mêle d’affaires au-dessus de ses connaissances, et hors des bornes de son devoir, n’est qu’une intrigante ; vous vous souviendrez au moins que je ne me gâte pas, et que c’est avec regret que je me donne moi-même un pareil titre. Les reines de France ne sont heureuses qu’en ne se mêlant de rien, et en conservant un crédit suffisant pour faire la fortune de leurs amis, et le sort de quelques serviteurs zélés. Savez-vous, » ajouta cette excellente princesse, que sa conduite plaçait malgré elle, en contradiction avec ses principes, « savez-vous ce qui m’est arrivé dernièrement ? Depuis que je vais à des comités particuliers chez le roi, j’ai entendu, pendant que je traversais l’œil-de-bœuf, un des musiciens de la chapelle, dire assez haut pour que je n’en aie pas perdu une seule parole : Une reine qui fait son devoir reste dans ses appartemens à faire du filet. J’ai dit en moi-même : « Malheureux, tu as raison, mais tu ne connais pas ma position ; je cède à la nécessité et à ma mauvaise destinée. » Cette position était d’autant plus pénible, que Louis XVI avait contracté la longue habitude de ne lui rien communiquer des affaires d’état, et que, lorsqu’elle fut forcée, vers les derniers temps de son règne, de se mêler des choses les plus importantes, cette habitude du roi venait souvent lui dérober la connaissance des particularités qu’il lui eût été nécessaire de savoir. N’obtenant que des lumières insuffisantes, guidée par des gens plus ambitieux que capables, la reine ne pouvait être utile à la marche des affaires ; et s’en mêler ostensiblement lui attirait, de la part de tous les partis et de toutes les classes de la société, une défaveur dont la progression était alarmante pour tous les gens qui lui étaient sincèrement attachés.

Séduite et entraînée par le langage brillant de l’archevêque de Sens, entretenue dans la confiance qu’elle accordait à ce ministre par les éloges que l’abbé de Vermond ne cessait de donner à ses talens, la reine après avoir fait la faute de l’amener au ministère, en fit malheureusement une aussi grave, en le soutenant, à l’époque d’une disgrâce obtenue du désespoir de la nation entière. Elle crut de sa dignité de lui donner, au moment de son départ, des preuves ostensibles de son estime ; et sa sensibilité même l’égarant, elle lui envoya son portrait enrichi de pierreries, et le brevet de dame du palais pour sa nièce, madame de Canisy, disant qu’il fallait dédommager un ministre sacrifié par la brigue des cours, et par l’esprit factieux de la nation ; qu’autrement on n’en trouverait plus qui voulussent se dévouer pour les intérêts du souverain. Cependant, le jour du départ de l’archevêque, la joie éclata à la cour, et fut populaire dans Paris ; on y fit des feux de joie ; la basoche brûla un mannequin qui représentait l’archevêque ; et plus de cent courriers partirent de Versailles, dans la soirée même de sa disgrâce, pour en porter l’heureuse nouvelle dans toutes les campagnes qui environnaient Paris et Versailles[3]. J’ai vu depuis la reine verser des larmes amères sur les torts qu’elle avait eus à cette époque, lorsque l’archevêque osa dire, quelque temps avant sa mort, dans un discours qui fut imprimé, qu’une partie de ses opérations, pendant son ministère, avait eu pour unique but la crise salutaire que la révolution avait fait naître[4].

Lorsque la mesure infructueuse des assemblées des notables[5], et l’esprit de rébellion des parlemens eurent amené la nécessité des états-généraux, on discuta long-temps, dans le conseil, s’il fallait les assembler à Versailles, ou à quarante ou soixante lieues de la capitale : la reine adopta ce dernier avis, et elle insista auprès du roi pour que l’on s’éloignât de l’immense population de Paris. Elle craignait dès-lors que le peuple n’influençât les délibérations des députés : plusieurs mémoires furent présentés au roi, sur cette importante question ; mais l’opinion de M. Necker prévalut, et Versailles fut le lieu indiqué : ce qui peut faire présumer que M. Necker, dans ses projets, sans supposer qu’ils pussent aller jusqu’à l’anéantissement de la monarchie, comptait que les mouvemens populaires, qu’il se flattait sans doute de diriger, lui seraient utiles.

La double représentation accordée au tiers-état occupait toutes les têtes politiques ; il n’y avait plus d’autre sujet d’entretien ; les uns prévoyaient tous les inconvéniens de cette mesure, les autres en exaltaient tous les avantages.

La reine adopta le plan auquel le roi avait consenti ; elle croyait que l’espoir d’obtenir des grâces ecclésiastiques maintiendrait le clergé du second ordre, et que M. Necker était assuré d’avoir la même influence sur les avocats et les autres gens de cette classe, qui formaient l’ordre du tiers. Monsieur le comte d’Artois s’étant rangé de l’opinion contraire, présenta au roi, en son nom et au nom de plusieurs princes du sang, un mémoire contre la double représentation accordée au tiers. La reine lui en sut mauvais gré ; ses conseillers intimes lui firent craindre alors qu’un parti ne voulût faire jouer un rôle à ce prince ; sa démarche était approuvée par la société de madame de Polignac ; et, depuis ce temps, la reine ne s’y rendait plus que pour éviter l’apparence d’un changement dans ses habitudes. Elle en revenait presque toujours affligée : on l’y traitait avec le profond respect que l’on doit à une reine ; mais les grâces touchantes de l’amitié avaient fait place aux devoirs d’étiquette, et son cœur en était vivement blessé. Le froid qui existait entre elle et M. le comte d’Artois lui était aussi fort pénible ; elle l’avait aimé comme l’on aime son propre frère.

L’ouverture des états-généraux se fit le 4 mai. Pour la dernière fois de sa vie, la reine parut avec la magnificence royale.

Je ne passerai pas sous silence une anecdote connue qui prouve, qu’avant cette époque, une faction avait ourdi des trames contre cette princesse. Lors de la procession des états-généraux, des femmes du peuple, en voyant passer la reine, crièrent vive le duc d’Orléans ! avec des accens si factieux, qu’elle pensa s’évanouir. On la soutint, et ceux qui l’environnaient craignirent un moment qu’on ne fût obligé d’arrêter la marche de la procession. La reine se remit, et eut un vif regret de n’avoir pu éviter les effets de ce saisissement.

La première séance des états eut lieu le lendemain. Le roi prononça son discours avec assurance et noblesse ; la reine m’avait dit qu’il s’en occupait beaucoup, et le répétait souvent pour être maître des intonations de sa voix.

Sa Majesté donna des marques publiques d’attachement et de déférence pour la reine, qui fut applaudie ; mais il fut aisé de remarquer que ces applaudissemens étaient un hommage rendu seulement au roi.

Dès les premières séances, on put s’apercevoir combien Mirabeau serait redoutable à l’autorité. On assure qu’il fit connaître, en ce temps, au roi, et plus particulièrement à la reine, une partie de ses projets, et ses propositions pour y renoncer. Il avait fait briller les armes que lui donnaient son éloquence et son audace, pour traiter avec le parti qu’il voulait attaquer. Cet homme jouait à la révolution pour gagner une grande fortune. La reine me dit à cette époque qu’il demandait une ambassade, et c’était, si ma mémoire ne me trompe pas, celle de Constantinople. Il fut refusé avec le juste mépris qu’inspire le vice, et que la politique eût sans doute su déguiser, si elle eût pu prévoir l’avenir.

L’enthousiasme général pendant les commencemens de cette assemblée, les débats entre le tiers-état, la noblesse et même le clergé, alarmaient chaque jour davantage Leurs Majestés et les gens attachés à la cause de la monarchie ; mais cette époque de notre histoire est trop connue, et a déjà été écrite par des gens trop habiles, pour que je sorte des détails auxquels je dois me borner.

La reine se couchait très-tard, ou plutôt cette infortunée princesse commençait à ne plus goûter de repos. Vers la fin de mai, un soir qu’elle était assise au milieu de la chambre, elle racontait plusieurs choses remarquables qui avaient eu lieu pendant le cours de la journée ; quatre bougies étaient placées sur sa toilette ; la première s’éteignit d’elle-même, je la rallumai : bientôt la seconde, puis la troisième, s’éteignirent aussi ; alors la reine, me serrant la main avec un mouvement d’effroi, me dit : « Le malheur peut rendre superstitieuse ; si cette quatrième bougie s’éteint comme les autres, rien ne pourra m’empêcher de regarder cela comme un sinistre présage..... » La quatrième bougie s’éteignit.

On fit observer à la reine que les quatre bougies avaient probablement été coulées dans le même moule, et qu’un défaut à la mèche s’était naturellement trouvé au même endroit, puisque les bougies s’étaient éteintes dans l’ordre où on les avait allumées[6].

Les députés du tiers arrivaient à Versailles avec les plus fortes préventions contre la cour. Les méchans propos de Paris ne manquant jamais de se répandre dans les provinces, ils croyaient que le roi se permettait les plaisirs de la table jusqu’à des excès honteux ; ils étaient persuadés que la reine épuisait les trésors de l’État, pour satisfaire au luxe le plus déraisonnable : presque tous voulurent visiter le petit Trianon. L’extrême simplicité de cette maison de plaisance ne répondant pas à leurs idées, quelques-uns insistèrent pour qu’on leur fît voir jusqu’aux moindres cabinets, disant qu’on leur cachait les pièces richement meublées. Enfin, ils en indiquèrent une qui, selon eux, devait être partout ornée de diamans, avec des colonnes torses, mélangées de saphirs et de rubis. La reine ne pouvait revenir de ces folles idées, et en entretint le roi qui, à la description que ces députés avaient faite de cette chambre aux gardiens de Trianon, jugea qu’ils cherchaient la décoration de diamans de composition qui avait été faite, sous le règne de Louis XV, pour le théâtre de Fontainebleau.

Le roi pensait que ses gardes-du-corps, retournant dans leurs provinces, après avoir fait leur quartier de service à la cour, racontaient ce qu’ils y avaient vu, et que ces récits exagérés devaient souvent finir par y être dénaturés. Cette première idée du roi, sur la recherche de la chambre de diamans, fit penser à la reine que l’opinion sur le prétendu goût du roi pour la boisson devait aussi venir des gardes qui accompagnaient sa voiture, lorsqu’il chassait à Rambouillet. Le roi, n’aimant pas à découcher, partait de ce rendez-vous de chasse après son souper ; il s’endormait profondément dans sa voiture, et n’était réveillé qu’au moment de son arrivée dans la cour royale : il descendait de voiture au milieu des gardes-du-corps, en chancelant comme un homme à moitié éveillé, ce qui avait été pris pour un état d’ivresse[7].

La plupart des députés arrivés avec des préventions dues à l’erreur, ou semées par la malveillance, se logèrent chez les plus petits particuliers de Versailles, dont les propos inconsidérés ne contribuèrent pas peu à entretenir ces préventions. Tout enfin disposait l’esprit des députés à servir les projets des chefs de la rébellion.

Peu de temps après l’ouverture des états-généraux, le premier dauphin mourut. Ce jeune prince était tombé, en quelques mois, d’une santé florissante dans un rachitisme qui lui avait courbé l’épine du dos, allongé les traits du visage, et rendu ses jambes si faibles, qu’on le soutenait comme un vieillard caduc, pour le faire marcher[8]. Que de pleurs maternels cet état languissant et précurseur d’une mort certaine, fit verser à cette princesse, livrée d’ailleurs aux alarmes que lui causait déjà la situation du royaume ! À tant de chagrins se joignirent encore des tracasseries insupportables, quand elles se renouvellent fréquemment. Une désunion ouverte entre les familles et les amis du duc d’Harcourt, gouverneur du dauphin, et de la duchesse de Polignac, sa gouvernante, influa beaucoup sur les afflictions de la reine. Le jeune prince témoignait une grande prévention contre la duchesse de Polignac, qui l’attribuait soit au duc soit à la duchesse d’Harcourt, et venait s’en plaindre à la reine : il est vrai que deux fois le dauphin l’avait fait sortir de sa chambre, en lui disant, avec cet air de maturité que les maladies de langueur donnent toujours à l’enfance : « Sortez, Duchesse, vous avez la fureur de faire usage d’odeurs qui m’incommodent toujours ; » et elle n’en portait jamais. La reine s’aperçut aussi que les préventions contre son amie s’étendaient sur elle-même ; son fils ne parlait plus en sa présence. Il avait pris le goût des sucreries ; elle le sut, et lui présenta quelques pâtes de guimauve et de jujube. Les sous-gouverneurs et jusqu’au premier valet de chambre la prièrent de ne rien donner à M. le dauphin, qui ne devait recevoir aucune espèce d’aliment qu’avec l’aveu de la Faculté. Je m’abstiens d’exprimer le déchirement de cœur qu’une pareille défense lui fit éprouver, d’autant plus que la reine n’ignorait pas que l’on avait l’injustice de croire qu’elle accordait une préférence marquée au duc de Normandie, dont la santé brillante et l’amabilité contrastaient, en effet, avec l’air languissant et le caractère mélancolique de son frère aîné. Elle ne pouvait au moins douter que, depuis assez long-temps, on n’eût eu le projet de lui ravir la tendresse d’un enfant qu’elle aimait en bonne et tendre mère, et que ses souffrances lui rendaient encore plus intéressant. Avant l’audience que le roi donna, le 10 août 1788, aux envoyés de Tipoo-Saëb, sultan, elle avait prié le duc d’Harcourt de détourner le dauphin, dont la difformité était déjà apparente, de l’idée d’assister à cette cérémonie, ne voulant pas, dans l’état de dépérissement où il était alors, l’exposer aux regards de la foule de curieux de Paris qui seraient placés dans la galerie. Malgré cette espèce d’injonction, on laissa cependant le dauphin écrire à sa mère pour qu’elle lui permît d’assister à cette audience. La reine fut forcée de le refuser, et en fit de vifs reproches au gouverneur qui lui répondit seulement qu’il n’avait pu s’opposer au désir d’un enfant malade. Un an avant la mort du dauphin, la reine avait perdu la princesse Sophie qui tétait encore ; ce premier malheur avait été, selon ce que disait la reine, le début de tous ceux qui s’étaient succédés depuis ce moment[9].


  1. L’intervention de la reine dans les affaires n’échappa point à l’attention de ceux qui dirigeaient déjà vers la cour des regards presque menaçans. On a lu, dans les Mémoires de Weber, le refus fait par le parlement d’enregistrer des édits présentés par Loménie de Brienne ; l’exil de la magistrature à Troyes ; son rappel et les circonstances de la séance royale contre laquelle M. le duc d’Orléans protesta, et qui fut suivie de l’exil de ce prince à Villers-Cotterets.

    « Les parlemens, dit Monjoye, prirent feu en faveur du duc d’Orléans, et, à travers les ménagemens que gardent toujours les assemblées qui se respectent, il était aisé d’entrevoir dans les diverses remontrances de ces compagnies, qu’on n’y était pas bien disposé sur le compte de la reine. »

    « Cette princesse fut surtout vivement affectée de ce passage d’une de ces remontrances, qui portait le titre de supplications. « Si l’exil est le prix de la fidélité des princes de votre sang, nous pouvons nous demander avec effroi, avec douleur, ce que vont devenir les lois, la liberté publique étroitement liées à la nôtre, l’honneur national et les mœurs françaises, ces mœurs si douces, si nécessaires à conserver pour l’intérêt commun du trône et des peuples.

    » De tels moyens, Sire, ne sont pas dans votre cœur ; de tels exemples ne sont pas les principes de Votre Majesté ; ils viennent d’une autre source. » Les parlemens dirigeaient donc les premières attaques publiques contre la reine ; de même qu’une portion de la cour avait encouragé long-temps des attaques secrètes. Le trône eut ainsi pour premiers adversaires ceux qui lui devaient leur appui ou qui recevaient de lui leur éclat ; ceci peut aider à mettre sur la voie ceux qui cherchent les causes premières de la révolution.

    (Note de l’édit.)
  2. Voyez dans les éclaircissemens, lettre (C), un passage assez étendu sur la position difficile où se trouvait M. de Vergennes au milieu des partis qui divisaient la cour, et des obstacles que ses vues politiques rencontraient en Europe.
    (Note de l’édit.)
  3. Les éclaircissemens présentent des renseignemens curieux, sur les circonstances qui accompagnèrent et suivirent la retraite de l’archevêque. (Lettre D.)
    (Note de l’édit.)
  4. Je suis forcé de rappeler ici deux caricatures du temps, parce qu’elles montrent, l’une dans sa gaieté grossière, l’autre dans sa méchanceté calomnieuse, quelles attaques on commençait à diriger contre le trône et les plus augustes personnages.

    « Dans ces temps de troubles et de haines (lors de l’exil des parlemens à Troyes), on se permit deux caricatures qui feront juger jusqu’à quel point les esprits étaient exaspérés. Dans la première, on faisait allusion au siége de Troie, à ce que les poëtes racontent de la ruse qui favorisa la prise de cette ville. On voyait un cheval que montait la reine de France ; d’une de ses oreilles passait l’édit de l’impôt territorial, de l’autre, la déclaration du timbre ; le garde-des-sceaux tenait la bride, l’abbé de Vermond l’étrier de la droite, la duchesse de Polignac l’étrier de la gauche. De la bouche du quadrupède sortait l’archevêque de Toulouse, du côté opposé le baron de Breteuil. Au bas on lisait cette inscription : Rassurez-vous ; ces gens-là ne sont pas des Grecs.

    » Dans la seconde caricature, plus simple et plus méchante, le roi était représenté à table avec son épouse ; il avait le verre à la main ; la reine portait un morceau à sa bouche ; le peuple était autour de la table en foule, la bouche ouverte. Au bas on lisait : Le roi boit, la reine mange, le peuple crie. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, T. Ier.)

    (Note de l’édit.)
  5. L’assemblée des notables, comme on le voit dans les Mémoires de Weber, T. Ier, renversa les plans et causa la chute de M. de Calonne. Chacun des bureaux de cette assemblée était présidé par un prince du sang. Le premier bureau avait pour président Monsieur, aujourd’hui S. M. Louis xviii.

    « Monsieur, dit un écrit du temps, se couvrit de gloire à l’assemblée des notables de 1787. Il ne manqua pas un seul jour de présider son bureau, et il y développa des vertus vraiment patriotiques. Ses soins à discuter les matières les plus sérieuses d’administration, à les éclaircir, à défendre les intérêts et la cause du peuple, inspirèrent même une sorte de jalousie au roi. Monsieur ne cessa de penser et de dire hautement : « Qu’une résistance respectueuse aux ordres du monarque n’était pas blâmable, et qu’on pouvait combattre l’autorité par des raisonnemens, et la forcer, en quelque sorte, à s’éclairer, sans lui manquer en rien. »

    (Note de l’édit.)
  6. « On aura une idée, dit Montjoie, de la vie que la reine menait depuis l’ouverture des états-généraux, par ce qu’elle en marquait à la duchesse de Polignac. Dans une première lettre elle lui écrivait : »

    « Ma santé se soutient encore ; mais mon ame est accablée de peines, de chagrins et d’inquiétudes : tous les jours j’apprends de nouveaux malheurs ; un des plus grands pour moi est d’être séparée de tous mes amis. Je ne rencontre plus de cœurs qui m’entendent. »

    Dans une autre lettre elle écrivait : « Toutes vos lettres à M. de *** me font grand plaisir, je vois au moins de votre écriture ; je lis que vous m’aimez, et cela me fait du bien. Soyez tranquille, l’adversité n’a pas diminué ma force et mon courage, et m’a donné plus de prudence. »

    (Note de l’édit.)
  7. Il est curieux de rapprocher l’anecdote qu’on va lire, du reproche injuste fait à Louis XVI, et dont madame Campan explique si naturellement les causes.

    « La comédie d’Ésope à la Cour, de Boursault, renferme une scène dans laquelle le prince permet aux courtisans de lui dire ses défauts. Ils s’accordent tous à le louer outre mesure ; un seul ose lui reprocher d’aimer le vin et de s’enivrer, vice dangereux chez tous les hommes, et plus encore dans un roi. Louis XV, pour qui ce goût honteux était déjà presque une habitude, dès l’année 1739, trouva la pièce de Boursault mauvaise, et en défendit la représentation à la cour. Après la mort de ce prince, le temps du deuil expiré, Louis XVI demanda une représentation d’Ésope à la Cour, trouva cette pièce pleine de sens, faite pour instruire les rois, et ordonna qu’on la lui remît souvent sous les yeux. »

    (Note de l’édit.)
  8. Louis, dauphin de France, qui mourut à Versailles le 4 juin 1789, annonçait une intelligence précoce. On trouve, dans un ouvrage écrit à cette époque, les détails suivans, sur ses dispositions et sur les soins assidus que lui donnait la duchesse de Polignac.

    « M. le dauphin, à l’âge de deux ans, était d’une jolie figure : il articulait bien, et répondait avec intelligence aux questions qu’on lui faisait. Pendant qu’il était au château de la Muette, tout le monde avait la liberté de le voir. Ayant reçu devant le public une boîte de bonbons que lui envoyait la reine, avec son portrait dessus, il s’écria : Ah ! voilà le portrait de maman.

     » M. le dauphin était habillé très-simplement, avec un habit de matelot ; rien ne le distinguait d’un enfant ordinaire que la croix de Saint-Louis, le cordon bleu et l’ordre de la Toison, décorations qui sont l’attribut distinctif de sa naissance.

     » La duchesse Jules de Polignac, sa gouvernante, le quittait à peine un seul instant : elle renonça aux voyages, à tous les plaisirs de la cour, pour vaquer uniquement à ses précieuses fonctions.

     » Voici un trait vraiment touchant qu’on raconte du jeune dauphin que la mort nous a enlevé. Ce prince étant tombé en langueur de la maladie dont il est mort, avait toujours témoigné beaucoup d’affection à M. de Bourset, son valet de chambre. Il lui demanda un jour des ciseaux ; ce gentilhomme lui représenta que cela lui était défendu. L’enfant insista avec douceur, et l’on fut obligé de lui céder. Muni des ciseaux qu’il désirait, il s’en servit pour se couper une boucle de cheveux qu’il enveloppa avec soin dans une feuille de papier : « Tenez, Monsieur, dit-il à son valet de chambre ; voilà le seul présent que je puisse vous faire, n’ayant rien à ma disposition ; mais quand je serai mort, vous présenterez ce gage à mon papa et à maman ; en se souvenant de moi, j’espère qu’ils se souviendront de vous. »

    (Note de l’édit.)
  9. L’article consacré à la mémoire de Louis XVI, dans la Biographie universelle, ne fait point mention de cette princesse. « Ce prince eut trois enfans, y est-il dit : Louis, dauphin qui mourut en 1789 ; Louis XVII, et Marie-Thérèse-Charlotte, aujourd’hui Madame, duchesse d’Angoulême. » L’erreur ou, si l’on veut, l’oubli est de peu d’importance ; mais lorsqu’il s’agit de la famille de Louis XVI, on est surpris de rencontrer cette erreur dans un article signé de Bonald.
    (Note de l’édit.)