Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 01

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 1-55).


Chapitre 1.


Nouvelle méchanceté du gouverneur, etc. – Projet désespéré du Corse Santini


Lundi 29 au mardi 30.

Le temps s’est mis au mauvais depuis quelques jours. L’Empereur a profité d’un instant pour visiter une tente que l’amiral lui a fait élever très galamment par les gens de sa frégate, depuis qu’il l’a entendu, dans la conversation, se plaindre de n’avoir point d’ombrage ici et de ne pouvoir demeurer hors de sa chambre. L’Em- pereur a parlé à l’officier et aux gens qui la terminaient en cet instant, et a commandé de faire donner un napoléon à chacun des matelots.

Aujourd’hui nous avons appris que le dernier bâtiment avait apporté, à l’adresse de l’Empereur, un ouvrage sur les affaires du temps, par un membre du parlement, nous a-t-on dit. Il était envoyé par l’auteur même, et sur la reliure était en lettres d’or : À Napoléon-le-Grand. Cette circonstance a porté le gouverneur à retenir l’ouvrage, sévérité qui, de sa part, contraste étrangement avec son empressement à nous avoir prêté des libelles qui s’expriment si inconvenablement sur l’Empereur.

Pendant le dîner, l’Empereur, fixant d’un œil sévère un de ses gens, a dit, au grand étonnement de nous tous : « Comment, brigand ! tu voulais tuer le gouverneur !… Misérable !… qu’il te revienne de pareilles idées, et tu auras affaire à moi ; tu verras comme je te traiterai. » Et, s’adressant à nous, il a dit : « Messieurs, voilà Santini qui voulait tuer le gouverneur. Ce drôle allait nous faire là une belle affaire ! Il m’a fallu toute mon autorité, toute ma colère pour le retenir. »

Pour l’intelligence de ceci, je dois dire que Santini, jadis huissier du cabinet de l’Empereur, et que son extrême dévouement avait porté à suivre son maître pour le servir, disait-il, sous quelque titre que l’on voulût, était un Corse qui sentait profondément et s’exaltait avec facilité. Exaspéré au dernier point par tous les mauvais traitements du gouverneur, ne pouvant tenir aux outrages qu’il voyait prodiguer à l’Empereur, aigri de voir sa santé en dépérir, gagné lui-même par une mélancolie noire, il avait cessé depuis quelque temps tout service de l’intérieur ; et, sous prétexte de procurer quelques oiseaux pour le déjeuner de l’Empereur, il semblait ne plus s’occuper que de chasser dans le voisinage. Dans un moment d’abandon, il confia à Cypriani, son compatriote, qu’il avait le projet, à l’aide de son fusil à deux coups, de tuer le gouverneur et de s’expédier ensuite lui-même ; le tout, disait-il, pour délivrer la terre d’un monstre.

Cypriani, qui connaissait le caractère de son compatriote, effrayé de sa résolution, en fit part à plusieurs autres du service, et tous se réunirent pour prêcher Santini ; mais leur éloquence, loin de l’adoucir, ne semblait que l’irriter. Ils prirent alors le parti de tout découvrir à l’Empereur, qui le manda sur-le-champ en sa présence : « Et ce n’est, me disait-il plus tard, que par autorité impériale, pontificale, que j’ai pu venir à bout de terrasser la résolution de ce gaillard-là. Voyez un peu l’esclandre qu’il allait causer ! J’aurais donc encore passé pour le meurtrier, l’assassin du gouverneur ! Et, au fait, il eût été bien difficile d’ôter une telle pensée de la tête de bien des gens, etc. »

L’Empereur nous a lu, après dîner, la Mort de Pompée, que les journaux disaient occuper beaucoup Paris en ce moment par ses allusions. Et, à ce sujet, on a répété encore qu’on y avait été obligé de défendre Richard Cœur-de-Lion, observant qu’assurément, aux 5 et 6 octobre, Louis XVI eût été loin d’imaginer qu’on fût jamais dans le cas de le proscrire pour le compte d’un autre. « C’est que les choses ont bien changé ! » a dit l’Empereur.


Mélanie de La Harpe – Religieuses – Couvents – Trappistes – Clergé français.


Mercredi 31.

Après dîner, l’Empereur nous a lu Mélanie de La Harpe, qu’il a trouvée méchamment conçue et fort mal exécutée. « Une déclamation boursouflée, disait-il, tout à fait dans l’esprit du temps, bâtie sur des calomnies à la mode et des faussetés absurdes. Quand La Harpe écrivait cette pièce, un père n’aurait certainement pas eu le pouvoir de forcer sa fille à être religieuse ; jamais l’autorité n’y eût donné les mains. Cette pièce, jouée au moment de la révolution, n’a dû son succès qu’au travers d’esprit du moment. Aujourd’hui que la passion est tombée, elle ferait pitié. La Harpe n’a fait que de fausses peintures ; il ne fallait point attaquer des institutions vicieuses avec des instruments vicieux. »

L’Empereur disait que La Harpe avait tellement manqué son but vis-à-vis de lui, que tout son intérêt était pour le père et sa mauvaise humeur contre la fille. Il ne l’avait jamais vu jouer qu’il ne fût tenté de s’élever de sa loge et de crier à la fille : « Dites seulement non, et nous vous soutenons tous ici ; chaque citoyen sera votre défenseur. »

Il disait qu’étant au régiment, il avait assisté à maintes prises d’habit. « C’était une cérémonie fort suivie parmi les officiers, et qui nous irritait fort, disait-il, surtout si les demoiselles étaient jolies. Nous accourions, et tendions nos oreilles longues d’une aune. Si elles eussent dit non, nous les eussions enlevées l’épée à la main. Il est donc faux qu’on employât la violence, mais seulement on employait les séductions ; on enjôlait peut-être ces religieuses à la manière des recrues. Le fait est qu’elles avaient à passer, avant de conclure, par les religieuses, la supérieure, le directeur, l’évêque, l’officier civil, et enfin les spectateurs. Le moyen que tout cela se fût entendu pour concourir à un crime ! »

L’Empereur disait qu’il était contraire aux couvents en général, comme inutiles, et d’une oisiveté abrutissante. Pourtant, d’un autre côté, il y avait certaines choses à dire en leur faveur. Les tolérer, astreindre leurs membres à être utiles, ne reconnaître que des vœux annuels, était, selon lui le meilleur mezzo termine, et c’est ce qu’il avait fait.

L’Empereur se plaignait de n’avoir pas eu le temps de compléter aucune de ses institutions. Aux maisons de Saint-Denis et d’Écouen, il s’était proposé de joindre un certain nombre de chambres pour servir d’asile et d’hospice à des veuves de militaires ou à des femmes âgées, etc. « Et puis il fallait convenir encore, ajoutait-il, qu’il était des caractères, des imaginations de toutes sortes ; qu’on ne devrait pas contraindre les travers mêmes quand ils n’étaient pas nuisibles ; qu’un empire comme la France pouvait et devait avoir quelques hospices de fous appelés trappistes. » Au sujet de ceux-ci, il faisait la remarque que, s’il venait dans la pensée d’un homme d’infliger les pratiques qu’ils observent, assurément elles passeraient, et à juste titre, pour la plus abominable des tyrannies, et que pourtant elles peuvent faire les délices de celui qui se les impose volontairement… Voilà l’homme, ses bizarreries ou sa folie !… Il disait qu’il avait permis les moines du Mont-Cenis ; mais ceux-ci du moins, ajoutait-il, étaient utiles, très utiles, on pourrait même dire héroïques.

L’Empereur avait dit, dans son Conseil d’État, lors de l’organisation de l’Université : « Ma pensée est que les moines seraient de beaucoup les meilleurs corps enseignants, s’il était possible de les maîtriser, de les soustraire à un chef étranger. J’ai du penchant pour eux, avait-il ajouté. J’aurais peut-être eu la puissance de les rétablir ; mais ils me l’ont rendue impossible. Je ne fais rien pour le clergé qu’il ne me donne aussitôt lieu de m’en repentir. Ce n’est pas que je me plaigne précisément du vieux clergé, j’en suis même assez content ; mais on élève les nouveaux prêtres dans une doctrine sombre, fanatique ; il n’y a rien de gallican dans le jeune clergé.

Je n’ai rien à dire contre les anciens, les vieux évêques : ils se sont montrés reconnaissants de ce que j’avais fait pour la religion ; ils ont répondu à mes espérances.

Le cardinal de Boisgelin était un homme d’esprit, un homme de bien, qui m’avait loyalement adopté.

L’archevêque de Tours, Barral, homme de beaucoup d’instruction, et qui nous a fort servis dans nos différends avec le pape, m’est toujours demeuré fort attaché.

« Le cardinal du Belloy, le bon archevêque Roquelaure, m’affectionnaient sincèrement.

« Je n’avais fait nulle difficulté de mettre l’évêque Beausset au nombre des dignitaires de l’Université, et je ne doute pas qu’il ne fût un de ceux qui s’y conduisaient le plus sincèrement dans mes intentions.

« Tous ces anciens évêques eurent ma confiance et nul ne la trompa. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ceux dont j’ai eu à me plaindre sont précisément ceux que j’avais faits moi-même ; tant il n’est que trop vrai que l’onction sainte, en nous attachant au domaine du ciel, ne nous délivre pas des infirmités de la terre, de ses travers, de ses vilenies, de ses turpitudes, etc. »

La conversation s’est arrêtée ensuite sur le manque de prêtres en France, sur l’obligation de les engager à seize ans, et la difficulté ou même l’impossibilité d’en trouver à vingt-et-un, etc., etc.

L’Empereur voulait qu’on les ordonnât beaucoup plus tard. « C’est fort bien, lui répondaient les évêques, le pape même ; vos raisonnements sont très justes ; mais si vous attendez à cet âge, vous n’en trouverez plus, avouaient-ils, et vous admettez pourtant qu’il vous en faut. »

« Il est hors de doute, a observé l’Empereur, qu’après moi viendront d’autres principes. Peut-être verra-t-on en France une conscription de prêtres et de religieuses, comme on y voyait de mon temps une conscription militaire. Peut-être mes casernes deviendront-elles des couvents et des séminaires. Ainsi va le monde !… Pauvres nations ! en dépit de toutes vos lumières, de toute votre sagesse, vous demeurez soumises aux caprices de la mode comme de simples individus. »


Marie-Antoinette – Mœurs de Versailles – Le Père de Famille de Diderot.


Jeudi, 1er août.

Le temps était épouvantable. Sur les trois heures, le grand maréchal est venu me chercher ; j’avais précisément essayé de mettre le pied dehors, il ne m’a pas trouvé. C’étaient des Anglais qu’il avait à présenter à l’Empereur.

L’Empereur m’a fait appeler sur les cinq heures : il était de mauvaise humeur, et un peu contre moi, disait-il : la visite de ces Anglais, le mauvais temps, le manque de salon, celui d’interprète, tout l’avait contrarié.

Puis il est passé à causer de Versailles : la cour, la reine, madame Campan, le roi, ont été les principaux objets, et il a dit beaucoup de choses dont j’ai déjà cité quelques-unes, et dont je supprime un grand nombre d’autres. Il a conclu, disant que Louis XVI eût été le plus exemplaire des particuliers, et qu’il avait été un fort pauvre roi. Il a dit que la reine eut été sans doute dans tous les temps l’ornement de tous les salons ; mais sa légèreté, ses inconséquences, son peu de capacité n’avaient pas peu contribué à provoquer, à précipiter la catastrophe : elle avait, disait-il, tout à fait changé les mœurs de Versailles ; l’antique gravité, la sévère étiquette, se trouvaient transformées en gentillesses aisées, en vrais caquetages de boudoir. Tout homme censé, tout homme de poids, ne pouvait échapper à la mystification de jeunes courtisans dont la disposition naturelle à la moquerie se trouvait aiguillonnée encore par les applaudissements d’une jeune et belle souveraine.

Le soir, l’Empereur, après la lecture du Père de Famille, qu’il critiquait fort, disait « que ce qui l’amusait le plus, c’est qu’il fût de Diderot, coryphée des philosophes et de l’Encyclopédie. Tout y était faux et ridicule. À quoi bon parler à un insensé dans le fort de la fièvre chaude ? Ce sont des remèdes qu’il lui faut, de grandes mesures, et non des arguments. Qui ne sait que la seule victoire contre l’amour, c’est la fuite ? Mentor, quand il veut garantir Télémaque, le précipite dans la mer. Ulysse, quand il veut se préserver des Sirènes, se fait lier, après avoir bouché avec de la cire les oreilles de ses compagnons, etc. »


Historique de l’émigration à Coblentz – Anecdotes, etc.


Vendredi 2.

Continuation de temps épouvantable ; pluie battante. L’Empereur ne se trouvait pas bien, il se sentait les nerfs très agacés.

Il m’a fait appeler pour déjeuner avec lui. Pendant tout le déjeuner, et longtemps encore après, la conversation a roulé de nouveau sur l’émigration. J’ai déjà dit qu’il m’y ramenait souvent. Il me questionnait aujourd’hui sur les détails de Coblentz ; notre situation, notre esprit, nos sociétés, notre organisation, nos vues, nos ressources ; et, à la suite de toutes mes réponses, il a terminé disant : « Voilà déjà plusieurs fois que vous me dites une grande partie de ces choses, et cependant elles ne demeurent pas dans ma tête, parce que vous me les débitez sans ordre. Écrivez-en un petit historique régulier. Qu’auriez-vous de mieux à faire ici ? Et puis mon cher, cela se trouvera un morceau tout fait pour votre journal. » Cette demande était celle de Didon à Énée, et j’eusse pu m’écrier aussi : Infandum regina, jubes… Toutefois je fis cet historique autant que me le permettaient ma mémoire et mon jugement car cela commençait à devenir vieux, et j’étais bien jeune alors. Le voici tel que je le lus, peu de temps après, à Napoléon.

« Sire, après la fameuse journée qui renversa la Bastille et mit toute la France en mouvement, la plupart de nos princes, qui se trouvaient compromis, prirent la fuite, uniquement d’abord pour se mettre en sûreté. Bientôt après, des personnes considérables et des jeunes gens ardents allèrent les rejoindre : les premiers, par les rapports qu’ils avaient avec eux ; les autres, parce que cette démarche portait en soi quelque chose de marquant, de généreux et de prononcé. Dès qu’on se trouva un certain nombre, il vint à l’esprit de faire tourner au profit de la politique ce que jusque-là le zèle et le hasard seuls avaient amené. On pensa que si, à l’aide de ces réunions, on pouvait créer une espèce de petite puissance, elle pourrait réagir avec avantage sur le dedans, qu’elle y deviendrait un levier d’insurrection, y frapperait les esprits et y gênerait les mouvements, tandis qu’au-dehors ce serait un titre ou un prétexte pour s’adresser aux puissances étrangères, et mériter leur attention. Voilà l’origine de l’émigration, et l’on assure que cette haute conception sortit du cerveau de M. de Calonne[1], traversant la Suisse à la suite de M. le comte d’Artois, qui quittait Turin pour gagner l’Allemagne.

« Le premier rassemblement se fit à Worms, sous le prince de Condé. Le plus fameux fut à Coblentz, sous les deux frères du roi, dont l’un vint d’Italie, où il avait d’abord pris asile auprès du roi de Sardaigne, son beau-père ; et l’autre arriva par Bruxelles, en échappant à la crise qui fit Louis XVI captif à Varennes.

« Je fus de l’origine du rassemblement de Worms. Quand j’y arrivai, on était à peine encore cinquante auprès du prince. Dans toute l’effervescence de la jeunesse et la première chaleur du beau, j’accourais dans la plus innocente simplicité de cœur : un chapitre de Bayard était ma lecture, ma prière de chaque matin. Je m’attendais, en atteignant Worms, à être tout au moins saisi, embrassé par autant de frères d’armes ; mais à ma grande surprise, et ce fut ma première leçon sur les hommes, au lieu de ce tendre accueil, moi et un compagnon nous nous trouvâmes tout d’abord questionnés et observés pour s’assurer que nous n’étions pas des espions ; ensuite nous fûmes soigneusement étudiés sur l’intérêt, les vues et les prétentions qui pouvaient nous avoir amenés ; enfin on prit grande peine de nous prouver et de faire pressentir au prince, ainsi qu’on le renouvelait pour chaque arrivant, que notre nombre s’accroissait beaucoup, et dépassait sans doute déjà les places et les faveurs qu’il pouvait accorder. Mon compagnon était si choqué qu’il me proposait de repartir immédiatement pour Paris.

« Nous, les émigrés, qui composions le rassemblement dans l’intention d’être utiles ou de nous rendre importants, nous nous placions trois ou quatre, à tour de rôle, en espèce de service régulier auprès du prince, nuit et jour ; car déjà nous ne rêvions que complots et assassinats, tant nous nous regardions comme puissants et à craindre ; et en descendant cette espèce de garde volontaire, nous avions l’honneur d’être admis à la table du prince. Trois générations de Condé en faisaient l’ornement, circonstance singulière qui s’est renouvelée avec plus d’éclat à l’armée de Condé, où le grand-père combattait au centre, tandis que le fils et le petit-fils conduisaient la droite et la gauche, où ils étaient blessés, je crois, tous deux et le même jour.

« La princesse de Monaco avait suivi le prince de Condé : il l’a épousée depuis ; mais dès lors elle gouvernait déjà sa maison et en faisait les honneurs. Nous avons pu entendre à cette table des convives dire et redire au prince que nous n’étions déjà que trop pour entrer en France ; que son nom et un mouchoir blanc suffisaient ; que l’étoile des Condé allait enfin reparaître ; que l’occasion était unique, qu’il fallait la saisir ; et je ne garantirais pas qu’on ne fût venu à bout de suggérer au prince des vues personnelles très élevées.

« Worms, par la nature de son rassemblement et le caractère de son chef, montra toujours plus de régularité, plus d’austérité, de discipline que Coblentz, où se faisait remarquer plus de mouvement, de luxe et de plaisir : aussi Worms fut-il appelé le camp, et Coblentz la ville ou la cour.

« La force du rassemblement donnait la mesure de l’importance de son chef, ce qui faisait que le prince de Condé ne voyait qu’avec peine qu’on lui échappât, et se le rappelait longtemps. Je n’en courus pas moins à Coblentz dès qu’il eut acquis une certaine splendeur ; j’y avais des parents, des amis ; et puis là se trouvaient plus de lustre, d’agitation et de grandeur. Coblentz fut en peu de temps un foyer d’intrigues étrangères et domestiques ; on pouvait y apercevoir deux partis distincts : MM. d’Avaray, de Jaucourt et autres étaient les confidents, les conseillers ou les ministres de Monsieur, aujourd’hui Louis XVIII ; l’évêque d’Arras, le comte de Vaudreuil et autres étaient ceux de monseigneur comte d’Artois ; et dès ce temps-là même on assurait que les princes montraient déjà assez distinctement les mêmes nuances politiques que l’on a prétendu les avoir caractérisés depuis. M. de Breteuil, fixé à Bruxelles et se disant muni de pouvoirs illimités de Louis XVI, formait un troisième parti, et venait encore compliquer nos affaires.

« M. de Calonne était notre ressource financière, et le vieux maréchal de Broglie et le maréchal de Castries nos chefs militaires. Le brave et capable M. de Bouillé, sorti de France après l’affaire de Varennes, n’avait pu demeurer avec nous, et avait suivi le roi Gustave III en Suède.

« Cependant l’émigration avait pris un grand caractère, grâce aux soins employés pour la propager. Des agents avaient parcouru les provinces, des avis avaient circulé dans les châteaux, sommant tout gentilhomme d’aller se joindre aux princes pour concourir avec eux au salut de l’autel et du trône, venger leur honneur et recouvrer leurs droits. On avait prêché une véritable croisade, et avec d’autant plus de fruit qu’elle avait frappé sur des esprits disposés à l’entendre. Parmi tous les nobles et les privilégiés, il n’en était pas un seul qui ne se sentît vivement blessé par les décrets de l’Assemblée. Tous y avaient perdu ce à quoi ils tenaient davantage, depuis celui qui occupait le plus haut rang jusqu’au plus petit hobereau ; car au premier on avait enlevé son titre et ses vassaux, et le dernier avait vu insulter sa tourelle, son pigeonnier ; on avait tiré sur ses lièvres. Aussi le mouvement fut aussitôt universel pour se mettre en route ; on n’y pouvait manquer sous peine de déshonneur, et les femmes furent dirigées à envoyer des fuseaux à ceux qui demeuraient incertains ou se montraient trop lents. Soit donc colère, pusillanimité ou point d’honneur, l’émigration devint une véritable maladie ; l’on se précipita avec fureur hors des frontières ; et ce qui ne contribua pas peu à l’accroître, c’est que les meneurs de la révolution y poussaient en secret, tout en ayant l’air de s’y opposer en public ; ils déclamaient vaguement contre elle à la tribune, il est vrai ; mais ils avaient grand soin de tenir tous les passages bien ouverts. Le zèle venait-il à se ralentir, les déclamations devenaient plus violentes, et l’on décidait de fermer strictement les barrières. Alors ceux qui étaient demeurés en arrière se trouvaient au désespoir de n’avoir pas su profiter du moment favorable ; mais, accidentellement ou par négligence, les barrières se rouvraient de nouveau, et on s’y jetait avec empressement pour n’être pas encore pris en défaut. C’est par ce manège adroit que l’Assemblée aidait ses ennemis à se précipiter eux-mêmes dans le gouffre.

« Les fortes têtes du parti avaient jugé tout d’abord qu’une telle mesure allait les désencombrer des parties hétérogènes qui gênaient leur marche, et que les biens de tous ces bannis volontaires leur assureraient d’incalculables ressources. Les officiers croyaient faire merveille que de s’esquiver de leurs régiments, tandis que les meneurs, de leur côté, faisaient révolter leurs soldats pour les y contraindre. Ils se délivraient par là d’ennemis qui les paralysaient, et se donnaient dans les sous-officiers au contraire des coopérateurs zélés, qui devinrent des héros dans la cause nationale : ce furent eux qui fournirent les grands capitaines et battirent toutes les vieilles troupes de l’étranger.

« Il arriva donc que Coblentz, en peu de temps, réunit tout ce que la cour en France avait d’illustre, et ce que les provinces renfermaient de riche et de distingué. Nous étions des milliers de toutes armes, de tous uniformes, de tous rangs ; nous peuplions la ville et avions envahi le palais. Nos réunions de chaque jour auprès des princes semblaient autant de fêtes splendides : c’était la cour la plus brillante ; nos princes en étaient les vrais souverains, si bien que le pauvre électeur, fort éclipsé, s’y trouvait perdu au milieu de nous, ce qui porta quelqu’un à lui dire un jour fort plaisamment, soit naïveté ou finesse d’esprit, que dans toute la foule de son palais il n’y avait que lui d’étranger.

« Dans les grandes solennités, il est arrivé d’avoir des galas publics, et l’on permettait aux notables habitants de faire le tour des tables. Alors nous étions fiers de voir les gens du pays admirer la bonne mine et la tournure chevaleresque de monseigneur comte d’Artois ; nous étions orgueilleux de savoir qu’ils rendaient hommage aux connaissances, à l’esprit de Monsieur ; il eût fallu voir avec quelle arrogance nous semblions promener pour ainsi dire avec nous toute l’importance, le lustre de notre monarchie, et surtout la supériorité de son chef et l’élévation de nos princes. S.M. le roi, disions-nous pompeusement dans les cercles allemands, en désignant le roi de France ; car c’était ou ce devait être là, selon nous, son titre par excellence pour toute l’Europe. L’abbé Maury, que nous avions reçu d’abord avec acclamation, mais qui, par parenthèse, perdit beaucoup parmi nous en bien peu de temps, avait découvert, nous disait-il, que c’était là son droit et sa prérogative.

« Veut-on un autre exemple d’exagération ; plus tard, au plus fort de nos désastres, et notre cause tout à fait perdue, un officier supérieur autrichien, chargé de dépêches importantes pour le gouvernement de Londres, réunit à dîner quelques-uns des nôtres avec lesquels il avait eu jadis des relations sur le continent : à la fin du dîner, et très près de toutes vérités, l’on parle politique, et il lui échappe de dire qu’à son départ de Vienne ou parlait beaucoup du mariage de Madame Royale (aujourd’hui duchesse d’Angoulême) avec l’archiduc Charles, qui dans ce moment d’ailleurs occupait fort la renommée. « Mais c’est impossible ! lui observe vivement un de ses convives français. – Et pourquoi ? – Parce que ce n’est pas un mariage convenable pour Madame. – Comment ! s’écrie l’Autrichien scandalisé et fatiguant ses poumons, Son Altesse Royale monseigneur l’archiduc Charles ! pas un mariage convenable pour votre princesse ! – Eh ! non, Monsieur, elle ne ferait là qu’un mariage de garnison. »

« Du reste, ces hautes prétentions nous venaient de notre éducation : c’était là, à nous, notre sentiment national ; et nos princes n’en étaient pas exempts. Chez nous les frères du roi dédaignaient le titre d’Altesse Royale : ils avaient la prétention d’écrire, avec le titre de frère à tous les souverains, le reste était à l’avenant ; aussi n’était-ce qu’un cri en Europe contre nos manières de Versailles et les prétentions de nos princes.

« Gustave III nous disait, à Aix-la-Chapelle : « Votre cour de Versailles n’était pas abordable ; sa hauteur et son persiflage étaient aussi par trop forts : quand j’y ai été, on m’y regardait à peine, et en la quittant j’emportai le brevet de lourdaud, de ganache. »

« La duchesse de Cumberland, mariée au frère du roi d’Angleterre, avait à se plaindre, dans le même temps et dans la même ville, que la princesse de Lamballe ne lui accordât pas les honneurs des deux battants.

« Le vieux duc de Glocester, à Londres, se plaignait plus tard, pour son compte, d’un de nos princes du sang, et disait qu’au surplus le prince de Galles riait beaucoup de ce que lui-même, prince de Galles, l’appelant monseigneur, notre prince s’étudiait soigneusement à tourner ses phrases de manière à ne le lui jamais rendre.

« Toutefois, à Coblentz, dans nos circonstances nouvelles, nos princes daignaient altérer leurs mœurs à cet égard et descendre au niveau des princes étrangers. Ils se trouvaient en ce moment auprès de l’électeur de Trèves, prince de Saxe, frère de leur mère, lequel, par parenthèse, nous dévorions alors, et auquel nous avons coûté plus tard la perte de ses États ; ils daignaient l’appeler mon oncle ; lui pouvait les appeler mes neveux, et il leur disait un jour, assure-t-on : « C’est à vos infortunes que je dois des expressions si tendres ; à Versailles, je n’eusse été pour vous que M. l’abbé ; il n’est pas sûr que vous m’eussiez reçu tous les jours. » Et on ajoutait qu’il disait vrai, et que le comte de Lusace son frère, là présent, en avait fait la triste expérience.

« Les princes passaient en général leurs soirées dans leur intimité particulière. L’un était la plupart du temps chez madame de Polastron, à laquelle il portait des soins que sa constance et ses formes ont rendus respectables. Ce n’est pas que l’on n’essayât plusieurs fois, mais toujours en vain, de l’en distraire, tant les intrigants trouvaient peu leur compte avec madame de Polastron, qui, douce, bonne, excellente, tout à fait désintéressée, tenait à demeurer absolument étrangère aux affaires. Son cercle se composait d’infiniment peu de monde. J’avais dû à une parente le bonheur d’y être admis ; mais, comme il fallait se retirer avant l’arrivée du prince, je n’ai jamais eu l’honneur de l’y voir.

« Monsieur passait ses soirées chez madame de Balbi, dame d’atours de Madame. Madame de Balbi, vive, spirituelle, amie chaude, ennemie décidée, réunissait chez elle tout ce qu’il y avait de plus distingué : c’était un honneur que d’y être admis ; on s’y trouvait au centre du goût et du bon ton. Monsieur y demeurait parfois assez tard, et quand la foule était écoulée, le cercle rétréci, il lui arrivait de raconter ; et il faut avouer qu’il nous était aussi supérieur par les grâces de sa conversation que par son rang et sa dignité.

« Voilà pour notre tenue et nos dehors de société à Coblentz : c’était notre beau côté ; nous étions moins heureux sous la face politique ; elle formait la partie honteuse.

« Ah bon ! a dit ici l’Empereur, aussi bien je commençais à trouver longs vos détails de salon. Il est vrai que pour vous c’est excusable, vous vous y complaisez, c’est votre jeune temps. Mais allez. »

« Sire, toute notre multitude n’était qu’une noble et brillante cohue ; tout notre ensemble offrait l’image d’une complète confusion. C’était l’anarchie s’agitant au-dehors pour établir, disait-on, l’ordre au-dedans ; une véritable démocratie combattant pour rétablir son aristocratie. Nous donnions en petit, du reste, et à quelques nuances près, la répétition de tout ce qui se faisait en France. Nous avions parmi nous des zélateurs tenaces de nos vieilles formes et des amateurs ardents de la nouveauté ; nous avions nos constitutionnels, nos intolérants, nos modérés. Nous avions nos empiriques, qui regrettaient fort de ne s’être pas emparés du roi pour agir de force en son nom ou tout bonnement le faire déclarer incapable ; enfin nous avions aussi nos jacobins, qui voulaient tout tuer, tout brûler, tout détruire en rentrant, etc., etc.

« Nos princes n’exerçaient aucune autorité positive sur notre multitude : ils étaient nos souverains, il est vrai ; mais nous étions des sujets fort indociles et très facilement aigris ; nous murmurions à tout propos ; c’était surtout sur les derniers arrivants que se portait la fureur commune ; c’était autant de gloire et de chance qu’ils enlevaient à nos exploits et à nos espérances ! disions-nous. On arrivait toujours trop tard, s’écriaient tous ceux qui se trouvaient une fois admis. Il n’y avait plus de mérite désormais, disait-on. Si l’on continuait à tout recevoir ainsi, la France entière serait bientôt de notre côté, et il ne se trouverait plus personne de punissable au retour, etc.

« Pleuvaient alors, de tous côtés les dénonciations de toutes sortes sur ceux qui arrivaient. Un prince de Saint-Maurice, fils du prince de Montbarey, ne put résister à l’ouragan, bien qu’il eût l’appui formel de tout ce qu’il y avait de distingué, celui du prince même, qui daigna implorer en sa faveur, disant : « Eh ! Messieurs, qui n’a pas ses fautes à se reprocher dans la révolution ! Moi aussi j’ai eu les miennes ; et en les oubliant vous m’avez donné le droit d’intercéder pour d’autres. » M. de Saint-Maurice n’en dut pas moins déguerpir au plus vite : son crime était d’avoir été de la société des amis des noirs, et d’être poursuivi, au milieu de nous, avec acharnement, par un gentilhomme franc-comtois, qui dénonçait M. de Saint-Maurice pour lui avoir fait brûler des châteaux. Or, peu de jours après, il se découvrit que le clabaudeur n’avait pas de château, qu’il n’était pas Franc-Comtois, qu’il n’était point gentilhomme : ce n’était qu’un aventurier.

« M. de Cazalès, qui avait rempli la France et l’Europe de l’éclat de son éloquence et de son courage dans l’Assemblée nationale, avait néanmoins perdu la faveur populaire à Coblentz. Quand il se présenta arrivant de Paris, le bruit courut parmi nous que les princes ne le recevraient pas, ou le recevraient mal. Nous nous réunîmes quatre-vingts Languedociens pour lui servir d’escorte, en dépit de lui-même. M. de Cazalès était l’honneur de notre province, nous le conduisîmes ainsi chez les princes, et il en fut bien reçu.

« Un député du tiers-état, qui s’était fort distingué à la Constituante par son royalisme, était au milieu de nous. Un de nos princes, s’adressant un jour à lui dans la foule, lui dit : « Mais, un tel, expliquez-moi donc, vous qui êtes si honnête homme, comment vous avez pu dans le temps prêter le serment du jeu de paume ? » Le député, interloqué de l’algarade, balbutia d’abord qu’il avait été pris à court qu’il ne devinait pas les conséquences funestes… Puis, se remettant aussitôt en selle, il répliqua avec vivacité : « Du reste, j’observerai à Monseigneur que ce n’est pas ce qui a perdu la monarchie française, mais bien la réunion de la noblesse, qui est venue nous joindre, sur une lettre très touchante de Monseigneur. – Holà ! dit le prince, en le frappant doucement sur le ventre, apaisez-vous, mon cher, je n’ai pas voulu vous fâcher par cette question. »

« Toutefois, avec le temps, on régularisa tant bien que mal quelque chose ; nous fûmes classés par corps et par province ; on nous assigna des cantonnements, on nous donna des armes ; les gardes du corps du roi furent réunis, habillés, équipés, soldés, et bientôt ils présentèrent une troupe superbe par sa tenue et sa régularité. La coalition d’Auvergne et le corps de la marine, partie à pied et partie à cheval, se firent spécialement remarquer par leur discipline, leur instruction et leur fraternité. Et l’on ne saurait trop admirer notre dévouement et notre abnégation : chaque officier ne fut plus qu’un simple soldat, tenu à des pratiques, à des fatigues fort étrangères à ses mœurs, et soumis aux plus grandes privations ; car il n’y avait point de solde, et beaucoup, dans le nombre, n’eurent bientôt plus d’autres ressources que la cotisation de leurs camarades plus heureux. Nous méritions un meilleur résultat, ou, pour mieux dire, nous étions dignes d’une meilleure entreprise. On avait soigneusement réuni tous les officiers des mêmes régiments, pour qu’ils présentassent le cadre tout formé à leurs soldats, qui ne manqueraient pas, pensions-nous, d’arriver à eux dès qu’ils les apercevraient : tel était notre aveuglement ! C’est par un pareil motif qu’on avait réuni de même les gentilshommes par province, ne doutant pas de leur heureuse influence sur l’ensemble de la population : notre maladie était de nous croire toujours désirés, attendus, adorés.

« Tous ces rassemblements s’exerçaient et manœuvraient publiquement, bien qu’aux interpellations diplomatiques à cet égard il fût répondu hardiment qu’il n’en était rien, ou qu’on ne manquerait pas de l’empêcher. Nous avions des généraux indiqués, un état-major formé, et tout ce qui caractérise un quartier-général, jusqu’à un grand prévôt. Insensiblement nos princes s’étaient environnés de tout ce qui constitue un véritable gouvernement : ils avaient des ministres pour les affaires du moment ; ils en avaient même pour la France, lorsque nous y serions rentrés ; tant ce moment nous semblait infaillible et prochain.

« M. de La Villeheurnois, dont il a été tant question depuis dans une conspiration royaliste, et qui a été mourir à Sinnamary à la suite de fructidor, avait le ministère de la police. Il partit de bonne heure pour aller l’exercer clandestinement à Paris. Il m’avait pris en belle affection, et voulait absolument faire de moi son gendre. Il employa de vives instances pour que je le suivisse ; mais je m’y refusai : la nature de son ministère me répugnait. Autrement quelles différentes combinaisons dans mes destinées !

« Nous avions aussi des rapports directs avec presque toutes les cours. Les princes y avaient des envoyés, et en recevaient à Coblentz. Monseigneur comte d’Artois alla à Vienne, je crois, mais bien certainement à Pilnitz. La noblesse, en corps, écrivit à Catherine, dont nous reçûmes un ambassadeur, M. de Romanzoff. Cette impératrice voyait avec plaisir se former un orage dans le midi de l’Europe ; elle attisait volontiers un incendie qui pouvait lui devenir très favorable, sans qu’il lui en coûtât rien : aussi se montrait-elle chaude dans ses sentiments et passionnée dans ses promesses. Elle ne désespérait pas, dans cette circonstance, de rendre dupe Gustave III, dont la voisine activité lui était importune ; elle l’avait décidé, dit-on, à la croisade, en le flattant de s’en voir le généralissime. Je ne sais si ce prince, de beaucoup d’esprit et de talent, et bien certainement un aigle pour son temps, s’en laissait imposer : ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il se montrait fort ardent pour notre cause, et qu’il annonçait le désir d’y combattre en personne. Quand il partit d’Aix-la-Chapelle pour aller prendre en Suède les dernières mesures à cet égard, je l’ai entendu, prenant congé de la princesse Lamballe, lui dire : « Vous me reverrez bientôt ; mais encore suis-je tenu, pour mon compte, à certaines démarches, à certains ménagements ; car mon rôle est des plus délicats. Sachez que moi, qui veux revenir combattre à la tête de vos aristocrates chez vous, je suis chez moi le premier démocrate du pays, etc. »

« Nous recevions même des envoyés de Louis XVI, qui présentaient des messages publics réprobateurs, et avaient des conférences confidentielles peut-être tout à fait différentes. Du moins agissions-nous comme s’il en avait été ainsi, déclarant hautement qu’il était captif, et que nous ne devions tenir nul compte d’aucun de ses ordres ; que nous devions prendre le contre-pied de tout ce qu’on lui faisait dire ; que s’il nous exhortait à la paix, c’est qu’il nous demandait la guerre. Aussi je pense que nous avons été bien funestes au repos de l’infortuné monarque, et que nous avons notre part spéciale dans le pardon qu’il a consacré dans son testament en faveur de ses amis, qui, par un zèle indiscret, dit-il, lui ont fait tant de mal.

« Cependant notre émigration se prolongeait, en dépit de toutes les promesses que l’on nous faisait et de toutes les espérances dont nous nous bercions ; car, de quelles illusions, de quels contes, de quelles absurdités n’abusait-on pas notre impatience, soit qu’on voulût prévenir notre découragement, soit qu’on s’abusât soi-même ! On s’est amusé à calculer, d’après nos lettres et nos gazettes, que nous avions fait marcher près de deux millions d’hommes en moins de dix-huit mois, sans qu’il ait pourtant rien paru à nos yeux. « Mais, nous disaient en grande confidence les hauts initiés, c’est que ces troupes ne marchent que la nuit pour mieux surprendre nos démocrates, ou qu’elles ne passent de jour que par pelotons et sans uniformes, » ou autres choses de même force. D’un autre côté, c’était une foule de lettres que l’on se montrait les uns aux autres, de tous les pays et des meilleures sources, en style énigmatique que l’on croyait bien n’être intelligible que pour nous seuls. On mandait à l’un que cinquante mille cristaux de Bohême venaient d’être expédiés pour son pays ; l’autre était prévenu de l’envoi très prochain de dix mille porcelaines de Saxe ; on annonçait à un troisième vingt-cinq mille balles de cacao, et autres bêtises de la sorte.

« Comment se peut-il, me dis-je à présent, que des gens d’esprit, car il y en avait certainement beaucoup dans le nombre, que d’anciens ministres qui nous avaient gouvernés, que d’autres qui étaient destinés à le devenir, pussent donner dans de pareilles balivernes, ou que notre gros bon sens, dans la multitude, ne nous ait pas portés à leur rire au nez ? Mais non, nous n’en demeurions pas moins convaincus que nous touchions au terme de nos espérances, que ce moment approchait, qu’il était infaillible ; que nous n’aurions qu’à nous montrer, que nous étions vivement désirés, que tout serait à nos pieds. »

Ici l’Empereur, qui m’avait souvent interrompu pour rire et goguenarder, m’a dit fort sérieusement : « Combien votre tableau doit être fidèle ; car je reconnais là une foule des vôtres ! Vraiment, mon cher, soit dit sans vous insulter, la jactance, la crédulité, l’inconséquence, la sottise même, l’on pourrait dire, en dépit de tout leur esprit, semblent être spécialement leur lot. Quand parfois, voulant m’amuser, je me suis laissé aller avec eux à lâcher les rênes et à encourager la confiance, j’ai entendu, moi, aux Tuileries, sous le consulat et l’empire, l’égal de tout ce que vous dites là ; nul ne doutait jamais de rien : l’amour des Français pour leurs rois avait passé tout entier à ma personne, me disait-on ; je pouvais désormais faire tout ce qui me plairait, j’en devais user, je ne rencontrerais jamais d’autres obstacles qu’une poignée d’incorrigibles maudits de tous. Cette contre-révolution tant redoutée, me disait un autre, n’avait été qu’un jeu d’enfant pour moi ; elle n’avait pas fait un pli dans mes mains. Et croira-t-on ceci ? il n’y manquait, me disait-il avec insinuation, que de substituer l’ancienne couleur blanche à celles qui nous avaient fait tant de tort en tous lieux. L’imbécile, c’était là la seule souillure qu’il nous trouvât désormais. J’en riais de pitié, bien que j’eusse de la peine à me contenir ; mais, pour lui, il était de la meilleure foi du monde, bien persuadé qu’il était dans mon sens, et, bien plus encore, que l’universalité pensait-comme lui[2]. Mais continuez. »

« L’apparition du duc de Brunswick à Coblentz et l’arrivée du roi de Prusse à la tête de ses troupes furent un grand sujet de joie et d’espérance pour toute l’émigration. Le ciel s’ouvrait enfin devant nous, s’écriait-on ; nous allions donc rentrer dans la terre promise ! Toutefois les gens de jugement et d’expérience prononcèrent, dès le premier abord, que notre crise aurait l’issue de toutes celles qui lui ressemblent dans l’histoire ; que nous ne serions que des instruments ou des prétextes pour les étrangers, qui ne cherchaient que leur intérêt et ne nous portaient aucun sentiment.

« M. de Cazalès, que peu de temps avait formé beaucoup, nous l’exprima avec bien de l’énergie. Nous considérions en extase les Prussiens qui défilaient dans les rues de Coblentz pour gagner nos frontières. « Jeunesse insensée, nous dit-il, vous admirez avec sympathie cette troupe et tout son attirail ; vous vous réjouissez de sa marche ; frémissez-en plutôt ! Pour moi, je voudrais voir le dernier de ces soldats dans le Rhin. Malheur à qui appelle l’étranger dans son pays ! Ô mes amis ! continua-t-il avec chaleur, la noblesse française n’y survivra pas : elle aura la douleur d’expirer loin de son berceau. Je suis plus coupable qu’un autre ; je le vois, et je fais comme tout le monde ; mais c’est parce que je ne peux rien empêcher. Je le répète, malheur à qui s’adresse à l’étranger, et s’en fie à lui ! »

« Quel oracle de sagesse que ces dernières paroles ! Bientôt des faits eussent dû nous en convaincre, si nous eussions eu moins d’aveuglement, ou s’il était donné à une multitude de bien raisonner et de bien agir ; mais nous étions destinés, par nos misères mêmes, à enrichir l’histoire d’une des leçons les plus dignes de la méditation des hommes. Nous pouvions bien nous compter vingt ou vingt-cinq mille en armes : certes, une telle masse, ardente, dévouée, combattant pour ses propres intérêts, d’intelligence avec les éléments sympathiques du dedans, agissant contre une nation bouleversée, dans l’agitation, confuse de nouveaux droits non encore sacrés, pas même bien compris, pouvait porter des coups décisifs. Mais ce n’était pas notre force, nos succès ; leur promptitude, qui eussent fait le compte des étrangers. Aussi, sous le prétexte de cette influence même, et pour qu’elle s’exerçât, disaient-ils, sur plusieurs points à la fois, ils nous annulèrent en nous morcelant, et nous faisant pour ainsi dire prisonniers au milieu de leurs divers corps d’armée. Ainsi six mille d’entre nous, sous les ordres du prince de Condé, furent dirigés contre l’Alsace ; quatre mille, sous le duc de Bourbon, durent agir en Flandre, et douze à quinze mille demeurèrent au centre, sous les deux frères du roi, pour attaquer la Champagne.

Le plan, les vœux de nos princes avaient été que Monsieur, comme héritier du trône et le suppléant naturel de Louis XVI, se proclamât, vu la captivité du roi, régent du royaume, en mettant le pied sur le territoire français ; qu’il marchât, avec ses émigrés, à la tête de l’expédition, et que les alliés, à sa suite, ne fussent que nos auxiliaires. Mais les alliés ne firent qu’en rire, ils nous reléguèrent à la queue, sous les ordres et le bon plaisir du généralissime Brunswick, qui nous fit précéder par le plus absurde des manifestes, dont il nous sauva du moins le ridicule et l’odieux.

« Il est juste de dire, toutefois, que parmi nous quelques vieilles têtes, mieux avisées, n’avaient pas été sans prévoyance à cet égard ; aussi avaient-elles proposé dans le conseil des princes y disait-on, de se jeter, avant l’arrivée des alliés, sur quelque point de la France, et d’y nourrir, pour notre compte, la guerre civile. D’autres, plus désespérés ou plus ardents, conseillaient de se saisir noblement des États de l’électeur de Trèves, notre bienfaiteur ; d’occuper Coblentz et sa forteresse, et d’en faire, pour tous les mécontents français, un centre de ralliement, un point d’appui indépendant du corps germanique ; et quand nous nous récriions contre une telle perfidie et une telle ingratitude, ils nous répondaient : « Aux grands maux les grands remèdes. » On ne sait ce qu’eussent pu produire de pareilles résolutions, qui étaient au demeurant bien plus dans l’audace de nos jours que dans les mœurs d’alors. Aussi ne furent-elles pas suivies ; et d’ailleurs il était trop tard, nous étions trop engagés au milieu des étrangers ; nous leur appartenions déjà, et nos destinées devaient s’accomplir !…

« Quant à nous qui formions la multitude, nous étions loin de prévoir nos malheurs. Nous nous mîmes en marche avec allégresse. Il n’était pas un de nous qui ne se vît, à quinze jours de là, chez lui triomphant au milieu de ses vassaux soumis, humiliés, accrus. Notre confiance n’eût permis là-dessus aucune observation, aucun doute ; j’en vais donner une preuve, qui, pour m’être personnelle et fort minutieuse en elle-même, n’en sera pas moins caractéristique pour tous. Nous traversions la ville de Trèves ; un de mes grands-oncles, lors de la guerre de la succession, en avait été gouverneur, pour Louis XIV, durant la conquête. Je fus visiter sa sépulture ; elle se trouvait dans une chapelle des chartreux de cette ville. La chaleur de mon âge, celle du moment, me portèrent à vouloir lui élever un petit monument, avec une superbe inscription analogue aux circonstances. Je ne doutais de rien. Il n’en fut pas ainsi des bons religieux : le prieur exigea que je m’en entendisse avec M. l’abbé, espèce d’évêque, et d’évêque allemand. Sa sagesse, sa tiédeur, en dépit de ses nombreux quartiers, lorsque je lui débitais mon projet chevaleresque, me prévinrent d’abord fortement contre lui ; mais quand, après quelques circonlocutions, il m’accoucha que, dans les circonstances présentes… la prudence… la sagesse… si les Français venaient à entrer dans la ville… À ces derniers mots, mon indignation fut extrême ; elle fut telle que je ne me donnai pas le temps de lui répliquer une parole. Je sortis aussitôt avec le rire du mépris et de la colère, convaincu que je laissais là le plus effroyable jacobin ; et rien qu’une générosité naturelle et le respect de moi-même purent m’empêcher d’ameuter les camarades, qui eussent certainement tout renversé. Hélas ! pourtant, M. l’abbé y voyait plus loin que moi ! car trois semaines n’étaient pas écoulées que les républicains étaient dans Trèves, le pauvre abbé en fuite, et les cendres du bon oncle profanées par les infidèles.

« Du reste, à peine fûmes-nous en pleine opération, à peine eûmes-nous mis le pied sur le sol français, qu’il devint très aisé, sous peine de stupidité ou d’aveuglement, de comprendre enfin qu’il était possible, à toute rigueur, que nous nous fussions abusés. Nous nous trouvions au milieu des Prussiens, qui enchaînaient tous nos mouvements ; nous ne pouvions aller en avant, à droite ni à gauche sans leur permission, et ils ne l’accordaient jamais. Nos subsistances, toutes nos ressources dépendaient de leur unique volonté ; nous avions la honte de nous présenter en esclaves sur le sol où nous prétendions régner.

« Quant à nos compatriotes, au lieu de nous recevoir en libérateurs, comme nous n’en avions pas douté, ils ne nous témoignèrent que de l’éloignement et de la répugnance. Pour quelques seigneurs châtelains ou autres qui venaient nous joindre, la masse entière de la population fuyait à notre approche ; on nous considérait hostilement, avec l’œil du reproche et le silence morne de la réprobation. Elle semblait nous dire : « Ne frémissez-vous donc pas de souiller ainsi le sol de la patrie ! N’êtes-vous pas nés Français ! Le cœur ne vous dit-il donc rien sur cette terre natale ! Vous vous dites offensés ; mais quel tort, quelle injure donna jamais à un fils le droit ou le sentiment de venir déchirer sa mère !… On nous dit qu’autrefois un patricien fougueux, Coriolan, eut l’infamie de combattre sa patrie ; mais du moins à la fureur il joignait l’élévation ; il se présentait avec un bras victorieux, il imposait ses propres volontés ; il ne se traînait pas à la suite des barbares étrangers ; il les commandait, et encore se laissa-t-il attendrir. Seriez-vous incapables de ce sentiment, et ne redouteriez-vous pas nos malédictions, qui vous seraient perpétuées par nos enfants ? Et, dans ce cas encore, quels que soient vos succès, ils n’égaleront pas vos douleurs ! Vous prétendez venir gouverner, vous n’aurez amené que des maîtres ! etc., etc. »

« À Verdun ou à Estain, on nous logea dans la ville. Quelques camarades et moi nous eûmes pour lot une assez belle maison : elle n’avait plus que les murailles ; tous les meubles, tous les propriétaires avaient disparu, à l’exception de deux jeunes demoiselles très jolies, qui nous en mirent en possession. Cette circonstance nous semblait d’un augure favorable ; nous nous permîmes de le leur faire observer galamment, et voulûmes faire les aimables : « Messieurs, nous dit assez aigrement l’une des deux amazones, nous sommes restées parce que nous nous sentions le courage de vous dire en face que nos prétendus sont en armes contre vous, et qu’ils ont nos vœux au moins autant que nos cœurs. » Ce langage était intelligible, aussi nous n’en demandâmes pas davantage, et nous allâmes nous loger ailleurs.

« Quoi qu’il en soit ; nous voilà donc en France, et à la suite de cette armée prussienne qui poursuit brillamment ses succès, nous laissant de trois ou quatre marches en arrière. Et soit pour se rire de nous, parce que nous les avions assurés que toutes les villes ouvriraient leurs portes à notre vue, soit pour se délivrer de nos importunités, ils nous donnèrent à faire le siège de Thionville. Nous approchons de la place, et, par une de ces bizarreries singulières du hasard, le corps de la marine s’y trouve précisément opposé aux volontaires nationaux de Brest : ils se reconnaissent, et Dieu sait la volée d’épithètes et d’injures qui sont aussitôt échangées.

« Toutefois la place de Thionville est, comme l’on sait, des plus fortes ; or nous manquions de tout, et nous ne pouvions la prendre de nos mains ni de nos dents, et ce fut alors le sujet d’une haute négociation que d’obtenir des Autrichiens de Luxembourg deux pièces de vingt-quatre. Après bien des allées et des venues, elles se présentent enfin triomphantes, et c’est avec ce formidable appareil que nous sommons la place, et que, sur son refus, on lui tire, la nuit, en pure perte, quelques centaines de coups de canon. Lors de mon retour de l’émigration, le hasard m’ayant fait trouver avec le général de Wimpfen, commandant de cette place, il me demandait quelle avait pu être notre intention par cette mauvaise plaisanterie. « Mais c’est, je crois, qu’on comptait sur vous. – Mais quand cela eût été, me disait-il, encore eussiez-vous dû me mettre dans le cas de me rendre ; vous ne pouviez supposer que je dusse aller vous solliciter de me prendre. » Le tout était à l’avenant ; la plus petite sortie mettait toutes nos forces en l’air, la moindre circonstance était un évènement pour nous ; cela était simple, car nous étions étrangers à tout ; aussi, courage à part, je n’hésite pas à croire que cent gros bonnets de la garde impériale n’eussent mis tout notre rassemblement en déroute. Heureusement que nos adversaires n’en savaient pas plus que nous : tous étaient pygmées alors, bien qu’en très peu de temps on ait trouvé des géants partout.

« Cependant nous demeurions fort mécontents de tout cela, sous nos tentes et sur notre mauvaise paille, mais à la française, notre gaieté faisait notre salut ; notre mauvaise humeur s’exhalait en quolibets et en mauvaises plaisanteries. Chacun de nos chefs eut bientôt son sobriquet ; il ne fut pas jusqu’au vénérable maréchal de Broglie, notre généralissime, qui n’eût le sien, et ceci me rappelle le conte dont nous gratifiâmes sans doute un de ses lieutenants, qui en demeura noyé. Si mes compagnons de tente lisent jamais ceci, ils en riront encore.

« Lors d’une sortie qui nous mit tout en émoi, comme de coutume, chacun se portait en avant ; or nous possédions deux petits canons que nous avions achetés, et que les officiers d’artillerie traînaient eux-mêmes, faute de chevaux. « Eh bien ! m’a observé l’Empereur, j’aurais pu être précisément attelé à ces mêmes canons, et pourtant quelles autres combinaisons dans mes destinées et dans celles du monde ! car il est incontestable, et nul ne saurait le nier, que je lui ai imprimé une direction toute de moi. Mais reprenez. »

Sire, notre formidable artillerie était donc en pleine route sur le grand chemin, quand l’officier général de jour arrive au grand galop, et s’arrête d’indignation à la vue de nos deux petits canons roulant vers la place, la culasse en avant. « Comment, Messieurs, le faisait-on s’écrier, sont-ce bien des gentilshommes, qui conduisent ainsi leurs canons à l’ennemi ? Et s’il se présentait, comment pourriez-vous tirer dessus ? » Et il s’obstinait à ne vouloir pas comprendre ce que les officiers d’artillerie se tuaient à lui dire, que pourtant il en était toujours ainsi partout, et que sous peine d’invention de sa part, on ne pouvait faire autrement. Et dès cet instant nous expédiâmes son brevet, que contresigna la multitude.

« Mais bientôt tout ce burlesque tourna subitement au dernier sérieux ; la scène changea comme par magie, et nos malheurs apparurent aussitôt dans toute leur affreuse nudité. Soit trahison, soit faiblesse, soit intérêt de sa politique ou maladie dans son armée, soit force réelle ou seule adresse du général français, le roi de Prusse traita secrètement avec lui, fit soudainement volte-face, et marcha vers la frontière, évacuant le territoire de la France. Alors commença pour nous la plus épouvantable débâcle ; le langage ne saurait rendre les indignes traitements dont nous fûmes l’objet, ni le juste ressentiment dont un cœur généreux dut se remplir contre les Prussiens nos alliés. Nos princes dégradés, méconnus, insultés par eux, nos équipages, nos effets les plus nécessaires, notre linge même pillés, nos personnes bassement maltraitées ; tels nous fûmes, pêle-mêle, poussés et revomis en dehors de la frontière, par nos amis, nos alliés ! ! !

« Pour moi, dès le commencement de la retraite, succombant sous la fatigue de trop longues marches faites dans la boue et sous des torrents de pluie, courbant sous un mousquet et tout un attirail qui n’étaient nuisibles qu’à moi, je profitai de ma prérogative de volontaire pour sortir des rangs, et opérer seul ma retraite, selon mes forces. Je partais quand je pouvais, je n’atteignais jamais la halte commune ; la première métairie me servait d’asile, et, soit bonheur personnel, soit parce qu’en effet les paysans se trouvèrent bons et point exaspérés contre nous, j’évacuai sans malencontre. Ce ne fut qu’à quelque temps de là que je pus juger de toute l’étendue du péril auquel je m’étais exposé, quand je lus dans les papiers que quinze ou dix-huit des nôtres, traînards comme moi, dont quelques-uns étaient mes voisins dans les rangs, avaient été saisis, menés à Paris et exécutés dans les places publiques en espèce d’auto-da-fé, et comme par voie d’expiation.

Aussitôt hors de France, on nous signifia à tous qu’il fallait nous dissoudre, mais cette intimation n’était pas nécessaire ; les besoins, le dénuement de toutes choses le rendaient suffisamment indispensable. Nous nous débandâmes ; chacun prit une direction à l’aventure, et le désespoir, la rage, furent ses compagnons. Nous traversâmes en fugitifs, la plupart du temps à pied, quelques-uns à peu près nus, les lieux de notre splendeur et de notre luxe passés. Heureux quand on ne nous en fermait pas les portes, qu’on ne nous en repoussait pas avec brutalité ! En un instant on nous chassa officiellement de partout ; on nous interdit le séjour ou l’entrée de tous les États voisins ; nous fuîmes au loin et allâmes traîner dans toute l’Europe le spectacle de nos misères, qui durent être une grande leçon de morale et de politique pour les peuples, les grands et les rois.

« Cependant les exploits des Français firent expier cruellement aux étrangers les indignités dont ils nous avaient accablés ; tandis que de notre côté ce nous fut une espèce de consolation que devoir l’honneur de l’émigration se réfugier dans l’armée de Condé, qui se montrait à tous les yeux et s’est inscrite dans l’histoire comme un modèle de loyauté, de valeur et de constance.

« Telle est, Sire, cette trop fameuse époque, cette détermination fatale qui n’a été, pour un grand nombre, que la seule erreur de la jeunesse et de l’inexpérience. Toutefois à ceux-là personne n’a le droit d’en faire le reproche qu’eux-mêmes. Les sentiments qui les guidèrent étaient si purs, si naturels, si généreux, qu’ils pourraient même au besoin s’en faire honneur, et ces dispositions, je dois le dire, étaient celles de la masse parmi nous, de cette foule surtout de gentilshommes de province qui, sacrifiant tout et n’attendant rien, sans fortune comme sans espérance, montraient un dévouement vraiment héroïque en ce qu’il n’avait d’autre but que ce qu’ils imaginaient être un devoir. Du reste, le vice en était tout à notre éducation politique, qui ne nous apprenait pas à distinguer nos devoirs, et nous faisait porter au prince seul ce qui appartenait à toute la patrie. Les erreurs passent avec les générations, les seules vérités demeurent ! Aussi dans l’avenir, quand les passions adverses seront éteintes, quand il ne restera plus de traces des intérêts croisés ou de l’aveuglement et de la fureur des partis, alors ce qui fut douteux pour nous sera positif pour d’autres. Ce qui était excusable ou même licite en nous, qui nous trouvions entre un vieil ordre de choses qui finissait et un nouveau qui s’élevait ; sera tenu pour hautement coupable parmi ceux qui jouiront de doctrines arrêtées. Là passeront comme articles de foi ; 1° que le plus grand de tous les crimes est d’introduire l’étranger au sein de la patrie ; 2° que la souveraineté ne saurait être errante ; mais qu’elle est inséparable du territoire et demeure liée à la masse des citoyens ; 3° que la patrie ne saurait être voyageuse, mais qu’elle est immuable et toute sur le sol sacré qui nous a donné la naissance, et où reposent les ossements de nos pères. Telles sont les grandes maximes et beaucoup d’autres encore qui demeureront enfantées par notre émigration ; telles sont les grandes vérités qu’on recueillera de nos malheurs ! »

« Très bien, a dit l’Empereur, très bien ; voilà ce qui s’appelle être sans préjugés, voilà de vraies vues philosophiques ! Et l’on dira de vous que vous avez su profiter des leçons du temps et de l’adversité. »

« Sire, durant notre séjour à bord du Northumberland, et dans les loisirs de la traversée, les Anglais plus d’une fois touchèrent vis-à-vis de nous ce point délicat ; égarés par la guerre qu’ils nous avaient faite avec fureur, aussi bien que par les maximes dont l’intérêt du moment remplissait leurs journaux, en opposition même avec leurs doctrines nationales, ils nous entretenaient des mérites de l’émigration, des vertus dont ils avaient été les témoins, et trouvaient la nation coupable d’y avoir résisté. Mais quand les arguments se compliquaient trop, ou que nous voulions y mettre un terme subit, nous l’obtenions d’un mot ; nous leur disions : « Reportez-vous au moment de votre révolution ; figurez-vous Jacques II vous menaçant de la rive opposée, et sous les bannières françaises, bien qu’entouré de ses fidèles, qu’auriez-vous fait ? Et si Louis XIV vous l’eût ramené à Londres à la tête de cinquante mille Français qui eussent ensuite tenu garnison chez vous, qu’auriez-vous senti ? » – Ah !… Mais… Ah !… disaient-ils, s’efforçant de chercher quelque différence, et ne pouvant en trouver, ils se mettaient à rire et se taisaient. « Et en effet, observait l’Empereur, il n’y avait pas un mot à répliquer. » Et il s’est mis à passer en revue, avec sa rapidité et ses vues ordinaires, les divers objets que j’avais relatés. Il s’est arrêté sur l’absurdité, l’inconséquence, la grande erreur de notre émigration ; les vrais torts qu’elle avait causés à la France, au roi, à nous-mêmes. Vous avez établi, consacré dans la France politique, disait-il, une scission pareille à celle que les catholiques et les protestants amenèrent dans l’Europe religieuse ; et quels malheurs n’en ont pas été la suite ! j’étais venu à bout d’en détruire les conséquences ; mais ne vont-elles pas renaître ? » Et il développait les moyens qu’il avait employés pour détruire ce fléau, les précautions qu’il avait dû prendre, les résultats qu’il avait voulus. Comme tout changeait de face dans sa bouche ! comme tout s’agrandissait à mes yeux, à mesure qu’il parlait ! « Et le bizarre de ma situation, ajoutait-il, c’est que dans tout cela je naviguais moi-même constamment au milieu des écueils.

« Chacun, jugeant d’après son échelle, attribuait à des affections, à de simples préjugés, à de la petitesse, ce qui en moi n’était pourtant que vues profondes, grandes conceptions et maximes d’État de la plus haute élévation ; on eût dit que je ne régnais que sur des pygmées en intelligence : je n’étais compris de personne. Le parti national n’éprouvait que jalousie et ressentiment de ce qu’il me voyait faire en faveur des émigrés, et ceux-ci, de leur côté, se persuadaient que je ne cherchais qu’à me donner du lustre par leur secours. Pauvres gens !…

« Toutefois, en dépit de l’aveuglement et des préjugés réciproques, j’étais arrivé à mon but, et j’avais obtenu la satisfaction de laisser tout calme dans le port, lorsque je me lançai sur la haute mer à la poursuite de mes grandes entreprises. »

N.B. Depuis mon retour en Europe, mentionnant ces paroles de Napoléon à un grand officier de la couronne qui avait eu l’honneur de jouir souvent de ses entretiens particuliers (le comte de Ségur), il m’a raconté à son tour une conversation précisément sur le même sujet : elle coïncide trop bien avec ce qu’on vient de lire pour que je ne la rapporte pas ici. L’empereur lui disait un jour : « Pourquoi croyez-vous que je cherche à m’entourer des grands noms de l’ancienne monarchie ! – Sire, mais peut-être pour splendeur de votre trône, et pour ménager certaines apparences aux regards de l’Europe. – Ah ! vous y voilà bien avec votre orgueil et vos préjugés de classe. Eh bien ! sachez que mes victoires et ma force me recommandent en Europe bien autrement que ne pourraient le faire tous vos grands noms, et qu’au-dedans ma prédilection apparente pour eux me fait beaucoup de tort, me dépopularise infiniment. Vous attribuez à de petites vues ce qui tient à de fort larges. Je constitue une société, une nation, et je me trouve sous la main des éléments tout à fait antipathiques. Les nobles et les émigrés ne sont qu’un point dans la masse, et cette masse leur est hostile et demeure fort ulcérée ; elle me pardonne avec peine de les avoir rappelés. Pour moi, je l’ai cru un devoir ; mais si je les laisse demeurer formant un corps, ils peuvent un jour servir à l’étranger, nous devenir nuisibles et courir eux-mêmes de grands périls. Je ne cherche donc qu’à les dissoudre et à les isoler. Si j’en place autour de moi, dans les administrations, dans l’armée, c’est afin de les incruster dans la masse, et pour faire en sorte que le tout ne fasse plus qu’un ; car je suis mortel, et si je venais à vous quitter avant que cette fusion se fût opérée, vous verriez quels inconvénients entraîneraient ces parties hétérogènes, et le terrible danger dont certaines personnes pourraient être victimes ! Ainsi donc, Monsieur, mes vues tiennent toutes à l’humanité et à la haute politique : nullement à de vains et sots préjugés. »

Et sur ce que je me récriais auprès du narrateur, combien peu aux Tuileries nous connaissions le véritable caractère de Napoléon, les hautes et excellentes qualités de son âme et de son cœur, il me répondait que pour lui il avait été personnellement plus heureux, et qu’il allait m’en donner une preuve qu’il choisissait entre dix : « L’Empereur, me disait-il, dans son Conseil privé, se montrait un jour fort monté contre le général La Fayette, et fit une sortie des plus vives contre ses opinions, ses principes, qu’il disait capables de mettre un État en complète dissolution ; et, s’animant par degrés, il se mit en une véritable colère. Je me trouvais un des membres de ce Conseil ; nouvellement admis et peu fait encore aux manières de l’Empereur, bien qu’arrêté par mes deux voisins, je pris aussitôt la parole en défense de l’accusé, assurant qu’on l’avait calomnié auprès du souverain, qu’il vivait paisible dans ses terres avec des opinions personnelles qui ne causaient aucun dommage. L’Empereur, dans son état de colère, reprit tout d’abord pour insister avec violence ; mais au bout de cinq à six mots, il s’arrête tout court, me disant : mais c’est votre ami, Monsieur, et vous avez raison. Je l’avais oublié… Parlons d’autre chose – Et pourquoi, disais-je, ne nous faisiez-vous pas connaître, dans le temps, tout cela ? – Par une fatalité qui semblait tenir à l’atmosphère de Napoléon ; soit prévention, soit autrement, notre esprit était tel qu’on ne pouvait le raconter qu’à ses intimes ; car si on en eût fait grand bruit, on eût passé pour un hâbleur grossièrement courtisan, qui eût débité, non ce qu’il croyait vrai, mais ce qu’il imaginait propre à lui mériter de la faveur et des récompenses. »

Mais puisque j’en suis à ce grand officier de la couronne, aussi distingué d’ailleurs par les grâces de son esprit et l’aménité de ses mœurs que par la noblesse de son caractère, voici une de ses réponses à Napoléon, d’un goût aussi fin que d’une flatterie délicate. L’Empereur, à un de ses levers, s’étant trouvé dans le cas de l’attendre, s’en montra fort choqué, et lui fit une scène à son arrivée, en présence de tous. Or, c’était le moment où cinq ou six rois, entre autres ceux de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, se trouvaient à Paris. « Sire, répondit le coupable, j’ai un million d’excuses sans doute à présenter à Votre Majesté ; mais aujourd’hui on n’est pas toujours maître de circuler dans les rues. Je viens d’avoir le malheur de donner dans un embarras de rois dont je n’ai pas pu sortir plus tôt, voilà la cause de ma négligence. » Chacun sourit, et l’Empereur, d’une voix fort radoucie, se contenta de dire : « Quoi qu’il en soit, Monsieur, prenez dorénavant vos précautions, et surtout ne me faites plus attendre. »


Voyage sentimental de Napoléon – Esprit public du temps – Journée du 10 août.


Samedi 3.

Le temps est devenu un peu meilleur ; l’Empereur a essayé de se promener au jardin. Le général Bingham et le colonel du 53e ont fait demander à voir l’Empereur, qui les a gardés assez longtemps. L’apparition du gouverneur a mis tout en fuite. Le général Bingham a disparu, et nous, nous avons gagné le bois pour nous éloigner du terrain.

L’Empereur, dans sa promenade, a beaucoup causé d’un voyage qu’il avait fait en Bourgogne, au commencement de la révolution. C’est ce qu’il appelle son Voyage sentimental, à Nuits, à la façon de Sterne ; il y alla souper chez son camarade Gassendi, alors capitaine dans son régiment, et marié assez richement à la fille d’un médecin du lieu. Le jeune voyageur ne tarda pas, disait-il, à s’apercevoir du dissentiment des opinions politiques du beau-père et du gendre : le gentilhomme Gassendi était aristocrate comme de raison, et le médecin, chaud patriote. Celui-ci trouva dans le convive étranger un auxiliaire puissant, et en fut si ravi que le lendemain il était au point du jour chez lui en visite de reconnaissance et de sympathie. L’apparition d’un jeune officier d’artillerie d’une bonne logique et d’une langue alerte, disait l’Empereur, était une recrue précieuse et rare pour l’endroit. Il fut aisé au voyageur de s’apercevoir qu’il faisait sensation. C’était un dimanche, on lui tirait le chapeau du bout de la rue. Toutefois ce triomphe ne fut pas sans échec. Il alla souper chez une dame, auprès de laquelle un autre de ses camarades semblait fort bien établi ; or c’était là le repaire de l’aristocratie du canton, bien que la dame ne fût que la femme d’un marchand de vin ; mais elle avait une grande fortune, les meilleures manières, c’était la duchesse de l’endroit, disait l’Empereur. Là se trouvait toute la gentilhommerie des environs. Le jeune officier avait donné dans un vrai guêpier, il lui fallut rompre force lances ; la partie n’était pas égale. Au plus fort de la mêlée, on annonce le maire. « Je crus que c’était un secours que le ciel m’envoyait dans ce moment de crise, disait l’Empereur ; mais il se trouva le pire de tous. Je vois encore ce maudit homme, dans son bel accoutrement du dimanche, bien boursouflé sous un grand habit cramoisi : c’était un misérable. Heureusement la générosité de la maîtresse de la maison, peut-être une secrète sympathie d’opinions, me sauvèrent. Elle détourna constamment, avec esprit, les coups qui eussent pu porter ; elle fut sans cesse le bouclier gracieux sur lequel les armes venaient perdre leurs forces ; enfin elle me préserva de toute blessure, et il m’est toujours resté d’elle un agréable souvenir pour le service que j’en reçus dans cette espèce d’échauffourée.

Cette diversité d’opinions, faisait observer l’Empereur, se trouvait alors dans toute la France. Dans les salons, dans la rue, sur les chemins, dans les auberges, tous les esprits étaient prêts à s’enflammer, et rien de plus facile que de se méprendre sur la force des partis et de l’opinion, suivant les localités où l’on se plaçait. Ainsi un patriote s’en laissait imposer facilement s’il se trouvait dans les salons ou parmi les rassemblements d’officiers, tant il se voyait en minorité ; mais sitôt qu’il était dans la rue ou parmi les soldats, il se retrouvait alors au milieu de la nation tout entière. Les sentiments du jour ne laissèrent pas de gagner jusqu’aux officiers mêmes, surtout après le fameux serment à la nation, à la loi et au roi. Jusque-là, continuait l’Empereur, si j’eusse reçu l’ordre de tourner mes canons contre le peuple ; je ne doute pas que l’habitude, le préjugé, l’éducation, le nom du roi, ne m’eussent porté à obéir ; mais le serment national une fois prêté, c’eût été fini, je n’eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient dès lors en harmonie avec mes devoirs, et s’arrangeaient à merveille de toute la métaphysique de l’Assemblée. Toutefois les officiers patriotes, il faut en convenir, ne composaient que le petit nombre ; mais, avec le levier des soldats, ils conduisaient le régiment et faisaient la loi. Les camarades du parti opposé, les chefs mêmes recouraient à nous dans tous les moments de crise. Je me souviens, par exemple, disait-il, d’avoir arraché à la fureur de la populace un des nôtres, dont le crime était d’avoir entonné, des fenêtres de notre salle à manger, la célèbre romance de : O Richard ! ô mon roi ! Je me doutais bien peu alors qu’un jour cet air serait proscrit aussi de la sorte à cause de moi. C’est comme au 10 août, voyant enlever le château des Tuileries et se saisir du roi, j’étais assurément bien loin de penser que je le remplacerais, et que ce palais serait ma demeure. »

Et, s’arrêtant sur cette journée du 10 août, il a dit : « Je me trouvais, à cette hideuse époque, à Paris, logé rue du Mail, place des Victoires. Au bruit du tocsin et de la nouvelle qu’on donnait l’assaut aux Tuileries, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frère de Bourienne, qui y tenait un magasin de meubles. Il avait été mon camarade à l’École militaire de Brienne. C’est de cette maison, que, par parenthèse, je n’ai jamais pu retrouver depuis par les grands changements qui s’y sont opérés, que je pus voir à mon aise tous les détails de la journée. Avant d’arriver au Carrousel, j’avais été rencontré dans la rue des Petits-Champs par un groupe d’hommes hideux, promenant une tête au bout d’une pique. Me voyant passablement vêtu, et me trouvant l’air d’un monsieur, ils étaient venus à moi pour me faire crier vive la nation ! ce que je fis sans peine, comme on peut bien le croire.

« Le château se trouvait attaqué par la plus vile canaille. Le roi avait assurément pour sa défense au moins autant de troupes qu’en eut depuis la Convention au 13 vendémiaire, et les ennemis de celle-ci étaient bien autrement disciplinés et redoutables. La plus grande partie de la garde nationale se montra pour le roi : on lui doit cette justice. »

Ici le grand maréchal a observé qu’il était précisément d’un des bataillons qui se montrèrent les plus dévoués. Il avait failli être massacré plusieurs fois par le peuple, en regagnant isolément sa demeure. Nous, nous faisions remarquer, de notre côté, qu’en général la garde nationale, à Paris, avait constamment montré les vertus de son état : l’amour de l’ordre, le dévouement à l’autorité, la crainte du pillage et la haine de l’anarchie ; et c’était aussi l’opinion de l’Empereur.

« Le palais forcé, et le roi rendu dans le sein de l’Assemblée, a-t-il continué, je me hasardai à pénétrer dans le jardin. Jamais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses de Suisses, soit que la petitesse du local en fît ressortir le nombre, soit que ce fût le résultat de la première impression que j’éprouvais en ce genre. J’ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses. Je parcourus tous les cafés du voisinage de l’Assemblée. Partout l’irritation était extrême. La rage était dans tous les cœurs ; elle se montrait sur toutes les figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe du peuple ; et il fallait que tous ces lieux fussent journellement remplis des mêmes habitués, car, bien que je n’eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-être était-ce encore parce que mon visage était plus calme, il m’était aisé de voir que j’excitais maints regards hostiles et défiants, comme quelqu’un d’inconnu où de suspect. »


Bals masqués – Madame de Mégrigny – Le Piémont et les Piémontais – Canaux de la France – Rêves sur Paris – Versailles – Fontainebleau, etc.


Dimanche 4.

On parlait des bals masqués ; l’Empereur les aimait particulièrement, et en demandait souvent. Il y était toujours sûr d’un certain rendez-vous qui ne lui manquait jamais. Il s’y trouvait, disait-il, entrepris chaque année par un même masque, qui lui rappelait d’anciennes intimités, et le sollicitait avec ardeur de vouloir bien le recevoir et l’admettre à sa cour : c’était une femme très aimable, très bonne et très belle, à qui beaucoup devaient certainement beaucoup. L’Empereur, qui ne laissait pas que de l’affectionner, lui répondait toujours : « Je ne nie pas que vous soyez charmante ; mais voyez un peu quelle est votre demande ! jugez-la vous-même, et prononcez. Vous avez deux ou trois maris et des enfants de tout le monde. On tiendrait à bonheur sans doute d’avoir été complice de la première faute : on se fâcherait de la seconde, on la pardonnerait peut-être. Mais ensuite, et puis, et puis !… À présent, soyez l’Empereur, et jugez : que feriez-vous à ma place ? et moi qui suis tenu à faire renaître un certain décorum ! » Alors la belle solliciteuse gardait le silence, ou lui disait : « Du moins ne m’ôtez pas l’espérance, » et renvoyait à l’année suivante à être plus heureuse. « Et chacun de nous deux, disait l’Empereur, était exact à ce nouveau rendez-vous. »

À ces bals, l’Empereur aimait particulièrement à se faire insulter, disait-il, et le recherchait. Un jour, chez Cambacérès, il rit beaucoup de s’entendre dire par une dame connue, qu’il prétend que sa nature portait d’ailleurs facilement à l’aigreur, « qu’il y avait des gens au bal qu’il faudrait mettre à la porte ; qu’ils n’avaient pu y entrer sans doute qu’avec des billets volés. »

Une autre fois il avait porté la douce et timide madame de Mégrigny à se lever et à s’éloigner avec colère et les larmes aux yeux, disant qu’on abusait assurément vis-à-vis d’elle de la liberté que donnait un bal masqué. L’Empereur venait de lui rappeler une faveur très remarquable qu’il lui avait accordée jadis, en ajoutant que personne ne doutait qu’elle ne l’eût payée par le droit du seigneur. « Or il n’y avait que moi, disait l’Empereur, qui pusse le lui dire sans l’insulter, parce que cela se disait, il est vrai, mais que j’étais bien sûr qu’il n’en était rien. » Voici l’histoire.

L’Empereur allant se faire couronner à Milan coucha à Troyes. On lui présenta les autorités, et, parmi elles, une jeune pétitionnaire à la veille de se marier, et qui venait solliciter de lui une faveur de fortune. Or, comme l’Empereur désirait, disait-il, faire quelque chose qui fût, avec éclat, agréable au pays, la circonstance lui parut favorable, et il la saisit avec toute la grâce imaginable. La jeune personne (c’était madame de Mégrigny) appartenait aux premières familles de la province, mais était tout à fait ruinée par l’émigration. À peine était-elle de retour au logis misérable de ses parents, qu’un page y entrait avec fracas, apportant le décret de l’Empereur qui leur rendait trente mille francs de rente ou plus. On juge du bruit et de l’effet d’un tel évènement. Toutefois, comme rien n’était plus charmant, plus complètement joli, disait l’Empereur, que la jeune solliciteuse, on voulait que ses attraits eussent été pour quelque chose dans sa galanterie, bien qu’il eût quitté la ville quelques heures après, et qu’il n’y eût plus songé ; c’était égal. On sait comme se font les histoires, et, comme elle était femme d’un de ses écuyers, qu’elle vint conséquemment à la cour, on avait mêlé tout cela comme de coutume ; si bien que, nommée depuis sous-gouvernante du roi de Rome, le choix scandalisa un moment la sévère madame de Montesquiou, qui craignait, disait l’Empereur, de n’y voir qu’un arrangement.

L’Empereur dit qu’il renouvela à Turin la galanterie gracieuse de Troyes dans la personne de madame de Lascaris ; et, dans les deux endroits, du reste, il croit avoir eu à se louer de sa libéralité, et en avoir recueilli le fruit. Les deux familles se sont montrées attachées et reconnaissantes.

Il se demandait à ce sujet quels auront pu être les sentiments du Piémont à son égard. Il avait une affection particulière, disait-il, pour cette province. M. de Saint-Marsan, qu’il croyait lui avoir été fidèle jusqu’à la fin, l’avait assuré, au moment de nos désastres, disait-il, que ce pays se montrerait une des meilleures provinces.

« Au fait, continuait l’Empereur, les Piémontais n’aimaient point à être un petit État. Leur roi était un vrai seigneur féodal qu’il fallait courtiser ou craindre. Il avait plus de pouvoir, plus d’autorité que moi, qui, empereur des Français, n’étais qu’un magistrat suprême, faisant marcher les lois, et ne pouvant en dispenser. Aurais-je pu empêcher un courtisan d’être poursuivi pour ses dettes ? aurais-je pu arrêter l’action des lois sur qui que ce fût ? etc., etc. »

Dans la conversation du dîner, l’Empereur demandait si on avait calculé la quantité d’eau fluviale qui entrait dans la Méditerranée et dans la mer Noire, ce qui l’a conduit à désirer qu’on calculât la quantité d’eau fluviale de notre Europe, et qu’on assignât la proportion de chaque vallée et de chaque versant. Il regrettait fort de n’avoir pas présenté cette série de questions scientifiques. C’était là son grand système, disait-il. Lui venait-il une idée utile, curieuse, intéressante : « À mes levers ou dans mes communications familières, je posais des questions analogues à mes membres de l’Institut, avec ordre de me les résoudre. La solution en était lancée dans le public ; elle y était analysée, combattue, adoptée ou repoussée ; et il n’est rien qu’on obtienne de la sorte ; c’est là la grande voie des progrès dans une grande nation douée de beaucoup d’esprit et de beaucoup de lumières. »

L’Empereur observait encore à ce sujet qu’on n’avait jamais été plus fort en géographie qu’aujourd’hui, et qu’on en devait quelque chose à ses expéditions. Il a parlé ensuite des canaux qu’il avait fait faire en France. Il citait surtout celui de Strasbourg à Lyon, qu’il espérait avoir assez avancé pour qu’on fût obligé de le finir. Il pensait que sur trente millions il devait y en avoir déjà vingt-quatre d’employés.

« Aujourd’hui on communiquait, par l’intérieur, de Bordeaux à Lyon et à Paris. J’avais construit un grand nombre de canaux ; j’en avais projeté bien davantage. » L’un de nous ayant dit qu’on en avait proposé à l’Empereur un très avantageux, mais qu’on l’avait trompé pour l’empêcher d’accepter les offres faites à ce sujet : « Sans doute que le plan n’aura été avantageux que sur le papier, disait l’Empereur, mais qu’en dernière analyse il m’aurait fallu donner de l’argent, ce qu’on m’arrachait difficilement. – Non, Sire, répondait-on, le refus n’a été que l’effet d’une intrigue. On a trompé Votre Majesté. – Cela n’est pas possible sur ce point. Vous parlez légèrement. – Mais j’en suis sûr ; j’ai connu le plan, les offres, les souscripteurs ; mes parents y étaient pour des sommes considérables. Il s’agissait d’unir la Meuse à la Marne. Le canal aurait eu moins de sept lieues. – Mais vous ne dites pas tout ; peut-être avec cela exigeait-on que je concédasse d’immenses forêts nationales dans les environs ? ce que je n’aurais pas voulu. – Non, Sire, c’était seulement une intrigue de vos Ponts-et-Chaussées. – Mais encore faudrait-il qu’ils eussent opposé quelques raisons, quelque apparence d’intérêt public. Que disent-ils ? – Sire, que les bénéfices auraient été trop grands. – Mais alors ils me l’eussent proposé eux-mêmes, disait l’Empereur, et je l’eusse exécuté. Je vous répète que vous ne sauriez avoir raison ; vous parlez ici à l’homme de la chose même, qui s’en occupait sans cesse. Les Ponts-et-Chaussées, de leur côté, n’étaient jamais plus heureux que de faire. Jamais un particulier ne m’a proposé un pont qu’il n’ait été pris au mot. S’il me demandait un péage de vingt-cinq ans, j’étais disposé à le lui accorder pour trente. Il m’importait peu qu’il fût utile, s’il ne devait me rien coûter. C’était toujours un capital dont j’enrichissais le sol. Au lieu de refuser des canaux, je courais après. Mais, mon cher, rien ne se ressemble moins qu’une conversation de salon et un conseil d’administration. L’homme à projets, dans un salon, a toujours raison ; ses résultats seraient magnifiques, infaillibles, si on l’écoutait, et pour peu qu’il puisse lier le refus qu’il éprouve à quelques pots-de-vin, à quelque intrigue de femme ou de maîtresse, le roman est complet ; or voilà ce que vous avez entendu. Mais il n’en est pas ainsi dans un conseil d’administration, parce qu’on n’y décide que sur des faits et le compas à la main. Quel est votre canal ? avez-vous dit, il ne saurait m’être étranger. – Sire, de la Meuse à la Marne, et de sept lieues seulement. – Eh bien ! mon cher, c’est de la Meuse à l’Aisne que vous voulez dire, et il eût été de moins de sept lieues. Cela va me revenir ; mais il n’y a qu’une petite difficulté, c’est qu’en cet instant même il est encore douteux qu’il soit praticable. Là, comme ailleurs, Hippocrate dit oui, et Gallien dit non. Tarbé l’assurait impossible, niant qu’il eût assez d’eau au point du partage. Je vous répète, continuait l’Empereur, que vous parlez à celui du monde qui s’est le plus occupé de ces objets, surtout aux environs de Paris. Il entrait dans mes rêves perpétuels de faire de celle-ci la véritable capitale de l’Europe ; parfois je voulais qu’elle devînt une ville de deux, trois ou quatre millions d’habitants, par exemple, en un mot quelque chose de fabuleux de colossal, d’inconnu jusqu’à nos jours, et dont les établissements publics eussent répondu à la population. »

Quelqu’un ayant observé alors que si le ciel eût donné à l’Empereur un règne de soixante ans, comme à Louis XIV, il aurait laissé de bien grandes choses : « Si le ciel m’eût donné seulement vingt ans et un peu de loisir, a repris vivement l’Empereur, on aurait cherché vainement l’ancien Paris ; il n’en fût pas resté de vestiges, et j’aurais changé la face de la France. Archimède promettait tout, si on lui laissait poser le bout de son levier ; j’en eusse fait autant partout où l’on m’eût laissé poser mon énergie, ma persévérance et mes budgets… Avec les budgets on créerait le monde… J’aurais montré la différence d’un empereur constitutionnel à un roi de France. Les rois de France n’ont jamais rien eu d’administratif ni de municipal… Ils ne se sont jamais montrés que de grands seigneurs que ruinaient leurs gens d’affaires.

« La nation elle-même n’a dans son caractère et ses goûts que du provisoire et du gaspillage. Tout pour le moment et le caprice, rien pour la durée… voilà notre devise et nos mœurs en France. Chacun passe sa vie à faire et à défaire ; il ne reste jamais rien… N’est-il pas indécent que Paris n’ait seulement pas un Théâtre-Français, un Opéra, rien digne de ces destinations !

« J’ai souvent combattu des fêtes que la ville de Paris voulait me donner ; c’étaient des dîners, des bals, des feux d’artifice de quatre, de six, de huit cent mille francs, dont les préparatifs obstruaient plusieurs jours la voie publique, et qui coûtaient ensuite autant à défaire qu’ils avaient coûté à construire. Je prouvais qu’avec ces faux frais ils auraient fait des monuments durables, magnifiques…

« Il faut avoir fait autant que moi pour connaître toute la difficulté de faire le bien. Il fallait parfois toute ma puissance pour pouvoir réussir. S’agissait-il de cheminées, de cloisons, d’ameublements dans les palais impériaux pour quelques particuliers, on courait à pleines voiles ; mais s’agissait-il de prolonger le jardin des Tuileries, d’assainir quelques quartiers, de désobstruer quelques égouts, d’accomplir un bien public qui n’intéressât pas directement quelques particuliers, il fallait tout mon caractère, écrire six, dix lettres par jour et se fâcher tout rouge. C’est ainsi que j’ai employé jusqu’à trente millions en égouts dont personne ne me tiendra jamais compte. J’ai abattu pour dix-sept millions de maisons en face des Tuileries pour former le Carrousel et découvrir le Louvre. Ce que j’ai fait est immense, ce que j’avais arrêté, ce que je projetais encore l’était bien davantage. »

Alors quelqu’un faisait la remarque que les travaux de l’Empereur ne s’étaient bornés ni à Paris ni à la France : presque toutes les villes d’Italie présentaient des traces de sa création. Partout où l’on voyageait, au pied comme à la cime des Alpes, dans les sables de la Hollande, sur les rives du Rhin, l’on retrouvait Napoléon, toujours Napoléon.

À cela il a observé qu’il avait décidé de dessécher les marais Pontins. « César, a-t-il dit, allait s’en occuper quand il périt. » Et revenant à la France : « Les rois, disait-il, avaient trop de maisons de campagne et d’objets inutiles. Un historien impartial aura le droit de blâmer Louis XIV dans ses effroyables et inutiles dépenses de Versailles, surtout avec ses guerres, ses impositions, ses malheurs : il s’est épuisé pour ne créer après tout qu’une ville bâtarde. » L’Empereur a alors analysé les avantages d’une ville administrative, c’est-à-dire faite pour la réunion des administrations, et ils lui semblaient vraiment problématiques.

Je regrette bien ici de n’avoir pas consigné dans le temps la suite de ces raisons ; elles étaient si multipliées, si ingénieuses !

L’Empereur ne se dissimulait pas que la demeure de la capitale n’était parfois pas tenable pour les souverains ; mais, d’un autre côté, Versailles ne l’était pas pour les grands, les ministres ni les courtisans. C’était donc une faute de Louis XIV, s’il n’avait entrepris Versailles que pour le séjour des rois, lorsque Saint-Germain était tout trouvé sous sa main : la nature semblait l’avoir fait exprès pour la véritable demeure des rois de France. Lui-même, Napoléon, avait fait des fautes à cet égard ; car il ne fallait pas, disait-il, se louer dans tout ce qu’on avait fait. Il aurait dû retrancher Compiègne, par exemple, et il regrettait d’y avoir fait son mariage : il eût voulu l’avoir fait à Fontainebleau. « Et voilà, disait-il encore en s’arrêtant sur Fontainebleau, la vraie demeure des rois, la maison des siècles ; peut-être n’était-ce pas rigoureusement un palais d’architecte, mais bien assurément un lieu d’habitation bien calculé et parfaitement convenable. C’était ce qu’il y avait sans doute de plus commode, de plus heureusement situé en Europe pour le souverain, etc. »

Il passait alors en revue les capitales qu’il avait visitées, les maisons des rois, qu’il avait parcourues, et nous donnait de beaucoup la supériorité. Fontainebleau, ajoutait-il encore, était aussi en même temps la situation politique et militaire la plus convenable. L’Empereur se reprochait des dépenses qu’il avait faites à Versailles ; mais fallait-il bien encore, disait-il, l’empêcher de tomber en ruines. Il avait été question, dans la révolution, de détruire en grande partie ce palais, d’en enlever le milieu, et de séparer par là les deux côtés. « On m’eût rendu un grand service disait-il ; car rien n’est dispendieux ni véritablement inutile comme cette multitude de palais ; et si pourtant on m’a vu entreprendre celui du roi de Rome, c’est que j’avais des vues à moi ; et puis encore c’est qu’au vrai je n’ai jamais songé qu’à préparer le terrain : je m’en fusse tenu là[3].

Mes erreurs en dépenses de ce genre, ajoutait-il, ne pouvaient après tout être grandes. Grâce à mes budgets, ces erreurs s’apercevaient et se corrigeaient de force chaque année ; elles ne pouvaient jamais aller au-delà d’une petite quotité de la faute principale. »

L’Empereur avait eu toutes les peines du monde, assurait-il à faire comprendre et adopter son système de budgets en bâtisses et autres grandes entreprises pareilles. « Me proposait-on un plan de trente millions, qui me convînt ? Accordé, disais-je ; mais à faire en vingt ans, c’est-à-dire à quinze cent mille francs par an. Cela allait très bien jusque-là ; mais que me donnerez-vous, ajoutais-je, pour ma première année ? car si je veux que ma dépense soit morcelée, je veux néanmoins que le résultat, le travail m’arrive entier et fini. Ainsi je veux d’abord un abri, une chambre, un appartement, n’importe quoi, mais quelque chose de complet pour mes quinze cent mille francs. Les architectes ne voulaient plus y entendre ; cela gênait leur grandiose, leur grand effet. Ils auraient voulu d’abord produire toute une façade longtemps inutile, et vous engrener ainsi dans des dépenses immenses, qui, si elles étaient interrompues, ne vous laissaient rien.

C’est avec cette manière à moi, et en dépit de tant de circonstances politiques et militaires, que j’ai fait néanmoins tant de choses. J’avais réuni quarante millions de meubles à la couronne, quatre millions au moins d’argenterie. Que de palais j’ai restaurés ! Peut-être trop : j’y reviens. Grâce à ma manière de faire, j’ai pu habiter Fontainebleau dès la première année de travail ; il ne m’en coûta pas plus de cinq à six cent mille francs. Si j’y ai dépensé depuis six millions, cela n’a été qu’en six ans ; j’en aurais dépensé bien davantage avec le temps ! Mon but principal avait pour objet que la dépense fût insensible, et le résultat éternel.

À mes voyages de Fontainebleau, disait l’Empereur, douze à quinze cents personnes étaient invitées, logées et meublées, plus de trois mille pouvaient y trouver à dîner, et ceci n’avait rien de coûteux pour le souverain, ou très peu, grâce à l’ordre établi ; Duroc l’avait rendu admirable. Plus de vingt ou vingt-cinq princes, dignitaires ou ministres étaient contraints d’y tenir maison.

« Je condamnais Versailles dans sa création, reprenait l’Empereur ; mais, dans mes idées parfois gigantesques sur Paris, je rêvais d’en tirer parti, et de n’en faire, avec le temps, qu’une espèce de faubourg, un site voisin, un point de vue de la grande capitale ; et, pour l’approprier davantage à cet objet, j’avais conçu une singulière idée, dont je m’étais même fait présenter le programme.

« De ces beaux bosquets, je chassais toutes ces nymphes de mauvais goût, ces ornements à la Turcaret, et je les remplaçais par des panoramas, en maçonnerie, de toutes les capitales où nous étions entrés victorieux ; de toutes les célèbres batailles qui avaient illustré nos armes. C’eût été autant de monuments éternels de nos triomphes et de notre gloire nationale, posés à la porte de la capitale de l’Europe, laquelle ne pouvait manquer d’être visitée par force du reste de l’univers. » Et laissant tout à coup cela, il s’est mis à nous lire le Distrait, dont le volume était depuis longtemps sous sa main ; mais il l’a presque aussitôt interrompu, soit qu’il eût été remué de ses propres pensées, soit qu’il s’y vît contraint par une toux nerveuse qui, depuis peu, lui revenait souvent après son dîner. Il est certain qu’il change beaucoup, et que sa santé se perd tout à fait.


Projet d’une histoire européenne – Sélim III – Forces d’un sultan turc – Les mameloucks – Sur la régence.


Lundi 5.

L’Empereur n’est sorti qu’à près de cinq heures ; il était souffrant, avait pris un bain, que la venue de sir H. Lowe avait trop prolongé, n’ayant voulu en sortir qu’après que ce gouverneur eût disparu de l’établissement.

L’Empereur avait lu dans son bain deux volumes de l’Histoire Ottomane. Il avait conçu l’idée, disait-il, et regrettait fort de n’avoir pu l’exécuter, de faire composer toutes les histoires de l’Europe depuis Louis XIV, sur les pièces mêmes de nos relations extérieures où se trouvent les rapports réguliers de tous les ambassadeurs.

« Mon règne, disait-il, eût été une époque parfaite pour cet objet. La supériorité de la France, son indépendance, sa régénération, mettaient le gouvernement actuel à même de publier tous ces objets sans inconvénient. C’eût été comme si l’on eût publié l’histoire ancienne : rien n’eût été plus précieux. »

Et de là, passant à Sélim III, il disait lui avoir écrit un jour : « Sultan, sors de ton sérail, mets-toi à la tête de tes troupes, et recommence les beaux jours de la monarchie. »

Sélim, le Louis XVI des Turcs, disait l’Empereur, qui nous était très attaché et très favorable d’ailleurs, se contenta de lui répondre que c’était bon pour les premiers princes de sa dynastie, que les mœurs de ce temps étaient bien loin, que de pareils actes seraient aujourd’hui hors de saison et tout à fait sans fruit.

L’Empereur ajoutait néanmoins que personne ne connaissait sans doute la force de la développée, le débordement subit dont serait capable un sultan de Constantinople qui saurait se placer à la tête de son peuple, le retremper, et mettre en marche sa multitude fanatisée. Plus tard, il disait que, pour son propre compte, si en Égypte il eût pu à ses Français joindre les mameloucks, il se serait regardé comme le maître du monde. « Avec cette poignée choisie et la canaille, ajoutait-il en riant, recrutée sur les lieux, pour être dépensée au besoin, je ne connais rien que je n’eusse renversé. Alger en trembla. »

« – Mais si jamais il prenait fantaisie à ton sultan, disait un jour le dey d’Alger au consul français, de venir nous visiter, quelle serait notre sûreté ? car il a défait les mameloucks. C’est que les mameloucks, dans tout l’Orient, faisait observer l’Empereur, étaient en effet des objets de vénération et de terreur, c’était une milice regardée jusqu’à nous comme invincible. »

L’Empereur, en attendant son dîner au milieu de nous, a ouvert un livre qui se trouvait à côte de lui sur le canapé : C’était la régence. Il a dit que c’était là une des époques les plus hideuses de nos annales ; il était fâché qu’on l’eût peinte avec la légèreté du temps, et non avec la sévérité de l’histoire. On avait jeté dessus les fleurs du bon ton et le vernis des grâces, au lieu d’en faire une exacte justice. La régence, au vrai, ajoutait-il, avait été le règne de la dépravation du cœur, du dévergondage de l’esprit, de l’immoralité la plus profonde en tout genre : c’était au point qu’il croyait, disait-il, à toutes les horreurs, à toutes les abominations qu’on reprochait aux mœurs du régent, dans le sein de sa propre famille ; tandis qu’il ne le croyait pas de Louis XV, qui, bien que plongé dans le plus sale, le plus hideux libertinage, ne lui laissait pourtant pas le droit d’ajouter foi à des choses si révoltantes et si monstrueuses ; et il le justifiait très bien de certaines imputations qui eussent touché de fort près à la personne d’un de ses anciens aides de camp, de lui ; Napoléon. De là il est revenu à dire que l’époque du régent avait été le renversement de toutes les fortunes, la perte de la morale publique. Rien n’avait été sacré, ni dans les mœurs, ni dans les principes. Le régent s’était personnellement couvert d’infamie. Dans l’affaire des princes légitimés, il avait montré la dernière bassesse, et commis un grand abus d’autorité. Le roi seul pouvait autoriser un tel jugement, et lui régent s’était plu à se déshonorer gratuitement dans la personne de sa femme, fille naturelle de Louis XIV, qu’il avait trouvé très bien néanmoins d’épouser quand ce roi régnait, etc., etc.


Mardi 6.

Pour essayer la tente qui venait d’être achevée, on y a dressé la table de service, et nous avons invité à déjeuner avec nous les officiers anglais qui avaient surveillé le travail.

L’Empereur m’a fait appeler dans sa chambre ; il a fait sa toilette, je l’ai accompagné à sa sortie jusqu’au fond du bois, où nous nous sommes promenés quelque temps : il discutait des objets graves, etc., etc.

En revenant, l’Empereur a visité la tente, et a dit quelques mots de satisfaction à l’officier et aux matelots qui la finissaient.


Campagnes d’Italie, etc. – Époque de 1813, etc. – Gustave III – Gustave IV – Bernadotte – Paul Ier.


Mercredi 7.

Après le déjeuner, que l’Empereur a fait sous la tente, il lui a pris fantaisie de revoir quelques chapitres de la campagne d’Italie ; il a fait venir mon fils, dont le pied était enfin beaucoup mieux et les yeux en meilleur état. Il a donné la dernière main aux chapitres de Pavie et de Livourne qui portent, l’un les fruits d’une heureuse témérité, l’autre ceux, d’une sage prudence. L’audace, la vigueur et la célérité qui enlevèrent Pavie, y étouffèrent l’étincelle d’une insurrection générale qui eût pu priver des merveilles de la campagne, tandis que la lointaine et diplomatique occupation de Livourne maintint la neutralité de la Toscane.

L’Empereur s’est ensuite promené, vers le fond du bois, ayant commandé que la calèche vînt l’y joindre. Chemin faisant, l’Empereur disait regarder les campagnes d’Italie et d’Égypte comme entièrement finies, il les croyait en état d’être données au public ; et ce serait, disait-il, sans doute une chose, bien agréable aux Français et aux Italiens ; c’était le livre de leur gloire et de leurs droits, etc. Il ne croyait pas néanmoins qu’il dût y mettre son nom, et répétait que les diverses époques de ses Mémoires consacreraient ceux de ses compagnons fidèles, etc.

À l’arrivée de la calèche, la conversation continuant sur le même sujet, on l’a fortement pressé de finir 1815 ; on en a vivement développé l’importance, la gravité, les résultats. « Eh bien ! a-t-il dit en souriant, il faut que je m’y remette tout à fait : cela fait plaisir de se voir encourager ; mais encore faut-il de la bonne humeur pour travailler. L’on ne nous abreuve ici que de dégoûts et de tracasseries ; on semble nous envier l’air que nous respirons. »

Rentré dans sa chambre, où je l’ai suivi, la conversation a été des plus intéressantes et fort remarquable. Il a été question de Gustave III, de la Suède, de la Russie, de Gustave IV, de Bernadotte, de Paul Ier, etc., etc.

J’ai raconté qu’à Aix-la-Chapelle Gustave III vivait au milieu de nous (les émigrés) en simple particulier, sous le nom de comte de Haga. Il faisait le charme de la société par la vivacité de son esprit et l’intérêt de ses récits. J’avais ouï de sa bouche sa fameuse révolution de 1772, et j’étais dans la position la plus heureuse pour connaître à fond cette époque de l’histoire de Suède ; je me trouvais fort de connaissance dans le même temps avec le Suédois baron de Sprengporten, qui, après avoir été fort zélé pour Gustave, avait eu le malheur de passer en Russie pour revenir à la tête des étrangers combattre sa patrie. Il en était résulté qu’il se trouvait par ce fait sous une condamnation à mort en Suède. Or, il était aussi à Aix-la-Chapelle en ce moment, et s’en était banni par courtoisie, disait-il, à l’arrivée de Gustave. Il ne s’était pourtant pas éloigné de plus d’une demi-lieue, de sorte que tout ce que j’entendais raconter au roi dans la soirée m’était, le lendemain à déjeuner, combattu, modifié ou confirmé par le baron. Il avait été fort avant dans la confiance de ce prince.

L’Empereur observait que ce même Sprengporten avait été précisément l’envoyé de Paul auprès de lui lors de son consulat. Et sur Gustave IV, il a dit que ce prince s’était annoncé au début pour un héros, et n’avait fini que comme un fou ; qu’il avait marqué de bonne heure par des traits fort remarquables. Encore enfant, on l’avait vu, disait-il, insulter Catherine par le refus de sa petite-fille au moment même où cette grande impératrice, sur son trône et au milieu de sa cour, n’attendait plus que lui pour la cérémonie du mariage, et le tout parce qu’on lui proposait de violer une des lois religieuses de la Suède.

Plus tard il n’avait pas moins insulté Alexandre au nom de la morale publique, en refusant, après la catastrophe de Paul, l’entrée de ses États à un des officiers du nouvel empereur ; et répondant aux plaintes officielles qui lui étaient adressées à ce sujet, qu’Alexandre ne devait pas trouver mauvais que lui, Gustave, qui pleurait encore l’assassinat de son père, fermât l’entrée de ses États à l’un de ceux que la voix publique accusait d’avoir immolé le sien (de lui Alexandre).

« À mon apparition à la souveraineté, disait l’Empereur, il se déclara mon grand antagoniste ; on eût dit qu’il ne voulait rien moins que recommencer le grand Gustave-Adolphe. Il courut toute l’Allemagne pour rameuter contre moi. Lors de la catastrophe du duc d’Enghien, il jura de le venger de sa personne, et plus tard renvoya insolemment l’aigle noir au roi de Prusse, parce que celui-ci avait reçu ma Légion-d’Honneur, etc., etc.

Enfin son moment fatal arriva, disait l’Empereur, une conspiration peu commune l’arracha du trône et le déporta hors de ses États. L’unanimité contre lui prouve ses torts sans doute. Je veux qu’il fût inexcusable, même fou ; toutefois est-il extraordinaire et sans exemple que dans cette crise il ne se soit pas tiré une seule épée pour sa défense, soit par affection, par reconnaissance, par vertu, ou par niaiserie même si l’on veut ; et vraiment c’est là une circonstance qui honore peu l’atmosphère des rois. » Ce prince, ballotté, trompé par les Anglais qui voulaient en faire leur instrument, repoussé par ses proches, parut vouloir renoncer au monde ; et, comme s’il eût senti son existence flétrie par son mépris des hommes et son dégoût des choses, il fut volontairement se perdre tout à fait dans la foule.

L’Empereur disait qu’après la bataille de Leipsick, Gustave lui avait fait parvenir qu’il lui en avait voulu beaucoup sans doute ; mais que depuis longtemps il était celui des souverains dont il avait le moins à se plaindre, et que depuis bien longtemps aussi il n’avait plus pour lui qu’admiration et sympathie ; que les malheurs du moment lui permettaient de l’exprimer sans embarras ; qu’il s’offrait pour être son aide de camp[4], et lui demandait un asile en France. « Je fus touché, ajoutait l’Empereur ; mais je considérai bientôt que si je l’accueillais, il était de ma dignité de faire des efforts en sa faveur. Or je ne gouvernais plus le monde ; puis les esprits communs n’auraient pas manqué de voir dans mon intérêt pour lui une haine impuissante contre Bernadotte ; enfin Gustave avait été déchu par le vœu du peuple, et c’était le vœu du peuple qui m’avait élevé ; il y aurait eu inconséquence en moi, désharmonie de principes, à prendre sa cause. Bref, je craignais de compliquer encore les affaires, et fis taire la générosité. Je fis répondre que j’appréciais ce qu’il m’offrait, et que j’y étais sensible ; mais que la politique de la France ne me permettait pas de me livrer à mes sentiments particuliers, qu’elle m’imposait même la douleur de lui refuser pour le moment l’asile qu’il demandait. Que, du reste, il se tromperait fort s’il me supposait d’autres sentiments qu’une bienveillance extrême et des vœux sincères pour son bonheur, etc., etc.

Quelque temps après l’expulsion de Gustave, disait encore l’Empereur, et la succession au trône vacante, les Suédois, voulant m’être agréables et s’assurer la protection de la France, me demandèrent un roi. Il fut question un moment du vice-roi ; mais il eût fallu qu’il changeât de religion ; ce que je trouvais au-dessous de ma dignité et de celle de tous les miens. Puis je ne jugeais pas le résultat politique assez grand pour excuser un acte si contraire à nos mœurs. Toutefois j’attachai trop de prix peut-être à voir un Français occuper le trône de Suède. Dans ma position, ce fut un sentiment puéril. Le vrai roi de ma politique, celui des vrais intérêts de la France, c’était le roi de Danemark, parce que j’eusse alors gouverné la Suède par mon simple contact avec les provinces danoises. Bernadotte fut élu, et il le dut à ce que sa femme était sœur de celle de mon frère Joseph, régnant alors dans Madrid.

Bernadotte, affichant une grande dépendance, vint me demander mon agrément, protestant avec une inquiétude trop visible qu’il n’accepterait qu’autant que cela me serait agréable.

Moi, monarque élu du peuple, j’avais à répondre que je ne savais point m’opposer aux élections des autres peuples. C’est ce que je dis à Bernadotte, dont toute l’attitude trahissait l’anxiété que faisait naître l’attente de ma réponse, ajoutant qu’il n’avait qu’à profiter de la bienveillance dont il était l’objet, que je ne voulais avoir été pour rien dans son élection, mais qu’elle avait mon assentiment et mes vœux. Toutefois, le dirais-je, j’éprouvais un arrière-instinct qui me rendait la chose désagréable et pénible ; en effet, Bernadotte a été le serpent nourri dans notre sein ; à peine il nous avait quittés, qu’il était dans le système de nos ennemis, et que nous avions à le surveiller et à le craindre. Plus tard il a été une des grandes causes activés de nos malheurs, c’est lui qui a donné à nos ennemis la clef de notre politique, la tactique de nos armées ; c’est lui qui leur a montré les chemins du sol sacré ! Vainement dirait-il pour excuse qu’en acceptant le trône de la Suède il n’a plus dû qu’être Suédois ; excuse banale, bonne tout au plus pour la multitude et le vulgaire des ambitieux. Pour prendre femme on ne renonce point à sa mère, encore moins est-on tenu à lui percer le sein et à lui déchirer les entrailles. On dit qu’il s’en est repenti plus tard, c’est-à-dire quand il n’était plus temps et que le mal était accompli. Le fait est qu’en se retrouvant au milieu de nous, il s’est aperçu que l’opinion en faisait justice ; il s’est senti frappé de mort. Alors ses yeux se sont dessillés ; car on ne sait pas, dans son aveuglement, à quels rêves n’auront pas pu le porter sa présomption et sa vanité, etc., etc. » Et comme à la suite de cela et de beaucoup d’autres choses encore, j’ai osé me permettre de lui faire observer comme un jeu du hasard bien bizarre, bien extraordinaire, que le soldat Bernadotte, appelé à une couronne où le protestantisme était de rigueur, se trouvait précisément né protestant, et que son fils, destiné par là à régner sur des Scandinaves, se présentait au milieu d’eux précisément avec le nom national d’Oscar, « Mon cher, a repris l’Empereur, c’est que ce hasard tant cité, ce hasard dont les anciens faisaient un dieu, qui nous étonne chaque jour, nous frappe à chaque instant, ne nous apparaît après tout si singulier, si bizarre, si extraordinaire, que parce que nous ignorons les causes secrètes et toutes naturelles qui l’ont amené ; et pourtant il suffit de cette seule combinaison occulte pour créer du merveilleux et enfanter des mystères ; ici, par exemple, quant au premier article de s’être trouvé né protestant, n’en faites pas honneur au hasard : rayez celui-là. Quant au second, le nom d’Oscar, c’est moi qui fus le parrain ; et quand je le nommai, je radotais d’Ossian : il se présenta donc tout naturellement. Vous voyez à présent combien est simple ce qui vous étonnait, si fort, etc., etc.[5] »

Sur la fin de la conversation, l’Empereur est revenu sur Paul ; il a parlé des fureurs que lui causa dans le temps la déloyauté du ministère anglais. On lui avait promis Malte dès qu’on s’en serait emparé ; aussi s’empressa-t-il de s’en faire nommer grand-maître. Malte rendue, les ministres anglais nièrent la lui avoir promise. On assure qu’à la lecture de ce honteux mensonge Paul se montra si indigné, qu’en plein conseil, saisissant la dépêche, il la perça de son épée, ordonnant qu’on la renvoyât en cet état pour toute réponse. « Si c’est une folie, disait l’Empereur, il faut convenir que c’est celle d’une belle âme ; c’est l’indignation de la vertu, qui jusque-là n’a pu soupçonner une telle bassesse. »

Dans le même temps, les ministres anglais, traitant avec nous de l’échange des prisonniers, refusaient d’y comprendre sur la même échelle les prisonniers russes faits en Hollande au propre service et pour la seule cause des Anglais. « J’avais deviné, disait l’Empereur, la trempe du caractère de Paul. Je saisis l’occasion aux cheveux ; je fis réunir ces Russes ; je les habillai et les lui renvoyai pour rien. Dès lors ce cœur généreux fut tout à moi, et comme je n’avais intérêt opposé à la Russie, que je n’aurais jamais parlé que justice et procédés, nul doute que je n’eusse disposé désormais du cabinet de Saint-Pétersbourg. Nos ennemis sentirent le danger ; et l’on a voulu que cette bienveillance de Paul lui ait été funeste : cela pourrait bien être ; car il est des cabinets pour qui rien n’est sacré. »

Napoléon, après mon enlèvement, a dicté les détails de la fin tragique de l’infortuné Paul. L’importance et le crédit d’une telle source nous portent à les transcrire ici : « Paul fut assassiné dans la nuit du 23 au 24 mars 1801. Lord Withworth était ambassadeur à sa cour ; il était fort lié avec le comte de P…, le général B…, les O…, les S…, et autres personnes authentiquement reconnues pour être les auteurs et acteurs de cet horrible parricide. Ce monarque avait indisposé contre lui, par un caractère irritable et très susceptible, une partie de la noblesse russe. La haine de la révolution française avait été le caractère distinctif de son règne. Il considérait comme une des causes de cette révolution la familiarité du souverain et des princes français, et la suppression de l’étiquette de la cour. Il établit donc à la sienne une étiquette très sévère, et exigea des marques de respect peu conformes à nos mœurs et qui révoltaient généralement. Être habillé d’un frac, avoir un chapeau rond, ne point descendre de voiture quand le czar ou un des princes de sa maison passait dans les rues ou promenades, enfin la moindre violation des moindres détails de son étiquette excitait toute son animadversion, et par cela seul on était jacobin. Depuis qu’il s’était rapproché du Premier Consul, il était revenu sur une partie de ses idées, et il est probable que s’il eût vécu encore quelques années, il eût reconquis l’opinion et l’amour de sa cour qu’il s’était aliénés. Les Anglais, mécontents et même extrêmement irrités du changement qui s’était opéré en lui depuis un an, n’oublièrent rien pour encourager ses ennemis intérieurs. Ils parvinrent à accréditer l’opinion qu’il était fou, et enfin nouèrent une conspiration pour attenter à sa vie. L’opinion générale est que . . . . . . . la veille de sa mort, Paul étant à souper avec sa maîtresse et son favori, reçut une dépêche où on lui détaillait toute la trame de la conspiration ; il la mit dans sa poche, en ajournant la lecture au lendemain. Dans la nuit il périt.

L’exécution de cet attentat n’éprouva aucun obstacle : le comte de P… avait tout crédit au palais ; il passait pour le favori et le ministre de confiance du souverain. Il se présente à deux heures du matin à la porte de l’appartement de l’empereur, accompagné du général B…, de O… et de S… Un cosaque affidé, qui était à la porte de sa chambre, fit des difficultés pour les laisser pénétrer chez lui ; ils le massacrèrent aussitôt. L’empereur s’éveilla au bruit et se jeta sur son épée, mais les conjurés se précipitèrent sur lui, le renversèrent et l’étranglèrent. Le général B… fut celui qui lui donna le dernier coup ; il marcha sur son cadavre. L’impératrice, femme de Paul, quoiqu’elle eût beaucoup à se plaindre des galanteries de son mari, témoigna une vraie et sincère affliction, et tous ceux qui avaient pris part à cet assassinat furent constamment dans sa disgrâce . . . . . . . .

Bien des années après, le général B… commandait encore… Quoi qu’il en soit, ce terrible évènement glaça d’horreur toute l’Europe, qui fut surtout scandalisée de l’affreuse franchise avec laquelle les Russes en donnaient des détails dans toutes les cours. Il changea la position de l’Angleterre et les affaires du monde. Les embarras d’un nouveau règne… donnèrent une autre direction à la politique de la cour de Russie. Dès le 5 avril, les matelots anglais qui avaient été faits prisonniers de guerre par suite de l’embargo, et envoyés dans l’intérieur de l’empire, furent rappelés. La commission qui avait été chargée de la liquidation des sommes dues par le commerce anglais fut dissoute. Le comte de P…, qui continua à être le principal ministre, fit connaître aux amiraux anglais, le 20 avril, que la Russie accédait à toutes les demandes du cabinet anglais ; que l’intention de son maître était que, d’après la proposition du gouvernement britannique de terminer le différend à l’amiable par une convention, on cessât toutes hostilités jusqu’à la réponse de Londres. Le désir d’une prompte paix avec l’Angleterre fut hautement manifesté, et tout annonça le triomphe de cette puissance. » (Dictée de Napoléon au général Gourgaud, t. II, p 151.)

N.B. On vient de lire ci-dessus que l’Empereur se plaignait que le prince de Ponte-Corvo (Bernadotte) était à peine en Suède qu’il avait eu à s’en défier et à le combattre. Voici une lettre du moment tout à fait à l’appui de cette assertion, renfermant d’ailleurs un exposé précieux du système continental.

Aux Tuileries, le 8 août 1811.

« Monsieur le prince royal de Suède, votre correspondance particulière m’est parvenue ; j’ai apprécié, comme la preuve des sentiments d’amitié que vous me portez, et comme une marque de la loyauté de votre caractère, les communications que vous me faites. Aucune raison politique ne m’empêche de vous répondre.

« Vous appréciez sans doute les motifs de mon décret du 21 novembre 1806. Il ne prescrit point de lois à l’Europe ; il trace seulement la marche à suivre pour arriver au même but : les traités que j’ai signés font le reste. Le droit de blocus que s’est arrogé l’Angleterre nuit autant au commerce de la Suède, est aussi contraire à l’honneur de son pavillon et à sa puissance maritime, qu’il nuit au commerce de l’empire français et à la dignité de sa puissance. Je dirai même que les prétentions dominatrices de l’Angleterre sont encore plus offensives envers la Suède, car votre commerce est plus maritime que continental : la force réelle du royaume de Suède est autant dans l’existence de sa marine que dans l’existence de son armée.

« Le développement des forces de la France est tout continental. J’ai su créer dans mes États un commerce intérieur qui porte la vie et l’argent des extrémités de l’empire au centre, et du centre aux extrémités, par l’impulsion donnée aux industries agricoles et manufacturières, par la rigoureuse prohibition des produits étrangers. Cet état de choses est tel, que je ne sais pas si le commerce français aurait beaucoup à gagner par la paix avec l’Angleterre.

« Le maintien, l’observance ou l’adoption du décret de Berlin est donc, j’ose le dire, plus dans les intérêts de la Suède et de l’Europe que dans les intérêts privés de la France.

« Telles sont les raisons que ma politique ostensible peut proposer à la politique ostensible de l’Angleterre. Les raisons secrètes de l’Angleterre, les voici : elle ne veut pas la paix ; elle s’est refusée à toutes les ouvertures que je lui ai fait faire ; la guerre agrandit son commerce et son territoire ; elle craint des restitutions ; elle ne veut pas consolider le nouveau système par un traité ; elle ne veut pas que la France soit puissante. Je veux la paix, je la veux entière, parce qu’elle seule peut assurer les nouveaux intérêts et les États créés par la conquête. Je pense que sur ce point Votre Altesse Royale ne doit pas différer de sentiments avec moi.

« J’ai beaucoup de vaisseaux, je n’ai point de marins ; je ne puis lutter avec l’Angleterre pour l’obliger de faire la paix ; il n’y a que le système continental qui puisse réussir. Je n’éprouve à cela aucun obstacle de la part de la Russie et de la Prusse ; leur commerce n’a qu’à gagner au régime prohibitif.

« Votre cabinet se compose d’hommes éclairés. Il y a de la dignité et du patriotisme dans la nation suédoise. L’influence de Votre Altesse Royale dans le gouvernement est généralement approuvée : elle trouvera peu d’obstacles à soustraire ses peuples à une soumission mercantile envers une nation étrangère. Ne vous laissez pas prendre à des appâts trop flatteurs que vous présenterait l’Angleterre. L’avenir vous prouvera que, quelles que soient les révolutions que le temps doit produire, les souverains de l’Europe donneront des lois prohibitives qui les laisseront maîtres chez eux.

« L’article III du traité du 24 février 1802 corrige les stipulations incomplètes du traité de Frédérisham. Il faut qu’il soit rigoureusement observé pour tout ce qui regarde les denrées coloniales. Vous me dites que vous ne pouvez-vous passer de ces denrées, et que, par défaut de leur introduction, les revenus de vos douanes diminuent. Je vous donnerai pour vingt millions de denrées coloniales que j’ai à Hambourg, vous me donnerez pour vingt millions de fer. Vous n’aurez point d’argent à exporter de la Suède. Cédez ces denrées à des marchands, ils paieront des droits d’entrée ; vous vous débarrasserez de vos fers, cela m’arrangera. J’ai besoin de fer à Anvers, et je ne sais que faire des denrées anglaises.

« Soyez fidèle au traité du 24 février ; chassez les contrebandiers anglais de la rade de Gothembourg ; chassez-les de vos côtes, où ils trafiquent librement ; je vous donne ma parole que, de mon côté, je garderai scrupuleusement les conditions de ce traité. Je m’opposerai à ce que vos voisins s’approprient vos possessions continentales. Si vous manquez à vos engagements, je me croirai dégagé des miens.

« Je désire toujours m’entendre amicalement avec Votre Altesse Royale ; je verrai avec plaisir qu’elle communique cette réponse à Sa Majesté Suédoise, dont j’ai toujours apprécié les bonnes intentions.

« Mon ministre des affaires étrangères répondra officiellement à la dernière note que le comte d’Essen fait mettre sous mes yeux.

Cette lettre n’étant à autre fin, etc.

Napoléon.
  1. Quelqu’un qui se tient pour bien informé m’a garanti que j’étais ici tout à fait dans l’erreur, M. de Calonne n’ayant gagné l’Allemagne que lorsque la mesure de l’émigration se trouvait déjà arrêtée ; ajoutant que bien loin de l’avoir créée et provoquée, il l’avait même blâmée.
  2. Il est sûr que c’est le propre des hommes de s’abuser sur le sentiment qu’on leur porte. À Coblentz, où nous jetions tant d’argent, où une jeunesse aimable et brillante, bien plus à craindre sans doute par l’excès que par le manque de son éducation, remplissait toutes les maisons et parcourait toutes les familles, il nous était permis de croire que nous devions y être aimés ; aussi nous croyions-nous adorés. Eh bien ! lors de ma déportation au cap de Bonne-Espérance, un hasard bien singulier m’ayant placé sous la garde précisément d’un habitant de Coblentz qui avait assisté aux instants brillants de notre émigration, j’eus un grand plaisir d’en reparler avec lui. Nous ne pouvions désormais, à cet égard, avoir des secrets l’un pour l’autre, vingt-cinq ans s’étaient écoulés ; eh bien ! il me disait : « Vous n’étiez pas précisément haïs ; mais le véritable amour était pour vos adversaires ; car leur cause était la nôtre. La liberté s’était glissée parmi nous, précisément au travers de vous autres ; là, au milieu de vous, sous vos yeux mêmes, nous avions formé des clubs ; et Dieu sait si nous y riions à vos dépens, etc., etc. » Et plus d’une fois il lui était arrivé, me disait-il, mêlé à la foule qui faisait entendre des acclamations sur notre passage, de crier, avec bon nombre de ses camarades : « Vivent les princes français ! et qu’ils boivent un peu dans le Rhin. Vous parlez de l’accueil que nous vous faisions, ajoutait-il ; mais c’est celui fait à Custine qu’il eût fallu voir ! Là, vous auriez pu juger de nos vrais sentiments : nous courûmes au-devant de lui ; nous couronnâmes ses soldats ; grand nombre d’entre nous s’enrôlèrent et plusieurs en sont devenus généraux ; pour moi, j’y ai manqué ma fortune, etc. »
  3. Tout le monde sait ou devrait avoir su (si par une fatalité toute particulière à Napoléon, la plupart de ses actes les plus recommandables n’eussent été, dans le temps, étouffés sous le poids de la malveillance et des libelles) l’histoire de cette misérable cahute enclavée dans l’enceinte du palais du roi de Rome, dont le propriétaire demanda successivement dix, vingt, cinquante, cent fois la valeur réelle. Arrivé à ce taux ridicule, l’Empereur, de qui on prenait les ordres à cet égard, ordonna tout à coup de se refuser désormais à tout marché quelconque, s’écriant que cette misérable échoppe, au milieu de toutes les magnificences du palais du roi de Rome, serait après tout la vigne de Naboth, le plus grand témoignage de sa justice, le plus beau trophée de son règne.
  4. Je dois faire connaître que M. le colonel Gustafson (Gustave IV) m’a écrit pour s’élever contre l’inexactitude de ce fait. Mais par sa lettre même on pourrait être conduit à penser que l’erreur ne provient que d’une interprétation forcée donnée à ses paroles véritables ; or chacun sait combien cette inexactitude est facile, même habituelle, lorsqu’il s’agit d’un fait qui ne peut avoir été transmis qu’à l’aide de plusieurs intermédiaires. Dans la crainte d’avoir mal entendu moi-même, ce qui eût été possible, je n’aurais pas hésité un instant à prendre l’erreur sur mon compte ; mais chaque lecteur jugera que l’étendue de la conversation de Napoléon, le développement de ses idées sur le sujet ne pouvaient me laisser aucun doute.
  5. Il a été publié à Paris une histoire de Charles-Jean XIV, roi de Suède (Bernadotte). L’auteur, grand panégyriste et apologiste de son héros, le met un moment en scène avec un confident, et leur dialogue sert à passer en revue plusieurs points historiques : Votre Majesté « connaît sans doute le Mémorial de Sainte Hélène, dit dans un de ces endroits l’interlocuteur ; quelle est son opinion sur la manière dont il s’exprime à son égard ? – Espèce de rapsodie, répond le prince ; aucune foi ne saurait être accordée aux récits de l’auteur ; ce sont autant de rêves de son imagination, car il est impossible que Napoléon se soit exprimé de la sorte sur ma personne. » Or voici des notes écrites par Napoléon même sur Bernadotte (Montholon, tom. 1er, p 119) ; il y en a vingt-six, mais nous nous contenterons d’extraire les suivantes : En 1796, pendant que Napoléon était en Égypte, Joseph maria sa belle-sœur à Bernadotte ; Napoléon la destinait au général Duphot, massacré à Rome en 1797. Si Bernadotte a été maréchal de France, prince de Ponte-Corvo, roi, c’est ce mariage qui en a été la cause. Napoléon jugea convenable de faire la belle-sœur de Joseph princesse et reine. Son fils Oscar est filleul de Napoléon : on attendit, pour le baptiser, son retour d’Égypte. Il le nomma Oscar, parce qu’alors il lisait avec intérêt les poésies d’Ossian. Les écarts du prince de Ponte-Corvo, pendant l’empire, lui ont été toujours pardonnés à cause de ce mariage. » – « Sous le directoire, Bernadotte fut deux mois ministre de la guerre ; il ne fit que des fautes, il n’organisa rien, et le Directoire fut obligé de lui retirer le portefeuille. » – « À la journée du 18 brumaire, Bernadotte fit cause avec le Manège et fut contraire au succès de cette journée. Napoléon lui pardonna à cause de sa femme. » – « Il protégea en Hanovre les dilapidations. » – « La conduite de Bernadotte à Iéna a été telle que l’Empereur avait signé le décret pour le faire traduire à un conseil de guerre, et il eût été infailliblement condamné, tant l’indignation était générale dans l’armée ; il avait manqué faire perdre la bataille ; c’est en considération de la princesse de Ponte-Corvo qu’au moment de remettre le décret au prince de Neufchâtel, l’Empereur le déchira. Quelques jours après Bernadotte se distingua au combat de Halle, ce qui effaça un peu ces fâcheuses impressions. » – « Les Saxons lâchèrent pied la veille de Wagram et le matin de Wagram ; cependant le prince de Ponte-Corvo, contre l’usage et l’ordre, fit une proclamation le lendemain de cette bataille et les appela colonne de granit… L’Empereur le renvoya à Paris et lui ôta le commandement de ce corps. » – « Arrivé à Paris, le ministre de la guerre, ignorant le vrai motif de son retour, l’envoya contre l’invasion anglaise à Anvers, où il parla beaucoup, écrivit beaucoup, et ne fit rien. Lorsqu’il y arriva, l’expédition anglaise était manquée ; Anvers était sauvé. » – « Le roi de Suède demanda à Napoléon un prince français. On désirait le vice-roi ; mais le changement de religion fut un obstacle sine qua non. » – Si l’élection de Bernadotte au trône de Suède n’avait pas été agréable à l’Empereur, elle n’aurait pas eu lieu ; car c’est pour avoir sa protection et plaire à la France que les Suédois la firent. L’Empereur fut séduit par la gloire de voir un maréchal de France devenir roi ; une femme à laquelle il s’intéressait, reine, et son filleul prince royal. Il prêta même à Bernadotte, lors de son départ de Paris, plusieurs millions de francs sur sa cassette, pour paraître en Suède avec la pompe convenable. » – « Bernadotte n’était point protestant : il est né dans la religion catholique, apostolique, romaine il a abjuré sa religion pour la religion réformée. » – « Beaucoup de gens en eussent fait autant ; mais c’est cette circonstance qui a empêché d’envoyer régner en Suède le prince Eugène. Sa femme, princesse de Bavière, n’aurait pas pu s’en consoler. Désirée, reine actuelle de Suède, n’a pas voulu changer. »
    L’empereur, au sujet de deux lettres qui lui auraient été écrites par Bernadotte, dit : « Le style de ces lettres dit assez que ce sont des libelles ; elles n’ont jamais été reçues. Ce n’était pas un mois avant Lutzen qu’on écrivait ainsi à l’empereur des Français ; il est fâcheux que des personnes aussi élevées en dignité prêtent leurs signatures à des pièces fausses. »
    Il est certain que, de mon côté, j’ai vu aux archives de la guerre plusieurs lettres autographes de Bernadotte, qui ne sont plus strictement les mêmes que celles fournies à son historien. À présent je laisse aux lecteurs à prononcer sur l’assertion de Charles-Jean au sujet du Mémorial de Sainte-Hélène.