Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 07

La bibliothèque libre.
Ernest Bourdin (Tome IIp. 314-337).


Chapitre 7.


Odieuses difficultés du gouverneur sur nos déclarations ; beau mouvement de l’Empereur – Notre affreuse anxiété – Le gouverneur fait comparaître chacun de nous, persistance de l’Empereur – Nous le trompons – Notre esclavage est consommé.


Mardi 15.

Depuis quelque temps il m’est impossible de dormir ; j’ai passé la nuit entière sans clore l’œil. Sur les huit heures, comme j’essayais de sommeiller, le grand maréchal est entré dans ma chambre pour me dire que le gouverneur avait renvoyé nos déclarations, et venait, le jour même, nous faire signer précisément celle qu’il avait envoyée pour modèle, qui ne différait de la nôtre que par la qualification d’Empereur donnée par nous à Napoléon, tandis qu’on voulait nous le faire appeler simplement Bonaparte.

De là, le grand maréchal s’est rendu chez l’Empereur, qui m’a fait demander presque aussitôt. En entrant dans sa chambre, je l’ai vu marchant à grands pas et s’exprimant avec beaucoup de chaleur. Nous étions tous réunis.

« Les outrages, disait-il, dont on abreuve journellement ceux qui se sont voués à ma personne ; ces outrages, qu’on semble vouloir multiplier bien davantage encore, forment un spectacle que je ne dois ni ne peux supporter plus longtemps. Messieurs, il faut me quitter, vous éloigner ; je ne saurais vous voir vous soumettre aux restrictions qu’on veut vous imposer, et qu’on accroîtra demain. Je veux demeurer seul. Allez en Europe, vous y ferez connaître les odieuses menées dont on use envers moi ; vous direz m’avoir vu descendre vivant dans le tombeau. Je ne veux pas qu’aucun de vous signe cette déclaration telle qu’on vous l’impose, je vous le défends. Il ne sera pas dit qu’on se sera servi des mains qui sont à moi, des mains dont je dispose, pour me dégrader. Si l’on vous renvoie pour le refus d’une pure et sotte formalité, c’est qu’on vous renverrait demain pour un motif aussi léger, c’est qu’on est résolu de vous éloigner en détail. Eh bien ! je préfère vous voir éloigner en masse ; peut-être puis-je, dans ce sacrifice, entrevoir quelque résultat. » Et il nous a congédiés. Nous sommes sortis consternés.

Peu d’instants après, l’Empereur m’a fait appeler. Il se promenait dans la longueur de ses deux petites pièces. Sa voix était devenue douce, même caressante. Jamais je ne lui avais vu plus d’abandon. Je m’en sentais ému. « Eh bien ! mon cher, m’a-t-il dit, je vais donc me faire ermite ? – Eh ! Sire, ai-je répondu avec quelque attendrissement, ne l’êtes-vous pas déjà ? car de quelle utilité, de quelle ressource sommes-nous pour vous ? Nous n’avons ici que des vœux ; mais s’ils sont peu pour votre consolation, ils sont tout pour notre bonheur. Notre situation, en ce moment, est la plus affreuse qui se puisse concevoir, parce que, dans la question qui s’agite, et pour la première fois peut-être, nous ne nous trouvons plus du même côté que Votre Majesté ; elle nous parle raison, et nous n’obéissons qu’au sentiment. Il n’y a rien à répondre à votre raisonnement de tout à l’heure. Votre détermination vous ressemble tout à fait, elle n’étonnera personne ; mais l’exécution est au-dessus de nos forces. L’idée de vous laisser seul ici, de vous savoir seul dans la nature, dépasse en douleur toutes les bornes de notre imagination. – Voilà pourtant ma destinée, a répondu tranquillement l’Empereur, et je dois m’attendre à tout ; mais mon âme est de force à répondre à tout… Ils me feront mourir ici, c’est certain. – Sire, l’acte que vous commandez ne saurait entrer dans l’esprit d’aucun de nous. Aussi, pour moi, je parlerai jusqu’au bout, comme a fait Votre Majesté, je me défendrai sur ce point jusqu’à extinction ; mais j’agirais différemment. »

L’Empereur s’est assis, m’a fait asseoir auprès de lui. Il se sentait fatigué, disait-il, et a demandé son déjeuner ; il me l’a fait partager. Depuis longtemps je ne dînais presque plus avec lui ; il m’en avait dit la raison, et me l’avoir dit était une plus grande faveur encore. Au moment du café, il ne se trouvait pas de tasse pour moi, Marchand allait sortir pour en chercher une. « Prenez sur ma cheminée, a dit l’Empereur, il boira dans ma belle tasse d’or. »

Comme le déjeuner finissait, est entré le grand maréchal, disant que le gouverneur venait d’arriver, et le faisait demander dans sa nouvelle maison (de lui Bertrand), à cinquante pas de notre établissement, laquelle est enfin à la veille d’être finie. L’Empereur lui a dit de s’y rendre ; et comme le grand maréchal, dans son geste et ses paroles, semblait demander s’il persistait toujours dans l’ordre qu’il nous avait donné ce matin, s’il n’y aurait pas moyen de le fléchir : « Je ne suis point un enfant, a repris vivement l’Empereur ; quand j’ai coulé à fond une question, elle ne me reste plus sous deux faces dans la tête. J’ai ordonné des batailles qui ont décidé du sort des empires ; l’ordre n’en partait jamais que de ma volonté réfléchie et arrêtée. Or, ici, tout ce dont il s’agit ne regarde que ma personne. Allez. »

Le grand maréchal est revenu bientôt après, rendant compte de sa conversation, qu’il avait terminée par son refus. Le gouverneur, disait-il, faisait demander les trois autres de nous à la fois. Il nous a semblé plus convenable pour nous de ne nous y présenter que successivement.

Je me suis mis en route. Je l’ai aperçu, entouré de plusieurs des siens, à l’extrémité gauche du jardin, au débouché de la maison du grand maréchal ; il est rentré en m’apercevant, et je l’ai rejoint dans le milieu de la cour.

Il s’était annoncé comme fort irrité contre moi ; j’arrivais cuirassé. Mais il m’a conduit avec des politesses marquées dans l’intérieur, faisant demeurer au dehors les officiers de sa suite ; et, m’ayant dit qu’il attendait pour entrer en matière l’arrivée de MM. de Montholon et Gourgaud, je lui ai demandé s’il aurait la moindre objection à la traiter immédiatement avec moi. Il n’en avait aucune, a-t-il répondu. Et faisant entrer alors ses officiers, il m’a dit en leur présence que je connaissais sans doute par le grand maréchal ce qu’il avait à me proposer au sujet de ma déclaration. Je lui ai répondu que oui, et que, le grand maréchal étant par son rang, aussi bien que par la vénération et l’estime que je lui portais, mon modèle et mon guide, il devait attendre de moi la même réponse ; que, du reste, je ne comprenais pas comment on attachait à une chose purement de forme une importance qui devait avoir des résultats aussi douloureux pour nous et nullement profitables pour ceux qui l’exigeaient. « Il n’est pas en mon pouvoir, a observé le gouverneur, de faire l’altération que vous désirez. Il m’est ordonné de vous présenter à signer la déclaration écrite de ma main : or, je ne pourrais écrire, moi Anglais, la qualification à laquelle vous tenez. – J’ignorais cette circonstance, ai-je répondu, et je ne puis avoir de réponse contre une pareille raison. Vous, Anglais, vous devez écrire ainsi ; mais moi, Français, je dois signer dans mon langage, c’est-à-dire avec la traduction du vôtre. Ainsi permettez-moi d’ajouter à ma signature la phrase qu’il vous plaira de me dicter, dans laquelle je puisse m’exprimer dans mon langage. Vous voyez, ai-je ajouté, si je mets de la franchise dans mes intentions, et si je cherche à créer des embarras. » La proposition a semblé attirer toute son attention. « Tout ceci, ai-je continué, est une dispute sur de simples mots, qui, dans des circonstances aussi grandes que les nôtres, peut sembler bien petite. Mais, Monsieur, qui de nous a créé ces difficultés ? qui de nous en souffre ? Votre refus nous mettrait dans une position affreuse ! vous me voyez dans un vrai désespoir ! M’éloigner de l’Empereur serait pis que la mort ! mais pourtant il le faudrait plutôt que de le dégrader de mes propres mains. L’Empereur a réuni sur sa tête tout ce qui, de la part des hommes et du ciel, confère un caractère auguste ; vouloir le nier, serait nier la lumière du soleil. »

Le gouverneur a observé que lui, Anglais, ne l’avait pas reconnu. C’était encore là une raison, disais-je, à laquelle je n’avais rien à objecter ; que les qualifications qu’il employait pouvaient me déplaire, mais que je n’avais point à les combattre, et que, par la même raison, il devait n’avoir rien à objecter à mon opinion et à mes expressions, à moi, Français, dont il demandait la signature.

Ici, sir Hudson Lowe s’est aigri en revenant sur des circonstances passées qui lui étaient personnelles, et il s’est échappé jusqu’à dire qu’il ne connaissait, après tout, de vrai titre au respect que les qualités morales. « À ce prix, Monsieur le gouverneur, ai-je répondu avec vivacité, et me tournant vers ses officiers, l’Empereur pourrait facilement se dévêtir de tous ses titres et ne ferait que gagner dans tout l’univers à être traité d’après cette échelle. » Le gouverneur a gardé le silence, puis il a repris que constamment nous traitions notre général d’Empereur. « Eh comment pourrions-nous le traiter autrement, je vous prie ? – Mais je veux dire que vous continuez à le regarder comme souverain. – Monsieur le gouverneur, vous parlez de souveraineté ? C’est de notre part bien plus encore ; c’est du culte ! l’Empereur, à nos yeux et dans nos sentiments, n’est plus de cette terre ; nous le voyons dans les nuées, dans le firmament !… et quand vous nous laissez des choix en opposition avec lui, c’est le choix des martyrs auxquels on disait : Renoncez à votre culte ou mourez. Eh bien ! nous, ici, nous n’aurions qu’à mourir. » Ces paroles ont produit une impression visible sur les officiers présents, et même sur le gouverneur. Contre son ordinaire, sa figure se montrait paisible et sa voix est devenue douce.

« Notre situation ici, ai-je continué, est si affreuse qu’elle devient au-dessus des forces de la vie, vous le savez ; eh bien ! ce n’est encore rien auprès du supplice que vous nous réservez. Ce que je vous ai demandé est facile et nous accorde tous ; vous me voyez devant vous le solliciter, et de ma part c’est assurément beaucoup, car je ne suis point dans l’habitude de vous importuner. Accordez-le, vous aurez fait quelque chose pour nous, je vous en aurai de la reconnaissance ; et puis songez encore qu’il est une responsabilité, une opinion publique en Europe, et que vous pourriez la heurter sans aucun avantage. Les sentiments qui m’animent ne sauraient vous être étrangers : ils doivent sans doute aller au cœur de tous ceux qui m’écoutent. »

Ici le gouverneur a paru remué, les officiers l’étaient. Il a gardé quelques moments de silence, m’a salué, et nous nous sommes séparés.

MM. de Montholon et Gourgaud ont eu leur tour, et nous nous sommes retrouvés tous les quatre auprès de l’Empereur, à sa toilette, sans que nous pussions l’informer positivement s’il avait été rien décidé à notre égard. L’Empereur a ensuite voulu prendre l’air, en dépit d’un vent très fort, et nous avons marché tous jusqu’au fond du bois. Il passait en revue toutes les combinaisons du gouverneur avec cette rapidité, cette fécondité qui lui est propre, et concluait toujours par dire que si nous concédions aujourd’hui une signature pour échapper au départ, demain il se trouverait une autre cause d’expulsion, et qu’il aimait mieux que cela fût plutôt avec éclat que sans bruit. Puis, donnant tout-à-coup à la chose une tournure de plaisanterie, il disait que le gouverneur, après tout, ne voudrait peut-être pas réduire le nombre de ses sujets à un seul, et quel sujet encore, ajoutait-il, un vrai porc-épic, sur lequel il ne saurait comment poser la main.

Durant notre promenade, deux étrangers se sont montrés assez près de nous. L’Empereur leur a fait demander qui ils étaient. Ils appartenaient au bâtiment qui devait appareiller le lendemain pour l’Europe. L’empereur leur a demandé quelle autorité ils verraient en arrivant à Londres. Lord Bathurst, ont-ils répondu.

« Dites-lui qu’il me traite bien odieusement par ses instructions, et qu’il a ici un agent qui les exécute bien fidèlement ; s’il voulait se défaire de moi, il aurait dû m’expédier d’un coup, et non pas me faire mourir à petit feu. Rien ne saurait être plus barbare ; il n’y a rien d’anglais dans tout cela ; je l’attribue à quelques personnalités. J’estime assez le prince régent, la masse des ministres, la nation anglaise pour les en rendre responsables. Quoi qu’il en soit, le corps seul est au pouvoir des méchants, l’âme règne partout ; du fond des cachots mêmes, elle peut s’élever jusqu’au ciel. »

Au retour, l’Empereur a pris un bain ; il m’a fait appeler ; il était fatigué, harassé des évènements du jour. Il s’y est endormi, et je le veillais ! je méditais sur nos chagrins nouveaux, ils étaient bien grands !…

À dîner il a peu mangé. Quelqu’un de nous racontait, et l’Empereur faisait répéter, ce qui lui arrive souvent : le narrateur ayant repris d’un ton plus haut, l’Empereur a dit : « Décidément je suis sourd, je le vois bien, car je n’entends pas, et je suis tenté de me fâcher si l’on veut parler plus haut. » Il a fini par nous lire du Don Quichotte, s’est arrêté à quelques plaisanteries, et posant le livre, a dit qu’il fallait assurément avoir du courage pour rire en cet instant de pareilles babioles. Il a rêvé profondément quelque temps, s’est levé, et nous a quittés en disant : Adieu, mes chers amis.

Cependant on m’avait remis pendant le dîner une lettre du grand maréchal ; je l’avais tenue sécrète, n’en augurant rien de bon. Je l’ai ouverte dès que nous nous sommes trouvés à nous-mêmes. C’était une lettre du gouverneur, annonçant que, sur nos refus, il allait donner des ordres pour nous transporter immédiatement au Cap. Nous n’avons écouté que nos sentiments ; nous séparer de l’Empereur était au-dessus de nos forces, au-dessus de son désir, de ses ordres mêmes, à ce qu’il nous semblait. Nous nous sommes hâtés, d’un sentiment unanime, de signer nos déclarations telles qu’on nous les avait demandées, et avons été les remettre chez l’officier anglais de service à Longwood, avec une lettre pour le grand maréchal, dans laquelle nous lui marquions ce que nous venions de faire sans sa participation. Le cœur seul nous avait conduits ; et si l’Empereur devait s’en fâcher, notre cœur seul encore devait nous consoler.

Ainsi se trouva consommé notre véritable esclavage, notre entière dépendance aux volontés, aux caprices de sir Hudson Lowe, moins encore par la signature que nous venions de lui donner, que parce qu’il tenait notre secret, et qu’il savait désormais comment nous faire arriver à tout ce qu’il lui plairait.


Anecdotes sur Siéyes ; avances – L’Empereur souvent déguisé dans les fêtes populaires – Visites au faubourg Saint-Antoine après Moscou et l’île d’Elbe – Cheveux de l’Empereur – Mœurs sous le Directoire – Note officielle remarquable.


Mercredi 16.

L’Empereur m’a fait venir vers midi. Il finissait de prendre une tasse de café et achevait une lecture. Il m’a dit de m’asseoir, et s’est mis à causer. Dans le cours de la conversation, un mot m’a fait comprendre qu’il savait déjà notre détermination de la veille ; mais il a gardé un silence entier sur la chose même, et il n’en a plus été question aujourd’hui ni plus tard. Après son déjeuner, l’Empereur s’est mis à se promener dans les deux pièces. La conversation a conduit à des anecdotes des temps antérieurs. Siéyes en faisait les frais. L’Empereur racontait qu’aumônier des princes d’Orléans, et leur disant un jour la messe, quelque chose d’imprévu les fit sortir successivement durant l’office. L’abbé, se retournant et n’apercevant plus que les valets, ferma le livre et sortit aussi, disant qu’il n’était pas payé pour dire la messe à la canaille.

Je disais à l’Empereur : « C’est de la bouche même de Votre Majesté que j’ai appris le nom de l’abbé Siéyes et que je suis venu à connaître sa figure. Quelques jours après ma présentation à la cour, dans une de vos audiences, après m’avoir dépassé, Votre Majesté s’arrêta à mon voisin, en l’interpellant par son nom ; tout encore aux préjugés de l’émigration, je me crus pestiféré ; c’était pour moi une hyène, un griffon, tout ce qu’on voudra, tant il était mal noté et poursuivi parmi nous. – Nul doute, mon cher, a repris l’Empereur, que ce ne fût la mort sans phrase qui agissait ; mais on assure qu’il l’a désavoué. »

Alors je lui ai répété une anecdote qui avait couru dans le temps au faubourg Saint-Germain, sur laquelle on a dû voir plus haut que l’Empereur ne s’était pas prononcé ; on lui faisait répondre à Siéyes, qui avait employé le mot de tyran en parlant de Louis XVI : « Monsieur l’abbé, s’il eût été tyran, je ne serais pas ici, et vous diriez encore la messe. – J’aurais pu le penser, a dit cette fois l’Empereur, mais je n’aurais jamais eu la bêtise de le dire ; c’est un des contes bleus de vos salons. Je ne faisais pas de pareilles gaucheries. J’avais pour but d’éteindre le feu, et j’aurais eu garde de jeter des combustibles sur le brasier. Le torrent alors n’était que trop prononcé contre certains chefs de la révolution. J’étais obligé de les soutenir, et je le faisais, loin de les lâcher. Aussi quelqu’un ayant déterré, on ne sait où, un buste de Siéyes en abbé, on l’étala dans une exposition du gouvernement ; ce fut aussitôt un cancan universel. Siéyes, furieux, se mettait en route pour me porter plainte ; mais la mercuriale était déjà donnée et le buste retiré.

Mon grand principe était de prévenir toute réaction, d’ensevelir entièrement le passé. Jamais on ne m’a vu revenir sur aucune opinion ni proscrire aucun acte. Je m’étais environné de votants : j’en avais aux ministères, au Conseil d’État, partout. Je n’approuvais pas la doctrine, mais je n’avais rien à faire avec l’acte ; étais-je leur juge ? et qui m’en eut donné le droit ? Puis les uns avaient agi par conviction, d’autres par faiblesse et terreur ; tous par le délire, la fureur, la tempête du moment. Le pauvre Louis XVI se trouva sous la fatalité des tragiques grecs, etc. »

Je disais encore à l’Empereur qu’il avait couru aussi dans le faubourg Saint-Germain que Siéyes avait été pris en flagrant délit conspirant contre lui lors de l’affaire de M. Clément de Ris, enlevé et mis en charte privée par les chouans, et que lui, Napoléon, lui avait fait grâce au prix de son éloignement et de son abnégation politique. « Nouvelle fable de vos oisifs. Il n’y a pas le plus léger fondement à cette histoire, a repris l’Empereur ; Siéyes m’a toujours été attaché, je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Il a pu être fâché de me trouver dans le chemin de ses idées métaphysiques, mais il en revenait à sentir la nécessité que quelqu’un gouvernât, et me préférait à un autre. Siéyes, après tout, était probe, honnête, et surtout fort habile ; la révolution lui doit beaucoup. » Et il s’est mis à raconter qu’à une des premières fêtes du consulat, considérant les illuminations avec Siéyes, il lui avait demandé ce qu’il pensait des affaires ; Siéyes se montra plus froid, fut même décourageant. « Mais cependant j’ai trouvé ce matin tout le peuple dans des dispositions excellentes. – Rarement, répondait à cela Siéyes, le peuple se montra à découvert vis-à-vis de celui qui, possédant le pouvoir, apparaît à ses regards. Moi je dois vous dire qu’il n’est pas content. – Vous ne croyez donc pas que ce gouvernement tienne ? – Non. – Vous ne croyez donc pas ceci fini ? – Non. – Et quand le regarderez-vous comme fini ? – Quand je verrai dans votre antichambre les anciens ducs, les anciens marquis, dit Siéyes. Et l’Empereur ajoutait : Siéyes ne se doutait pas que ce serait sitôt. Il ne lisait pas fort au loin, il avait la vue courte. Je pensais bien intérieurement comme lui que tout ne pouvait pas être fini avec la république ; mais je sentais que l’empire n’était pas loin. Aussi, deux ou trois ans plus tard, n’ayant pas perdu le souvenir de l’anecdote, dans une de mes plus grandes audiences je dis à Siéyes : Eh bien ! vous voici pêle-mêle avec les anciens ducs et les anciens marquis, regardez-vous le tout comme fini ? – Oh ! oui, dit Siéyes, s’inclinant profondément, vous avez accompli des prodiges que rien n’égale, et qu’il était au-dessus de mes forces de prévoir. »

L’Empereur, dans son consulat, et même sous l’empire, le jour des fêtes publiques, allait parfois très tard se mêler dans la foule, voir les illuminations et entendre les propos du peuple. Cela lui est arrivé même avec Marie-Louise. L’un et l’autre ont été bras à bras, le soir, sur les boulevards, et se sont donné le plaisir, disait l’Empereur, moyennant leur petite rétribution, de contempler, dans les lanternes magiques, Leurs Majestés l’Empereur et l’impératrice des Français, toute leur cour, etc.

Dans un de ces demi-déguisements, sous le consulat, Napoléon, dans une des embrasures de l’hôtel de la marine, considérait une illumination publique. Il était à côté d’une dame anciennement considérable, à ce qu’il paraît, qui nommait à sa fille, vraiment charmante, les personnes remarquables qui défilaient dans les appartements. À l’une d’elles elle ajouta : Fais-moi rappeler, ma fille, que nous devons l’aller voir ; elle nous a rendu service. – Mais, ma mère, répondit la jolie personne, je ne croyais pas qu’avec ces gens-là on fût tenu à reconnaissance ; je croyais qu’ils étaient déjà assez heureux d’obliger des personnes comme nous. » La Bruyère assurément, disait l’Empereur, eût fait son profit de telles paroles.

L’Empereur, déguisé, parcourait souvent la capitale : il sortait surtout de très grand matin, seul, à pied dans les rues, se mêlait aux ouvriers, dont il cherchait à connaître la situation et l’esprit.

Plus d’une fois je l’ai entendu au Conseil d’État recommander au préfet de police d’en faire autant ; c’était ce qu’il appelait la police du cadi, celle qui s’exerce en personne, et qu’il estimait de beaucoup la meilleure.

Napoléon, au retour de la désastreuse campagne de Moscou et de Leipsick, pour maintenir la confiance, affecta de se placer souvent et presque seul au milieu de la multitude. Il parcourait, lui trois ou quatrième, les marchés, les faubourgs et toutes les parties populeuses de la capitale, où il causait familièrement ; et partout il fut bien reçu, bien traité.

Un jour, à la halle, après quelques mois échangés, une femme se hasarda à lui dire qu’il fallait faire la paix. « La bonne, continuez de vendre vos herbes, reprit l’Empereur, et laissez-moi faire ce qui me regarde ; chacun son métier. » Et tous les assistants de rire et d’applaudir à son opinion.

Un autre jour, au faubourg Saint-Antoine, entouré d’une immense multitude, parmi laquelle il se montrait très bonhomme, un des assistants osa l’interpeller. « Est-il vrai, comme on dit, que les affaires vont si mal ? – Mais, répondit l’Empereur, je ne peux pas dire qu’elles aillent trop bien. – Mais comment cela finira-t-il donc ? – Ma foi, Dieu le sait. – Mais comment ? est-ce que les ennemis pourraient entrer en France ? – Cela pourrait bien être, et venir même jusqu’ici, si l’on ne m’aide pas : je n’ai pas un million de bras ; je ne puis pas faire tout à moi seul. – Mais nous vous soutiendrons, dirent un grand nombre de voix. – Alors je saurai bien battre encore l’ennemi, et conserver toute notre gloire. – Mais que faut-il donc que nous fassions ? – Vous enrôler et vous battre. – Nous le ferions bien, dit un autre, mais nous voudrions y mettre quelques conditions ! – Eh bien ! lesquelles ? dites. – Nous voudrions ne pas passer la frontière. – Vous ne la passerez pas. – Nous voudrions, dit un troisième, être de la garde. – Eh bien ! va pour la garde. » Et les acclamations de retentir. Des registres furent ouverts sur-le-champ, et plus de 2.000 individus s’enrôlèrent dans la journée. En les quittant, Napoléon regagnait lentement les Tuileries, pressé par cette multitude en désordre qui faisait retentir l’air de ses cris ; lorsqu’il vint à déboucher sur le Carrousel, le tout fut pris pour une insurrection, si bien que l’on s’empressa de fermer les grilles.

À son retour de l’île d’Elbe, l’Empereur fit une pareille visite au faubourg Saint-Antoine, et y fut reçu avec un enthousiasme sans égal : il fut reconduit de même. Traversant, le faubourg Saint-Germain, la rage de la multitude s’exhalait contre ses beaux hôtels, et en montrait les fenêtres d’une main furieuse. L’Empereur disait s’être trouvé bien rarement dans une situation aussi délicate. « Que de maux, disait-il, n’eussent pas pu produire une seule pierre lancée du milieu de cette multitude, ou une seule parole imprudente, ou même une expression seulement équivoque de mon visage ! le faubourg malveillant pouvait disparaître dans son entier, et je crois bien que ce ne fut qu’au calme de ma personne, au respect que me portait cette multitude, que fut due sa conservation. »

À l’heure de sa toilette, l’Empereur se faisait couper les cheveux par Santini ; j’étais à son côté, un tant soit peu en arrière, une grosse touffe est tombée à mes pieds. L’Empereur, me voyant me baisser, a demandé ce que c’était. J’ai répondu que j’avais laissé tomber quelque chose que je ramassais : il m’a pincé l’oreille en souriant. Il venait de deviner.

Plus tard, parlant de la dépravation et de l’immoralité des mœurs du temps, lorsqu’il commandait l’armée de l’intérieur à Paris, Napoléon racontait qu’un ordonnateur en chef vint lui demander quelques signatures, et le prier d’appuyer certaines nominations et certaines fournitures, ce qu’il n’hésita pas à promettre, parce que cela lui semblait juste. L’ordonnateur, en se retirant, laissa très adroitement sur la cheminée deux petits rouleaux de cent louis. On ne connaissait encore que les assignats ; c’était donc une somme énorme : très heureusement le général fut le premier à s’en apercevoir, et, avant que le visiteur fût loin, on le rappela. Il essaya de nier d’abord ; puis il ajouta de bonne foi qu’il fallait que chacun vécût ; que le gouvernement ne donnait point d’appointements ; que cette manière était aujourd’hui l’usage général, et qu’après tout il priait qu’on ne se fâchât pas, qu’il était rare qu’on eût à solliciter de pareils pardons.

L’Empereur, au moment de la promenade, se trouvait fort assoupi, et, voulant se vaincre, il n’en est pas moins sorti, et en dépit d’un vent très-violent. Au bout de quelques pas, il a renoncé à sa promenade, et nous avons gagné l’appartement de madame de Montholon. À peine assis sur le canapé, l’Empereur s’y est assoupi de nouveau. Il est sorti encore pour vaincre cette disposition, et a gagné le salon. Il se plaignait d’une forte chaleur intérieure ; il a demandé un verre d’eau panée, et, l’assoupissement continuant toujours, il a pris le parti d’y céder, et s’est retiré dans sa chambre.

L’Empereur a fort peu mangé à dîner ; son état avait quelque chose d’extraordinaire. Avant, durant et après le dîner, il se sentait vaincu par l’assoupissement qui durait depuis le matin ; et sa crainte, a-t-il dit en nous quittant, était de ne pas dormir, tant ce qu’il éprouvait était contraire à sa nature. D’ordinaire il dort profondément quand il en a besoin, au lieu qu’ici ce n’avait été tout le jour que du sommeillage, disait-il.


Louis XVI – Marie-Antoinette – Madame Campan – Léonard – Princesse Lamballe.


Jeudi 17.

Vers midi, l’Empereur m’a fait demander ; il ne se trouvait pas mieux, l’assoupissement durait encore. Après de vains efforts pour combattre le sommeil, il m’a dit qu’il allait s’y abandonner et se jeter sur son lit. Il était d’autant plus étonné de ce besoin, qu’il disait avoir bien dormi dans la nuit.

L’Empereur n’a paru que pour le dîner, toujours combattant son assoupissement ; il s’est retiré presque aussitôt.

Comme il était de fort bonne heure, il m’a fait demander après s’être mis au lit, et m’a retenu près d’une heure, causant sur divers objets.

La conversation a conduit à Louis XVI, à la reine, à madame Élisabeth, à leur martyre, etc. L’Empereur me demandait ce que j’avais connu du roi et de la reine, ce qu’ils m’avaient dit lors de ma présentation, etc., etc. Les formes, les circonstances étaient les mêmes, disais-je, que celles qui avaient été adoptées pour lui sous l’empire. Quant au caractère, je disais qu’en général on avait été d’accord que la reine avait trompé l’attente publique ; qu’elle avait fait croire, dès les premiers instants de l’orage, à de grands talents, à beaucoup d’énergie, et qu’elle n’avait ensuite montré rien de tout cela. Quant au roi, je me contentais de rendre à l’Empereur l’opinion de M. Bertrand de Molleville, que j’avais beaucoup connu, et qui avait été son ministre de la marine au plus fort de la crise. Il lui reconnaissait une instruction peu commune, un jugement très sain, des intentions excellentes ; mais tout finissait là, et il ne manquait jamais de se noyer ensuite dans la multiplicité des conseils qu’il sollicitait, aussi bien que dans l’irrésolution et les vices de leur exécution.

L’Empereur a répondu à son tour par le portrait de la reine, fourni par madame Campan, qui, disait-il, ayant été sa confidente, et lui ayant porté beaucoup de zèle, d’affection et de fidélité, avait beaucoup de choses à dire, et méritait d’être considérée comme une bonne autorité. Madame Campan, ajoutait-il, l’avait souvent entretenu des plus petits détails de la vie privée de la reine, et il en a raconté une foule de choses toutes venues de cette source.

La reine, selon madame Campan, était une femme charmante, mais sans nulle capacité, bien plus calculée pour les plaisirs que pour la haute politique ; d’un très bon cœur, nullement prodigue, plutôt avare, et pas du tout à la hauteur de la crise qui la dévora ; au surplus, d’intelligence suivie avec les machinations royalistes du dehors, et ne doutant nullement de sa délivrance par l’étranger, et pour le moment même où elle succomba sous l’effroyable 10 août, catastrophe amenée précisément par les intrigues et les espérances mêmes de la cour, que l’impéritie du roi et les inconsidérations de tout ce qui l’entourait rendaient connues de tout le monde.

« Dans l’affreuse nuit du 5 au 6 octobre, à Versailles, disait l’Empereur, une personne très distinguée dans les affections de la reine, et que j’ai fort maltraitée plus tard à Rastadt, accourut auprès de cette princesse, pour partager ses périls. Et c’est dans d’aussi cruels moments, du reste, observait l’Empereur, que les conseils et les consolations sont nécessaires de la part de ceux qui nous sont dévoués. Lorsque la catastrophe arriva, que le palais fut forcé, la reine se sauva dans les appartements du roi ; mais son confident courut les plus grands dangers, et n’échappa qu’en sautant par une fenêtre. »

Je disais à l’Empereur que la reine avait beaucoup perdu dans l’esprit de l’émigration par les malheurs de Varennes. On lui reprochait de n’avoir pas voulu laisser le roi partir seul, et, une fois du voyage, de n’avoir pas su le diriger avec habileté ni énergie. On ne saurait se figurer en effet le décousu et les fautes de ce voyage. Un de ses détails, qui ne semblera pas le moins bizarre ni le moins grotesque, c’est que Léonard, le fameux coiffeur de la reine, qui en faisait partie, trouva moyen de passer dans son cabriolet au milieu de la bagarre, et qu’il nous arriva à Coblentz avec le bâton de maréchal, que le roi avait emporté des Tuileries pour le remettre, disait-on, à M. de Bouillé, au moment de leur rencontre.

« Du reste, terminait l’Empereur, c’était une maxime établie dans la maison d’Autriche que de garder un silence profond sur la reine de France. Au nom de Marie-Antoinette, ils baissent les yeux et changent significativement la conversation, comme pour échapper à un sujet désagréable et embarrassant. C’est, continuait l’Empereur, une règle adoptée par toute la famille, et recommandée à ses agents du dehors. Ainsi nul doute que les soins des princes français pour la remettre dernièrement en scène à Paris ne déplaisent beaucoup à Vienne. »

L’Empereur passait ensuite à la princesse de Lamballe, dont il n’avait aucune idée. Je pouvais aisément le satisfaire, je l’avais beaucoup connue. Une parente de mon nom étant sa dame d’honneur lorsque j’arrivai à Aix-la-Chapelle, au commencement de mon émigration, je fus reçu auprès d’elle comme de sa maison, et traité avec une grande bonté.

La princesse de Lamballe, disais-je, réunissait auprès d’elle, dans cette ville, beaucoup de débris de Versailles, de vieux courtisans et d’anciennes personnes à la mode. Il y venait aussi beaucoup d’illustres étrangers. J’y vis souvent le roi de Suède, Gustave III, sous le nom de comte de Haga ; le prince Ferdinand de Prusse, avec ses enfants, dont l’aîné, le prince Louis, a été tué quelques instants avant la bataille d’Iéna ; la duchesse de Cumberland, veuve d’un frère du roi d’Angleterre, etc., etc.

Lorsque Louis XVI, acceptant solennellement la constitution, recomposa sa maison, la princesse reçut une lettre officielle de la reine pour l’engager à reprendre auprès d’elle ses fonctions de surintendante. La princesse prit l’avis de ses vieux conseillers, qui tous pensèrent que, la reine n’étant point libre et le danger pouvant être grand à Paris, il ne fallait pas s’y rendre, et regarder la lettre de la reine comme non avenue. La princesse ayant demandé ailleurs ce qu’on en pensait, on eut le malheur de répondre : « Madame vous avez partagé les prospérités de la reine, il serait bien beau de lui montrer de la fidélité, surtout aujourd’hui que vous avez cessé d’être sa favorite. » La princesse avait le cœur élevé, les affections tendres, la tête volontiers romanesque ; elle déclara le lendemain qu’elle partait pour Paris. Cette malheureuse princesse retourna donc dans la capitale avec pleine connaissance du péril ; elle est tombée illustre victime de sa générosité et de ses beaux sentiments. Mes parents m’avaient offert à elle ; un moment je dus la suivre. Ma jeunesse et le peu d’instants que j’avais paru à Paris eussent pu me laisser auprès d’elle à peu près inconnu, et j’aurais peut-être pu être utile ; mais, au moment du départ, la princesse y vit des inconvénients, et me commanda d’y renoncer : toutefois je demeurai son nouvelliste. Je lui mandais tous les deux jours, de la meilleure foi du monde, les histoires et les contes ridicules de tout genre dont on flattait nos illusions, et que nous ne manquions pas d’adopter avec la foi la plus robuste. Je les lui mandais encore, que nous étions déjà en campagne ; je les lui mandais encore, qu’elle n’était déjà plus !… À la douleur extrême que je ressentis de son effroyable destinée dut se joindre quelque temps la crainte secrète d’y avoir contribué peut-être par mes bulletins. Et le hasard fait, ajoutais-je à l’Empereur, que je me trouve avoir ici quelques lignes qu’elle traçait peu de jours avant la hideuse catastrophe dont elle nous a laissé l’horrible souvenir ; elles sont datées du haut de mon donjon : c’était ainsi qu’elle appelait précisément le pavillon de Flore qu’elle occupait en cet instant aux Tuileries.


On enlève quatre des nôtres – Premières années de l’Empereur.


Vendredi 18.

Je n’ai vu l’Empereur qu’à cinq heures ; il m’a fait appeler dans le salon. Il continuait à n’être pas bien ; cependant il avait travaillé avec le grand maréchal tout le matin. Il était ennuyé, pesant, et pourtant agité ; il cherchait de toute manière à se distraire ; enfin il est rentré dans sa chambre, n’y pouvant plus tenir. Il est certain que le temps et les circonstances concourent sans doute à nous créer une espèce de tourment nouveau et difficile à supporter ; la saison est aigre et prend sur les nerfs. Les mesures accumulées contre nous sont pires encore ; chaque parole du gouverneur porte autour de nous la désolation et la douleur. Aujourd’hui il a signifié l’éloignement de quatre individus de l’établissement ; et des larmes amères et générales ont coulé parmi tous les gens, les uns par la douleur de s’éloigner, les autres par le chagrin de voir enlever leurs compagnons, et la crainte de partager bientôt à leur tour le même sort. C’était la redoutable Scylla enlevant du vaisseau d’Ulysse quatre des siens pour les dévorer.

Le gouverneur m’a fait dire aussi qu’il m’enlèverait mon domestique, habitant de l’île, dont j’étais fort content. Il a craint sans doute qu’il ne me fût trop attaché. Il se propose de m’en donner un lui-même, ce dont je le remercie et n’aurai garde d'en profiter.

L’Empereur a peu mangé à dîner ; mais après le dessert il s’est mis à causer : il a pris le sujet de ses premières années ; il s’est animé. C’est toujours pour lui un objet plein d’attraits, une source toujours nouvelle d’un vif intérêt ; il répétait une partie de ce que j’ai déjà dit ailleurs ; il se reportait à cet heureux âge, disait-il, où tout est gaieté, désir, jouissance ; à ces heureuses époques de l’espérance, de l’ambition naissante, où le monde tout entier s’ouvre devant vous, où tous les romans sont permis. Il parlait du temps de son régiment, des plaisirs de la société, des bals, des fêtes. En parlant de la somptuosité de l’une d’elles, qu’il élevait fort haut : « Après tout, disait-il, je ne saurais trop guère la classer ; car il est à croire que mes idées de somptuosité d’alors sont un peu différentes de celles d’aujourd’hui, etc. »

Il nous disait, en recherchant certains détails, qu’il lui serait difficile d’assigner sa vie année par année. Nous lui disions que, s’il pouvait seulement se rappeler quatre ou cinq de ses années, nous nous chargerions de toutes les autres. De là, il est revenu sur son début militaire à Toulon, les causes qui l’y avaient fait envoyer, les circonstances qui avaient fait ressortir ses moyens, l’ascendant subit que lui avaient donné ses premiers succès, l’ambition qu’ils avaient fait naître ; et tout cela, disait-il, n’allait pas encore fort haut. « J’étais loin de me regarder encore comme un homme supérieur. » Et il a répété que ce n’était qu’après Lodi que lui étaient venues les premières idées de la haute ambition, laquelle s’était tout à fait déclarée sur le sol de l’Égypte, après la victoire des Pyramides et la possession du Caire, etc. « Alors vraiment je crus pouvoir m’abandonner, disait-il, aux plus brillants rêves, etc., etc. »

L’Empereur était devenu fort gai, très causant ; il était minuit quand il s’est retiré. C’était une espèce de résurrection.


La famille du grand maréchal se rapproche de nous.


Samedi 19, Dimanche 20.

Les quatre proscrits, le Polonais, Santini, Archambault et Rousseau l’argentier, nous ont quittés vers le milieu du jour. Une heure après, ils étaient sous voile pour le Cap, dans un petit bâtiment, avec un vent très fort.

Aujourd’hui (20) le grand maréchal et sa famille ont quitté Hutt’s-gate, leur première demeure, qui était à près d’une lieue de nous. Ils sont venus s’établir enfin à leur nouvelle maison, ce qui nous met désormais presque sous le même toit. C’était un évènement pour eux et pour nous.


Expédition de saint Louis en Égypte – Nos femmes auteurs ; madame de Staël – Les écrivains ennemis de Napoléon ne mordront que sur du granit.


Lundi 21.

Notre enceinte se rétrécit chaque jour. Les sentinelles s’accroissent. Tout nous rappelle à chaque instant notre horrible prison.

L’Empereur me disait, durant sa toilette, qu’il voulait absolument reprendre son travail régulier, qu’avaient interrompu les derniers tourments de cet horrible gouverneur, je l’y engageais de toutes mes forces, et pour lui et pour nous, et pour la France et pour l’histoire.

Le gouverneur ne veut donner de l’argenterie de l’Empereur que plus d’un cinquième de moins qu’on ne l’estime à Paris, et pourtant il ne veut permettre ni concours ici ni transport à Londres.

Après dîner l’Empereur a lu, dans Joinville, l’expédition de saint Louis en Égypte ; il l’analysait, en faisait ressortir les fautes, comparait les mouvements, le plan d’alors avec celui qu’il avait adopté lui-même, et concluait que, s’il avait agi de même que saint Louis, il eût eu infailliblement le même sort.

S’étant retiré de bonne heure et m’ayant fait appeler près de lui, la conversation a repris sur ses courses en Égypte et en Syrie. La Mathilde de madame Cottin, qui en avait fait le théâtre de son roman, s’est trouvée mentionnée, et cela a conduit l’Empereur à passer en revue nos femmes auteurs. Il a parlé de madame Roland et de ses Mémoires, de madame de Genlis, de madame Cottin, dont il venait de lire Claire d’Albe, et de madame de Staël. Il s’est fort arrêté sur cette dernière, et a répété en partie ce qu’on a déjà vu. Parlant de son exil, il disait : « Sa demeure à Coppet était devenue un véritable arsenal contre moi ; on venait s’y faire armer chevalier. Elle s’occupait à me susciter des ennemis, et me combattait elle-même. C’était tout à la fois Armide et Clorinde. » Ensuite se résumant, ainsi que cela lui était ordinaire, il a conclu : « Et puis, en somme, il est vrai de dire que personne ne saurait nier qu’après tout madame de Staël est une femme d’un très grand talent, fort distinguée, de beaucoup d’esprit : elle restera.

« Plus d’une fois autour de moi, et dans l’espoir de me ramener, on a essayé de me faire entendre qu’elle était un adversaire redoutable, et pourrait devenir une alliée utile. Il est sûr que, si elle m’eût adopté, au lieu de me dénigrer, ainsi qu’elle l’a fait, j’y eusse pu gagner sans doute, car sa position et son talent la faisaient régir les coteries ; et l’on connaît toute leur influence à Paris. » Puis il a ajouté encore : « Et malgré tout le mal qu’elle a dit de moi, sans compter tout celui qu’elle dira encore, je suis loin assurément de la croire, de la tenir pour une méchante femme : tout bonnement c’est que nous nous sommes fait la petite guerre, et voilà tout. »

De là, passant à la foule d’écrivains déclamant contre lui, il a dit : « Je suis destiné à être leur pâture ; mais je redoute peu d’être leur victime : ils mordront sur du granit. Ma mémoire se compose toute de faits, et de simples paroles ne sauraient les détruire. Pour me combattre avec succès, il faudrait se présenter avec le poids et l’autorité de faits à soi. Si le grand Frédéric, ou tout autre de sa trempe, se mettait à écrire contre moi, ce serait autre chose ; il serait temps alors de commencer à m’émouvoir peut-être ; mais quant à tous les autres, quelque esprit qu’ils y mettent, ils ne tireront jamais qu’à poudre. Je survivrai…, et quand ils voudront être beaux, ils me vanteront. »


Soin des blessés aux armées ; le baron Larrey ; circonstance caractéristique.


Mardi 22, mercredi 23.

Le temps a été très mauvais. L’Empereur, qui souffrait des dents, et dont une joue était fort enflée, n’a pu sortir ces deux jours. J’en ai passé la plus grande partie auprès de sa personne dans sa chambre ou le salon, dont il avait fait un lieu de promenade, en laissant ouvertes les portes de communication.

Dans les divers objets de sa conversation, une fois il m’a dit certaines choses qui lui étaient revenues, et qui me réjouissaient fort. Rien ne prouvait assurément l’affreux de notre situation comme le prix que j’attachais à cela. Mais tout se proportionne au cercle dans lequel on se trouve renfermé.

Dans un autre moment, l’Empereur regrettait d’être aussi paresseux sur l’anglais. Je lui disais qu’il en possédait à présent tout ce qui lui était nécessaire. Il lisait tous les ouvrages : il ne lui restait plus qu’à régulariser ; mais la règle et le compas étaient-ils bien faits pour lui ?

À la suite d’une foule d’objets, l’Empereur s’est arrêté sur le chirurgien baron Larrey, dont il a fait le plus grand éloge, disant qu’il avait laissé dans son esprit l’idée du véritable homme de bien ; qu’à la science il joignait au dernier degré toute la vertu d’une philanthropie effective : tous les blessés étaient de sa famille ; il n’était plus pour lui aucune considération dès qu’il s’agissait de ses hôpitaux. « Dans nos premières campagnes républicaines, tant calomniées, disait l’Empereur, le département de la chirurgie éprouva la plus heureuse des révolutions, laquelle s’est répandue depuis dans toutes les armées de l’Europe ; or, c’est en grande partie à Larrey que l’humanité est endettée de ce bienfait. Aujourd’hui les chirurgiens partagent les périls des soldats ; c’est au milieu du feu même qu’ils venaient prodiguer leurs soins. Larrey a toute mon estime et ma reconnaissance, etc. »

N. B. Il paraît que cette impression si favorable éprouvée par Napoléon s’est évidemment retracée à son esprit dans ses derniers instants ; car il a consacré à M. Larrey un souvenir de sa main avec cette apostille si glorieuse : L’homme le plus vertueux que j’aie rencontré. À la lecture de ces lignes, j’ai bien pensé que quelque circonstance toute particulière avait déterminé un aussi magnifique témoignage, et voici ce que j’ai recueilli :

Après les batailles de Lutzen, Wurschen et Bautzen, Napoléon, victorieux, fit appeler le chirurgien Larrey pour connaître, suivant sa coutume, l’état et le nombre des blessés. Or, ils se trouvaient dans cet instant en proportion extraordinairement supérieure à d’autres temps et à d’autres actions. L’Empereur en fut surpris, et cherchait à en expliquer la cause. M. Larrey la trouvait, indépendamment des circonstances locales, dans la masse des soldats, qui, voyant le feu pour la première fois, se trouvaient plus gauches dans leurs mouvements et moins adroits contre le péril. L’Empereur, peu satisfait et fort préoccupé de cette circonstance, questionna ailleurs ; et comme il se trouvait en ce moment bien des personnes fort lasses de la guerre, qui eussent désiré la paix à tout prix, et n’eussent été nullement fâchées d’y voir l’Empereur amené par force, soit calcul, soit conviction, il lui fut répondu que l’immensité des blessés ne devait point étonner ; que la grande partie l’était à la main, et que la blessure était de leur propre fait et pour n’avoir plus à se battre. Ce fut un coup de foudre pour l’Empereur ; il répéta ses informations, et reçut le même résultat ; il en était au désespoir. « S’il en était ainsi, s’écriait-il, malgré nos succès, notre position serait sans remède ; elle livrerait la France pieds et poings liés aux barbares. » Et cherchant dans son esprit comment arrêter une telle contagion, il fit mettre à l’écart tous les blessés d’une certaine nature, nomma une commission de chirurgiens présidée par Larrey, pour constater leurs blessures, résolu de sévir d’une manière exemplaire contre ceux qui auraient eu la lâcheté de se mutiler eux-mêmes. M. Larrey, toujours opposé à l’idée de la mutilation volontaire qui, selon lui, compromettait l’honneur de l’armée et celui de la nation, se présenta devant l’Empereur pour renouveler ses observations. Napoléon, irrité de son obstination, qu’on avait eu soin de faire ressortir encore, lui dit d’un front sévère : « Monsieur, vous me ferez vos observations officiellement, allez remplir votre devoir. »

Le baron Larrey se mit aussitôt au travail, mais avec solennité ; et poursuivant les plus petits détails, il avançait lentement, tandis que divers motifs rendaient bien des gens impatients ; on savait que l’Empereur l’était beaucoup. On ne manqua pas même d’aller jusqu’à faire observer à M. Larrey que sa position était des plus délicates, périlleuse même : il demeura sourd et imperturbable. Enfin, au bout de quelques jours, il se rendit auprès de l’Empereur, insistant pour remettre lui-même son travail en personne. « Eh bien ! Monsieur, lui dit l’Empereur, persistez-vous toujours dans votre opinion ? – Je fais plus, Sire, je viens la prouver à Votre Majesté : cette brave jeunesse était indignement calomniée ; je viens de passer beaucoup de temps à l’examen le plus rigoureux, et je n’ai pas trouvé un coupable ; il n’y a pas un de ces blessés qui n’ait son procès-verbal individuel ; des ballots me suivent. Votre Majesté peut en ordonner l’examen. » Cependant l’Empereur le considérait avec des regards sombres. « C’est bien, Monsieur, lui dit-il en saisissant son rapport avec une espèce de contraction ; je vais m’en occuper. » Et il se mit à marcher à grands pas dans son appartement d’un air agité et combattu ; puis, revenant bientôt à M. Larrey avec un visage tout à fait dégagé, il lui prend affectueusement la main, et lui dit d’une voix émue : « Adieu, monsieur Larrey, un souverain est bien heureux d’avoir affaire à un homme tel que vous ! On vous portera mes ordres. » Et M. Larrey reçut le soir même, de la part de Napoléon, son portrait enrichi de diamants, 6.000 fr. en or et une pension sur l’État, de 3.000 fr., sans exclusion, est-il dit au décret, de toute autre récompense méritée par ses grades, son ancienneté et ses services futurs.

Un pareil trait est précieux pour l’histoire, en ce qu’il fait connaître un homme de bien qui n’hésite pas à défendre la vérité contre un monarque prévenu, irrité ; et en ce qu’il fait ressortir toute la grande âme de celui-ci, dans le bonheur, la reconnaissance qu’il témoigne de se voir détrompé.


L’Empereur accepte mes quatre mille louis.


Jeudi 24.

L’Empereur n’est pas sorti ; il n’a demandé aucun de nous ; il n’est pas venu dîner, ce qui nous a fait craindre qu’il fût malade. Après dix heures, comme je n’étais point encore couché, il m’a fait appeler. Il venait de se mettre au lit. Il m’a dit n’avoir pas quitté son canapé de la journée ; il avait lu près de dix-huit heures. Il n’avait mangé qu’un peu de soupe ; il ne souffrait que de ses dents. Je lui disais que nous avions craint que ce ne fût sérieux encore, qu’au chagrin de ne pas le voir se mêlait toujours l’inquiétude.

Plus tard il a traité notre situation pécuniaire. Il avait tenu son conseil le matin, disait-il plaisamment ; on avait pesé l’argenterie, calculé ce qu’on devait en vendre. Cela devait nous faire aller encore quelque temps. Je lui ai renouvelé l’offre de mes 4.000 louis de Londres. Il a daigné enfin les accepter. « Ma situation est singulière, disait-il ; je n’ai nul doute que, si la communication était permise, et que chacun des miens, ou même bien des étrangers, pussent soupçonner que j’eusse des besoins, je serais bientôt riche ici en toutes choses ; mais dois-je être à charge à mes amis, en les exposant aux abus qu’en pourrait faire le ministère anglais ? J’ai demandé quelques livres, il me les a fait parvenir avec toute l’incurie et la négligence d’un commissionnaire infidèle. Il me réclame aujourd’hui 1.500 ou 2.000 liv. sterl., c’est-à-dire près de 50.000 fr. pour des drogueries que j’eusse pu me procurer moi-même à moins de 12.000 sans doute. N’en serait-il pas de même de toute autre chose ? En acceptant ce que vous m’offrez, cette ressource ne doit être employée qu’au strict nécessaire ; car, après tout, il faut vivre, et réellement nous ne vivons pas avec ce qu’on nous fournit. Cent louis par mois seraient le léger supplément qui pourrait rigoureusement y satisfaire. C’est là la somme et la régularité surtout que vous devez demander et suivre. »