Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Appendice/Chirurgien-major

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin (Tome IIp. 929-932).


N° III.


PROCÈS-VERBAL DU CHIRURGIEN-MAJOR DE LA FRÉGATE LA BELLE-POULE.


« Je soussigné Guillard (Remi-Julien), docteur en médecine, chirurgien-major de la frégate la Belle-Poule, m’étant rendu, dans la nuit du 14 au 15 octobre 1841, sur l’invitation de M. le comte de Rohan-Chabot, commissaire du roi, à la vallée du Tombeau, île de Sainte-Hélène, pour assister à l’exhumation des restes de l’empereur Napoléon, en ai dressé le présent procès-verbal :

« Pendant les premiers travaux, il n’a point été pris de précautions sanitaires ; aucune exhalaison méphitique n’est sortie des terres que l’on remuait, ni du caveau dont on faisait l’ouverture.

« Le caveau ayant été ouvert, j’y suis descendu : au fond était le cercueil de l’Empereur ; il reposait sur une large dalle, assise elle-même sur des montants en pierre. Les planches en acajou qui le formaient avaient encore leur couleur et leur dureté, excepté celles du fond, qui, garnies de velours, présentaient un peu d’altération dans les couches les plus superficielles. On ne voyait alentour aucun corps solide ni liquide. Quant aux parois du caveau, elles n’offraient pas la plus légère dégradation, mais seulement çà et là quelques traces d’humidité.

« M. le commissaire du roi m’ayant engagé à ouvrir les cercueils intérieurs, j’ai dû les soumettre d’abord à quelques mesures sanitaires ; immédiatement après, j’ai procédé à leur ouverture. La caisse extérieure était fermée par de longues vis ; il a fallu les couper pour enlever le couvercle ; dessous était une caisse en plomb, close de toutes parts, qui enveloppait une autre caisse en acajou parfaitement intacte ; venait enfin une quatrième caisse en fer-blanc, dont le couvercle était soudé sur les parois qui se repliaient en dedans. La soudure a été coupée lentement et le couvercle enlevé avec précaution ; alors j’ai vu un tissu blanchâtre qui cachait l’intérieur du cercueil, et empêchait d’apercevoir le corps : c’était du satin ouaté, formant une garniture dans l’intérieur de cette caisse. Je l’ai soulevé par une extrémité, et, le roulant sur lui-même des pieds vers la tête, j’ai mis à découvert le corps de Napoléon, que j’ai reconnu aussitôt, tant son corps était bien conservé, tant sa tête avait de vérité dans son expression. Quelque chose de blanc, qui semblait détaché de la garniture, couvrait comme d’une gaze légère, tout ce que renfermait le cercueil. Le crâne et le front, qui adhéraient fortement au satin, en étaient surtout enduits ; on en voyait peu sur le bas de la figure, sur les mains, sur les orteils. Le corps de l’Empereur avait une position aisée : c’était celle qu’on lui avait donnée en le plaçant dans le cercueil ; les membres supérieurs étaient allongés, l’avant-bras et la main gauche appuyant sur la cuisse correspondante, les membres supérieurs légèrement fléchis. La tête, un peu élevée, reposait sur un coussin ; le crâne volumineux, le front haut et large, se présentaient couverts de téguments jaunâtres, durs et très-adhérents. Tel paraissait aussi le contour des orbites, dont le bord supérieur était garni de sourcils. Sous les paupières se dessinaient les globes oculaires, qui avaient perdu peu de chose de leur volume et de leur forme. Os paupières, complétement fermées, adhéraient aux parties sous-jacentes, et se présentaient dures sous la pression des doigts ; quelques cils se voyaient encore à leur bord libre. Les os propres du nez et les téguments qui les couvrent étaient bien conservés, le tube et les ailes seuls avaient souffert. Les joues étaient bouffies ; les téguments de cette partie de la face se faisaient remarquer par leur toucher doux, souple, et leur couleur blanche ; ceux du menton étaient légèrement bleuâtres : ils empruntaient cette teinte à la barbe, qui semblait avoir poussé après la mort. Quant au menton lui-même, il n’offrait point d’altération, et conservait encore ce type propre à la figure de Napoléon. Les lèvres amincies étaient écartées ; trois dents incisives extrêmement blanches se voyaient sous la lèvre supérieure, qui était un peu relevée à gauche. Les mains ne laissaient rien à désirer ; nulle part la plus légère altération. Si les articulations avaient perdu leurs mouvements, la peau semblait avoir conservé cette couleur particulière qui n’appartient qu’à ce qui a vie. Les doigts portaient des ongles longs, adhérents et très-blancs. Les jambes étaient renfermées dans les bottes, mais, par suite de la rupture des fils, les quatre derniers orteils dépassaient de chaque côté. La peau de ces orteils était d’un blanc mat et garnie d’ongles. La région antérieure du thorax était fortement déprimée dans la partie moyenne, les parois du ventre dures et affaissées. Les membres paraissaient avoir conservé leurs formes sous les vêtements qui les couvraient ; j’ai pressé le bras gauche, il était dur et avait diminué de volume. Quant aux vêtements, ils se présentaient avec leurs couleurs : ainsi on reconnaissait parfaitement l’uniforme des chasseurs à cheval de la vieille garde au vert foncé de l’habit, au rouge vif des parements ; le grand cordon de la Légion d’honneur se dessinant sur le gilet, et la culotte blanche cachée en partie par le petit chapeau qui reposait sur les cuisses. Les épaulettes, la plaque et les deux décorations attachées sur la poitrine, n’avaient pas leur brillant : elles étaient noircies ; la couronne d’or de la croix d’officier de la Légion d’honneur seule avait conservé son éclat. Des vases d’argent apparaissaient entre les jambes ; un d’eux, surmonté d’un aigle, s’élevait entre les genoux : je le trouvai intact et fermé. Comme il existait des adhérences assez fortes entre ces vases et les parties voisines qui les couvraient un peu, M. le commissaire du roi n’a pas cru devoir les déplacer pour les examiner de plus près.

« Tels sont les seuls détails que m’ait permis d’enregistrer, sur les restes mortels de l’empereur Napoléon, un examen qui n’a duré que deux minutes. Ils sont incomplets, sans doute, mais ils suffisent pour constater un état de conservation plus parfait que je n’étais fondé à l’attendre d’après les circonstances connues de l’autopsie et de l’inhumation. Ce n’est point ici le lieu d’examiner les causes nombreuses qui ont pu arrêter à ce point la décomposition des tissus ; mais nul doute que l’extrême solidité de la maçonnerie du tombeau, et les soins apportés à la confection et à la soudure des cercueils métalliques, n’aient contribué puissamment à produire ce résultat. Quoi qu’il en soit, j’ai dû redouter pour ces restes le contact de l’air atmosphérique ; et, convaincu que le meilleur moyen d’en assurer la conservation était de les soustraire à son action destructive, je me suis rendu avec empressement aux invitations de M. le commissaire du roi, qui demandait que l’on fermât les cercueils.

« J’ai remis à sa place le satin ouaté, après l’avoir légèrement enduit de créosote ; j’ai fait fermer hermétiquement les caisses en bois, et souder avec le plus grand soin les caisses en métal.

« Les restes de l’empereur Napoléon sont aujourd’hui dans six cercueils :

« 1° Un cercueil en fer-blanc ; — 2° un cercueil en bois d’acajou ; — 3° un cercueil en plomb ; — 4° un second cercueil en plomb, séparé du précédent par de la sciure et des coins de bois ; — 5° un cercueil en bois d’ébène ; — 6° un cercueil en bois de chêne, qui protège le cercueil en ébène.

« Fait à l’île Sainte-Hélène, le 15 du mois d’octobre 1840.

Signé Remi Guillard, docteur-médecin.
« Le commissaire du roi,
« Signé Ph. De Rohan-Chabot. »