Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 11

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Ernest Bourdin (Tome Ip. 614-637).


Chapitre 11.


Bataille du Tagliamento. — Depuis le passage de la Piave, le 13 mars 1797, jusqu’à l’entrée de l’armée française en Allemagne, le 28 du même mois : espace de dix-sept jours.


N.B. Les mots en italiques sont des corrections au manuscrit, de la main de l’Empereur.


Je vais mettre ici ce qui me reste des chapitres de l’armée d’Italie, pour ne les pas trop éloigner de ceux qui précèdent.

Dans ce qui a été publié plus tard sur ces campagnes d’Italie émanant directement de l’Empereur, je dois dire que j’y remarque des chapitres entièrement neufs, et que ceux que je connaissais montrent parfois quelque accroissement dans les détails, soit que Napoléon, dans ses loisirs, y soit revenu par pure prédilection, soit qu’il y ait été amené par la connaissance d’ouvrages publiés en Europe sur le même sujet.

I. Situation de l’Italie au commencement de 1797. — La paix de Tolentino avait rétabli les relations avec Rome. La cour de Naples était satisfaite de la modération des Français à l’égard du pape : elle y voyait une preuve que l’intention de la république était de ne pas se mêler de ses affaires intérieures, et de ne donner aucun appui aux mécontents. Nous étions maîtres de la république de Gênes, le parti oligarchique y était sans crédit. Les républiques cispadane et transpadane étaient animées du meilleur esprit ; nous y trouvions toute espèce d’assistance. En Piémont, Alexandrie, Fenestrelles, Cherasque, Coni, Tortone, avaient garnison française ; Suze, Labrunette, Desmont, étaient démolies. La misère et le mécontentement étaient à l’extrême parmi le peuple. Des mouvements d’insurrection s’étaient manifestés dans diverses provinces contre la cour ; le roi de Sardaigne avait réuni ses troupes de ligne en corps d’armée pour les dissiper. Le général français avait tout fait pour maintenir l’ordre et la tranquillité en Piémont : il avait souvent menacé de faire marcher des troupes contre les mécontents ; mais les communications étaient rétablies entre le Piémont, la France et les républiques cispadane et transpadane. L’esprit qui dominait dans ces républiques se propageait en Piémont. Les officiers et les soldats français, animés des principes républicains, les propageaient dans toute l’Italie. Les circonstances étaient devenues telles qu’il fallait, pour assurer les desseins du général français, ou détruire le roi de Sardaigne, ou dissiper entièrement toutes ses inquiétudes, et contenir les mécontents. Le général français imagina de proposer un traité offensif et défensif à la cour de Sardaigne ; il fut signé par le général Clarke et le marquis de Saint-Marsan. La république garantissait au roi sa couronne ; le roi déclarait la guerre à l’Autriche, et fournissait un contingent de dix mille hommes et vingt pièces de canon à l’armée française. Ce traité était très important pour l’exécution du grand plan du général en chef ; son armée se trouvait renforcée, et il avait avec lui des otages qui lui assuraient le Piémont pendant son absence de l’Italie. Mais le Directoire ne sentit point l’importance de ce traité, et en ajourna constamment la ratification. Cependant la publicité du traité donna un nouveau crédit au roi et découragea les malveillants. L’état de Venise seul donnait des inquiétudes : Brescia, Bergame, la Polésine, une partie du Vicentin et du Padouan étaient parfaitement disposés pour la cause française ; mais le parti autrichien, qui était celui du sénat de Venise, pouvait disposer de la plus grande partie du Véronais, et de douze mille Esclavons qui étaient dans Venise. Tous les moyens que Napoléon put imaginer pour aplanir les difficultés ayant échoué, il fut obligé de passer outre, de se contenter d’occuper la forteresse de Vérone, et de laisser un corps de réserve pour observer le pays vénitien et garantir la sûreté de ses derrières. On verra dans le chapitre suivant les raisons qui s’opposèrent à ce qu’il mît fin aux troubles de cette république avant d’entrer en Allemagne.

II. L’empereur d’Allemagne refuse de reconnaître la république française et d’entrer en négociation. Le général français se dispose à l’y forcer. — Avant et après la prise de Mantoue, diverses ouvertures pacifiques avaient été faites à la cour de Vienne : toutes furent infructueuses ; le général Clarke avait été envoyé de Paris avec une lettre du Directoire à l’empereur d’Allemagne, et des pleins pouvoirs pour négocier et conclure des préliminaires de paix. Une conférence avait eu lieu à Vicence, avant la bataille de Rivoli, entre Clarke et le baron de Vincent, aide de camp de l’empereur. Ce dernier dit que son maître ne reconnaissait point la république française, et ne pouvait entendre parler de paix sans le concours de son allié, c’est-à-dire de l’Angleterre. Depuis la prise de Mantoue, Clarke fit une seconde tentative. Il se rendit à Florence, et vit le grand-duc ; il obtint la même réponse. Le général français, tranquille sur l’Italie, résolut de rejeter les Autrichiens au-delà des Alpes Juliennes, de les poursuivre sur la Drave, sur la Muer, de passer le Simmering, et d’obliger l’empereur d’Autriche à signer la paix dans Vienne. Le projet était vaste, le succès paraissait assuré. Le général en chef promit la paix au gouvernement français dans le courant de l’été.

L’armée d’Italie n’avait jamais été si belle, si nombreuse, ni en meilleur état : elle se composait de huit divisions d’infanterie, de six mille chevaux, et comptait cent cinquante pièces de canon bien attelées. Ses troupes étaient bien habillées, bien chaussées, bien nourries, bien payées, composées de vieux soldats et d’excellents officiers. Cette armée, d’environ soixante mille hommes, pouvait tout entreprendre.

L’armée française, depuis la prise de Mantoue, menaçait directement les États héréditaires de la maison d’Autriche ; ses avant-postes étaient sur les frontières. Les armées françaises du Rhin et de Sambre-et-Meuse, qui avaient leurs quartiers d’hiver sur la rive gauche du Rhin, en étaient éloignées de plus de cent lieues, en étant séparées par les États du corps germanique. L’armée d’Italie était éloignée d’environ cent quatre-vingts lieues de Vienne, et les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse de plus de deux cents lieues. L’armée d’Italie fixa donc toute l’attention de la cour de Vienne. Le prince Charles, qui avait obtenu des succès sur le Danube dans les campagnes précédentes, fut envoyé sur la Piave avec quarante mille hommes de renfort des meilleures troupes de la monarchie.

Dès le mois de janvier, les ingénieurs autrichiens parcouraient tous les cols et les hauteurs des Alpes Noriques, projetaient des retranchements, dressaient des plans pour fortifier Gradisca, Clagenfurt, Tarvis. Mais tous ces travaux ne pouvaient se commencer qu’après la fonte des neiges, qui, dans les Alpes Noriques, ne disparaissent que vers la fin de mars. Il était donc important de prévenir l’ennemi, avant qu’il n’eût réuni tous ses moyens et retranché les gorges et passages difficiles qu’on avait à traverser : Napoléon résolut d’être en Allemagne à la fin de mars.

III. Plan de campagne de l’armée française pour marcher sur Vienne. — Le Brenner est la sommité la plus élevée des Alpes du Tyrol ; c’est la division géographique de l’Allemagne et de l’Italie. L’Inn, l’Adda et l’Adige prennent leurs sources sur cette haute chaîne ; l’Inn coule du sud-ouest au nord-est, cinquante lieues dans le Tyrol, sur le revers du Brenner, vers le Danube, dans lequel il se jette, séparant la Bavière de l’Autriche. L’Adda, dont les sources sont près de celles de l’Inn, coule du nord au sud, et se jette, après vingt-huit lieues de cours, dans le lac de Côme, d’où elle sort pour traverser la Lombardie. L’Adige, qui prend sa source à peu de lieues de celle de l’Inn, court du nord au sud, à une cinquantaine de lieues sur l’autre penchant du Brenner, entre en Italie à Vérone, d’où elle se jette dans l’Adriatique près de l’embouchure du Pô. Un grand nombre d’affluents coulent dans ces diverses rivières, et forment des gorges à pic où il est impossible de pénétrer sans être maître des sommités. C’est la partie des Alpes la plus rude et la plus difficile, celle qui est la plus coupée et dont la pente est la plus brusque.

Pour se rendre de l’Italie à Vienne, il n’y a que trois grandes chaussées : celle du Tyrol, celle de la Carinthie et celle de la Carniole. La première traverse la chaîne supérieure des Alpes au col du Brenner ; la seconde au col des Alpes Noriques, entre Ponteba et Tarvis ; la troisième au col des Alpes de la Carniole, à quelques lieues de Laybach. Suivant la loi générale des Alpes, le col du Brenner est beaucoup plus élevé que le col de Tarvis ; le col de Tarvis que celui de Laybach.

La chaussée du Tyrol part de Vérone, remonte la rive gauche de l’Adige, passe à Trente, Bolzano, Brixen ; traverse le Brenner à soixante lieues de Vérone ; rencontre l’Inn à Innspruck, à neuf lieues et demie ; longe l’Inn jusqu’à demi-chemin de Rattemberg à Kuftein, et trouve Salzburg à trente-quatre lieues et demie, d’où elle traverse Ens sur le Danube, à trente-deux lieues, et de là jusqu’à Vienne court trente-six lieues. Cette chaussée, qui porte le nom de chaussée du Tyrol, a donc de Vérone à Vienne cent soixante et onze lieues.

La chaussée de la Carinthie part de Saint-Danièle, traverse la chaîne des Alpes Noriques entre Tarvis et la Ponteba, en parcourant trente et une lieues ; elle passe la Drave à Villach, à vingt-quatre lieues et demie ; traverse Clagenfurt, capitale de la Carinthie, à huit lieues de Villach ; rencontre la Mur, qu’elle suit jusqu’à Judenbourg, à vingt lieues et demie, et continue, en serpentant sur l’une et l’autre rive jusqu’à Bruch, pendant l’espace de douze lieues. De Bruch, la chaussée quitte la Mur et monte pendant douze lieues sur le Simmering, montagne qui sépare la vallée du Danube de la vallée de la Mur, et de là descend dans la plaine qui conduit à Vienne, qui n’en est plus qu’à vingt lieues. Il y a donc des frontières de l’Italie à Vienne quatre-vingt-dix-sept lieues, ou de Saint-Danièle cent vingt-huit lieues.

La chaussée de la Carniole part de Goritz, arrive à Laybach après vingt-sept lieues, passe la Save, les Alpes, et descend sur la Drave, qu’elle passe à Marbourg, à trente lieues et demie de Laybach ; de Marbourg, elle rencontre la Mur à Ehrenhausen, à quatre lieues et demie ; elle longe cette rivière jusqu’à Bruch, en passant par Gratz, capitale de la Styrie, pendant l’espace de vingt-six lieues ; là elle rencontre la chaussée de la Carinthie : de Goritz à Vienne il y a donc, par la chaussée de la Carniole, cent trois lieues.

La chaussée du Tyrol se joint à la chaussée de la Carinthie par six communications transversales : 1° un peu au-dessus de Brixen, une chaussée dite Pusthersthal prend à droite, remonte un des affluents de l’Adige, passe à Lienz, Spital, et aboutit à Villach, à quarante-six lieues et demie de Brixen ; 2° de Salzbourg part une chaussée qui traverse Rastadt, rencontre le Pusthersthal à Spital, et arrive à Villach, à cinquante-deux lieues de Salzbourg ; 3° de la seconde chaussée transversale, à quatre lieues au-dessous de Rastadt, part une chaussée qui suit la Mur jusqu’à Scheiffing, où elle rencontre la chaussée de la Carinthie ; elle a environ seize lieues ; 4° de Lintz sur le Danube part une chaussée qui passe l’Ens près de Rottenman, traverse de hautes montagnes, et descend sur Judenbourg ; 5° d’Ens sur le Danube, une chaussée remonte l’Ens pendant environ vingt lieues, et redescend sur Léoben pendant environ huit lieues ; 6° enfin du Danube par Saint-Polten, une chaussée arrive à Bruch, qui en est à environ vingt-quatre lieues. Les deux chaussées de la Carniole et de la Carinthie se joignent par trois communications transversales : 1° de Goritz, en remontant l’Isonzo pendant dix lieues, on arrive à Caporetto, où l’on trouve la chaussée d’Udine ; six lieues plus haut, on trouve la Chiusa autrichienne ; et enfin, cinq lieues plus haut, Tarvis, où elle joint la chaussée de la Ponteba ou de la Carinthie ; 2° de Laybach part une chaussée qui traverse la Save, la Drave, et arrive, après dix-sept lieues, à Clagenfurt ; mais elle est très difficile pour l’artillerie ; 3° enfin de Marbourg une chaussée remonte la Drave, et arrive, après environ vingt-cinq lieues, à Clagenfurt, où elle rencontre la chaussée de la Carinthie ; une fois dépassé Clagenfurt et Marbourg, ces deux chaussées de la Carinthie et de la Carniole cheminent parallèlement à une vingtaine de lieues l’une de l’autre, et n’ont plus aucune communication transversale praticable aux voitures.

Le projet de Napoléon était de pénétrer en Allemagne par la chaussée de la Carinthie, de traverser la Carniole, la Styrie, et d’arriver sur le Simmering ; mais le prince Charles avait deux armées : l’une en Tyrol, et l’autre derrière la Piave ; il fallait donc laisser une partie de l’armée en observation contre l’armée du Tyrol. Le général français préféra faire prendre également l’offensive aux divisions du Tyrol, les faire arriver jusqu’à Brixen, et les diriger sur Clagenfurt par la chaussée de Pusthersthal, dans le temps que le principal corps de l’armée se porterait sur la Piave, traverserait le Tagliamento, déboucherait par la chaussée de la Carinthie sur la Drave et Villach, où il serait rejoint par son aile du Tyrol ; et alors toute l’armée réunie marcherait sur le Simmering.

Trois divisions, formant un ensemble de quinze mille hommes sous les ordres du général Joubert, furent destinées à l’opération du Tyrol ; quatre, sous les ordres du général en chef en personne, faisant trente-cinq mille hommes, marchèrent sur le Tagliamento ; le 8e, qui se composait en partie des troupes qui avaient marché sur Rome, fut destiné à former un corps d’observation contre Venise, et assurer la tranquillité de nos derrières. Les généraux de division Baraguey-d’Hilliers et Delmas commandaient dans le Tyrol sous Joubert ; les généraux Masséna, Serrurier, Guieux et Bernadotte étaient à la tête des quatre divisions d’infanterie qui marchaient sur le Tagliamento ; le général Dugua commandait la cavalerie. Les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse devaient passer le Rhin et entrer en Allemagne, de manière à arriver sur le Lech et le Danube en même temps que l’armée française arriverait sur le Simmering. On avait compté sur la division du Piémont, forte de dix mille hommes ; mais le retard des ratifications priva l’armée française de ce renfort si important. interligne}} IV. Passage de la Piave, 13 mars. — Dans le Tyrol, tout le mois de février se passa en fortes escarmouches. Les Autrichiens s’y étaient montrés en force et très hardis. Sur la Piave le prince Charles fit divers mouvements pour profiter de l’éloignement d’une partie de l’armée française, qu’il supposait sur Rome. Le général Guieux se crut menacé à Trévise, et repassa la Brenta ; mais le prince Charles, mieux instruit, sut que le général français n’avait mené sur Rome que quatre ou cinq mille hommes, et s’arrêta. Tout se réduisit à quelques escarmouches. Le quartier-général français arriva dans les premiers jours de mars à Bassano.

La proclamation suivante fut mise à l’ordre du jour :

« La prise de Mantoue vient de finir une campagne qui vous a donné des titres éternels à la reconnaissance de la patrie.

« Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats ; vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de canons de campagne, deux mille de gros calibre, quatre équipages de pont.

« Les contributions mises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu, soldé l’armée pendant toute la campagne ; vous avez en outre envoyé trente millions au ministère des finances pour le soulagement du trésor public.

« Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’œuvre de l’ancienne et nouvelle Italie, et qu’il a fallu trente siècles pour produire.

« Vous avez conquis à la république les plus belles contrées de l’Europe ; les républiques lombarde et transpadane vous doivent leur liberté ; les couleurs françaises flottent pour la première fois sur les bords de l’Adriatique, en face et à vingt-quatre heures de navigation de l’ancienne Macédoine ; les rois de Sardaigne, de Naples, le pape, le duc de Parme, se sont détachés de la coalition de nos ennemis, et ont brigué notre amitié ; vous avez chassé les Anglais de Livourne, de Gênes, de la Corse… Mais vous n’avez pas encore tout achevé ; une grande destinée vous est réservée : c’est en vous que la patrie met ses plus chères espérances ; vous continuerez à en être dignes.

« De tant d’ennemis qui se coalisèrent pour étouffer la république à sa naissance, l’empereur seul reste devant nous : se dégradant lui-même du rang d’une grande puissance, ce prince s’est mis à la solde des marchands de Londres ; il n’a plus de volonté, de politique, que celles de ces insulaires perfides, qui, étrangers aux malheurs de la guerre, sourient avec plaisir aux maux du continent.

« Le Directoire exécutif n’a rien épargné pour donner la paix à l’Europe ; la modération de ses propositions ne se ressentait pas de la force de ses armées, il n’avait pas consulté votre courage, mais l’humanité et l’envie de vous faire rentrer dans vos familles : il n’a pas été écouté à Vienne ; il n’est donc plus d’espérance pour la paix qu’en allant la chercher dans le cœur des États héréditaires de la maison d’Autriche. Vous y trouverez un brave peuple accablé par la guerre qu’il a eue contre les Turcs, et par la guerre actuelle. Les habitants de Vienne et des États d’Autriche gémissent sur l’aveuglement et l’arbitraire de leur gouvernement : il n’en est pas un qui ne soit convaincu que l’or de l’Angleterre a corrompu les ministres de l’Empereur. Vous respecterez leur religion et leurs mœurs ; vous protégerez leurs propriétés : c’est la liberté que vous apporterez à la brave nation hongroise.

« La maison d’Autriche, qui depuis trois siècles va perdant à chaque guerre une partie de sa puissance, qui mécontente ses peuples en les dépouillant de leurs privilèges, se trouvera réduite, à la fin de cette sixième campagne (puisqu’elle nous contraint à la faire), à accepter la paix que nous lui accorderons, et à descendre, dans la réalité, au rang des puissances secondaires, où elle s’est déjà placée en se mettant aux gages et à la disposition de l’Angleterre.

« Signé Bonaparte. »

L’armée se mit en mouvement. Il fallait passer la Piave, que défendait l’armée du prince Charles, et chercher à gagner avant lui les gorges d’Osopo et de la Ponteba. Masséna, avec sa belle division, fut destiné à remplir cet objet important ; il partit de Bassano, passa la Piave et le Tagliamento dans les montagnes, tournant ainsi toute l’armée du prince Charles. Celui-ci détacha une division pour l’opposer à cette manœuvre. Masséna la battit, la poursuivit l’épée dans les reins, lui prit beaucoup de monde et quelques pièces de canon. Parmi ces prisonniers se trouva le général de Lusignan, qui avait insulté les malades français ses compatriotes, aux hôpitaux de Brescia, durant les succès éphémères de Wurmser. Masséna se rendit maître de Feltres, de Cadore et de Bellune, menant battant la division autrichienne, sans éprouver de pertes considérables.

Le général en chef se porta le 12 sur Azolo, avec la division Serrurier, passa la Piave à la pointe du jour, marcha sur Conégliano, où était le quartier-général autrichien, tournant ainsi toutes les divisions autrichiennes qui défendaient la basse Piave, ce qui permit au général Guieux d’exécuter son passage, à deux heures après midi, à Ospedaletto. La rivière dans cet endroit est assez haute, et eût exigé un pont ; mais la bonne volonté y suppléa. Un seul tambour courut des risques, et fut sauvé par une vivandière de l’armée, qui se jeta à la nage : le général en chef la récompensa en lui attachant au cou une chaîne d’or. Le 12, le général français fut à Conégliano avec les divisions Serrurier et Guieux. La division Bernadotte rejoignit le lendemain.

Le prince Charles avait choisi les plaines du Tagliamento pour champ de bataille, les croyant avantageuses pour tirer parti de sa cavalerie. Son arrière-garde essaya de tenir à Sacile ; mais elle fut battue par le général Guieux, qui y entra le 13. {{interligne} V. Bataille du Tagliamento, 16 mars. — Le 16, à neuf heures du matin, les deux armées furent en présence, l’armée française sur la rive droite, l’armée autrichienne sur la rive gauche du Tagliamento. Les divisions Guieux, Serrurier, Bernadotte faisaient la gauche du centre, et la droite était avec le quartier-général, en avant de Valvasone. Le prince Charles, avec des forces à peu près égales, était rangé de la même manière, en face, sur la rive gauche. Par cette position, le prince Charles ne couvrait pas la chaussée de la Ponteba. Les débris de la division opposée à Masséna n’étaient plus capables de l’arrêter. Cependant la Ponteba était la route la plus courte de Vienne, et la direction naturelle pour couvrir cette capitale. Cette conduite du prince Charles ne pouvait s’expliquer qu’en supposant qu’il ne connaissait pas encore bien le nouveau terrain sur lequel il devait opérer, lequel n’avait jamais été le théâtre de la guerre dans les temps modernes ; ou que, ne croyant pas le général français assez hardi pour se porter sur Vienne, il n’eût de crainte que pour Trieste, centre des établissements maritimes de l’Autriche ; ou enfin, que ses positions n’étant point définitivement prises, et que, couvert par le Tagliamento, il espérait gagner quelques jours qui suffiraient à une division de grenadiers déjà arrivée à Clagenfurt, pour venir renforcer la division opposée à Masséna.

La canonnade s’engagea d’une rive à l’autre. La cavalerie légère fit plusieurs charges sur le gravier du torrent. Le général en chef, voyant l’ennemi trop bien préparé, fit poser les armes à ses soldats et établir les bivouacs. Le général autrichien y fut trompé ; il crut que l’armée française, qui avait marché toute la nuit, prenait position ; il fit un mouvement en arrière, et alla reprendre ses bivouacs. Mais deux heures après, quand tout fut tranquille dans les deux camps, les Français reprirent subitement les armes, et Duphot, à la tête de la 27e légère, formant l’avant-garde de Guieux, et Murat, à la tête de la 15e légère, conduisant l’avant-garde de Bernadotte, soutenus chacun par leurs divisions, chaque brigade formant une ligne, et celles-ci appuyées par Serrurier, marchant derrière en réserve, se précipitèrent dans la rivière. L’ennemi avait couru aux armes ; mais déjà toutes nos troupes avaient passé dans le plus bel ordre, et se trouvaient rangées en bataille sur la rive gauche. La canonnade et la fusillade s’engagèrent de toute part. Aux premiers coups de canon, Masséna exécuta son passage à Saint-Danièle : il éprouva peu de résistance et s’empara d’Osopo, cette clef de la chaussée de Ponteba que l’ennemi avait fait la faute de négliger : il l’intercepta désormais à l’armée autrichienne, sépara tout à fait de celle-ci la division qui lui était opposée, et la poursuivit jusqu’au pont de Casasola, en la jetant toujours sur la Carinthie. Le prince Charles désespéra de la victoire. Après plusieurs heures de combat et différentes charges d’infanterie et de cavalerie, il se mit en retraite, nous laissant du canon et des prisonniers.

VI. Plan de retraite du prince Charles. — Le prince Charles ne pouvait plus se retirer vers la Ponteba par la chaussée de Saint-Danièle et d’Osopo, que Masséna tenait en sa possession. Il prit le parti de regagner cette chaussée à Tarvis, avec la plus grande partie de son armée, par Udine, Cividale, Caporetto, la Chiusa autrichienne ; il jeta une de ses divisions sur sa gauche, par Palma-Nova, Gradisca et Laybach, pour couvrir la Carniole. Mais Masséna n’était qu’à deux journées de Tarvis, et l’armée autrichienne, par cette nouvelle route, avait cinq ou six marches à faire. Le prince Charles compromettait donc son armée : il le sentit, et, de sa personne, courut à Clagenfurt presser la marche d’une division de grenadiers qui s’y trouvait. Cependant Masséna avait lui-même perdu deux jours ; mais ayant reçu l’ordre de se porter sans hésitation sur Tarvis, il y rencontra le prince Charles en bataille, avec les débris de la division qui, depuis la Piave, fuyait devant lui, et une belle division de grenadiers hongrois.

Le combat fut vif et opiniâtre de part et d’autre. Chacun sentait l’importance du succès : car si Masséna parvenait à s’emparer du débouché de Tarvis, la partie de l’armée autrichienne que le prince Charles avait engagée dans la vallée de l’Isonzo était perdue. Le prince Charles se prodigua de sa personne, et fut plusieurs fois sur le point d’être arrêté par les tirailleurs français. Le général Brune, qui commandait une brigade de la division Masséna, s’y comporta avec la plus grande valeur. Le prince Charles fut rompu : il avait fait donner jusqu’à ses dernières réserves ; il ne put opérer aucune retraite. Les débris de ses troupes allèrent se rallier à Villach, derrière la Drave, Masséna, maître de Tarvis, s’y établit, en faisant face du côté de Villach et du côté de Goritz, barrant les débouchés de l’Isonzo.

VII. Combat de Gradisca. Prise de Laybach et de Trieste. — Le lendemain de la bataille du Tagliamento, le quartier-général se rendit à Palma-Nova : c’est une place forte qui appartient aux Vénitiens. Le prince Charles l’avait fait occuper, et y avait établi ses magasins ; mais jugeant qu’il lui faudrait laisser cinq à six mille hommes pour la garder, son artillerie de place n’étant pas encore arrivée, il résolut de l’évacuer. Nous l’armâmes aussitôt et la mîmes à l’abri d’un coup de main. Le lendemain 19, on marcha sur l’Isonzo.

Le général Bernadotte se présenta à Gradisca pour passer cette rivière. Il trouva la ville fermée, et fut reçu à coups de canon ; on voulut parlementer avec le commandant de la place, mais il s’y refusa. Napoléon partit alors avec la division Serrurier, prit le chemin de Montefalcone, et marcha jusqu’au lieu où la rive gauche de la rivière cesse de dominer la rive droite. Il lui fallait perdre du temps pour construire un pont ; le colonel Andréossi, directeur des ponts, se jeta le premier dans la rivière pour la sonder ; les colonnes suivirent son exemple, et l’on passa, ayant de l’eau jusqu’à mi-corps, sous la faible fusillade de deux bataillons de Croates qui furent mis en déroute. Il était une heure après midi ; on prit alors sur la gauche ; on monta sur les hauteurs, qu’on suivit jusque vis-à-vis Gradisca, où l’on arriva à cinq heures du soir. La place se trouva ainsi cernée et dominée. La division Serrurier avait marché avec d’autant plus de rapidité, que la fusillade était vive sur la rive droite, où Bernadotte était aux prises. Ce général avait eu l’imprudence de vouloir enlever la place d’assaut : il avait été repoussé, et avait perdu quatre à cinq cents hommes sans nécessité. Cet excès d’ardeur était justifié par l’envie qu’avaient les troupes de Sambre-et-Meuse de se signaler, et par la noble émulation d’arriver à Gradisca avant les anciennes troupes d’Italie. Lorsque le gouverneur de Gradisca vit l’Isonzo passé et les hauteurs couronnées, il capitula, et se rendit prisonnier de guerre avec plusieurs régiments et beaucoup de canons. Le quartier-général fut porté le surlendemain à Goritz. La division Bernadotte fut dirigée sur Laybach. Le général Dugua, avec mille chevaux, prit possession de Trieste. La division Serrurier, de Goritz remonta l’Isonzo pour soutenir le général Guieux, et regagner à Tarvis la chaussée de la Carinthie. Le général Guieux, du champ de bataille du Tagliamento, s’était dirigé vers Udine et Cividale, et avait rencontré à Caporetto la chaussée de l’Isonzo. Il avait eu tout le jour de forts engagements avec le principal corps du prince Charles qui avait pris la même route pour gagner Tarvis ; il lui avait tué beaucoup de monde et fait beaucoup de prisonniers. Le général autrichien avait laissé une arrière-garde à la Chiusa vénitienne, et s’était porté sur Tarvis, espérant que le prince Charles l’occupait encore. Mais Masséna y était depuis deux jours. Il fut attaqué en front par Masséna, et en queue par Guieux. La position même de la Chiusa vénitienne, qui était forte, ne put résister à l’impétueuse 4e de ligne ; elle gravit avec une rapidité inouïe une montagne qui domine la gauche de la Chiusa ; et tournant ainsi ce poste important, il ne resta plus d’autre ressource aux ennemis que de poser les armes. Bagages, canons, parc, drapeaux, tout fut pris. On ne fit que cinq mille prisonniers ; dix mille avaient été tués ou blessés dans différents combats. Depuis le Tagliamento, dix mille soldats, habitants de la Carniole ou de la Croatie, voyant que tout était perdu, se débandèrent dans les gorges et gagnèrent isolément leurs villages.

Le quartier-général se rendit successivement à Caporetto, à Tarvis, à Villach, à Clagenfurt.

VIII. Entrée en Allemagne, passage de la Drave, prise de Clagenfurt, 29 mars. — La province de Goritz, qui est la première des États héréditaires de la maison d’Autriche, confine avec l’Italie. Les habitants y parlent italien. Cette province fut sur-le-champ organisée ; le vieux château de Goritz fut armé : on composa un gouvernement provisoire des sept personnes les plus considérables, que l’on chargea de l’administration du pays. Toutes les mesures furent prises pour rassurer les habitants et pour alléger le fardeau que leur occasionnait la garnison.

Les mêmes mesures furent prises à Trieste pour l’Istrie. Toutes les marchandises anglaises furent confisquées ; on répara le vieux château pour servir de refuge à la petite garnison qu’on voulait y laisser. Les habitants étaient dans des dispositions très favorables aux Français.

Laybach est la capitale de la Carniole : on y organisa un gouvernement provisoire sur les mêmes principes qu’à Goritz et Trieste. Cette ville fut mise en état de défense : elle avait une enceinte bastionnée d’un très vieux tracé. On abattit les maisons qui se trouvaient sur les remparts.

Dans ces pays situés près des Alpes, la saison était encore froide. Les habitants, qui avaient d’abord été effrayés, n’eurent qu’à se louer de l’armée française, laquelle à son tour n’eut pas à se plaindre de ces peuples.

Les dispositions des habitants du cercle de Villach parurent favorables aux Français ; ils fournirent avec un grand empressement tout ce qui était nécessaire à l’armée. Nous étions en Allemagne, les mœurs y étaient différentes, nos soldats eurent beaucoup à se louer de l’esprit d’hospitalité qui caractérise le paysan allemand. La grande quantité de chevaux et de voitures, qu’ils se procuraient plus facilement qu’en Italie, leur fut d’une grande utilité.

On mit en état la ville de Clagenfurt, capitale de la Carinthie : on y organisa aussi un gouvernement provisoire. Cette ville a une enceinte bastionnée, mais négligée depuis des siècles et ne servant guère qu’à la police de la ville ; les remparts étaient couverts de maisons, on les abattit, et on en fit un point d’appui pour l’armée.

Le général Dugua, à Trieste, confisqua tous les magasins appartenant aux Anglais ou aux Autrichiens ; on en trouva de considérables et de toute espèce. On prit également possession des mines d’Idria : on y trouva pour plusieurs millions de vif-argent, qu’on évacua immédiatement sur Palma-Nova.

En entrant en Carinthie, on avait publié la proclamation suivante :

« L’armée française ne vient point dans votre pays pour le conquérir ni pour porter aucun changement à votre religion, à vos mœurs, à vos coutumes. Elle est l’amie de toutes les nations, et particulièrement des braves peuples de la Germanie.

« Le Directoire exécutif de la république française n’a rien épargné pour terminer les calamités qui désolent le continent : il s’était décidé à faire le premier pas et à envoyer le général Clarke à Vienne, comme plénipotentiaire, pour entamer des négociations de paix. Mais la cour de Vienne a refusé de l’entendre ; elle a même déclaré à Vicence, par l’organe de M. de Vincent, qu’elle ne reconnaissait pas la république française. Le général Clarke a demandé un passeport pour aller lui-même parler à l’empereur ; mais les ministres de la cour de Vienne ont craint, avec raison, que la modération des propositions qu’il était chargé de faire ne décidât l’empereur à la paix. Ces ministres, corrompus par l’or de l’Angleterre, trahissent l’Allemagne et leur prince, et n’ont plus de volonté que celle de ces insulaires perfides, l’horreur de l’Europe entière.

« Habitants de la Carinthie, je le sais, vous détestez autant que nous et les Anglais qui seuls gagnent à la guerre actuelle, et votre ministère qui leur est vendu. Si nous sommes en guerre depuis six ans, c’est contre le vœu des braves Hongrois, des citoyens éclairés de Vienne, et des simples et bons habitants de la Carinthie.

« Eh bien ! malgré l’Angleterre et les ministres de la cour de Vienne, soyons amis. La république française a sur vous les droits de conquête ; qu’ils disparaissent devant un contrat qui nous lie réciproquement. Vous ne vous mêlerez pas d’une guerre qui n’a pas votre aveu. Vous fournirez les vivres dont nous pourrons avoir besoin. De mon côté, je protégerai votre religion, vos mœurs, vos propriétés ; je ne tirerai de vous aucune contribution : la guerre n’est-elle pas par elle-même assez horrible ! Ne souffrez-vous pas déjà trop, vous, innocentes victimes des sottises des autres ! Toutes les impositions que vous avez coutume de payer à l’empereur serviront à indemniser des dégâts inséparables de la marche d’une armée, et à payer les vivres que vous nous aurez fournis. »

IX. Affaire du Tyrol. — Immédiatement après la bataille du Tagliamento, le général français expédia l’ordre au général Joubert d’attaquer l’armée qui lui était opposée, de s’emparer de tout le Tyrol italien, d’exécuter hardiment la marche qu’il lui avait prescrite, et de pénétrer en Carinthie par le Pusthersthal.

Le général Joubert entra en opération le 28 mars, passa le Lavisio, battit l’ennemi, lui fit plusieurs milliers de prisonniers, passa l’Adige, le battit à Tramin, s’empara de Bolzano, livra un nouveau combat à Clauzen, força les gorges d’Innspruck le 28, rejeta les troupes autrichiennes au-delà du Brenner, et se dirigea sur la Carinthie, après avoir fait éprouver beaucoup de pertes à l’ennemi et lui avoir pris sept à huit mille hommes. Le général Joubert montra du talent, de la constance et de l’activité dans la direction de cette opération difficile. Les généraux Delmas, Baraguey-d’Hilliers et Dumas se distinguèrent. Les troupes montrèrent la plus grande intrépidité.

X. Résumé. — Ainsi, en dix-sept jours, les deux armées du prince Charles avaient été défaites. L’ennemi, rejeté au delà du Brenner, avait évacué le Tyrol, après avoir fait des pertes très considérables. L’Autriche avait perdu Palma-Nova, place très forte, et Trieste et Fiume, seuls ports de la monarchie autrichienne ; la province de Goritz, l’Istrie, la Carniole, la Carinthie étaient conquises ; la Save, la Drave, les Alpes Noriques étaient passées. L’armée n’était plus qu’à soixante lieues de Vienne. Elle était fondée à espérer d’y arriver avant la fin de mai.

L’armée autrichienne, démoralisée et ruinée, ne pouvait plus lutter contre l’armée française, qui n’avait éprouvé aucune perte sensible, et chez qui le moral et le sentiment de sa supériorité étaient à un degré inexprimable.


Fragments de Léoben.


VI. Opérations de Joubert dans le Tyrol. — Joubert avait battu l’ennemi sur le Lavisio le 20 mars, il lui avait fait plusieurs milliers de prisonniers ; il l’avait poursuivi à Botzen, l’avait défait de nouveau à Clauzen, avait forcé les gorges d’Innspruck le 28, et se dirigeait à la droite par le Pusthersthal le long de la Drave, avait marché pour déboucher la Carinthie et venir prendre la gauche de l’armée française. Il avait laissé un corps d’observation sur le Lavisio, pour couvrir Vérone en Italie. Ce corps devait au besoin se replier sur le Montebaldo.

Bernadotte, de son côté, après avoir organisé la Carniole, avait rejoint l’armée, en laissant sous les ordres du général Friant un corps d’observation pour couvrir Laybach : on était menacé du côté de la Croatie. L’Autriche avait fait une levée très considérable dans cette population d’une organisation spéciale toute militaire. Friant avait eu des affaires très brillantes ; mais, ne croyant pas garder Fiume, il se contenta de prendre une position propre à couvrir Laybach et Trieste. Du reste, il avait eu pour instruction de regagner, en cas de besoin, Palma-Nova, qui avait été bien armée, et d’y grossir le corps d’observation qu’on y avait laissé pour couvrir l’Italie. De Clagenfurt, l’armée française continua sa marche pour gagner la Mur.

Le prince Charles espérait tenir dans les gorges de Newmark : il lui était très important de couvrir ses communications avec Salzbourg, l’Inn et le Tyrol, d’où il attendait des renforts très considérables. Pour en être plus certain, il demanda une suspension d’armes au général français, qui, comprenant son but, la lui refusa. Il fut donc attaqué à Newmark et forcé sans coup férir : il perdit du canon et des prisonniers. Une division de grenadiers venue du Rhin couvrait sa retraite ; il fut attaqué encore et battu de nouveau à Hundsmarck. Enfin le quartier-général atteignit Judemburg, et nos avant-postes parvinrent jusqu’au Simmering. Dès lors toute combinaison du prince Charles à l’égard de ses renforts se trouva déjouée. Nous lui coupions désormais les deux routes du Tyrol et de Salzbourg. Les troupes qui avaient été opposées à Joubert et dans le Tyrol, et que ce prince avait appelées à lui, celles bien plus considérables encore qui lui arrivaient du Rhin par Salzbourg, et qui se trouvaient déjà les unes et les autres engagées dans ces routes transversales, furent obligées de rétrograder, ne pouvant plus désormais se rallier au prince Charles que par derrière le Simmering.

Le désordre et la terreur régnaient dans Vienne, rien n’arrêtait cette redoutable armée française. Tant de positions réputées inexpugnables, tant de gorges que l’on croyait impossible de forcer, se trouvaient toutes franchies, et le pavillon tricolore flottait sur le sommet du Simmering, à trois journées de Vienne. Une partie de la famille impériale avait quitté cette capitale ; Marie-Louise, mariée depuis à Napoléon et impératrice des Français, alors âgée de cinq ans, fut mise en route avec ses sœurs ; les archives et les objets les plus précieux se transportaient en Hongrie ; toutes les premières familles, imitant celle du souverain, faisaient évacuer à la hâte ce qu’elles avaient de plus cher ; et les esprits les plus sages voyaient la monarchie à la veille d’un entier bouleversement.

Lorsque le général français avait ouvert la campagne, le gouvernement lui avait promis qu’aussitôt qu’il aurait passé l’Isonzo les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse, fortes de plus de cent cinquante mille hommes, sortiraient de leurs quartiers d’hiver et pénétreraient en Allemagne. Mais l’Isonzo était déjà passé depuis longtemps, et ces armées demeuraient encore dans leurs quartiers d’hiver. Le général français, profitant de la victoire du Tagliamento et des fausses directions que le prince Charles avait données à ses colonnes, avait franchi et sans perte, par cette seule victoire, tous les obstacles entre les Alpes et le Simmering.

VII. Napoléon écrit au prince Charles. — Le lendemain de la victoire du Tagliamento, Napoléon instruisit le Directoire qu’il suivait le prince Charles l’épée dans les reins, et que bientôt les drapeaux français flotteraient sur les sommités du Simmering ; qu’il se flattait que les armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse étaient en marche, ou que, si elles n’y étaient pas, elles y seraient bientôt ; il insistait surtout pour connaître le moment précis de leurs mouvements ; quinze à vingt jours de retard lui importaient peu, mais il devait en être instruit, afin d’agir en conséquence ; il prévenait qu’il aurait constamment toute son armée réunie sous sa main, et que ses positions seraient telles qu’il demeurerait toujours maître des évènements, qu’il suffirait donc de lui désigner seulement l’époque précise de la marche de ces deux armées. Ce fut à Clagenfurt qu’il reçut la réponse à cette dépêche : elle portait les félicitations du Directoire sur ses nouveaux succès, mais contenait en même temps la déclaration singulière et inattendue que les armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse ne passeraient pas le Rhin, et qu’on ne devait plus compter sur leur diversion en Allemagne, parce que les désastres de la campagne dernière les privaient de bateaux et du matériel nécessaire. Cette étrange dépêche ne pouvait provenir que d’intrigues ou de vues politiques qu’il devenait inutile de pénétrer ; seulement il ne convenait plus au général français de réaliser désormais ce qui avait été le plus ardent de ses vœux, de planter ses drapeaux victorieux sur les remparts de Vienne. Il ne devait plus songer à dépasser le Simmering sans manquer aux règles de la sagesse. Aussi, deux heures après la réception du courrier, il écrivit au prince Charles qu’ayant pouvoir de négocier, il lui offrait la gloire de donner la paix au monde et de finir les maux de son pays.

« Monsieur le général en chef, les braves militaires font la guerre et désirent la paix : celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? Avons-nous assez tué de monde et assez commis de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tous côtés. L’Europe, qui avait pris les armes contre la république française, les a posées ; votre nation reste seule, et cependant le sang va couler encore plus que jamais. Cette sixième campagne s’annonce par des présages sinistres ; quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons de part et d’autre quelques milliers d’hommes de plus, et il faudra bien que l’on finisse par s’entendre, puisque tout a un terme, même les passions haineuses !

« Le Directoire exécutif de la république française avait fait connaître à Sa Majesté l’empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole tous les peuples ; l’intervention de la cour de Londres s’y est opposée : n’y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre ? et faut-il, pour les intérêts et les passions d’une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr’égorger ? Vous, Monsieur le général en chef, qui par votre naissance approchez si près du trône et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l’humanité entière et de vrai sauveur de l’Allemagne ? Ne croyez pas, Monsieur le général en chef, que j’entende par là qu’il ne soit pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagée. Quant à moi, Monsieur le général en chef, si l’ouverture que je viens de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m’estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverais avoir méritée, que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.

« Je vous prie, etc.

Signé Buonaparte

Ces nouvelles laissèrent respirer à Vienne et y donnèrent quelques espérances. Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, fut aussitôt envoyé au général français ; mais, n’ayant pas de pouvoirs, il fut obligé de retourner, après une conférence de deux heures. Le lendemain, les généraux Bellegarde et Merfelt vinrent au quartier-général français à Judemburg, et sur leur parole que des plénipotentiaires allaient arriver de Vienne pour y traiter de la paix définitive, ils obtinrent une suspension d’armes qui assurait à l’armée française la possession des pays qu’elle occupait déjà, et d’autres encore qu’elle n’occupait pas, mais qui étaient nécessaires à sa ligne. Les généraux autrichiens comprenaient avec peine comment le général français, dans sa belle situation, pouvait accorder un armistice ; ils ne l’expliquaient que par l’inaction des armées françaises sur le Rhin.

Cependant Napoléon ressentait vivement la force des circonstances ; il déplorait dans son cœur qu’un défaut de combinaison ou qu’une vaine jalousie le privassent des immenses résultats qu’il était à la veille de recueillir. S’il avait été peu sensible à la gloire d’entrer dans Rome, il s’était passionné de l’idée d’entrer dans Vienne, et rien que la seule déclaration du Directoire pouvait en ce moment l’en empêcher.

IX. Les préliminaires furent signés à Léoben. — Pour la signature, on se réunit dans une petite maison de campagne qu’on neutralisa. Les secrétaires dressèrent d’abord le procès-verbal de la neutralisation, et les plénipotentiaires respectifs s’y rendirent ensuite pour signer. Les commissaires autrichiens avaient mis en tête du traité que l’empereur reconnaissait la république française. « Effacez, dit Napoléon : l’existence de la république est aussi visible que le soleil ; un pareil article ne pourrait convenir qu’à des aveugles ; nous sommes maîtres chez nous, nous voulons y établir le gouvernement qu’il nous plaît, sans que personne y trouve à redire. » À Léoben, le quartier-général français se trouva chez l’évêque même. On était alors dans la semaine sainte : toutes les cérémonies religieuses de cette semaine et celles de Pâques se firent avec la plus grande solennité au milieu de l’armée française. Cette armée, accoutumée au respect pour le culte et les religions du pays où elle se trouvait, en agit ici comme auraient agi les troupes autrichiennes : ce qui satisfit au dernier degré le peuple et le clergé.

Les préliminaires avaient été signés à Léoben le 18, et le 20 le général français reçut de nouvelles dépêches du Directoire, annonçant que les armées du Rhin se mettaient en mouvement, qu’elles allaient passer le Rhin, et qu’elles seraient bientôt au cœur de l’Allemagne. Effectivement, quelques jours après on apprit que l’armée de Sambre-et-Meuse, sous le commandement de Hoche, avait passé le Rhin le 19, veille du jour même de la signature des préliminaires de Léoben, mais quarante jours après l’ouverture de la campagne en Italie. L’adjudant général Dessolles, qui portait, les préliminaires à Paris, rencontra nos troupes aux prises avec celles de l’ennemi. Il est difficile d’expliquer la cause de ce changement subit dans le système du gouvernement. Si Napoléon eût appris le 17, au lieu du 20, les nouvelles intentions du Directoire, il est certain que les préliminaires n’auraient pas été signés, ou qu’on eût exigé de bien meilleures conditions ; toutefois celles qu’on obtint dépassèrent encore de beaucoup les espérances du Directoire. Dans ses instructions au général français, on l’avait autorisé à conclure la paix toutes les fois que les frontières constitutionnelles de la république seraient reconnues. Il est vrai qu’en donnant ces instructions, le Directoire avait été loin de deviner les succès et l’ascendant de cette armée, et n’avait pu prévoir ainsi tout ce qu’il pourrait exiger.

X. Parmi les diverses causes auxquelles on attribua l’étrange conduite du Directoire dans cette occasion, beaucoup ont pensé que bien des personnes en France voyaient avec quelque jalousie la grande renommée de Napoléon ; sa marche hardie et décidée leur inspirait des craintes sur les projets ultérieurs que pourrait nourrir son ambition. La proclamation par laquelle il avait protégé en Italie les prêtres déportés, et qui lui avait gagné beaucoup de partisans en France, son style respectueux envers le pape, son refus de détruire le saint-siège, ses ménagements pour le roi de Sardaigne et pour les aristocrates de Gênes et de Venise ; tout cela avait fait de grandes impressions, et se trouvait commenté souvent avec des intentions fort malignes. Lorsqu’on vit la victoire du Tagliamento et les succès qui suivirent, les Alpes Noriques passées, et l’Allemagne envahie par cette route inconnue, la joie de la république à la vue des grandes humiliations de notre implacable ennemi fut beaucoup diminuée, aux yeux de plusieurs, par la crainte de voir Napoléon acquérir une nouvelle gloire en entrant triomphant dans Vienne, et réunir alors sous son commandement toutes les forces de la république. Qui pourra, se disaient-ils, sauver la liberté publique de l’influence d’un caractère et d’une gloire si extraordinaires ? Si les armées du Rhin ont été battues l’an passé, elles ne devront leur succès cette année qu’à Napoléon, qui aura tourné à lui seul toute l’Allemagne et les devancera de quinze à vingt jours dans Vienne. Ces armées d’ailleurs, participant déjà à la gloire de l’armée d’Italie par les deux divisions qui ont été envoyées, partageront aussi son enthousiasme pour le jeune héros : il les maîtrisera toutes. Beaucoup de raisons faisaient donc désirer que Napoléon fût empêché d’entrer dans Vienne ; que non seulement les trois armées demeurassent séparées, mais qu’encore on alimentât entre elles une certaine jalousie. Il parut que ces idées influèrent d’abord sur la décision du Directoire ; mais dès que les nouvelles des brillants succès de l’armée d’Italie et son entrée en Allemagne eurent atteint les armées du Rhin par la voie des papiers publics et les relations de l’ennemi, alors elles s’indignèrent elles-mêmes de leur oisiveté, et demandèrent à grands cris si l’armée d’Italie devait tout faire. À ce mouvement se joignit le sentiment du grand nombre de familles qui avaient leurs enfants à l’armée d’Italie, et l’opinion de la généralité des citoyens, animés de sentiments nobles et purs, qui ne pouvaient rien comprendre à l’inaction des autres armées. L’impulsion fut si violente que ces armées du Rhin, de Sambre-et-Meuse durent alors passer le fleuve et marcher en Allemagne. On retira le commandement de l’armée de Sambre-et-Meuse à Beurnonville, homme nul, sans talent civil ou militaire, et on le confia à Hoche, jeune général du plus grand mérite. Son patriotisme ardent, joint à une extrême activité, à une ambition désordonnée, au soin qu’il prenait de se concilier les officiers et de se créer un grand nombre de partisans, faisait espérer que, placé à la tête de l’armée la plus nombreuse, et secondé de toute l’influence du gouvernement, il serait aisément un rival propre à partager l’opinion des soldats et des citoyens, et garantir ainsi la république, quelles que fussent d’ailleurs l’amitié, l’estime, l’espèce d’enthousiasme même que Hoche n’eût cessé de témoigner en toute occasion pour Napoléon.

Ces réflexions étaient faites publiquement dans les sociétés de Paris, et ne pouvaient manquer de revenir à Napoléon qui, au sommet des grandeurs et de la gloire, ne se trouvait donc environné que de précipices. La guerre ne pouvait plus désormais qu’empirer sa situation, surtout en accroissant sa gloire : il en chercha aussitôt une nouvelle dans la paix, qui devait le rendre cher à toute la population, et créer pour lui un nouvel ordre d’évènements ; car c’était désormais le seul qui pût soustraire la république à la situation fâcheuse à laquelle la portait en ce moment la fausse direction de l’esprit public dans l’intérieur.