Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 06

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 397-458).


Chapitre 6.


Vingt mars – Couches de l’impératrice


Mercredi 20.

Après le dîner, un de nous a fait observer qu’à pareil jour, à pareil moment, il y avait un an (20 mars), l’Empereur était moins isolé, moins tranquille. « Je me mettais à table aux Tuileries, a dit Napoléon. J’y étais parvenu avec difficulté, je venais de courir au moins les dangers d’une bataille. » En effet, il avait été saisi en arrivant par plusieurs milliers d’officiers et de citoyens ; on se l’était arraché ; il n’était pas monté au château, on l’y avait porté, et bien plus dans le tumulte de quelqu’un qu’on va déchirer, que dans l’ordre et le respect de celui qu’on veut honorer. Mais c’était le sentiment et l’intention qu’il fallait juger ici, c’était de l’enthousiasme et de l’amour jusqu’à la rage et au délire.

L’Empereur a ajouté qu’il était à croire que plus d’une personne en parlerait ce soir en Europe, et qu’en dépit de toute surveillance il se viderait bien des bouteilles en son intention.

La conversation est ensuite tombée sur le roi de Rome ; ce jour était l’anniversaire de sa naissance ; l’Empereur comptait qu’il avait cinq ans. Il est passé de là aux couches de l’impératrice, et semblait se complaire à se vanter d’avoir été dans cette circonstance, disait-il, aussi bon mari que qui que ce fût au monde : il aida constamment toute la nuit l’impératrice à marcher. Nous en savions quelque chose, nous qui étions de la maison ; nous avions été convoqués tous au château dès dix heures du soir ; nous y passâmes la nuit entière ; les cris arrivaient parfois jusqu’à nous. Vers le matin, l’accoucheur ayant dit à l’Empereur que les douleurs avaient cessé et que cela pourrait être long encore, l’Empereur alla se mettre au bain, et l’on nous congédia, en nous prévenant de ne pas nous écarter de chez nous. Il n’y avait pas longtemps que l’Empereur était dans le bain, que les douleurs reprirent, et que l’accoucheur vint, la tête perdue, lui dire qu’il était le plus malheureux des hommes, que sur mille couches qui arrivaient dans Paris, il ne s’en présentait pas de plus difficile. L’Empereur, se rhabillant à la hâte, le rassurait en lui disant qu’un homme qui savait son métier serait impardonnable de perdre la tête ; qu’il n’y avait rien ici qui dût le troubler ; qu’il n’avait qu’à se figurer qu’il accouchait une bourgeoise de la rue Saint-Denis ; que la nature n’avait pas deux lois ; qu’il était bien sûr qu’il ferait pour le mieux, et qu’il n’aurait à craindre surtout aucun reproche. On lui représenta qu’il y avait un grand danger pour la mère ou pour l’enfant. « Avec la mère, répondit-il sans hésiter, j’aurai un autre enfant. Conduisez-vous ici comme si vous attendiez le fils d’un savetier. »

Arrivé auprès de l’impératrice, il put s’assurer qu’elle était réellement en danger ; l’enfant se présentait mal, et tout portait à croire qu’il serait étouffé.

L’Empereur demanda à Dubois pourquoi il ne l’accouchait pas. Celui-ci s’en défendit, ne le voulant, disait-il, qu’en présence de Corvisart, qui n’était pas encore arrivé. « Mais que vous dira-t-il ? disait l’Empereur. Si c’est un témoin ou une justification que vous vous réservez, me voilà, moi. » Dubois alors, mettant bas son habit, se mit au travail. À l’aspect des fers, l’impératrice poussa des cris douloureux, s’écriant qu’on voulait la tuer. Elle était fortement tenue par l’Empereur, madame de Montesquiou, Corvisart, qui venait d’entrer, etc.[1]. Madame de Montesquiou saisit adroitement l’occasion de la rassurer, en lui disant qu’elle s’était trouvée elle-même plus d’une fois dans cette situation.

Cependant l’impératrice se persuadait toujours qu’on en usait différemment avec elle qu’avec toute autre, et répétait souvent : « Parce que je suis impératrice, me sacrifiera-t-on ! » Elle est convenue depuis avec l’Empereur que cela avait été réellement sa crainte. Enfin on la délivra. Le péril avait été si grand que toute l’étiquette, dit l’Empereur, qui avait été recherchée et arrêtée à ce sujet, fut mise de côté, et l’enfant posé à l’écart sur le plancher pendant qu’on ne s’occupait uniquement que de la mère ; il y demeura plusieurs instants, et on le croyait mort ; ce fut Corvisart qui le releva, le frotta, et lui fit pousser un cri, etc.

On lit dans l’intéressant ouvrage de M. le baron Fleury de Chaboulon sur le retour de l’île d’Elbe : « Lorsque le jeune Napoléon vint au monde, on le crut mort ; il était sans chaleur, sans mouvements, sans respiration ; on faisait des efforts multipliés pour le rappeler à la vie, lorsque partirent successivement les cent et un coups de canon destinés à célébrer sa naissance ; la commotion et l’ébranlement qu’ils occasionnèrent agirent si fortement sur les organes du royal enfant qu’il reprit ses sens. »


Conjuration de Catilina – Les Gracques – Les historiens – Sommeil durant la bataille – César, ses Commentaires – Des divers systèmes militaires.


Jeudi 21, vendredi 22.

L’Empereur est monté à cheval de fort bonne heure ; nous avons fait le tour des limites dans plusieurs directions. C’est durant cette promenade que l’Empereur prend à présent sa leçon d’anglais : je marche à côté de lui : il fait des phrases anglaises que je traduis mot à mot, à mesure qu’il les prononce ; ce qui lui fait voir qu’il est entendu ou le met à même de se corriger. Quand il a fini la phrase, je la lui répète en anglais, de manière qu’il l’entende bien à son tour, ce qui sert à lui former l’oreille.

Aujourd’hui l’Empereur lisait, dans l’histoire romaine, la conjuration de Catilina ; il ne pouvait la comprendre telle qu’elle est tracée : « Quelque scélérat que fût Catilina, remarquait-il, il devait avoir un objet : ce ne pouvait être celui de gouverner dans Rome, puisqu’on lui reprochait d’avoir voulu y mettre le feu aux quatre coins. » L’Empereur pensait que c’était plutôt quelque nouvelle faction à la façon de Marius et de Sylla, qui, ayant échoué, avait accumulé sur son chef toutes les accusations banales dont on les accable en pareil cas. Quelqu’un alors fit observer à l’Empereur que c’est ce qui lui serait infailliblement arrivé à lui-même, s’il eût succombé en vendémiaire, en fructidor ou en brumaire, avant d’avoir éclairé d’un si grand lustre un horizon purgé de nuages.

Les Gracques lui inspiraient bien d’autres doutes, bien d’autres soupçons, lesquels, disait-il, devenaient presque des certitudes quand on s’était trouvé dans les affaires de nos jours. « L’histoire, faisait-il observer, présente en résultat les Gracques comme des séditieux, des révolutionnaires, des scélérats ; et dans les détails elle laisse échapper qu’ils avaient des vertus, qu’ils étaient doux, désintéressés, de bonnes mœurs ; et puis ils étaient les fils de l’illustre Cornélie ; ce qui, pour les grands cœurs, doit être tout d’abord une forte présomption en leur faveur. D’où pouvait donc venir un tel contraste ? Le voici, disait l’Empereur : c’est que les Gracques s’étaient généreusement dévoués pour les droits du peuple opprimé contre un sénat oppresseur, et que leur grand talent, leur beau caractère, mirent en péril une aristocratie féroce qui triompha, les égorgea et les flétrit. Les historiens du parti les ont transmis avec cet esprit ; sous les empereurs il a fallu continuer ; le seul mot des droits du peuple, sous un maître despotique, était un blasphème, un vrai crime ; plus tard il en a été de même sous la féodalité, fourmilière de petits despotes. Voilà la fatalité sans doute de la mémoire des Gracques : leurs vertus n’ont donc jamais cessé, dans la suite des siècles, d’être des crimes ; mais aujourd’hui qu’avec nos lumières nous nous sommes avisés de raisonner, les Gracques peuvent et doivent trouver grâce à nos yeux.

Dans cette lutte terrible de l’aristocratie et de la démocratie qui vient de se renouveler de nos jours, dans cette exaspération du vieux terrain contre l’industrie nouvelle qui fermente dans toute l’Europe, nul doute que si l’aristocratie triomphait par la force, elle ne montrât partout beaucoup de Gracques, et ne les traitât à l’avenant tout aussi bénignement que l’ont fait leurs devanciers. »

L’Empereur ajoutait qu’il était aisé de voir, du reste, qu’il y avait lacune chez les auteurs anciens dans cette époque de l’histoire ; que tout ce que nous en présentaient les modernes n’était évidemment formé que de grappillage. Puis il revenait sur les reproches déjà faits au bon Rollin et à son élève Crevier : ils étaient tous deux sans talent, sans intention, sans couleur. Il fallait convenir que les anciens nous étaient bien supérieurs sur ce point ; et cela parce que chez eux les hommes d’État étaient hommes de lettres, et les hommes de lettres hommes d’État ; ils cumulaient les professions, tandis que nous les séparons d’une manière absolue. Cette division fameuse du travail, qui chez nous amène la perfection des ouvrages mécaniques, lui est tout à fait funeste dans les productions mentales : tout ouvrage d’esprit est d’autant plus supérieur que celui qui le produit est plus universel. Nous devons à l’Empereur d’avoir cherché à établir ce principe, en employant souvent les mêmes hommes à plusieurs objets tout à fait étrangers entre eux ; c’était son système. Un jour il nomma de son propre mouvement un de ses chambellans pour aller en Illyrie liquider la dette autrichienne : c’était un objet considérable et fort compliqué ; le chambellan, jusque-là étranger à toute affaire, en frémit, et le ministre, privé de cette nomination, et conséquemment mécontent, se hasarda de représenter à l’Empereur que sa nomination étant tombée sur quelqu’un d’entièrement neuf, il était à craindre qu’il ne sût pas s’en tirer. « J’ai la main heureuse, Monsieur, fut sa réponse ; ceux sur qui je la pose sont propres à tout. »

L’Empereur, continuant sa critique, condamnait aussi beaucoup ce qu’il appelait des niaiseries historiques, ridiculement exaltées par les traducteurs et les commentateurs. Elles prouvaient dans l’origine, disait-il, des historiens qui jugeaient mal des hommes et de leur situation. « C’était à tort, par exemple, faisait-il observer, qu’ils vantaient si haut la continence de Scipion, et s’extasiaient sur le calme d’Alexandre, de César et d’autres, pour avoir dormi la veille d’une bataille. Il n’y a qu’un moine, disait-il, privé de femme, dont le visage s’enlumine à leur seul nom et qui hennit à leur approche derrière ses barreaux, qui puisse faire un grand mérite à Scipion de n’avoir pas vie le celle que le hasard mettait en son pouvoir, quand il en avait tant d’autres à sa libre disposition : autant valait qu’un affamé lui tînt aussi grand compte d’être passé tranquillement à côté d’une table bien servie sans s’être rué dessus. Quant à avoir dormi au moment d’une bataille, il n’est point, assurait-il, de nos soldats, de nos généraux, qui n’aient répété vingt fois cette merveille ; et tout leur héroïsme n’était guère que dans la fatigue de la veille. »

À cela le grand maréchal a ajouté qu’il pouvait dire avoir vu, lui, Napoléon dormir, non seulement la veille d’une bataille, mais durant la bataille même. « Il le fallait bien, disait l’Empereur : quand je donnais des batailles qui duraient trois jours la nature devait aussi avoir ses droits ; je profitais du plus petit instant, je dormais où et quand je pouvais. » L’Empereur avait dormi sur le champ de bataille de Wagram et de Bautzen, durant le combat même, et fort en dedans de la portée des boulets. Il disait sur cela qu’indépendamment de l’obligation d’obéir à la nature, ces sommeils offraient au chef d’une très grande armée le précieux avantage d’attendre avec calme les rapports et la concordance de toutes ses divisions, au lieu de se laisser emporter peut-être par le seul objet dont il serait le témoin.

L’Empereur disait encore qu’il trouvait dans Rollin, dans César même, des circonstances de la guerre des Gaules qu’il ne pouvait entendre. Il ne comprenait rien à l’invasion des Helvétiens, au chemin qu’ils prenaient, au but qu’on leur donnait, au temps qu’ils étaient à passer la Saône, à la diligence de César, qui avait le temps d’aller en Italie chercher des légions aussi loin qu’Aquilée, et qui retrouvait les envahisseurs encore à leur passage de la Saône, etc… Qu’il n’était pas plus facile de comprendre la manière d’établir des quartiers d’hiver qui s’étendaient de Trêves à Vannes. Et comme nous nous récriions aussi sur les travaux immenses que les généraux obtenaient de leurs soldats, les fossés, les murailles, les grosses tours, les galeries, etc., l’Empereur répondait qu’alors tous les efforts s’employaient en confection et sur les lieux mêmes, au lieu que de nos jours ils consistaient dans le transport. Il croyait d’ailleurs que leurs soldats travaillaient, en effet, plus que les nôtres. Il a le projet de dicter quelque chose là-dessus.

« Au surplus, continuait-il, l’histoire ancienne est longue, et le système de guerre a changé souvent. Il en est toujours ainsi. De nos jours, il n’est déjà plus celui du temps de Turenne et de Vauban. Aujourd’hui les travaux de campagne devenaient inutiles ; le système même de nos places était désormais problématique ou sans effet ; l’énorme quantité de bombes et d’obus changeait tout. Ce n’était plus contre l’horizontale qu’on avait à se défendre, mais contre la courbe et la développée. Aucune des places anciennes n’était désormais à l’abri : elles cessaient d’être tenables ; aucun pays n’était assez riche pour les entretenir. Le revenu de la France ne pouvait suffire à ses lignes de la Flandre ; car les fortifications extérieures n’étaient guère aujourd’hui que le quart ou le cinquième de la dépense nécessaire ; les casemates, les magasins, les établissements à l’abri de la bombe, voilà désormais ce qui était indispensable et ce à quoi on ne pourrait suffire. » L’Empereur se plaignait surtout de la faiblesse de la maçonnerie actuelle ; le génie avait un vice radical sur cet objet, il lui avait coûté des sommes immenses en pure perte.

L’Empereur, frappé de ces vérités nouvelles, avait imaginé un système tout à fait au rebours des axiomes établis jusqu’ici : c’était d’avoir un calibre de gros échantillon, poussé en dehors de la ligne magistrale vers l’ennemi, et d’avoir cette ligne magistrale elle-même, au contraire, défendue par une grande quantité de petite artillerie mobile ; par là, l’ennemi était arrêté court dans son approche subite : il n’avait que des pièces faibles pour attaquer des pièces fortes ; il était dominé par ce gros échantillon, autour duquel les ressources de la place, les petites pièces, venaient se grouper, ou même se portaient au loin en tirailleurs, et pouvaient suivre tous les mouvements de l’ennemi par leur facile mobilité. Il fallait à l’ennemi dès lors de l’artillerie de siège ; il devait ouvrir la tranchée ; on gagnait du temps, et le véritable objet de la fortification était accompli. L’Empereur a employé ce moyen avec beaucoup de succès, et au grand étonnement des ingénieurs, à la défense de Vienne et à celle de Dresde : il voulait l’employer à celle de Paris, qu’il ne croyait défendable que de la sorte, mais du succès duquel il ne doutait nullement, etc.


Résumé des neuf mois écoulés.


Voilà déjà neuf mois que j’écris mon journal, et je crains bien qu’au travers des parties hétérogènes qui s’y succèdent sans ordre, on n’ait que trop souvent perdu de vue mon principal, mon unique objet, ce qui concerne Napoléon et peut servir à le caractériser. C’est pour y suppléer, en tant que de besoin, que je vais essayer ici un résumé de quelques lignes ; résumé d’ailleurs que je me propose, pour le même motif, de réitérer désormais tous les trois mois.

En quittant la France ; nous étions demeurés un mois à la disposition du brutal et féroce ministère anglais ; puis notre traversée à Sainte-Hélène avait été de trois mois.

À notre débarquement, nous avons occupé Briars près de deux mois.

Enfin, nous étions à Longwood depuis trois mois.

Or, ces neuf mois eussent composé quatre époques bien distinctes pour celui qui se serait occupé d’observer Napoléon.

Tout le temps de notre séjour à Plymouth, Napoléon demeura concentré et purement passif, n’opposant que la force d’inertie. Ses maux étaient tels et tellement sans remède, qu’il laissait stoïquement courir les évènements.

Durant toute notre traversée, ce fut en lui constamment une parfaite égalité, et surtout la plus complète indifférence ; il ne témoignait aucun désir, n’exprimait aucun contretemps. On lui portait, il est vrai, les plus grands égards ; il les recevait sans s’en apercevoir ; il parlait peu, et toujours le sujet était étranger à sa personne. Quiconque tombé subitement à bord aurait été témoin de sa conversation eût été bien loin sans doute de deviner à qui il avait affaire : ce n’était pas l’Empereur. Je ne saurais mieux le peindre dans cette circonstance, qu’en le comparant à ces passagers de haute distinction qu’on transporte avec grand respect au lieu de leur mission.

Notre séjour à Briars présenta une autre nuance. Napoléon, réduit presque à lui seul, ne recevant personne, tout à son travail, semblant oublier les évènements et les hommes, jouissait en apparence du calme et de la paix d’une solitude profonde, dédaignant, par distraction ou par mépris, de s’apercevoir des inconvénients, ou des privations dont on l’environnait ; s’il en exprimait parfois quelque chose, ce n’était que réveillé par l’importunité de quelque Anglais, ou excité par le récit des outrages faits aux siens. Toute sa journée était remplie par ses dictées ; le reste du temps donné au délassement d’une conversation toute privée. Il ne mentionnait point les affaires de l’Europe ; parlait rarement de l’empire, fort peu du consulat, mais beaucoup de son généralat d’Italie, et bien plus encore, et presque constamment, des plus minutieux détails de son enfance et de sa première jeunesse. Ces derniers sujets surtout semblaient, en cet instant, d’un charme tout particulier pour lui. On eût dit qu’ils lui procuraient un oubli complet ; ils le portaient même à la gaieté. C’était presque uniquement de ces objets qu’il remplissait les heures nombreuses de ses promenades nocturnes au clair de lune.

Enfin notre établissement à Longwood fut une quatrième et dernière nuance. Toutes nos situations jusque-là n’avaient été qu’éphémères et transitoires. Cette dernière devenait fixe, et menaçait d’être durable. Là allaient commencer réellement notre exil et nos destinées nouvelles. L’histoire les prendrait là ; les regards de l’univers allaient nous y considérer. L’Empereur, semblant faire ce calcul, régularise tout ce qui l’entoure, et prend l’attitude de la dignité qu’opprime la force ; il trace autour de lui une enceinte morale derrière laquelle il se défend à présent pouce à pouce contre les inconvenances et les outrages ; il ne passe plus rien à ses persécuteurs, il se montre susceptible sur les formes, hostile contre toute entreprise. Les Anglais n’avaient pas douté que l’habitude ne produisît enfin la familiarité. L’Empereur les ramène au premier jour, et le respect le plus profond se manifeste.

Ce ne fut pas pour nous une petite surprise ni une légère satisfaction que d’avoir à nous dire que, sans savoir comment ni pourquoi, il devenait pourtant visible que, dans l’esprit et aux regards des Anglais, l’Empereur se trouvait à présent plus haut qu’il ne l’avait été jusque-là ; nous pouvions même nous apercevoir que ce sentiment allait chaque jour croissant.

Avec nous, l’Empereur reprit tout à fait, dans ses conversations, l’examen des affaires de l’Europe. Il analysait les projets et la conduite des souverains ; il leur opposait la sienne, jugeait, tranchait, parlait de son règne, de ses actes ; en un mot, nous retrouvions l’Empereur, et tout Napoléon. Ce n’est pas qu’il eût jamais cessé de l’être un instant pour notre dévouement et nos soins, ni que, de notre côté, nous eussions à en souffrir le moins du monde sous aucun rapport. Jamais il ne fut pour nous d’humeur plus égale, de bonté plus constante, d’affection plus habituelle. C’était précisément au milieu de nous, et tout à fait en famille, qu’il concertait ses sorties contre l’ennemi commun ; et celles qu’on trouvera les plus vigoureuses, qui paraîtront dictées par la colère, ne l’ont presque jamais été, même sans quelque rire et sans quelque gaieté.

La santé de l’Empereur, durant les six mois qui précédèrent notre établissement à Longwood, ne sembla pas éprouver la moindre altération ; pourtant c’était un régime si contraire ! Les heures, la nourriture, n’étaient plus les mêmes ; ses habitudes étaient toutes bouleversées. Lui accoutumé à tant de mouvement était demeuré renfermé tout ce temps dans une chambre. Les bains étaient devenus une partie de son existence, et il en avait été constamment privé, etc., etc. Ce ne fut qu’après être arrivé à Longwood, et lorsqu’il eut retrouvé une partie de ces objets, qu’il eut couru à cheval et repris des bains, qu’on commença à apercevoir une altération sensible.

Chose singulière ! tant qu’il avait été mal, il n’y eut point de traces de ses souffrances ; ce ne fut que dès qu’il fut mieux qu’on les vit apparaître. Ne serait-ce pas que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, il se trouve souvent un long intervalle entre la cause et les effets ?


Journée de Longwood, etc. – Procès de Drouot – Jugements militaires – Soult – Masséna – Camarades de l’Empereur dans l’artillerie – L’Empereur croyant son nom inconnu même dans Paris.


Samedi 23 au mardi 26.

Ces matinées furent en partie d’un très mauvais temps, de ces pluies battantes qui nous permettaient à peine de mettre le nez dehors.

Quant à nos soirées, il nous importait peu le temps qu’il faisait, qu’il plût ou qu’il fît beau clair de lune ; dès que la nuit approchait, nous nous constituions littéralement nous-mêmes de vrais prisonniers. Vers les neuf heures, on nous entourait de sentinelles ; c’eût été une douleur que de les rencontrer. Ce n’est pas qu’accompagnés de l’officier anglais préposé à notre surveillance, l’Empereur et nous-mêmes n’eussions pu sortir plus tard ; mais c’eût été pour nous un supplice plutôt qu’un plaisir, et c’est ce que cet officier ne pouvait concevoir. Il laissa deviner, dans le principe, qu’il imaginait que la mauvaise humeur seule dictait cette réclusion, et qu’elle aurait bientôt une fin ; je ne sais ce qu’il aura pensé de notre constance.

L’Empereur, comme je crois l’avoir déjà dit, se mettait à table régulièrement à huit heures ; il n’y demeurait jamais une demi-heure ; parfois à peine un quart d’heure. De retour dans le salon, quand il était souffrant ou silencieux, nous avions toutes les peines du monde à atteindre neuf heures et demie ou dix heures ; ce n’était même qu’à l’aide de quelques lectures. Mais quand il avait de la gaieté ou s’abandonnait à la conversation, nous arrivions en un instant jusqu’à onze heures et au-delà : c’étaient nos bonnes soirées. Il se retirait alors avec une espèce de satisfaction d’avoir, disait-il, conquis le temps. Et c’était justement ces jours-là, lorsque nous avions le moins de mérite, qu’il faisait observer qu’il fallait tout notre courage pour supporter une pareille vie.

Dans une de ces soirées, la conversation tomba sur les procès militaires qui s’instruisent aujourd’hui en France. L’Empereur ne pensait pas que le général Drouot pût être condamné pour être venu à la suite d’un souverain reconnu, faisant la guerre à un autre. À cela quelqu’un disait que ce que l’on trouvait ici sa justification devait être son plus grand péril au jugement de la légitimité.

L’Empereur convenait, en effet, qu’il n’y avait rien à répondre à la doctrine mise en avant aujourd’hui. D’un autre côté, cependant, en condamnant le général Drouot, l’Empereur disait que l’on condamnait l’émigration, et légitimait les jugements contre les émigrés. Les doctrines républicaines punissaient de mort quiconque portait les armes contre la France ; il n’en était pas ainsi de la doctrine royale. Si l’on adoptait ici la loi républicaine, l’émigration et le parti royal se condamnaient eux-mêmes.

Du reste, en thèse générale, le cas de Drouot était même bien différent de celui de Ney ; et puis il y avait eu en Ney une vacillation malheureuse qu’on ne retrouvait pas dans Drouot. Aussi l’intérêt qu’on avait porté à Ney ne tenait-il qu’à l’opinion : celui que faisait naître Drouot tiendrait à la personne.

L’Empereur a continué sur les dangers et les embarras des tribunaux dans toute l’affaire du retour de l’île d’Elbe. Une circonstance particulière surtout le frappait à l’extrême, c’était la situation de Soult, qu’on nous disait en jugement. Lui Napoléon savait, disait-il, jusqu’à quel point Soult était innocent ; et pourtant, sans cette circonstance toute personnelle, lui Napoléon, s’il était juré, indubitablement le déclarerait coupable, tant les apparences se réunissaient contre lui. Ney, dans sa défense, par un sentiment dont il est difficile de se rendre compte, fait dire faussement à l’Empereur que Soult était d’accord avec lui. Or, toutes les circonstances de la conduite de Soult pendant son ministère, la confiance de l’Empereur après son retour, etc…, s’accordent avec cette disposition : qui donc ne le condamnerait pas ? « Pourtant Soult est innocent, disait l’Empereur ; il m’a même confessé qu’il avait pris un penchant réel pour le roi. L’autorité dont il jouissait sous celui-ci, disait-il, si différente de celle de mes ministres, était quelque chose de fort doux, et l’avait tout à fait subjugué. »

Masséna, dont les papiers nous annonçaient aussi la proscription, « Masséna, continuait l’Empereur, était une autre personne qu’ils jugeront peut-être comme coupable de trahison. Tout Marseille était contre lui, les apparences l’accablaient, et pourtant il avait rempli son devoir jusqu’au moment où il s’était déclaré ouvertement. » Il avait même été loin, revenu à Paris, de chercher à se faire aucune espèce de mérite auprès de l’Empereur, lorsque Napoléon lui demandait s’il eut dû compter sur lui. Le vrai, continuait l’Empereur, est que tous les chefs avaient fait leur devoir, mais qu’ils n’avaient rien pu contre le torrent de l’opinion, et personne n’avait bien calculé les sentiments de la masse et l’élan de cette nation. Carnot, Fouché, Maret, Cambacérès, m’ont confessé à Paris qu’ils s’étaient fort trompés à cet égard. Et personne, continuait l’Empereur, ne le juge bien encore, etc., etc. — « Si le roi, continuait-il, fût resté plus tard en France, il eût peut-être péri dans quelque soulèvement ; mais s’il fût tombé dans mes mains, je me serais crû assez fort pour pouvoir l’entourer de bons traitements dans quelque demeure à son choix, comme Ferdinand l’avait été à Valencey, etc. »

Précisément avant cette conversation, l’Empereur jouant aux échecs, et son roi étant tombé, il s’était écrié : « Ah ! mon pauvre Louis XVIII, te voilà à bas. » Et comme après l’avoir ramassé on le lui rendait mutilé : « Ah ! l’horreur, s’est-il écrié ; bien certainement je n’accepte pas l’augure, et je suis même loin de le souhaiter… Je ne lui en veux pas à ce point. »

Je n’aurais eu garde d’omettre cette circonstance, quelque petite qu’elle soit, tant elle est caractéristique sous bien des rapports. Aussi, l’Empereur retiré dans son appartement, nous y revînmes entre nous. Quelle gaieté, quelle liberté d’esprit dans son horrible infortune ! nous disions-nous. Quel calme de cœur ! quelle absence de fiel, d’irritation, de haine ! Qui reconnaîtrait là celui que l’inimitié, le mensonge se sont plu à désigner si monstrueusement ? Qui même des siens l’a bien connu, ou a cherché à le faire bien connaître ?

Dans une autre soirée, l’Empereur parlait de ses premières années dans l’artillerie et de ses camarades de table : c’est un temps sur lequel il revient souvent avec un grand plaisir. On lui cita un de ses commensaux qui, ayant été préfet du même département sous lui et sous le roi, n’avait pu obtenir de le demeurer encore à son retour. L’Empereur, cherchant à se le rappeler, a dit ensuite que cette personne avait, à une certaine époque, manqué sa fortune auprès de lui. Que quand il devint commandant de l’armée de l’intérieur, il l’avait comblé, l’avait fait son aide de camp, et projetait d’en faire un homme de confiance ; mais cet aide de camp tant favorisé avait été fort mal pour lui, au moment du départ pour l’armée d’Italie : il avait alors abandonné son général pour le Directoire. « Néanmoins, disait l’Empereur, une fois sur le trône, il eût encore pu beaucoup sur moi, s’il eût su s’y prendre. Il avait le droit des premières années, qui ne se perd jamais. Je n’eusse certainement pas résisté à une surprise dans un rendez-vous de chasse, par exemple, ou à toute autre demi-heure de conversation sur les temps passés ; j’aurais oublié ce qu’il m’avait fait ; il ne m’importait plus s’il avait été de mon parti ou non, je les avais désormais réunis tous. Ceux qui avaient la clef de mon caractère savaient bien cela ; ils savaient qu’avec moi, dans quelque disposition que je fusse contre eux, c’était comme au jeu de barres, la partie était gagnée aussitôt qu’on avait pu toucher le but. Aussi n’avais-je d’autre moyen, si je voulais résister, que de refuser de les voir. »

Il nous disait d’un autre ancien camarade qu’avec de l’esprit et les qualités convenables il eût pu tout auprès de lui. Il ajoutait qu’avec moins de cupidité un troisième n’eût jamais été éloigné par lui.

Au sujet du lustre de la puissance impériale, le grand maréchal dit alors que, quelque grand, quelque resplendissant que l’Empereur lui eût paru sur le trône, jamais il ne lui avait laissé une impression supérieure, peut-être même égale, à celle que lui avait faite sa situation à la tête de l’armée d’Italie. Il développait et prouvait assez bien sa pensée, et l’Empereur ne l’écoutait pas sans une espèce de complaisance. Cependant, remarquions-nous, que de grands évènements depuis ! que d’élévation ! que de grandeur ! que de renommée par toute la terre ! L’Empereur écoutait. « Eh bien, a-t-il dit, malgré tout cela, Paris est si grand, et renferme tant de gens de toute espèce, et quelques-uns tellement bizarres, que je suppose qu’il en est qui ne m’ont jamais vu, et qu’il peut en être d’autres à qui mon nom même n’est jamais parvenu. Ne le pensez-vous pas, nous disait-il ? » Et il fallait voir avec quelle bizarrerie lui-même, avec quelles ressources d’esprit il développait alors cette assertion qu’il savait mauvaise. Nous nous sommes tous récriés fortement que quant à son nom, il n’était pas de ville et de village en Europe, peut-être même dans le monde, où il n’eût été prononcé. Quelqu’un a ajouté : « Sire, avant de revenir en France, à la paix d’Amiens, Votre Majesté n’étant encore que Premier Consul, je voulus parcourir le pays de Galles, comme une des portions les plus extraordinaires de l’Angleterre. Je gravis des sommités tout à fait sauvages et d’une hauteur prodigieuse ; j’atteignis des chaumières que je croyais appartenir à un autre univers. En entrant dans une de ces solitudes éloignées, je disais à mon compagnon de voyage : C’est ici qu’on doit trouver le repos et échapper au bruit des révolutions. Le maître, nous soupçonnant Français à notre accent, nous demanda aussitôt des nouvelles de France, et ce que faisait son premier consul Bonaparte. »

– « Sire, dit un autre de nous, nous avons eu la curiosité de demander aux officiers de la Chine si nos affaires européennes étaient arrivées jusqu’à cet empire. Sans doute, nous ont-ils répondu, confusément à la vérité, parce que cela ne les intéresse nullement ; mais le nom de votre Empereur y est célèbre et associé aux grandes idées de conquête et de révolution ; précisément comme ont pénétré chez nous les noms de ceux qui ont changé la face de cette partie du monde : les Gengiskan, les Tamerlan, etc. »

La publication du Mémorial a porté beaucoup de personnes à me fournir des renseignements sur des faits dont ils avaient été acteurs ou témoins. Et au sujet de l’universelle célébrité de Napoléon, dont il est ici question, l’un a dit qu’après Waterloo et la dissolution de l’armée, ayant été cherché du service en Perse, et se trouvant admis à l’audience du souverain, le premier objet qui avait frappé ses regards avait été le portrait de Napoléon, sur le trône même, au-dessus de la tête du schah.

Un autre, revenant des mêmes contrées, assurait que l’idée du pouvoir de Napoléon était tellement populaire dans toute l’Asie, et y exerçait une telle influence, qu’après sa chute, des agents du roi chargés de remplacer les siens, s’étaient vus souvent réduits à emprunter l’autorité de son nom pour obtenir de la bienveillance sur leur route et se ménager les facilités de parvenir à leur destination.

Enfin un troisième m’a écrit que le capitaine du navire le Bordelais, dans le cours de son voyage à la côte nord-ouest d’Amérique, relâchant aux îles Sandwich, avait été présenté au roi, qui, durant l’audience, s’informa du roi Georges III et de l’empereur Alexandre. Au pied du trône se trouvait assise une femme, la favorite du prince, laquelle, à chacun des noms européens qu’avait prononcés le roi, s’était retournée vers lui avec un sourire de dédain et une impatience marquée ; mais n’y pouvant plus tenir, elle interrompit le roi en s’écriant : Et Napoléon, comment se porte-t-il ?


Examen de conscience politique – État fidèle de l’Empire, sa prospérité – Idées libérales de l’Empereur sur la différence des partis – Marmont – Murat – Berthier.


Mercredi 27.

Aujourd’hui l’Empereur se promenait dans le jardin avec le grand maréchal et moi. La conversation nous conduisit à faire notre examen de conscience politique.

L’Empereur avait été très chaud, disait-il, et de fort bonne foi au commencement de la révolution ; il s’était refroidi par degré à mesure qu’il avait acquis des idées plus justes et plus solides ; son patriotisme s’était affaissé, disait-il, sous les absurdités politiques et les monstrueux excès civils de nos législatures ; enfin sa foi républicaine avait disparu lors de la violation des choix du peuple par le Directoire, au temps de la bataille d’Aboukir.

Pour le grand maréchal, il disait n’avoir jamais été républicain, mais très chaud constitutionnel, jusqu’au 10 août où les horreurs du jour l’avaient guéri de toute illusion : il avait failli être massacré en défendant le roi aux Tuileries.

Quant à moi, il était notoire que j’avais débuté par être royaliste pur et des plus ardents. « C’est donc à dire, Messieurs, a repris plaisamment l’Empereur, qu’ici je suis le seul qui ait été républicain ? – Et encore, Sire, avons-nous repris tous deux, Bertrand et moi. – Oui, républicain et patriote, a répété l’Empereur. – Pour patriote, lui a observé l’un de nous, moi aussi je l’ai été malgré mon royalisme ; mais, pour comble de bizarrerie, je ne le suis devenu que sous l’empire. – Comment, vilain ! vous êtes donc obligé de convenir que vous n’avez pas toujours aimé votre pays ? – Sire, ne faisons-nous pas ici notre examen de conscience ? je me confesse. Revenu à Paris, en vertu de votre amnistie, pouvais-je m’y regarder d’abord comme Français, quand chaque loi, chaque décret, chaque ordonnance tapissant les rues n’accompagnait jamais ma malheureuse qualification d’émigré que des épithètes les plus outrageantes ! Aussi, en y rentrant, je ne pensais pas que j’y demeurasse ; j’y avais été attiré par la curiosité ; je n’avais fait que céder à l’attrait invincible du sol, au besoin de respirer encore l’atmosphère natale ; je n’y possédais plus rien ; pour seulement revoir la France, j’avais été obligé de jurer à la frontière l’abandon de mon patrimoine, la légalisation de sa perte ; aussi je ne me regardais dans ce pays, jadis le mien, que comme un simple passager ; j’étais un véritable étranger de mauvaise humeur et même malveillant. Arriva l’empire, ce fut une grande chose : c’étaient alors, me disais-je, mes mœurs, mes préjugés, mes principes qui triomphaient : ce n’était plus qu’une différence dans la personne du souverain. Quand s’ouvrit la campagne d’Austerlitz, mon cœur s’étonna de se retrouver Français : ma situation était pénible ; je me disais tiré à quatre chevaux ; je me sentais partagé entre la passion aveugle et le sentiment national ; les triomphes de l’armée française et de leur général me répugnaient, leur défaite m’eût humilié. Enfin les prodiges d’Ulm et l’éclat d’Austerlitz vinrent me tirer d’embarras ; je fus vaincu par la gloire : j’admirai, je reconnus, j’aimai Napoléon, et dès ce moment je devins Français jusqu’au fanatisme. Depuis lors, je n’ai pas eu d’autre pensée, d’autres paroles, d’autres sentiments ; et me voici à vos côtés. »

L’Empereur est passé alors à une foule de questions sur l’émigration, notre nombre, notre esprit. Je lui disais des choses curieuses sur nos princes, le duc de Brunswick, le roi de Prusse ; je le faisais rire sur la déraison de nos prétentions, le peu de doute de nos succès, le désordre de nos moyens, l’incapacité de nos chefs. « Les hommes, disais-je, n’étaient véritablement pas alors ce qu’ils ont été depuis. Heureusement ceux que nous avions à combattre n’étaient, au commencement, que de notre force ; nous croyions surtout, répétions-nous sans cesse, et je croyais fermement que l’immense majorité de la nation française était pour nous. J’aurais dû pourtant me désabuser lorsque nos rassemblements furent parvenus jusqu’à Verdun et au-delà, car pas un ne venait nous joindre ; tous, au contraire, fuyaient à notre approche. Toutefois je l’ai cru longtemps encore, même après mon retour d’Angleterre, tant nous nous abusions à la suite des absurdités dont nous nous nourrissions les uns les autres ; nous nous disions que le gouvernement ne reposait que dans une poignée de gens, qu’il ne durait que par la force, qu’il était en horreur à la nation ; et il en est qui n’auront pas cessé de le croire. Je suis persuadé que parmi ceux qui le répètent aujourd’hui aux Chambres, il en est qui sont de bonne foi, tant je reconnais l’esprit, les idées et les expressions de Coblentz. – Mais quand vous êtes-vous donc désabusé, disait l’Empereur ? – Sire, fort tard ; même quand je me suis rallié, quand je suis venu à la cour de Votre Majesté, j’étais conduit par l’admiration et le sentiment bien plutôt que par la conviction de votre force et de votre durée. Cependant, quand je me trouvai dans votre Conseil d’État, voyant la franchise avec laquelle on votait les décrets les plus décisifs, que pas un doute n’existait sur la plus légère résistance, qu’il n’y avait autour de moi que conviction et persuasion parfaites, il me sembla alors que votre puissance et l’état des choses gagnaient avec une rapidité dont je ne me rendais pas compte. À force de chercher en moi-même à en deviner la cause, je fis un jour une grande et importante découverte ; c’est que tout cela existait en effet depuis fort longtemps, mais que je ne l’avais pas su ni voulu l’apercevoir : je m’étais tenu caché sous le boisseau, de peur que la lumière ne me parvînt. En ce moment je me trouvais lancé au milieu de tout son éclat ; j’en étais ébloui. Dès cet instant, tous mes préjugés tombèrent : ce fut la taie qu’on enleva de dessus mes yeux.

« Envoyé depuis en mission par Votre Majesté, et ayant parcouru plus de soixante départements, je mis le soin le plus scrupuleux et la bonne foi la plus parfaite à vérifier tout ce dont j’avais douté si longtemps. J’interrogeai les préfets, les autorités inférieures, je me fis produire les documents et les registres ; j’interrogeai de simples particuliers, sans en être connu ; j’employai toutes les contre-épreuves possibles, et je recueillis la conviction que le gouvernement était entièrement national et tout à fait du vœu des peuples ; que jamais la France, à aucune époque de son histoire, n’avait été plus forte, plus florissante, mieux administrée, plus heureuse. Jamais les chemins n’avaient été mieux entretenus ; l’agriculture avait gagné d’un dixième, d’un neuvième, d’un huitième en productions[2].

« Une inquiétude, une ardeur générale animaient tous les esprits au travail, et les portaient à une amélioration personnelle et journalière. L’indigo était conquis, le sucre devait l’être infailliblement. Jamais, à aucune époque, le commerce intérieur et l’industrie en tout genre n’avaient été portés aussi loin : au lieu de quatre millions de livres de coton qui s’employaient au moment de la révolution ; il s’en travaillait à présent au-delà de trente millions de livres, bien que nous ne puissions en recevoir par mer, et qu’il nous vînt d’aussi loin par terre que de Constantinople. Rouen était devenu un vrai prodige dans ses résultats, etc., etc.

« Les impositions se payaient partout, la conscription était nationalisée ; la France, au lieu d’être épuisée, comptait plus de populations qu’auparavant, et elle croissait journellement.

« Quand, avec ces données je reparus dans mes anciens cercles, ce fut une véritable insurrection ; on jeta les hauts cris, on me rit au nez, mais il y avait pourtant dans le nombre des gens sensés, et je revenais bien fort ; j’en ébranlai plusieurs, j’en convainquis quelques-uns ; j’eus aussi mes conquêtes. »

L’Empereur, résumant, disait qu’il fallait convenir que notre réunion politique à Sainte-Hélène était certainement des plus extraordinaires ; que nous étions arrivés à un centre commun par des routes bien divergentes. Cependant nous les avions parcourues tous de bonne foi. Rien ne prouvait donc mieux, disait-il, l’espèce de hasard, l’incertitude et la fatalité qui d’ordinaire, dans le dédale des révolutions, conduisent les cœurs droits et honnêtes. Rien ne prouve plus aussi, continuait-il, combien l’indulgence et les vues sages sont nécessaires pour recomposer la société après de longs troubles. Ce sont ces dispositions et ces principes qui l’avaient fait, disait-il, l’homme le plus propre aux circonstances de brumaire, et ce sont eux qui le faisaient sans doute encore l’homme le plus propre aux circonstances actuelles de la France. Il n’avait sur ce point ni défiance, ni préjugés, ni passions ; il avait constamment employé des hommes de toutes les classes, de tous les partis, sans jamais regarder en arrière d’eux, sans leur demander ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils avaient dit, ce qu’ils avaient pensé, exigeant seulement, disait-il, qu’ils marchassent désormais et de bonne foi vers le but commun : le bien et la gloire de tous ; qu’ils se montrassent vrais et bons Français. Jamais surtout il ne s’était adressé aux chefs pour se gagner les partis ; mais, au contraire, il avait attaqué la masse des partis, afin de pouvoir dédaigner leurs chefs. Tel avait été, disait-il, le système constant de sa politique intérieure, et malgré les derniers évènements il était loin de s’en repentir ; s’il avait à recommencer, il le ferait encore. « C’est sans raison surtout, disait-il, qu’on m’a reproché d’avoir employé et des nobles et des émigrés. Imputation banale et tout à fait vulgaire ! Le fait est que sous moi il n’y avait plus en France que des opinions, des sentiments individuels. Ce ne sont pas les nobles et les émigrés qui ont amené la restauration, mais bien plutôt la restauration qui a ressuscité les nobles et les émigrés. Ils n’ont pas plus particulièrement contribué à notre perte que d’autres : les vrais coupables sont les intrigants de toutes les couleurs et de toutes les doctrines. Fouché n’était point un noble ; Talleyrand n’était pas un émigré ; Augereau et Marmont n’étaient ni l’un ni l’autre. Enfin, voulez-vous une preuve dernière du tort de s’en prendre à des classes entières, quand une révolution comme la nôtre a labouré au milieu d’elles ? comptez-vous ici. Sur quatre, vous vous trouvez deux nobles, dont l’un même est émigré. Le bon M. de Ségur, malgré son âge, à mon départ, m’a fait offrir de me suivre. Je pourrais multiplier mes citations à l’infini. C’est encore sans raison, continuait-il, qu’on m’a reproché d’avoir dédaigné certaines personnes influentes ; j’étais trop puissant pour ne pas mépriser impunément les intrigues et l’immoralité reconnue de la plupart d’entre eux. Aussi n’est-ce rien de tout cela qui m’a renversé, mais seulement des catastrophes imprévues, inouïes, des circonstances forcées : cinq cent mille hommes aux portes de la capitale ; une révolution encore toute fraîche, une crise trop forte pour les têtes françaises, et surtout une dynastie pas assez ancienne. Je me serais relevé du pied des Pyrénées mêmes, si seulement j’eusse été mon petit-fils.

« Et ce que c’est pourtant que la magie du passé ! Bien certainement j’étais l’élu des Français, leur nouveau culte était leur ouvrage. Eh bien ! dès que les anciens ont reparu, voyez avec quelle facilité ils sont retournés aux idoles !…

« Et comment une autre politique, après tout, eût-elle pu empêcher ce qui m’a perdu ? J’ai été trahi par Marmont, que je pouvais dire mon fils, mon enfant, mon ouvrage ; lui auquel je confiais mes destinées, en l’envoyant à Paris au moment même où il consommait sa trahison et ma perte. J’ai été trahi par Murat, que de soldat j’avais fait roi, qui était l’époux de ma sœur. J’ai été trahi par Berthier, véritable oison que j’avais fait une espèce d’aigle. J’ai été trahi, dans le Sénat, précisément par ceux du parti national qui me doivent tout. Tout cela n’a donc tenu nullement à mon système de politique intérieure. Sans doute on pourrait m’accuser avec avantage d’avoir employé trop facilement d’anciens ennemis ou des nobles et des émigrés, si un Macdonald, un Valence[3], un Montesquiou m’eussent trahi, mais ils m’ont été fidèles ; que si on m’objectait la bêtise de Murat et de Berthier, je répondrais par l’esprit de Marmont. Je n’ai donc pas à me repentir de mon système politique intérieur, etc. »


Chance de danger dans les batailles, etc. – Les bulletins très véridiques.


Jeudi 28.

L’Empereur, pendant le dîner, parlait sur les chances de danger des bâtiments de la Chine, dont un périssait sur trente, d’après les renseignements qu’il avait obtenus des capitaines ; ce qui l’a conduit aux chances de péril dans les batailles, qu’il a dit être moindres que cela. Wagram lui a été citée comme une bataille sanglante ; il n’évaluait pas les tués à plus de trois mille, ce qui n’était qu’un cinquantième : nous étions cent soixante mille. Esling avait été peut-être à quatre mille, nous étions quarante mille : c’était un dixième, il est vrai, mais aussi était-elle une des plus funestes : toutes les autres demeuraient incomparablement au-dessous.

Cela a porté la conversation sur les bulletins. L’Empereur les a dits très véridiques, a assuré qu’à l’exception de ce que le voisinage de l’ennemi forçait de déguiser pour qu’il n’en tirât pas des lumières nuisibles lorsqu’ils arrivaient dans ses mains, tout le reste était très exact. À Vienne et dans toute l’Allemagne, on leur rendait plus de justice que chez nous. Si on leur avait fait une mauvaise réputation dans nos armées, si on disait communément menteur comme un bulletin, c’étaient les rivalités personnelles, l’esprit de parti qui l’avaient établi ainsi ; c’était l’amour-propre blessé de ceux qu’on avait oublié d’y nommer, et qui y avaient ou croyaient y avoir des droits, et, par-dessus tout encore, notre ridicule défaut national de ne pas avoir de plus grands ennemis de nos succès et de notre gloire que nous-mêmes.


Insalubrité de l’île.


Vendredi 29.

Le temps était constamment mauvais ; impossible de mettre le pied dehors. La pluie et l’humidité envahissaient nos appartements de carton ; la santé de chacun en souffrait. La température est douce ici sans doute, mais le climat y est des plus insalubres. C’est une chose reconnue dans l’île qu’on y atteint rarement cinquante ans, presque jamais soixante. Qu’on joigne à cela notre isolement du reste de l’univers, les privations physiques, les mauvais procédés moraux, il en résultera qu’assurément les prisons d’Europe sont de beaucoup préférables à la liberté de Sainte-Hélène.

Sur les quatre heures, on m’a amené plusieurs capitaines de la Chine qui devaient être présentés à l’Empereur. Ils ont pu voir la petitesse, l’humidité, le mauvais état de mon réduit. Ils s’informaient comment l’Empereur se trouvait dans sa santé. Elle s’altérait visiblement, leur disais-je. Jamais nous n’entendions de plainte de lui. Sa grande âme résistait à tout et contribuait même à le tromper sur son corps ; mais nous pouvions le voir dépérir à vue d’œil. Je les ai conduits quelques instants après à l’Empereur, qui se promenait dans le jardin. Il m’a semblé précisément beaucoup plus altéré que de coutume. Il les a congédiés au bout d’une demi-heure. Il est rentré, et a pris un bain. Avant et après le dîner, il avait l’air abattu et souffrant. Il a commencé à nous lire les Femmes savantes ; mais, dès le deuxième acte, il a passé le livre au grand maréchal, et a sommeillé sur le canapé durant tout le reste de la lecture.


Paroles de l’Empereur sur son expédition en Orient.


Samedi 30, dimanche 31.

Aujourd’hui le temps a continué à être très mauvais ; nous en souffrions tous. De plus, nous sommes littéralement infestés de rats, de puces, de punaises. Notre sommeil en est troublé ; de sorte que les peines de la nuit sont en parfaite harmonie avec celles du jour.

Le temps s’était remis tout à fait au beau le 31. Nous sommes sortis en calèche. L’Empereur, dans le cours de la conversation, est arrivé à dire, parlant de l’Égypte et de la Syrie, que s’il eût enlevé Saint-Jean-d’Acre, ce qu’il eût dû faire, il opérait une révolution dans l’Orient. « Les plus petites circonstances conduisent les plus grands évènements, disait-il. La faiblesse d’un capitaine de frégate qui prend chasse au large au lieu de forcer son passage dans le port, quelques contrariétés de détails dans quelques chaloupes ou bâtiments légers, ont empêché que la face du monde ne fût changée. Saint-Jean-d’Acre enlevé, l’armée française volait à Damas et à Alep ; elle eût été en un clin d’œil sur l’Euphrate. Les chrétiens de la Syrie, les Druses, les chrétiens de l’Arménie se fussent joints à elle ; les populations allaient être ébranlées. » Un de nous ayant dit qu’on eut été bientôt renforcé de cent mille hommes : « Dites de six cent mille, a repris l’Empereur ; qui peut calculer ce que c’eût été ? J’aurais atteint Constantinople et les Indes ; j’eusse changé la face du monde ! »


Description de l’appartement de l’Empereur – Horloge du grand Frédéric – Montre de Rivoli – Détails minutieux de sa toilette – Son costume – Bruits ridicules, absurdités sur sa personne – Complot de Georges – De Cérachi – Attentat du fanatique de Schœnbrunn.


Lundi 1er, mardi 2 avril.

Tout ce qui touche l’Empereur et le concerne semble devoir être précieux ; des milliers de personnes le penseront ainsi. C’est dans ce sentiment, avec cette opinion, que je vais décrire minutieusement ici son appartement, l’ameublement qui s’y trouve, les détails de sa toilette, etc., etc. Et puis, avec le temps, peut-être un jour son fils se plaira-t-il à reproduire les détails, la contexture de sa prison ! Peut-être aimera-t-il à s’entourer d’objets éloignés, d’ombres fugitives, qui lui recomposeront une espèce de réalité !

L’appartement de l’Empereur est formé de deux pièces A et B, ainsi qu’on peut le voir sur le plan de Longwood inséré dans l’ouvrage, chacune de quinze pieds de long sur douze de large, et d’environ sept de haut. Un assez mauvais tapis en couvre le plancher ; des pièces de nankin, tendues en guise de papier, les tapissent toutes deux.

Dans la chambre à coucher A se voit le petit lit de campagne a, où couche l’Empereur ; le canapé b, sur lequel il repose la plus grande partie du jour. Il est encombré de livres qui semblent lui en disputer l’usage. À côté est un petit guéridon c, sur lequel il déjeune et dîne dans son intérieur et qui le soir, porte un chandelier à trois branches, recouvert d’un grand chapiteau.

Entre les deux fenêtres, à l’opposite de la porte, est une commode d, contenant son linge, et sur laquelle est son grand nécessaire.

La cheminée e, supportant une fort petite glace, présente plusieurs tableaux. À droite est celui du roi de Rome sur un mouton, par Aimée Thibault ; à gauche, en pendant, est un autre portrait du roi de Rome assis sur un carreau, essayant une pantoufle, par le même auteur ; plus bas, sur la cheminée, est un petit buste, en marbre, du même enfant. Deux chandeliers, deux flacons et deux tasses de vermeil, tirés du nécessaire de l’Empereur, achèvent l’ornement et la symétrie de la cheminée.

centrer


Enfin, au pied du canapé, et précisément en regard de l’Empereur quand il y repose étendu, ce qui a lieu la plus grande partie du jour, est le portrait de Marie-Louise, tenant son fils entre ses bras, par Isabey. Ce mauvais petit réduit est ainsi devenu un sanctuaire de famille.

Il ne faut pas oublier, sur la gauche de la cheminée et en dehors des portraits, la grosse montre d’argent du grand Frédéric, espèce de réveille-matin, prise à Potsdam, et, en pendant, à droite, la propre montre de l’Empereur, celle qu’il portait à l’armée d’Italie et d’Égypte, recouverte des deux côtés d’une boîte en or portant son chiffre B. Voilà la première chambre.

La seconde pièce B, servant de cabinet, présente le long des murs, du côté des fenêtres, des planches brutes posées sur de simples tréteaux, supportant un bon nombre de livres épars et les divers chapitres écrits par chacun de nous sous la dictée de l’Empereur.

Entre les deux fenêtres est une armoire g, en forme de bibliothèque ; à l’opposite, un second lit de campagne h, semblable au premier, sur lequel l’Empereur repose parfois le jour et se couche même la nuit, après avoir quitté le premier dans ses fréquentes insomnies, et avoir travaillé ou marché dans sa chambre.

Enfin dans le milieu est la table de travail i, avec l’indication des places qu’occupent ordinairement l’Empereur et chacun de nous lorsqu’il nous dicte.

L’Empereur fait sa toilette dans sa chambre à coucher. Quand il se déshabille, ce qu’il fait de ses propres mains, il jette tout ce dont il se dépouille par terre, s’il ne se trouve là un de ses valets de chambre pour s’en saisir. Combien de fois je me suis précipité pour ramasser son cordon de la Légion-d’Honneur, quand je le voyais arriver ainsi sur le plancher !

La barbe est une des dernières parties de sa toilette, qui ne vient qu’après qu’on lui a mis ses bas, ses souliers, etc. Il se rase toujours lui-même, ôtant d’abord sa chemise, et demeurant en simple gilet de flanelle, qu’il avait quitté sous les chaleurs de la ligne, et qu’il a été obligé de reprendre à Longwood, à la suite de vives coliques dont il a été immédiatement soulagé par la reprise de la flanelle.

L’Empereur se rase dans l’embrasure de la fenêtre, à côté de la cheminée. Son premier valet de chambre lui présente le savon et un rasoir ; un second tient devant lui la glace de son nécessaire, de manière à ce que l’Empereur présente au jour la joue qu’il rase. Ce second valet de chambre l’avertit si le rasoir a laissé quelque chose en arrière. Cette joue rasée, il se fait une évolution complète pour faire l’autre, chacun changeant de côté.

L’Empereur se lave ensuite la figure et très souvent la tête dans un grand lavabo d’argent f, fixé dans l’encoignure de la chambre, et apporté de l’Élysée. Vient ensuite l’histoire des dents, après quoi l’Empereur quitte son gilet de flanelle. Il est fort gras, peu velu, a la peau blanche ; et présente un certain embonpoint qui n’est pas de notre sexe ; ce qu’il observe parfois gaiement. L’Empereur se frotte alors la poitrine et les bras avec une brosse assez rude, la donne ensuite à son valet de chambre, pour qu’il lui frotte le dos et les épaules, qu’il arrondit à cet effet, lui répétant d’ordinaire quand il est de bonne humeur : Allons fort, comme sur un âne. Il s’inondait ensuite d’eau de Cologne, tant qu’il en a eu à sa disposition ; mais il en a bientôt manqué, et, ne s’en trouvant point dans l’île, il a dû se réduire à l’eau de lavande, ce qui a été pour lui une privation réelle.

Quand il était en gaieté ou sans préoccupation, il lui arrivait d’ordinaire, à la fin du frottage de ses épaules, comme à chaque évolution pour les deux côtés de sa barbe, de considérer en face, quelques secondes, le valet de chambre en service, et de lui appliquer ensuite une bonne tape sur les oreilles, en l’accompagnant de quelques mots de plaisanterie.

C’est là sans doute ce que les faiseurs de libelles et de pamphlets ont appelé battre cruellement tout ce qui était autour de lui ! car, à nous aussi, il lui arrivait souvent de nous pincer l’oreille ou de nous la prendre à poignée ; mais, à l’expression qui accompagnait toujours ce geste, nous devions penser qu’on était bien heureux, au temps de sa puissance, d’une pareille faveur.

C’est ce qui me rappelle et m’explique tout à fait aujourd’hui certaines paroles d’un de ses anciens ministres. Ce ministre (le duc Decrès), au temps de sa plus grande faveur, désirait vivement une certaine grâce. Après avoir parcouru avec moi toutes les chances du succès, il lui échappa de dire dans l’épanchement : « Je l’aurai, après tout, la première fois que je serai bourré. » Et sur ce qu’il remarquait quelque chose sur ma figure, il ajouta avec un sourire significatif : « Mon cher, c’est qu’après tout ce n’est pas aussi terrible que tu le penses ; ne l’est pas qui veut, je t’assure… »

L’Empereur ne sortait de sa chambre qu’habillé et toujours en souliers, ne portant des bottes que le matin, s’il allait à cheval. En arrivant à Longwood, il a quitté son petit uniforme vert de la garde ; il n’a plus porté alors qu’un habit de ses chasses dont on avait ôté le galon. Il lui allait assez mal et commençait à être fort usé ; on s’inquiétait déjà comment on le remplacerait. Au demeurant, ce n’était pas le seul besoin de cette espèce dont il était entouré. Nous souffrions de le voir contraint, par exemple, à porter plusieurs jours les mêmes bas de soie, et nous nous récriions sur ce qu’on pouvait compter les jours par le nombre de marques que les souliers y traçaient ; il ne faisait qu’en rire. Dans toute autre chose, il a continué son costume habituel : veste et culotte de casimir blanc et cravate noire. Enfin, quand il allait sortir, celui de nous qui se trouvait là lui donnait son petit chapeau, chapeau remarquable, en quelque sorte devenu identique à sa personne, et dont on lui en a déjà volé plusieurs depuis que nous sommes dans l’île : car quiconque nous approche est avide d’en remporter quelque chose. Combien de fois chacun de nous a été persécuté par les personnes les plus distinguées pour en obtenir ne fût-ce qu’un bouton de son habit ou toute autre minutie de même nature !

J’assistais presque tous les jours à cette toilette, soit que je m’y trouvasse par la fin de mon travail, soit que j’y fusse appelé pour causer.

Un jour, considérant l’Empereur remettre son gilet de flanelle, mes traits exprimaient sans doute quelque chose de particulier. « De quoi sourit Votre Excellence (expression de sa bonne humeur.) Qu’est-ce qui l’occupe en ce moment ? – Sire, c’est que je viens de trouver dans un pamphlet que Votre Majesté, pour plus de sûreté, était cuirassée nuit et jour. Certains salons de Paris disaient aussi quelque chose de semblable, et en donnaient pour preuve l’embonpoint subit de Votre Majesté, qui, suivant eux, n’était pas naturel. Or, je pensais en cet instant que je pourrais témoigner, avec connaissance de cause, que cet embonpoint était très naturel et que je pourrais affirmer aussi qu’à Sainte-Hélène, du moins, Votre Majesté avait laissé toutes précautions de côté. – C’est une des mille et une bêtises qu’ils ont écrites sur mon compte. Celle-ci est d’autant plus gauche, que tous ceux qui me connaissent savent le peu de soin que je prenais de ma conservation. Accoutumé dès l’âge de dix-huit ans aux boulets des batailles, et sachant toute l’inutilité de vouloir s’en préserver, je m’abandonnais à ma destinée. Depuis, lorsque je suis arrivé à la tête des affaires, j’ai dû me croire encore au milieu des batailles, dont les conspirations étaient les boulets. J’ai continué mon même calcul ; je me suis abandonné à mon étoile, laissant à la police tout le soin des précautions. J’ai été peut-être le seul souverain de l’Europe qui n’avait point de gardes du corps. On m’abordait sans avoir à traverser une salle des gardes. Quand on avait franchi l’enceinte extérieure des sentinelles, on avait la circulation de tout mon palais. C’était un grand sujet d’étonnement pour Marie-Louise de me voir si peu de défense ; elle me disait souvent que son père était bien mieux gardé, qu’il avait des armes autour de lui, etc. Pour moi, j’étais aux Tuileries comme ici ; je ne sais seulement pas où est mon épée, la voyez-vous ?

Ce n’est pas, continuait-il, que je n’aie couru de grands dangers. Je compte trente et quelques conspirations à pièces authentiques, sans parler de celles qui sont demeurées inconnues : d’autres en inventent ; moi j’ai soigneusement caché toutes celles que j’ai pu. La crise a été bien forte pour mes jours, surtout depuis Marengo jusqu’à la tentative de Georges et l’affaire du duc d’Enghien. »

Napoléon disait que, huit jours avant l’arrestation de Georges, un des plus déterminés de sa bande lui avait remis en main propre une pétition à la parade ; d’autres s’introduisirent à Saint-Cloud ou à la Malmaison parmi les gens ; enfin Georges lui-même paraît avoir été fort près de sa personne et dans un même appartement.

L’Empereur, indépendamment de son étoile, attribue son salut à certaines circonstances qui lui étaient propres. Ce qui l’avait sauvé, disait-il, c’était d’avoir vécu de fantaisie ; de n’avoir jamais eu d’habitudes régulières ni de marche suivie. L’excès du travail le retenait dans son cabinet et chez lui, il ne dînait jamais chez personne, allait rarement au spectacle, et ne paraissait guère que quand et où il n’était pas attendu, etc.

Les deux attentats qui l’avaient mis le plus en péril, me disait-il tout en gagnant le jardin, sa toilette finie, étaient ceux du sculpteur Cérachi et du fanatique de Schœnbrunn.

Cérachi, avec quelques forcenés, avait résolu la mort du Premier Consul : ils devaient l’immoler au sortir de sa loge au spectacle. Le Consul, averti, s’y rendit néanmoins, et passa hardiment au travers de ceux qui s’étaient montrés les plus empressés à venir occuper leurs postes : on ne les arrêta qu’au milieu ou vers la fin du spectacle.

Cérachi, disait l’Empereur, avait jadis adoré le Consul ; mais il avait juré sa perte depuis qu’il ne voyait plus en lui, prétendait-il, qu’un tyran. Ce sculpteur avait été comblé par le général Bonaparte, il en avait exécuté le buste et sollicitait en ce moment, par tous les moyens imaginables, d’obtenir seulement une séance pour une correction, qu’il disait nécessaire. Conduit par son étoile, le Consul ne put disposer d’un instant, et pensant que le besoin était la véritable cause des pressantes sollicitations de Cérachi, il lui fit donner six mille francs. Il se méprenait étrangement ! Cérachi n’avait eu d’autre intention que de le poignarder quand il poserait.

La conspiration fut dévoilée par un capitaine de la ligne, complice lui-même. « Étrange modification de la cervelle humaine, ajoutait Napoléon, et jusqu’où ne vont pas les combinaisons de folie et de la bêtise. Cet officier m’avait en horreur comme consul, mais il m’adorait comme général. Il voulait bien qu’on m’arrachât de mon poste, mais il eut été bien fâché qu’on m’eut ôté la vie. Il fallait, disait-il, se saisir de moi, ne me pas faire de mal, et m’envoyer à l’armée pour y continuer de battre l’ennemi et de faire la gloire de la France. Le reste des conjurés lui rit au nez ; mais quand il vit distribuer les poignards et qu’on dépassait ses intentions, il vint lui-même dénoncer le tout au Consul. »

À ce sujet quelqu’un dit à Napoléon qu’il avait été témoin à Feydeau d’une circonstance qui mit la plus grande partie de la salle en émoi. L’Empereur arrivait dans la loge de l’impératrice Joséphine ; à peine assis, un jeune homme grimpe vivement sur la banquette qui était au-dessous de la loge et pose la main sur la poitrine de l’Empereur ; tous les spectateurs du côté opposé frémirent : mais ce n’était qu’une pétition que l’Empereur prit et lut froidement.

Le fanatique de Schœnbrunn, disait l’Empereur, était le fils d’un ministre protestant d’Erfurt, qui, vers le temps de la bataille de Wagram, résolut d’assassiner Napoléon en pleine parade. Déjà il était venu à bout de percer l’enceinte des soldats qui retenait la foule éloignée de la personne de l’Empereur ; déjà il en avait été repoussé deux ou trois fois, quand le général Rapp, voulant de nouveau l’éloigner de la main, rencontra quelque chose sous son habit ; c’était un couteau d’un pied et demi de long, pointu et tranchant des deux côtés. « J’en ai frémi en le considérant, disait l’Empereur, il n’était enveloppé que d’une simple gazette ! »

Napoléon se fit amener l’assassin dans son cabinet : il appela Corvisart, et lui ordonna de tâter le pouls au criminel, tandis qu’il lui adressait la parole. L’assassin demeura constamment sans émotion, avouant son acte d’une voix ferme, et citant souvent la Bible.

« Que me vouliez-vous ? lui dit l’Empereur. – Vous tuer. – Que vous ai-je fait ? Qui vous a établi mon juge ici-bas ? – Je voulais terminer la guerre. – Et que ne vous adressiez-vous à l’Empereur François ? – Lui ! Et à quoi bon ! Il est si nul ! disait l’assassin. Et puis, lui mort, un autre lui succéderait ; au lieu qu’après vous les Français disparaîtraient aussitôt de toute l’Allemagne. »

Vainement l’Empereur chercha à l’émouvoir. « Vous repentez-vous ? lui dit-il. – Non. – Le feriez-vous encore ? – Oui. – Mais si je vous faisais grâce ? » Ici pourtant, disait Napoléon, la nature reprit un instant ses droits ; la figure, la voix de l’homme s’altérèrent momentanément. « Alors, dit-il, je croirais que Dieu ne le veut plus. » Mais bientôt il reprit toute sa férocité. On le garda à l’écart plus de vingt-quatre heures sans manger ; le médecin l’examina encore ; on le questionna de nouveau ; tout fut inutile, il resta toujours le même homme, ou pour mieux dire une véritable bête féroce, et on l’abandonna à son sort.


Partis à prendre après Waterloo.


Mercredi 3.

L’Empereur, dans la matinée, a travaillé à l’ombre dans le jardin. Le temps était superbe, le jour des plus purs et des plus beaux. Il lisait l’expédition d’Alexandre dans Rollin ; il avait plusieurs cartes étendues devant lui ; il se plaignait d’un récit fait sans goût, sans intention, qui ne laissait, disait-il, aucune idée juste des grandes vues d’Alexandre ; il lui prenait envie de refaire ce morceau, etc., etc.

Sur les cinq heures, j’ai été le joindre dans le jardin ; il s’y promenait entouré de tous. D’aussi loin qu’il m’a aperçu, il m’a dit : Arrivez, venez nous dire votre opinion sur un point que nous débattons depuis une heure.

« Au retour de Waterloo, croyez-vous que j’eusse pu renvoyer le Corps Législatif et sauver la France sans lui ? – Non, ai-je dit ; le Corps Législatif ne se serait pas dissous volontairement ; il eût fallu employer la force : il eût protesté, et il y eût eu scandale. Le dissentiment qui eût éclaté dans son sein se fût répété dans la nation. Cependant l’ennemi serait arrivé. Votre Majesté eût succombé, accusée par toute l’Europe, accusée par les étrangers, accusée par nous-mêmes, emportant peut-être la malédiction universelle, et semblant n’avoir été qu’un chef d’aventures et de violences. Au lieu de cela, Votre majesté est sortie pure de la mêlée, et demeurera le héros d’une cause qui vivra éternellement dans le cœur de tous ceux qui croient à la cause des peuples ; elle s’est assuré, par sa modération, le plus beau caractère de l’histoire, dont autrement elle eût pu courir le risque de devenir la réprobation : elle a perdu sa puissance, il est vrai, mais elle a comblé la mesure de sa gloire !… »

« – Eh bien ! c’est aussi en partie mon avis, a repris l’Empereur ; mais est-il bien sûr que le peuple français sera juste envers moi ? ne m’accusera-t-il pas de l’avoir abandonné ? L’histoire décidera : je suis loin de la redouter, je l’invoque !

« Et moi-même, me suis-je demandé quelquefois, ai-je bien fait pour ce peuple malheureux tout ce qu’il avait droit d’attendre ? Il a tant fait pour moi ! Saura-t-il jamais, ce peuple, tout ce que m’a coûté la nuit qui précéda ma dernière décision ; cette nuit des incertitudes et des angoisses !

« Deux grands partis m’étaient laissés : celui de tenter de sauver la patrie par la violence, ou celui de céder moi-même à l’impulsion générale. J’ai dû prendre celui que j’ai suivi ; amis et ennemis, bien intentionnés et méchants, tous étaient contre moi. Je demeurais seul ; j’ai dû céder ; et une fois fait, cela a été fait : je ne suis pas pour les demi-mesures ; et puis la souveraineté ne se quitte pas, ne se reprend pas de la sorte comme on le ferait d’un manteau.

« L’autre parti demandait une étrange vigueur. Il se fût trouvé de grands criminels, et il eût fallu de grands châtiments : le sang pouvait couler, et alors sait-on où nous étions conduits ? Quelles scènes pouvaient se renouveler ! Moi, n’allais-je pas par là me tremper, noyer ma mémoire de mes propres mains dans ce cloaque de sang, de crimes, d’abominations de toute espèce, que la haine, les pamphlets, les libelles ont accumulés sur moi ? Ce jour-là je semblais justifier tout ce qu’il leur a plu d’inventer. Je devenais pour la postérité et l’histoire le Néron, le Tibère de nos temps. Si encore, à ce prix, j’eusse sauvé la patrie !… je m’en sentais l’énergie !… Mais était-il bien sûr que j’aurais réussi ? Tous nos dangers ne venaient pas du dehors ; nos dissentiments au-dedans ne leur étaient-ils pas supérieurs ? Ne voyait-on pas une foule d’insensés s’acharner à disputer sur les nuances avant d’avoir assuré le triomphe de la couleur ? À qui d’eux eût-on persuadé que je ne travaillais pas pour moi seul, pour mes avantages personnels ? Qui d’eux eût-on convaincu que j’étais désintéressé ? que je ne combattais que pour sauver la patrie ? À qui eût-on fait croire tous les dangers, tous les malheurs auxquels je cherchais à la soustraire ? Ils étaient visibles pour moi ; mais quant au vulgaire, il les ignorera toujours s’ils n’ont pesé sur lui.

Qu’eût-on répondu à celui qui se fût écrié : Le voilà de nouveau le despote, le tyran ! le lendemain même de ses serments, il les viole de nouveau ! Et qui sait si, dans tous ces mouvements, cette complication inextricable, je n’eusse point péri d’une main même française, dans le conflit des citoyens ? Et alors que devenait la nation aux yeux de tout l’univers et dans l’estime des générations les plus reculées ! Car sa gloire est à m’avouer ! Je ne saurais avoir fait tant de choses pour son honneur et son lustre, sans elle, en dépit d’elle : elle me rendrait trop grand !… Je le répète, l’histoire décidera !… »

Après cette sortie, il est revenu sur les mesures et les détails de la campagne, et s’arrêtait avec complaisance sur son glorieux début, avec angoisse sur le terrible désastre qui l’avait terminée.

« Toutefois, concluait-il, rien ne me semblait encore désespéré, si j’eusse trouvé le concours que je devais attendre. Nos seules ressources étaient dans les Chambres : j’accourus à Paris pour les en convaincre ; mais elles s’insurgèrent aussitôt contre moi, sous je ne sais quel prétexte, que je venais les dissoudre. Quelle absurdité ! Dès cet instant tout fut perdu[4].

« Ce n’est pas, ajoutait l’Empereur, qu’il faille peut-être accuser la masse de ces Chambres ; mais telle est la marche inévitable de ces corps nombreux, ils périssent par défaut d’unité ; il leur faut des chefs aussi bien qu’aux armées : on nomme à celles-ci ; mais les grands talents, les génies éminemment supérieurs, se saisissent des assemblées et les gouvernent. Or, nous manquions de tout cela ; aussi, en dépit du bon esprit dont le grand nombre pouvait être animé, tout se trouva, dès l’instant, confusion, vertige, tumulte : la perfidie, la corruption, vinrent s’établir aux portes du Corps Législatif ; l’incapacité, le désordre, le travers d’esprit, régnèrent dans son sein, et la France devint la proie de l’étranger.

« Un moment j’eus envie de résister, continuait-il, je fus sur le point de me déclarer en permanence aux Tuileries, au milieu des ministres et du Conseil d’État ; d’appeler autour de moi les six mille hommes de la garde que j’avais à Paris ; de les grossir de la partie bien intentionnée de la garde nationale, qui était nombreuse, et de tous les fédérés des faubourgs ; d’ajourner le Corps Législatif à Tours ou à Blois ; de réorganiser sous Paris les débris de l’armée et de travailler seul ainsi, et par forme de dictature, au salut de la patrie. Mais le Corps Législatif aurait-il obéi ? J’aurais bien pu l’y contraindre par la force ; mais alors quel scandale et quelle nouvelle complication ! Le peuple ferait-il cause commune avec moi ? L’armée même m’obéirait-elle constamment ? Dans les crises toujours renaissantes, ne se séparerait-on pas de moi ? N’essaierait-on pas de s’arranger à mes dépens ? L’idée que tant d’efforts et de dangers n’avaient que moi pour objet ne serait-elle pas un prétexte plausible ? Les facilités que chacun avait trouvées l’année précédente auprès des Bourbons ne seraient-elle pas aujourd’hui, pour bien des gens, des inductions décisives ?

« Oui, j’ai balancé longtemps, disait l’Empereur, pesé le pour et le contre ; et, comme je vais vite et loin, que je pense fortement, j’ai conclu que je ne pouvais résister à la coalition du dehors, aux du dedans, à la foule de sectes que la violation du Corps Législatif aurait créées, cette partie de la multitude qu’il faut faire marcher par la force ; enfin cette condamnation morale, qui vous impute, quand vous êtes malheureux, tous les maux qui se présentent. Il ne m’est donc resté absolument que le parti de l’abdication ; elle a tout perdu : je l’ai vu, je l’ai dit ; mais je n’ai pas eu d’autre choix.

« Les alliés avaient toujours suivi contre nous le même système ; ils l’avaient commencé à Prague, continué à Francfort, à Chatillon, à Paris et à Fontainebleau. Ils se sont conduits avec beaucoup d’esprit ! Les Français purent en être la dupe en 1814 ; mais la postérité concevra difficilement qu’ils le fussent en 1815 ; elle flétrira à jamais ceux qui s’y laissèrent prendre. Je leur avais dit leur histoire en partant pour l’armée : Ne ressemblons pas aux Grecs du Bas-Empire qui s’amusaient à discuter entre eux quand le bélier frappait les murailles de leur ville. Je la leur ai dite encore quand ils m’ont forcé d’abdiquer : Les ennemis veulent me séparer de l’armée ; quand ils auront réussi, ils sépareront l’armée de vous ; vous ne serez plus alors qu’un vil troupeau, la proie des bêtes féroces. »

Nous avons demandé à l’Empereur si, avec le concours du Corps Législatif, il eût cru pouvoir sauver la patrie. Il a répondu sans hésitation qu’il s’en serait chargé avec confiance, et eût cru pouvoir en répondre.

« En moins de quinze jours, disait-il, c’est-à-dire avant que les masses de l’ennemi eussent pu se présenter devant Paris, j’en eusse complété les fortifications ; j’eusse réuni sous ses murailles, des débris de l’armée, plus de quatre-vingt mille hommes de bonnes troupes, et trois cents pièces attelées. Au bout de quelques jours de feu, la garde nationale, les fédérés, les habitants de Paris, eussent suffi à la défense des retranchements ; il me serait donc demeuré quatre-vingt mille hommes disponibles sous la main.

« Et l’on savait, continuait-il, tout le parti que j’étais capable d’en tirer. Les souvenirs de 1814 étaient encore tout frais : Champ-Aubert, Montmirail, Craonne, Montereau, vivaient, encore dans l’imagination de ceux qui avaient à nous combattre. Les mêmes lieux leur eussent rendu présents les prodiges de l’année précédente ; ils m’avaient alors surnommé, dit-on, le cent mille hommes. La rapidité, la force de nos coups, leur avaient arraché ce mot ; le fait est que nous nous étions montrés admirables : jamais une poignée de braves n’accomplit plus de merveilles. Si ces hauts faits n’ont jamais été bien connus dans le public, par les circonstances de nos désastres, ils ont été dignement jugés de nos ennemis, qui les ont comptés par nos coups. Nous fûmes vraiment alors les Briarées de la fable !…

Paris, continuait-il, serait devenu en peu de jours une place imprenable. L’appel à la nation, la magnitude du danger, l’inflammation des esprits, la grandeur du spectacle, eussent dirigé de toutes parts des multitudes sur la capitale. J’aurais aggloméré indubitablement plus de quatre cent mille hommes, et je n’estime pas que les alliés dépassassent cinq cent mille. L’affaire était alors ramenée à un combat singulier qui eût causé autant d’effroi à l’ennemi qu’à nous ; il eût hésité, et la confiance du grand nombre me fût revenue.

Cependant je me serais entouré d’une consulte ou junte nationale, tirée par moi des rangs du Corps Législatif, toute formée de noms nationaux, dignes de la confiance de tous ; j’aurais ainsi fortifié ma dictature militaire de toute la force de l’opinion civile ; j’aurais eu ma tribune ; elle eût soufflé le talisman des principes sur toute l’Europe ; les souverains eussent frémi de voir la contagion gagner les peuples ; ils eussent tremblé, traité ou succombé !… »

« — Mais, Sire, nous sommes-nous écriés, pourquoi n’avoir pas entrepris ce qui eût infailliblement réussi, et pourquoi nous trouvons-nous ici ?

« — Eh bien ! vous autres aussi, vous y voilà, reprenait-il, vous blâmez ; vous condamnez ! Mais si je vous faisais passer en revue les chances contraires, vous changeriez bientôt de langage. Et puis vous oubliez que nous avons raisonné dans l’hypothèse que le Corps Législatif se fût réuni à moi, et vous savez ce qu’il en a été. J’eusse pu le dissoudre, il est vrai ; la France, l’Europe me blâment peut-être, et la postérité me blâmera sans doute d’avoir eu la faiblesse de ne pas m’en défaire après son insurrection ; je me devais, dira-t-on, aux destinées d’un peuple qui avait tout fait pour moi. Mais en le dissolvant, je pouvais, tout au plus, obtenir de l’ennemi quelque capitulation, et encore, je le répète, m’aurait-il fallu du sang et me montrer tyran !… J’en avais néanmoins arrêté le plan dans la nuit du 20, et le 21 au matin allait voir des déterminations d’une étrange vigueur, quand, avant le jour, tout ce qu’il y avait de bon et de sage vint m’avertir qu’il n’y fallait pas songer ; que tout m’échappait, et qu’on ne cherchait aveuglément qu’à s’accommoder. Mais ne recommençons pas ; n’en voilà que trop sur un sujet qui fait toujours du mal ! Je le répète de nouveau, l’histoire décidera !… » Et l’Empereur est rentré dans son intérieur en me disant de le suivre…

Jeudi 4 avril.

J’ai été trouvé l’Empereur, sur les cinq heures, dans le jardin ; il avait pris un bain trop chaud, et il en souffrait. Nous avons été en calèche ; le temps était magnifique ; depuis plusieurs jours il est fort chaud et très sec. Napoléon a travaillé avant le dîner avec le grand maréchal, dont la femme dînait chez l’amiral. L’Empereur est rentré de suite après le dîner dans sa chambre.


Traits caractéristiques.


Vendredi 5 au lundi 8.

Tous ces différents jours, l’Empereur est monté à cheval sur les six à sept heures du matin, n’emmenant que moi et mon fils.

Je puis affirmer que je n’ai jamais surpris dans Napoléon ni préjugés ni passions, c’est-à-dire jamais un jugement sur les personnes et sur les choses que la raison ne l’eût dicté, et je n’ai jamais vu dans ce qu’on aurait pu appeler passions que de pures sensations ; aussi je dis avec vérité que, dans l’habitude de dix-huit mois, je ne l’ai jamais trouvé n’ayant pas raison.

Un autre point dont j’ai pu me convaincre, et que je consigne ici parce qu’il me revient en ce moment, c’est que, soit nature, soit calcul, soit habitude de la dignité, il renfermait la plupart du temps et gardait en lui-même les impressions de la peine vive qu’on lui causait, et encore peut-être davantage les émotions de bienveillance qu’il éprouvait. Je l’ai surpris souvent à réprimer des mouvements de sensibilité, comme s’il s’en fût trouvé compromis : tôt ou tard j’en fournirai quelques preuves. En attendant, voici un trait caractéristique qui va trop au but que je me propose dans ce Journal, celui de montrer l’homme à nu, de prendre la nature sur le fait, pour que j’aie dû me trouver arrêté par d’autres considérations.

Napoléon, depuis quelques jours, avait quelque chose sur le cœur, il avait été extrêmement choqué d’une circonstance domestique ; il s’en trouvait vivement blessé. Durant ces trois jours, pendant lesquels nous nous sommes promenés chaque matin à l’aventure dans le parc, il y est revenu presque chaque fois avec chaleur, me faisant tenir très près à son côté et ayant ordonné à mon fils de pousser en avant. Dans un certain moment, il lui arriva de dire : « Je sais bien que je suis déchu ; mais le ressentir de l’un des miens ! ah !… »

Ces paroles, son geste, son accent m’ont percé l’âme ; je me serais précipité à ses genoux, je les aurais embrassés si j’eusse pu.

« L’homme est exigeant, a-t-il continué, susceptible ; il a souvent tort, je le sais ; aussi, quand je me défie de moi-même, je me demande : Eût-on agi de la sorte aux Tuileries ? C’est toujours là ma grande épreuve. »

Il a ensuite beaucoup parlé de lui, de nous, de nos rapports réciproques, de notre situation dans l’île, de l’influence que notre attitude individuelle aurait pu exercer, etc., etc… Et ses réflexions étaient nombreuses, vives, fortes ; elles étaient justes. Dans l’émotion qu’elles me causaient, je me suis écrié : « Sire, permettez-moi de m’emparer de cette affaire ; jamais elle n’a paru bien certainement sous de telles couleurs ; si elle était vue de la sorte, je suis sûr qu’elle navrerait de douleur, et vous verriez quels repentirs ! Je ne vous demande qu’à pouvoir dire un mot. » Sur quoi l’Empereur, revenant à lui, a dit avec dignité : « Non, Monsieur ; bien plus, je vous le défends. L’épanchement est fait, la nature a eu son cours, je ne m’en souviens plus, et vous, vous ne devez jamais l’avoir su. »

En effet, au retour nous avons tous déjeuné dans le jardin, et il s’y est montré plus gai que de coutume. Le soir il a dîné dans son intérieur.


Politique – État de l’Europe – Ascendant irrésistible des idées libérales.


Mardi 9, mercredi 10.

Il est arrivé le 9 un bâtiment d’Angleterre portant les journaux jusqu’au 21 janvier. L’Empereur, dont les promenades à cheval ont continué tous les matins, a passé le reste du temps dans sa chambre à parcourir ces journaux.

Les derniers numéros que nous venions de recevoir étaient aussi chauds qu’aucun de ceux que nous eussions vus. L’agitation en France allait croissant ; le roi de Prusse arrêtait chez lui les sociétés secrètes, il conservait la landwehr ; la Russie faisait de nouvelles recrues ; l’Autriche se querellait avec la Bavière ; en Angleterre la persécution des protestants de France et la violence du parti qui se rendait maître remuaient l’esprit public et préparaient des armes à l’opposition : jamais l’Europe n’avait été plus en fermentation.

Au récit du déluge de maux et des évènements sanglants qui affligeaient tous les départements, l’Empereur s’est élancé de son canapé, et frappant du pied avec chaleur, il s’est écrié : « Ah ! quel malheur que je n’aie pu gagner l’Amérique ! De l’autre hémisphère même, j’eusse protégé la France contre les réacteurs ! La crainte de mon apparition eût tenu en bride leur violence et leur déraison ; il eût suffi de mon nom pour enchaîner les excès et frapper d’épouvante ! »

Puis, continuant sur le même sujet, il a conclu avec une chaleur qui tenait de l’inspiration : « La contre-révolution, même en la laissant aller, doit inévitablement se noyer d’elle-même dans la révolution. Il suffit à présent de l’atmosphère des jeunes idées pour étouffer les vieux féodalistes ; car rien ne saurait désormais détruire ou effacer les grands principes de notre révolution ; ces grandes et belles vérités doivent demeurer à jamais, tant nous les avons entrelacées de lustre, de monuments, de prodiges ; nous en avons noyé les premières souillures dans des flots de gloire ; elles sont désormais immortelles ! Sorties de la tribune française, cimentées du sang des batailles, décorées des lauriers de la victoire, saluées des acclamations des peuples, sanctionnées par les traités, les alliances des souverains, devenues familières aux oreilles comme à la bouche des rois, elles ne sauraient plus rétrograder ! ! !

Elles vivent dans la Grande-Bretagne, elles éclairent l’Amérique, elles sont nationalisées en France : voilà le trépied d’où jaillira la lumière du monde !

Elles le régiront ; elles seront la foi, la religion, la morale de tous les peuples : et cette ère mémorable se rattachera, quoi qu’on ait voulu dire, à ma personne ; parce qu’après tout j’ai fait briller le flambeau, consacré les principes, et qu’aujourd’hui la persécution achève de m’en rendre le Messie. Amis et ennemis, tous m’en diront le premier soldat, le grand représentant. Aussi, même quand je ne serai plus, je demeurerai encore pour les peuples l’étoile polaire de leurs droits ; mon nom sera le cri de guerre de leurs efforts, la devise de leurs espérances. »


Opinions de l’Empereur sur plusieurs personnages connus – Pozzo di Borgo – Metternich – Bassano – Clarke – Champagny – Cambacérès – Lebrun – Talleyrand – Fouché, etc..


Jeudi 11, vendredi 12.

L’Empereur a continué de profiter des matinées supportables pour monter à cheval ; il déjeunait dans le jardin ; la conversation se prolongeait ensuite avec un grand abandon et beaucoup d’intérêt sur sa vie privée, les évènements publics, les personnes qui l’ont entouré, celles qui ont joué un grand rôle chez les autres puissances, etc., etc…

Il n’était plus question de leçon d’anglais ; elles ne se prenaient plus qu’à cheval ou dans le cours de la journée lors de sa promenade ; la régularité de la langue y perdait quelque chose, la facilité de s’exprimer gagnait infiniment.

Aujourd’hui, sur les cinq heures, nous avons fait notre tour de calèche accoutumé ; le soir les conversations ont recommencé sur les anecdotes ministérielles et sur plusieurs personnages demeurés célèbres.

Napoléon nous a fait l’histoire de M. Pozzo di Borgo, son compatriote, qui avait été membre de la législative. C’est lui, à ce qu’on crut, qui a conseillé à l’empereur Alexandre de marcher sur Paris, bien que Napoléon se fût jeté sur ses derrières. « Et en cela, disait l’Empereur, il a par ce seul fait décidé des destinées de la France, de celles de la civilisation européenne, de la face et du sort du monde. Il était devenu très influent sur le cabinet russe. Au 20 mars, disait l’Empereur, il fit retraite dans la Belgique, et après l’entrée de Napoléon dans Paris il y eut quelques communications ministérielles échangées avec lui, et l’on a lieu de croire qu’elles eussent pu devenir très importantes, pour peu que la lutte se fût prolongée, et que les chances eussent été douteuses. »

Il a fait aussi l’histoire de M. Capo d’Istria.

Il est passé de là à M. de Metternich. C’est lui, nous a-t-il dit, qui l’avait élevé au poste qu’il occupe. « Il serait difficile de rendre toutes les protestations personnelles qu’il m’avait si souvent répétées ; sa vénalité n’était ignorée de personne, si ce n’est peut-être du pauvre François. »

Il est constant qu’au congrès de Vienne il a échappé à un grand monarque, dans un moment de dépit, de s’écrier : Ce Metternich me coûte les yeux de la tête. Paroles qui expliquent assez la tournure de plus d’une décision et les rapports de la fameuse sainte-alliance.

L’Empereur est venu ensuite à ses propres ministres : Bassano, qu’il croyait, disait-il, lui avoir été sincèrement attaché ; Clarke, dont le temps devait, selon lui, faire pleine justice ; Champagny, duc de Cadore, qu’il avait fait successivement ambassadeur à Vienne, ministre de l’intérieur, ministre des relations extérieures, etc., et dont ce méchant Talleyrand disait, avec sa malice ordinaire, que c’était l’homme propre à toutes places la veille du jour qu’on l’y nommait.

Vint ensuite Cambacérès, que Napoléon disait être l’homme des abus, avec un penchant décidé pour l’ancien régime ; tandis que Lebrun, au contraire, avait, assurait-il, une forte pente en sens opposé : c’était, disait-il, l’homme des idéalités ; et voilà les deux contrepoids, ajoutait-il, entre lesquels s’était placé le Premier Consul, qu’on appela si plaisamment dans le temps le tiers consolidé.

M. de Talleyrand et Fouché eurent leur tour ; il s’y arrêta longtemps, et partit de là pour faire une vigoureuse sortie sur l’immoralité des hauts administrateurs en France, et généralement de tous les fonctionnaires ou hommes à place ; sur leur manque de religion politique ou de sentiment national, qui les portait à administrer indifféremment, un jour pour l’un, un jour pour l’autre : « Cette légèreté, cette inconséquence nous venaient de loin, disait-il ; nous demeurions toujours Gaulois : aussi nous ne vaudrions tout notre prix que lorsque nous substituerions les principes à la turbulence, l’orgueil à la vanité, et surtout l’amour des institutions à l’amour des places. »

De tout cela, l’Empereur concluait que les souverains, à la suite de nos derniers évènements, devaient nécessairement avoir retenu une arrière-pensée de mépris et de dépit contre un grand peuple qui se jouait ainsi de la souveraineté. « Du reste, continuait-il, l’excuse est peut-être dans la nature des choses, dans la force des circonstances. La démocratie élève la souveraineté, l’aristocratie seule la conserve. La mienne n’avait point encore pris les racines ni l’esprit qui devaient lui être propres ; au moment de la crise ; elle s’était trouvée encore de la démocratie ; elle avait été se confondre dans la foule et céder à l’impulsion du moment, au lieu de lui servir d’ancre de salut contre la tempête et de l’éclairer sur son aveuglement. »

Voici ce qui s’est dit de neuf sur M. de Talleyrand et M. Fouché qui reviennent si souvent : je cherche à me répéter le moins possible.

Et qu’on n’aille pas croire que je me complaise ici à des personnalités, on ne saura jamais toutes celles que j’ai supprimées, et je puis même affirmer qu’il n’est aucun de ceux qui croiraient avoir à se plaindre qui ne me doive au contraire quelque chose.

« M. de Talleyrand avait attendu, disait l’Empereur, deux fois vingt-quatre heures à Vienne, des pleins pouvoirs pour traiter de la paix en mon nom. Mais j’aurais eu honte de prostituer ainsi ma politique ; et pourtant il m’en coûte peut-être l’exil de Sainte-Hélène ; car je ne disconviens pas qu’il ne soit d’un rare talent, et ne puisse en tout temps mettre un grand poids dans la balance.

« M. de Talleyrand, continuait-il, était toujours en état de trahison ; mais c’était de complicité avec la fortune. Sa circonspection était extrême ; se conduisant avec ses amis comme s’ils devaient être ses ennemis ; avec ses ennemis comme s’ils pouvaient devenir ses amis. M. de Talleyrand avait toujours été contraire, dans mon esprit, au faubourg Saint-Germain. Dans l’affaire du divorce, il avait été pour l’impératrice Joséphine ; c’était lui qui avait poussé à la guerre d’Espagne, bien que, dans le public, il eût eu l’art de s’y montrer contraire. » Aussi était-ce par une espèce de malice que Napoléon avait choisi Valencey pour y placer Ferdinand. « C’était lui enfin, disait l’Empereur, qui avait été l’instrument principal et la cause active de la mort du duc d’Enghien. »

Une actrice célèbre (mademoiselle Raucourt) l’avait peint, assurait Napoléon, d’une manière fort vraie : « Si vous le questionnez, disait-elle, c’est une boîte de fer-blanc dont vous ne tirez pas un mot ; si vous ne lui demandez rien, bientôt vous ne saurez comment l’arrêter, ce sera une véritable commère. »

C’est en effet une indiscrétion qui, dans le principe, heurta la confiance de l’Empereur en son ministre, et l’ébranla dans son esprit. « J’avais confié, disait Napoléon, une chose fort importante à M. de Talleyrand ; peu d’heures après, Joséphine me la rendit mot pour mot. J’envoyai chercher aussitôt ce ministre, pour lui dire que je venais d’apprendre de l’impératrice une chose que je n’avais confiée qu’à lui seul : or, le cercle du rapport se composait déjà de quatre ou cinq intermédiaires.

« Le visage de M. de Talleyrand est tellement impassible, disait l’Empereur, qu’on ne saurait jamais y rien lire ; aussi Lannes ou Murat disaient-ils plaisamment de lui que si, en vous parlant, son derrière venait à recevoir un coup de pied, sa figure ne vous en dirait rien. »

M. de Talleyrand avait un intérieur fort doux et même attachant, ses familiers et ses agents l’aimaient et lui étaient fort dévoués.

Dans son intimité, on l’a entendu parler volontiers et gaiement de sa profession ecclésiastique, qu’il n’avait d’ailleurs embrassée que par force, contraint par ses parents, bien que l’aîné de plusieurs frères. Il réprouvait un jour un air que l’on fredonnait autour de lui ; il l’avait en horreur, disait-il ; il lui rappelait le temps où il était obligé d’apprendre le plain-chant et de chanter au lutrin.

Une autre fois un de ses habitués racontait pendant le souper ; M. de Talleyrand, préoccupé, semblait étranger à la conversation. Durant le récit, il échappe au conteur, qui se trouvait en verve, de dire de quelqu’un : Celui-là est un vilain drôle, c’est un prêtre marié. M. de Talleyrand, réveillé par ces paroles, saisit une cuiller, la plonge précipitamment dans le plat vis-à-vis de lui, et d’un geste menaçant lui crie : « Un tel, voulez-vous des épinards ? » Le narrateur de se confondre, et chacun de rire, M. de Talleyrand comme les autres.

L’Empereur, lors du concordat, avait voulu faire M. de Talleyrand cardinal, et le mettre à la tête des affaires religieuses : c’était son lot, lui disait-il, il rentrait dans le giron, réhabilitait sa mémoire, fermait la bouche aux déclamateurs. M. de Talleyrand ne le voulut jamais : son aversion pour l’état ecclésiastique était invincible.

Napoléon avait été sur le point de lui donner l’ambassade de Varsovie, confiée depuis à l’abbé de Pradt ; mais des affaires d’agiotage, des saletés, disait-il, sur lesquelles M. de Talleyrand était incorrigible, le forcèrent à y renoncer. C’était par le même motif et sur la réclamation de plusieurs souverains d’Allemagne qu’il s’était vu contraint de lui retirer le portefeuille des relations extérieures.

Fouché, disait l’Empereur, était le Talleyrand des clubs, et Talleyrand le Fouché des salons.

« L’intrigue, ajoutait-il, était aussi nécessaire à Fouché que la nourriture : il intriguait en tout temps, en tous lieux, de toutes manières et avec tous. On ne découvrait jamais rien qu’on ne fût sûr de l’y rencontrer pour quelque chose ; il n’était occupé que de courir après, sa manie était de vouloir être de tout !… Toujours dans les souliers de tout le monde. » C’était le mot souvent répété de l’Empereur.

Lors de la conspiration de Georges, quand on arrêta Moreau, Fouché n’était plus au ministère de la police, et cherchait fort à se faire regretter. « Quelle gaucherie ! disait-il, ils ont arrêté Moreau quand il revenait de sa campagne à Paris, ce qui pouvait montrer en lui une innocente confiance : c’était quand il se rendait à Gros-Bois, au contraire, qu’il fallait le saisir ; car il devenait évident alors qu’il fuyait. »

On connaît de lui le mot qu’il a dit, ou qu’on lui a prêté, sur l’affaire du duc d’Enghien : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute. » De pareils traits peignent plus le caractère d’un homme que des volumes entiers.

L’Empereur connaissait bien Fouché, et n’en a jamais été la dupe.

On l’a beaucoup blâmé de s’en être servi en 1815, où en effet Fouché l’a indignement trahi. Napoléon n’ignorait pas ses dispositions ; mais il savait aussi que le danger reposait plus sur les évènements que sur la personne. « Si j’eusse été victorieux, disait-il, Fouché eût été fidèle : il est vrai qu’il se donnait de grands soins pour être prêt selon toutes les chances. Il me fallait vaincre ! »

L’Empereur, du reste, eut connaissance de ses menées, et l’on va voir qu’il le ménageait peu.

Après le retour de l’Empereur en 1815, un des premiers banquiers de Paris se présente à l’Élysée pour le prévenir que peu de jours auparavant quelqu’un arrivant de Vienne s’était présenté chez lui avec des lettres de crédit, et s’était informé des moyens d’arriver à Fouché. Soit réflexion, soit pressentiment, ce banquier conçut quelques doutes sur cet individu, et vint les communiquer personnellement à l’Empereur, qui fut frappé que Fouché lui en eût fait mystère.

En peu d’heures Réal eut trouvé l’homme en question ; il le conduisit aussitôt à l’Élysée, où il fut enfermé dans un cabinet. L’Empereur se le fit amener au jardin. « Me connaissez-vous ? » dit-il à cet homme. Ce début, les idées qu’inspirait la présence de l’Empereur, ébranlèrent fortement l’étranger. « Je sais toutes vos menées, continua Napoléon avec sévérité ; si vous les confessez à l’instant, je puis vous faire grâce, sinon vous ne sortez de ce jardin que pour être fusillé. – – Je vais tout dire : Je suis envoyé ici par M. de Metternich au duc d’Otrante, pour lui proposer de faire partir un émissaire pour Bâle : il y rencontrera celui que M. de Metternich y a envoyé de Vienne ; ils doivent avoir des signes de reconnaissance, et les voici, dit-il en délivrant quelques papiers. – Avez-vous rempli votre mission auprès de Fouché ? – Oui. – A-t-il envoyé son émissaire ? – Je n’en sais rien. »

L’homme fut remis sous la clef, et une heure après quelqu’un de confiance était en route pour Bâle ; il s’aboucha avec l’émissaire autrichien, et eut même avec lui jusqu’à quatre conférences.

Cependant Fouché, inquiet de la disparition de son Viennois, se présente un soir chez l’Empereur, affectant une gaieté, une aisance, au travers de laquelle se réfugiait un extrême embarras. « Plusieurs glaces se trouvaient dans l’appartement où nous nous promenions, disait l’Empereur ; je me plaisais à l’étudier à la dérobée ; sa figure était hideuse ; il ne savait guère comment entamer ce qui l’intéressait si fort. – Sire, dit-il enfin, il y a quatre ou cinq jours qu’il m’est arrivé une circonstance dont je crains de n’avoir pas fait part à Votre Majesté… mais j’ai tant d’affaires… je suis entouré de tant de rapports, de tant d’intrigues… Il m’est venu un homme de Vienne, avec des propositions si ridicules et cet homme je ne le trouve plus.

– Monsieur Fouché, lui dit alors l’Empereur, il pourrait être funeste pour vous que vous me prissiez pour un sot. Je tiens votre homme et toute son intrigue depuis plusieurs jours. Avez-vous envoyé à Bâle ? – Non, Sire. – Ce sera heureux pour vous ; s’il en était autrement, et j’en aurai la preuve, vous péririez. »

Les évènements ont montré que ce n’eût été que justice. Toutefois ici il paraît que Fouché n’y avait pas envoyé ; aussi l’affaire en demeura là.


Papiers d’Europe – Politique.


Samedi 13.

L’Empereur a déjeuné au jardin, et nous y a tous fait appeler. Il a résumé les papiers-nouvelles que nous avions parcourus le matin, et s’est étendu sur la haute politique. Voici ce que j’en ai retenu de plus saillant.

« Paris au 13 vendémiaire était tout à fait dégoûté de son gouvernement, disait l’Empereur ; mais la totalité des armées, la grande majorité des départements, la petite bourgeoisie, les paysans, lui demeuraient attachés ; aussi la révolution triompha-t-elle de cette grande attaque de la contre-révolution, bien qu’il n’y eût encore que quatre ou cinq ans que les nouveaux principes eussent été proclamés ; on sortait des scènes les plus effroyables et les plus calamiteuses ; on cherchait un meilleur avenir.

Mais quelle différence aujourd’hui ! L’immense majorité des Français doit avoir en horreur le gouvernement qui lui est imposé par la force, car il lui enlève sa gloire, sa fortune, ses habitudes ; il blesse son orgueil, sa doctrine, ses maximes ; il la place sous le joug de l’étranger, elle qui depuis vingt ans lui donnait des lois. Ce gouvernement, ennemi de toutes ces choses si chères à la population, n’a point d’armes ; il n’est même pas lui-même, il n’agit que par le comité de l’étranger, par ses décisions et ses volontés. Il agit sur un peuple dont presque toutes les générations sont nées dans la révolution, et se trouvent imprégnées des principes qu’on voudrait faire disparaître. Aussi qui pourrait prévoir la fin de tout ceci ? qui oserait assigner la marche future des choses ? En 1814 la nation entière a pu aller au roi ; aujourd’hui ce ne peuvent être que ses partisans seuls, et ses partisans intéressés. Alors c’était une succession paisible, aujourd’hui c’est une conquête terrible, outrageante ; s’il cherche à former une armée nationale, il faudra tout aussitôt qu’il s’en défie. Un soldat, dans la longueur de la journée, dans l’ennui de ses casernes, a besoin de parler de guerre ; il ne peut parler de Fontenoy ni de Prague, qu’il ne connaît pas ; il faudra qu’il parle des victoires de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de celui qui les a gagnées, de moi enfin, qui remplis toutes les bouches et suis dans toutes les imaginations…

« Une telle situation est sans exemple dans l’histoire ; de quelque côté qu’on la considère, on ne voit jamais que les malheurs de la France. Que résultera-t-il de tout cela ? Deux peuples sur un même sol, acharnés, irréconciliables, qui se chamailleront sans relâche et s’extermineront peut-être.

« Bientôt la même fureur gagnera toute l’Europe. L’Europe ne formera bientôt plus que deux partis ennemis : on ne s’y divisera plus par peuples et par territoires, mais par couleur et par opinion. Et qui peut dire les crises, la durée, les détails de tant d’orages ! car l’issue n’en saurait être douteuse, les lumières et le siècle ne rétrograderont pas !… Quel malheur que ma chute !… J’avais refermé l’outre des vents ; les baïonnettes ennemies l’ont déchirée. Je pouvais marcher paisiblement à la régénération universelle ; elle ne s’exécutera désormais qu’au travers des tempêtes ! J’amalgamais, peut-être extirpera-t-on ! »


Arrivée du gouverneur – Progrès de l’Empereur dans son anglais.


Dimanche 14 au mardi 16.

Des bâtiments étaient en vue ; les signaux ont appris qu’ils portaient le nouveau gouverneur sir Hudson Lowe.

Pendant le dîner, l’Empereur nous a fait, en anglais, un récit des papiers français, contenant, disait-il, la destinée de M. La Peyrouse, le lieu où il avait fait naufrage, ses divers évènements, sa mort et son journal, etc., etc. ; le tout composait des détails curieux, piquants, romanesques, qui nous attachaient extrêmement ; l’Empereur en a joui, et s’est mis à rire ; car son récit n’était qu’une fable pour nous montrer ses progrès en anglais, disait-il.

Le nouveau gouverneur est arrivé sur les dix heures, malgré le mauvais temps et la pluie ; il était accompagné de l’amiral, chargé de le présenter, et qui lui avait dit sans doute que c’était l’heure la plus convenable.

L’Empereur ne l’a point reçu ; il était malade, et se fût-il bien porté, il ne l’eût pas reçu davantage. Le gouverneur, en arrivant de la sorte, manquait aux formes de la bienséance la plus commune ; nous soupçonnâmes sans peine que c’était une espièglerie de l’amiral. Le gouverneur, qui n’avait peut-être pas l’intention de se rendre aucunement désagréable, a paru fort déconcerté ; nous en riions sous cape ; pour l’amiral, il en était triomphant.

Le gouverneur, après avoir hésité longtemps et donne des marques évidentes de mauvaise humeur, nous a quittés assez brusquement.

Nous n’avons pu douter que toute l’ordonnance de cette première entrevue n’eût été conduite dans l’intention secrète de nous indisposer, dès les premiers moments, les uns contre les autres. Le gouverneur s’y sera-t-il prêté ? n’en aura-t-il eu aucun soupçon ? C’est ce que le temps nous apprendra.

Sur les cinq heures et demie, l’Empereur m’a fait appeler dans le jardin ; il était seul ; il m’a dit qu’il se présentait une nouvelle circonstance personnelle à chacun de nous : on allait exiger notre déclaration individuelle d’unir notre destinée à la sienne, ou, si nous le préférions, on devait nous sortir de Sainte-Hélène et nous rendre à la liberté.

Nous ne devinions pas le motif de cette mesure : était-ce, de la part du ministère anglais, pour se ménager des pièces régulières ? mais nous n’étions partis de Plymouth pour Sainte-Hélène qu’avec cette condition préalable ; était-ce pour isoler l’Empereur ? mais devait-on croire que nous l’abandonnerions ?

Il me demanda quelle serait ma détermination à cet égard ; je répondis qu’elle ne pouvait être douteuse ; que si j’avais pu éprouver quelques déchirements, c’eût été au moment de ma première détermination ; qu’à compter de cet instant, mon sort s’était trouvé irrévocablement fixé : qu’alors j’avais suivi la gloire et mon honneur ; que depuis, chaque jour davantage, je suivais mes affections et mes sentiments. La voix de l’Empereur devint plus douce ; ce furent là ses remerciements : je le connaissais désormais, ils étaient grands !


Conversation caractéristique – Retour de l’île d’Elbe prévu dès Fontainebleau – Introduction du gouverneur – Mortification de l’amiral – Nos griefs contre lui – Signalement de sir Hudson Lowe.


Mercredi 17.

L’Empereur m’a fait appeler dans le milieu du jour, pour causer. Une partie de la conversation fournit des développements trop précieux du caractère de l’interlocuteur, pour que je n’en transcrive pas ici quelques traits.

Il se trouvait parfois entre nous des contrariétés, des piquasseries, des bouderies qui gênaient l’Empereur et le rendaient malheureux : il est tombé sur ce sujet ; il analysait notre situation avec sa logique ordinaire, appréciait les peines et les ennuis de notre exil, en indiquait les meilleurs soulagements. Nous devions faire, disait-il, des sacrifices mutuels, nous passer bien des choses : l’homme ne marquait dans la vie qu’en dominant le caractère que lui avait donné la nature, ou en s’en créant un par l’éducation et sachant le modifier suivant les obstacles qu’il rencontrait.

« Vous devez tâcher de ne faire ici qu’une famille, disait-il, vous m’avez suivi pour adoucir mes peines ; comment ce sentiment ne suffirait-il pas pour tout maîtriser ? Si la sympathie ne peut faire ici tous les frais, il faut être conduit du moins par le raisonnement et le calcul ; il faut savoir compter ses peines, ses sacrifices, ses jouissances pour arriver à un résultat, de même qu’on additionne ou qu’on soustrait tout ce qui se calcule. Tous les détails de la vie ne doivent-ils pas être soumis à cette règle ? Il faut savoir vaincre sa mauvaise humeur. Il est assez simple que vous ayez ici des différends, des querelles ; mais il faut une explication et non pas une bouderie : l’une amène des résultats, l’autre ne fait que compliquer les choses : la raison, la logique, un résultat surtout, doivent être le guide et le but constant de tout ici-bas. » Et alors il se citait lui-même, ou pour avoir suivi ces principes, ou pour s’en être éloigné. Il ajoutait qu’il fallait savoir pardonner, et ne pas demeurer dans une hostile et acariâtre attitude qui blesse le voisin et empêche de jouir soi-même ; qu’il fallait reconnaître les faiblesses humaines, et se plier à elles plutôt que de les combattre.

« Que serais-je devenu, disait-il, si je n’eusse suivi ces maximes ! On m’a dit souvent que j’étais trop bon, pas assez défiant. C’eût été bien pis si j’eusse été le contraire ! J’ai été trahi deux fois ; eh bien ! je le serais peut-être encore une troisième ; et c’est par cette grande connaissance du caractère des hommes, cette indulgence raisonnée que je m’étais créée, que j’ai pu gouverner la France, et que je suis le plus propre peut-être, dans l’état où elle se trouve, à la gouverner encore. En quittant Fontainebleau, n’avais-je pas dit à tous ceux qui me demandaient leur ligne de conduite : Allez au roi, servez-le… J’avais voulu leur rendre légitime ce que beaucoup n’eussent pas manqué de faire d’eux-mêmes ; je n’avais pas voulu laisser écraser ceux qui eussent été obstinément fidèles ; enfin je n’avais pas voulu surtout avoir à blâmer personne au retour. »

Ici, contre ma constante coutume, il m’est échappé d’oser questionner en quelque sorte l’Empereur : « Comment, Sire, me suis-je écrié, dès Fontainebleau, Votre Majesté a songé au retour ? – Oui, sans doute, et par le raisonnement le plus simple. Si les Bourbons, me suis-je dit, veulent commencer une cinquième dynastie, je n’ai plus rien à faire ici, mon rôle est fini ; mais s’ils s’obstinaient, par hasard, à vouloir recontinuer la troisième, je ne tarderai pas à reparaître. On pourrait dire que les Bourbons eurent alors ma mémoire et ma conduite à leur disposition, s’ils se fussent contentés d’être les magistrats d’une grande nation ; s’ils l’eussent voulu, je demeurais pour le vulgaire un ambitieux, un tyran, un brouillon, un fléau. Que de sagacité, de sang-froid il eût fallu pour m’apprécier et me rendre justice ! Mais ils ont tenu à se retrouver encore les seigneurs féodaux, ils ont préféré n’être que les chefs odieux d’un parti odieux à toute la nation. Mais leur entourage, une fausse marche, m’ont rendu désirable, et ce sont eux qui ont réhabilité ma popularité et prononcé mon retour ; autrement ma mission politique était dès lors consommée ; je demeurais pour toujours à l’île d’Elbe ; et nul doute qu’eux et moi nous y eussions tous gagné : car je ne suis pas revenu pour recueillir un trône, mais bien pour acquitter une grande dette. Peu le comprendront, n’importe, j’entrepris une étrange charge ; mais je la devais au peuple français ; ses cris arrivaient jusqu’à moi, pouvais-je y demeurer insensible ?

« Mon existence, du reste, à l’île d’Elbe, était encore assez enviable, assez douce ; j’allais m’y créer en peu de temps une souveraineté d’un genre nouveau : ce qu’il y avait de plus distingué en Europe commençait à venir passer en revue devant moi. J’aurais offert un spectacle inconnu à l’histoire, celui d’un monarque descendu du trône, qui voyait défiler avec empressement devant lui le monde civilisé.

« On m’objectera, il est vrai, que les alliés m’auraient enlevé de mon île, et je conviens que cette circonstance a même hâté mon retour. Mais si les Bourbons eussent bien gouverné en France, si les Français eussent été contents, mon influence avait fini, je n’appartenais plus qu’à l’histoire, et l’on n’eût point songé, à Vienne, à me déplacer. C’est l’agitation créée, entretenue en France par les Bourbons et leur inepte entourage, qui a forcé de songer à mon éloignement. »

Ici le grand maréchal est entré chez l’Empereur, annonçant l’arrivée du gouverneur, conduit par l’amiral et suivi de tout son état-major.

Après quelque temps encore de conversation, Bertrand est resté seul avec Napoléon, et j’ai gagné le salon d’attente (voir le plan). Nous nous y trouvions en grand nombre, nous efforçant d’échanger quelques mots ; nous nous observions bien plus que nous ne causions.

Au bout d’une demi-heure, l’Empereur étant passé dans son salon, le valet de chambre en service, à la porte et de notre côté, a appelé le gouverneur, qui a été introduit. L’amiral suivait de près ; mais le valet de chambre, qui n’avait entendu demander que le gouverneur, a refermé brusquement la porte sans admettre l’amiral, qui, sur ses instances, s’est vu même repoussé ; il s’est retiré, fort déconcerté, dans une embrasure de fenêtre.

Ce valet de chambre était Noverraz, bon et vrai Suisse, dont toute l’intelligence, disait souvent l’Empereur, était dans son attachement à sa personne.

Nous demeurâmes saisis d’une circonstance aussi inattendue ; que nous crûmes être la volonté de l’Empereur. Mais bien que nous eussions à nous plaindre de l’amiral, nous avons été à lui pour le distraire de son embarras ; sa situation vraiment cruelle nous peinait. Cependant l’état-major du gouverneur a bientôt après été demandé et introduit ; l’embarras de l’amiral s’en est accru. Au bout d’un quart d’heure, l’Empereur ayant congédié tout le monde, le gouverneur est ressorti ; l’amiral a couru à lui, ils se sont dit quelques mots avec chaleur, nous ont salués et sont partis.

Nous avons rejoint l’Empereur au jardin, et lui avons parlé de la déconfiture de l’amiral ; il ignorait tout. Par la plus singulière fatalité, le hasard seul avait amené cette circonstance ; mais il en a été ravi, disait-il ; il en riait aux éclats, il s’en frottait les mains : c’était la joie d’un enfant, celle d’un écolier qui vient d’attraper son régent.

« Ah ! mon bon Noverraz, a-t-il dit, tu as donc eu une fois de l’esprit. Vous verrez qu’il m’aura entendu dire que je ne voulais plus voir l’amiral, et il se sera cru obligé de lui fermer la porte au nez : c’est charmant ! Il n’y aurait pourtant pas à se jouer avec ce bon Suisse ; si j’avais le malheur de dire qu’il faut se défaire du gouverneur, il serait homme à le tuer à mes yeux. Du reste, continuait plus gravement l’Empereur, c’est la faute du gouverneur ; que ne demandait-il l’amiral ? d’autant plus qu’il m’avait fait dire ne pouvoir m’être présenté que par lui ; que ne l’a-t-il fait demander encore, quand il m’a présenté ses officiers ? C’est donc tout à fait sa faute. Au demeurant, l’amiral y a gagné sans doute, je n’eusse pas manqué de l’apostropher en présence de tous ses compatriotes. Je lui aurais dit que, par le sentiment de l’habit militaire que nous portions tous deux depuis quarante ans, je le plaignais d’avoir, aux yeux du monde, compromis, dégradé son ministère, sa nation, son souverain, en manquant, sans nécessité et sans discernement, à un des plus vieux soldats de l’Europe : je lui eusse reproché de m’avoir débarqué à Sainte-Hélène comme un galérien de Botany-Bay ; je lui eusse dit que, pour un véritable homme d’honneur, je devais être plus vénérable sur un roc que sur mon trône au milieu de mes armées. »

La force, la nature de ces paroles, mirent fin à toute gaieté et terminèrent la conversation.

Mais puisque nous sommes sur le compte de l’amiral, et qu’il va nous quitter ; résumons ici, et avec autant d’impartialité que peuvent l’admettre notre situation et notre mauvaise humeur, les torts que nous avons à lui reprocher, le tout pour n’y plus revenir.

Nous ne pouvions lui passer la familiarité affectée dont il usait avec nous, bien que nous y répondissions peu ; nous lui pardonnions encore moins d’avoir osé essayer de l’étendre jusqu’à l’Empereur nous ne pouvions lui pardonner non plus l’air gonflé et satisfait de lui-même avec lequel il l’appelait général. Certes, l’Empereur avait immortalisé ce titre ; mais le terme, le ton et l’intention étaient autant d’outrages.

En arrivant dans l’île, il avait jeté l’Empereur dans une chambre de quelques pieds en carré, et l’y avait retenu deux mois, bien qu’il existât d’autres logements dans l’île, notamment celui que lui-même s’était adjugé. Il lui avait indirectement interdit la promenade à cheval dans l’enclos de Briars ; on avait abreuvé d’embarras et d’humiliations les officiers de l’Empereur, lorsqu’ils venaient le visiter journellement dans sa petite cellule.

Plus tard, à Longwood, il avait placé des sentinelles sous les fenêtres mêmes de l’Empereur ; et, par un tour d’esprit qui ne pouvait être que la plus amère des ironies, il prétendait que ce n’était que dans l’intérêt du général et pour sa propre sûreté. Il ne permettait d’arriver à nous qu’avec un billet de sa part ; et, en nous mettant ainsi au secret, il disait que c’était une attention particulière pour que l’on n’importunât pas l’Empereur, et qu’il n’était là que grand maréchal. Il donnait un bal, et envoyait une invitation par écrit au général Bonaparte, comme à chacun de ceux de sa suite. Il répondait avec un persiflage indécent aux notes du grand maréchal qui employait le mot d’Empereur, qu’il ne savait pas qu’il y eût aucun Empereur dans l’île de Sainte-Hélène, qu’il n’en connaissait aucun en Europe ou ailleurs qui fût hors de ses États. Il refusait à l’Empereur d’écrire au prince régent, à moins qu’il ne reçût la lettre ouverte, ou qu’on ne lui en donnât lecture. Il avait gêné les égards, les expressions, les sentiments d’autrui pour Napoléon ; mis aux arrêts des subordonnés, nous assurait-on, pour s’être servis de la qualification d’Empereur, ou autres expressions semblables, usitées souvent néanmoins par ceux du 53e, et sans doute, disait Napoléon, par un sentiment irrésistible de ces braves.

L’amiral avait limité, par son seul caprice, la direction de nos promenades. Il avait même, à cet égard, manqué de parole à l’Empereur ; il l’avait assuré, dans un moment de rapprochement, qu’il pouvait désormais aller dans toute l’île sans que la surveillance de l’officier anglais préposé à sa garde pût même être aperçue. Mais deux ou trois jours après, au moment où Napoléon mettait le pied à l’étrier pour aller déjeuner à l’ombre, loin de notre demeure habituelle, il eut l’insigne désagrément d’être contraint de rentrer, l’officier ayant déclaré qu’il devait désormais faire partie de son groupe et ne point le quitter d’un pas. Depuis cet instant, l’Empereur ne voulut jamais revoir l’amiral. Celui-ci, d’ailleurs, n’avait jamais observé les formes de bienséance les plus ordinaires, affectant toujours de choisir pour ses visites des heures inaccoutumées ; dirigeant dans la même voie les étrangers de distinction qui arrivaient dans l’île, pour éviter par là sans doute qu’ils ne parvinssent jusqu’à l’Empereur, qui ne manquait pas de les refuser. On a vu que l’amiral en avait agi de la sorte lors de la première visite du nouveau gouverneur ; sa joie, dans cette dernière circonstance, sur le mauvais succès de sir Hudson Lowe, n’avait que trop visiblement trahi ses intentions.

Toutefois, s’il fallait, à travers notre mauvaise humeur et la délicatesse de sa mission, résumer une opinion impartiale, nous n’hésiterions pas à convenir, à la suite de tant de griefs, que ces griefs reposaient bien plus dans les formes que dans le fond, et nous dirions, avec l’Empereur, qui avait naturellement un faible pour lui, que l’amiral Cockburn est bien loin d’être un méchant homme, qu’il est même susceptible d’élans généreux et délicats, que nous en avons plusieurs fois éprouvé les effets ; mais qu’aussi, par contre, nous l’avons trouvé souvent capricieux, irascible, vain, dominateur, fort habitué à l’autorité, l’exerçant avec rudesse, mettant souvent la force à la place de la dignité. Et pour exprimer en deux mots la nature de nos rapports, nous dirions que, comme geôlier, il a été doux, humain, généreux ; nous lui devons de la reconnaissance ; mais que, comme notre hôte, il a été parfois impoli, souvent pire encore, et nous avons lieu d’en être mécontents et de nous plaindre.

En relisant ce résumé pour une nouvelle impression, je ne puis me défendre d’éprouver qu’il est peut-être plus que sévère. Serait-ce que le temps aurait dissipé l’irritation dans laquelle il fut tracé, ou bien serait-ce parce que je ne suis pas né pour de longs ressentiments, ou bien encore serait-ce enfin parce que les manières, les procédés, les actes du successeur, n’admettant de comparaison avec personne, toutes autres plaintes doivent s’effacer et disparaître au simple souvenir de ce dernier ?

Sur les deux ou trois heures, l’Empereur a fait sa promenade accoutumée ; il a beaucoup causé avec nous dans le jardin, et en calèche, sur les circonstances du matin ; et la conversation sur cet objet a repris encore après le dîner. Quelqu’un a fait observer, toutefois assez plaisamment, que les deux premiers jours du gouverneur avaient été des jours de batailles, et devaient lui faire croire que nous étions intraitables, nous qui étions naturellement si doux et si patients. À ces dernières expressions, l’Empereur n’a pu s’empêcher de sourire et de pincer l’oreille de l’observateur.

On est passé de là au signalement de sir Hudson Lowe ; on l’a trouvé un homme d’environ quarante-cinq ans, d’une taille commune, mince, maigre, sec, rouge de visage et de chevelure, marqueté de taches de rousseur, des yeux obliques fixant à la dérobée et rarement en face, recouverts de sourcils d’un blond ardent, épais et fort proéminents. « Il est hideux ! a dit l’Empereur, c’est une face patibulaire. Mais ne nous hâtons pas de prononcer : le moral, après tout, peut raccommoder ce que cette figure a de sinistre ; cela ne serait pas impossible. »


Convention des souverains sur Napoléon, etc. – Paroles remarquables.


Jeudi 18.

Le temps avait été horrible depuis plusieurs jours : aujourd’hui il est devenu très beau ; l’Empereur est sorti de bonne heure pour se promener dans le jardin ; sur les quatre heures, il est monté en calèche, et a fait une promenade plus longue que de coutume. Avant dîner, l’Empereur m’a fait appeler pour lui traduire la convention des souverains relative à sa captivité. La voici :

« Napoléon Bonaparte étant au pouvoir des souverains alliés, Leurs Majestés le roi du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie et le roi de Prusse ont agréé, en vertu des stipulations du traité du 25 mars 1815, sur les mesures les plus propres à rendre impossible toute entreprise de sa part contre le repos de l’Europe :

Art. 1er. Napoléon Bonaparte est considéré par les puissances qui ont signé le traité du 20 mars dernier comme leur prisonnier.

Art. 2. Sa garde est spécialement confiée au gouvernement britannique.

Le choix de la place et des mesures qui peuvent le mieux assurer l’objet de la présente stipulation sont réservés à Sa Majesté britannique.

Art. 3. Les cours impériales d’Autriche et de Russie et la cour royale de Prusse nommeront des commissaires pour se rendre et habiter dans la place que le gouvernement de Sa Majesté britannique aura assignée pour la résidence de Napoléon Bonaparte, et qui, sans être responsables de sa garde, s’assureront de sa présence.

Art. 4. Sa Majesté très chrétienne est invitée, au nom des quatre cours ci-dessus mentionnées, d’envoyer pareillement un commissaire français au lieu de la détention de Napoléon Bonaparte.

Art. 5. Sa Majesté le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande s’oblige à remplir les engagements qui lui sont assignés par la présente convention.

Art. 6. La présente convention sera ratifiée, et la ratification sera échangée dans quinze jours, ou plus tôt s’il est possible.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs ont signé la présente convention, et y ont apposé le sceau de leurs armes.

Fait à Paris, ce 2 août de l’année de notre Seigneur, 1815. »

La lecture faite, l’Empereur m’a demandé ce que j’en pensais.

« Sire, ai-je répondu, dans la position où nous nous trouvons, j’aime mieux dépendre des intérêts d’un seul que de la décision compliquée de quatre. L’Angleterre évidemment a dicté ce traité ; voyez avec quel soin elle stipule qu’elle seule répondra, disposera du prisonnier ; je ne la vois occupée qu’à nantir ses mains du levier d’Archimède ; elle ne saurait donc avoir l’idée de le briser. »

L’Empereur, sans expliquer sa pensée sur cet objet, est passé aux différentes chances qui pouvaient amener sa sortie de Sainte-Hélène, et a dit ces paroles remarquables : « Si l’on est sage en Europe, si l’ordre s’établit partout, alors nous ne vaudrons plus ni l’argent ni les soins que nous coûtons ici ; on se débarrassera de nous ; mais cela peut se prolonger encore quelques années : trois, quatre ou cinq ans ; autrement, et à part les évènements fortuits qu’il n’est pas donné à l’intelligence humaine de prévoir, je ne vois guère, mon ami, que deux grandes chances bien incertaines pour sortir d’ici : le besoin que pourraient avoir de moi les rois contre les peuples débordés, ou celui que pourraient avoir les peuples soulevés, aux prises avec les rois ; car, dans cette immense lutte du présent contre le passé, je suis l’arbitre et le médiateur naturel ; j’avais aspiré à en être le juge suprême ; toute mon administration au-dedans, toute ma diplomatie au-dehors, roulaient vers ce grand but. L’issue eût été plus facile et plus prompte ; mais le destin en a ordonné autrement. Enfin une dernière chance, et ce pourrait être la plus probable, ce serait le besoin qu’on aurait de moi contre les Russes ; car dans l’état actuel des choses, avant dix ans toute l’Europe peut être cosaque ; ou toute en république ; voilà pourtant les hommes d’État qui m’ont renversé…

Et puis revenant sur la décision des souverains à son égard, à son style, au fiel qu’elle témoigne : « Il est difficile de les expliquer, a-t-il dit. »

« François ! Il est religieux, et je suis son fils.

« Alexandre ! nous nous sommes aimés !

« Le roi de Prusse ! je lui ai fait beaucoup de mal sans doute ; mais je pouvais en faire davantage ; et puis n’y a-t-il donc pas de la gloire, une véritable jouissance à s’agrandir par le cœur !

« Pour l’Angleterre, c’est à l’animosité de ses ministres que je suis redevable de tout ; mais encore serait-ce au prince régent à s’en apercevoir, à interférer, sous peine d’être noté de fainéant ou de protéger une vulgaire méchanceté ?

« Ce qu’il y a de sûr, c’est que tous ces souverains se compromettent, se dégradent, se perdent en moi… »


Déclaration exigée de nous. – Visite d’adieu de l’ancien gouverneur. – Conversation remarquable. – Saillie d’un vieux soldat anglais.


Vendredi 19, samedi 20.

L’Empereur avait le projet de déjeuner dans le jardin ; le grand maréchal et madame Bertrand étaient venus en suite de cette intention. L’Empereur avait passé une mauvaise nuit, n’avait point dormi ; il a déjeuné dans son intérieur.

Le gouverneur nous a notifié officiellement que nous devions lui donner chacun notre déclaration, exprimant que nous demeurions volontairement à Longwood, et que nous nous soumettions d’avance à toutes les restrictions que nécessiterait la captivité de Napoléon. Je lui ai adressé la mienne.

Le colonel Wilks, repassant en Europe, est arrivé avec sa fille pour prendre congé de l’Empereur ; elle a été présentée par madame Bertrand. J’ai déjà dit que le colonel Wilks était l’ancien gouverneur de la colonie pour la compagnie des Indes ; c’est lui que l’amiral avait remplacé en cette qualité, au nom du roi, lorsque notre translation à Sainte-Hélène avait fait passer cette île des mains de la compagnie dans celles du gouvernement.

L’Empereur était ce matin d’une gaieté remarquable ; il a causé quelque temps avec ces dames, puis il s’est retiré avec M. Wilks dans une embrasure de fenêtre, me faisant suivre pour servir d’interprète.

Le colonel Wilks a été longtemps agent diplomatique de la compagnie dans la péninsule indienne ; il a écrit une histoire de ces régions, a beaucoup de connaissances, surtout en chimie ; c’était donc un militaire, un littérateur, un diplomate, un chimiste. L’Empereur l’a questionné sur tous ces objets, et les a traités lui-même avec beaucoup d’abondance et d’éclat ; la conversation a été longue, vive et variée, elle a duré plus de deux heures. Voici les principaux traits que j’en ai retenus. Je me répéterai peut-être, car l’Empereur et le colonel Wilks avaient déjà eu, il y a quelques mois, une longue conversation précisément sur les mêmes objets ; mais n’importe, ces objets sont d’un tel intérêt, que j’aime mieux encore répéter quelque chose que de rien laisser perdre.

L’Empereur lui a d’abord parlé de l’armée anglaise, de son organisation, et surtout de son mode d’avancement ; il l’a opposée à la nôtre, et a répété ce que j’ai dit ailleurs sur son excellente composition, les avantages de notre conscription, l’esprit valeureux des Français, etc.

Passant à la politique, il a dit : « Vous avez perdu l’Amérique par l’affranchissement ; vous perdrez l’Inde par l’invasion. La première perte était toute naturelle : quand les enfants deviennent grands, ils font bande à part ; mais pour les Indous, ils ne grandissent pas, ils demeurent toujours enfants ; aussi la catastrophe ne viendra que du dehors. Vous ne savez pas tous les dangers dont vous avez été menacés par mes armes ou par mes négociations, etc., etc.

Mon système continental !… Vous en avez ri peut-être ? — Sire, a dit le colonel, nous en avons fait le semblant ; mais tous les gens sensés ont senti le coup. – Eh bien ! a continué l’Empereur, moi, je me suis trouvé seul de mon avis sur le continent ; il m’a fallu pour l’instant employer partout la violence. Enfin l’on commence à me comprendre, déjà l’arbre porte son fruit : j’ai commencé, le temps fera le reste.

Si je n’eusse succombé, j’aurais changé la face du commerce aussi bien que la route de l’industrie : j’avais naturalisé au milieu de nous le sucre, l’indigo ; j’aurais naturalisé le coton et bien d’autres choses encore : on m’eût vu déplacer les colonies, si l’on se fût obstiné à ne pas nous en donner une portion.

L’impulsion chez nous était immense ; la prospérité, les progrès croissaient sans mesure ; et pourtant vos ministres répandaient par toute l’Europe que nous étions misérables et que nous retombions dans la barbarie. Aussi le vulgaire des alliés a-t-il été étrangement surpris à la vue de notre intérieur, aussi bien que vous autres, qui en êtes demeurés déconcertés, etc.

Le progrès des lumières en France était gigantesque, les idées partout se rectifiaient et s’étendaient, parce que nous nous efforcions de rendre la science populaire. Par exemple, on m’a dit que vous étiez très forts sur la chimie ; eh bien ! je suis loin de prononcer de quel côté de l’eau se trouve le plus habile ou les plus habiles chimistes… – En France, a dit aussitôt le colonel. – Peu importe, continue l’Empereur ; mais je maintiens que dans la masse française il y a dix et peut-être cent fois plus de connaissances chimiques qu’en Angleterre, parce que les diverses branches industrielles l’appliquent aujourd’hui à leur travail ; et c’était là un des caractères de mon école : si l’on m’en eût laissé le temps, bientôt il n’y aurait plus eu de métiers en France, tous eussent été des arts, etc. »

Enfin il a terminé par ces mots remarquables : « L’Angleterre et la France ont tenu dans leurs mains le sort de l’univers, celui surtout de la civilisation européenne. Que de mal nous nous sommes fait ! que de bien nous pouvions faire !

Sous l’école de Pitt, nous avons désolé le monde, et pour quel résultat ? Vous avez imposé quinze cent millions à la France, et les avez fait lever par des Cosaques. Moi, je vous ai imposé sept milliards, et les ai fait lever de vos propres mains, par votre parlement ; et aujourd’hui encore, même après la victoire, est-il bien certain que vous ne succombiez pas tôt ou tard sous une telle charge ?

Avec l’école de Fox, nous nous serions entendus… Nous eussions accompli, maintenu l’émancipation des peuples, le règne des principes ; il n’y eût eu en Europe qu’une seule flotte, une seule armée ; nous aurions joint nos intérêts et nos efforts ; nous nous serions attelés ensemble pour marcher avec plus de certitude au même but ; nous aurions gouverné le monde, nous aurions fixé chez tous le repos et la prospérité, ou par la force ou par la persuasion…

Oui, encore une fois, que de mal nous avons fait ! que de bien nous pouvions faire ! »

Jamais Napoléon n’avait été plus causant, et il rit plus d’une fois de la volubilité avec laquelle je m’efforçais de rendre la rapidité de ses expressions ; pour le colonel, il nous quitta saisi, confondu, ébloui.

Après son départ, l’Empereur a continué de causer longtemps dans le salon, il a ensuite gagné le jardin, en dépit du mauvais temps ; il a fait appeler tout le monde, il a voulu connaître et lire les déclarations que nous avions faites : elles sont devenues le sujet de la conversation…

Quatre bâtiments sont arrivés aujourd’hui d’Europe ; ils amenaient le 66e, et avaient quitté l’Angleterre avant le départ du Phaéton, frégate qui a amené le nouveau gouverneur, sir Hudson Lowe.

Après le dîner, l’Empereur nous a raconté fort plaisamment le dire du plus vieux soldat du 53e, qui, l’ayant vu hier pour la première fois, était retourné à ses camarades en leur disant : « On m’avait bien trompé, on m’avait assuré que Napoléon était si vieux ! mais il n’en est rien, le b… a encore au moins soixante campagnes dans le corps. »

Nous étions jaloux de ce propos, disions-nous, il était trop français, nous le réclamions pour un de nos grenadiers ; et nous avons raconté à notre tour à l’Empereur un grand nombre de bons mots de nos soldats, durant son absence et lors de son retour ; il en a été fort amusé. Un surtout l’a fait beaucoup rire, c’était la réponse d’un grenadier à Lyon.

M. le comte d’Artois, accouru en toute hâte lors du débarquement de l’île d’Elbe, y passait une grande revue : il disait aux soldats qu’ils étaient bien vêtus, bien nourris, que leur solde était à jour ; à quoi le grenadier auquel il s’adressait répondait à chaque observation : « Oui, assurément. – Eh bien ! conclut le prince d’un air confiant et proscripteur, vous n’étiez pas de la sorte avec Bonaparte ? il y avait de l’arriéré, on vous devait ? – Eh ! qu’est-ce que cela fait, repartit vivement le grenadier, s’il nous plaisait de lui faire crédit ! »

  1. Cette scène se passait en présence de vingt-deux personnes :

    L’Empereur ;
    Dubois, Corvisart, Bourdier et Ivan ;
    Mesdame de Montebello, de Luçai et de Montesquiou ;
    Les six premiers dames d’annonces : Ballant, Deschamps, Durand, Hureau, Nabusson et Gérard ;
    Cinq femmes de chambre : Mesdemoiselles Honoré, Édouard, Barbier, Aubert et Geoffroy ;
    La garde madame Blaise et deux filles de garde-robe.

  2. Circonstance assez singulière : c’est précisément de M. de Villèle, devenu depuis célèbre, que j’obtins en Languedoc cette assertion sur l’agriculture.
  3. Parcourant un jour à Longwood le nom des sénateurs qui avaient signé la déchéance, l’un de nous fit observer celui de M. de Valence, signant comme secrétaire. Mais un autre expliqua que cette signature était fausse, que M. de Valence s’en était plaint et avait réclamé. « C’est très vrai, dit l’Empereur, je le sais, il a été très bien ; Valence a été national. »
  4. Le temps qui apprend tout nous a fait connaître les petits ressorts qui ont amené un des plus grands dénouements.
    Voici ce que je tiens de la propre bouche des acteurs :
    En apprenant l’arrivée de Napoléon à l’Élysée après Waterloo, Fouché court aux membres inquiets, défiants, ombrageux de la Chambre : « Aux armes ! leur crie-t-il. Il revient furieux et résolu à dissoudre les Chambres et à saisir la dictature ; nous ne devons pas souffrir ce retour de la tyrannie. » Et de là il court aux meilleurs amis de Napoléon : « Savez-vous, leur dit-il, que la fermentation est extrême contre l’Empereur parmi certains députés et que nous n’avons d’autre parti pour le sauver que de leur montrer les dents, de leur faire voir toute la force de l’Empereur, et combien il lui serait facile de les dissoudre ? »
    Les amis de Napoléon, aisément dupés, au fort de cette crise soudaine, ne manquent pas de suivre, ou peut-être même dépassent les suggestions de Fouché, qui recourt ensuite aux premiers, leur disant : « Vous voyez bien que ses meilleurs amis en conviennent, le danger est pressant ; dans peu d’heures si on n’y pourvoit, il n’y aura plus de Chambres, et l’on serait bien coupable de laisser échapper le seul instant de s’y opposer » Alors la permanence des Chambres, l’abdication forcée de Napoléon, et un grand empire succombe sous les plus petites, les plus subalternes intrigues, à la faveur des rapports de vrais commérages d’antichambre. Ah ! Fouché !… Fouché !… que l’Empereur le connaissait bien, quand il disait qu’on était toujours sûr de trouver son vilain pied sali dans les souliers de tout le monde !