Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 10

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 390-431).


Chapitre 10.


Situation physique de la Russie ; sa puissance politique ; paroles remarquables – Notice sur l’Inde anglaise – Pitt et Fox – Idées de l’économie politique : compagnies ou commerce libre – Les créneaux contre les métiers, etc. – M. de Suffren – Sentiments de l’Empereur pour la marine.


Mercredi 6.

L’Empereur a été de mieux en mieux. Il a reçu quelques personnes vers midi.

Le soir, même amour encore de géographie. L’Empereur s’est arrêté spécialement sur l’Asie ; la situation politique de la Russie, la facilité avec laquelle elle pourrait faire une entreprise sur l’Inde et même sur la Chine ; les inquiétudes qu’en devaient concevoir les Anglais ; le nombre de troupes que la Russie devrait employer, leur point de départ, la route qu’elles auraient à suivre, les richesses métalliques quelles en rapporteraient, etc. ; et il a donné, sur la plupart de ces points, des détails bien précieux. J’ai le regret de n’en trouver ici que l’indication, et je n’oserais me fier à mes souvenirs pour les reproduire.

L’Empereur a passé de là à ce qu’il appelait la situation admirable de la Russie contre le reste de l’Europe, à l’immensité de sa masse d’invasion. Il peignait cette puissance assise sous le pôle, adossée à des glaces éternelles qui au besoin la rendaient inabordable ; elle n’était attaquable, disait-il, que trois ou quatre mois ou un quart de l’année, tandis qu’elle avait toute l’année entière ou les douze mois contre nous ; elle n’offrait aux assaillants que les rigueurs, les souffrances, les privations d’un sol désert, d’une nature morte ou engourdie, tandis que ses peuples ne se lançaient qu’avec attrait vers les délices de notre midi.

Outre ces circonstances physiques, ajoutait l’Empereur, à sa nombreuse population sédentaire, brave, endurcie, dévouée, passive, se joignaient d’immenses peuplades, dont le dénuement et le vagabondage sont l’état naturel. « On ne peut s’empêcher de frémir, disait-il, à l’idée d’une telle masse, qu’on ne saurait attaquer ni par les côtés ni sur les derrières ; qui déborde impunément sur vous, inondant tout si elle triomphe, ou se retirant au milieu des glaces, au sein de la désolation, de la mort, devenues ses réserves si elle est défaite ; le tout avec la facilité de reparaître aussitôt si le cas le requiert. N’est-ce pas là la tête de l’hydre, l’Antée de la fable, dont on ne saurait venir à bout qu’en le saisissant au corps et l’étouffant dans ses bras ? mais où trouver l’Hercule ? Il n’appartenait qu’à nous d’oser y prétendre, et nous l’avons tenté gauchement, il faut en convenir. »

L’Empereur disait que dans la nouvelle combinaison politique de l’Europe, le sort de cette partie du monde ne tenait plus qu’à la capacité, aux dispositions d’un seul homme. « Qu’il se trouve, disait-il, un empereur de Russie vaillant, impétueux, capable, en un mot un czar qui ait de la barbe au menton (ce qu’il exprimait, du reste, beaucoup plus énergiquement), et l’Europe est à lui. Il peut commencer ses opérations sur le sol allemand même, à cent lieues des deux capitales, Berlin et Vienne, dont les souverains sont les seuls obstacles. Il enlève l’alliance de l’un par la force, et avec son concours abat l’autre d’un revers ; et dès cet instant il est au cœur de l’Allemagne, au milieu des princes du second ordre, dont la plupart sont ses parents ou attendent tout de lui. Au besoin, si le cas le requiert, il jette en passant, par-dessus les Alpes, quelques tisons enflammés sur le sol italien, tout prêt pour l’explosion, et marche triomphant vers la France, dont il se proclame de nouveau le libérateur. Assurément, moi, dans une telle situation, j’arriverais à Calais à temps fixe et par journées d’étape, et je m’y trouverais le maître et l’arbitre de l’Europe… » Et après quelques instants de silence, il a ajouté : « Peut-être, mon cher, êtes-vous tenté de me dire, comme le ministre de Pyrrhus à son maître : Et après tout, à quoi bon ? Je réponds : À fonder une nouvelle société, et à sauver de grands malheurs. L’Europe attend, sollicite ce bienfait ; le vieux système est à bout, et le nouveau n’est point assis, et ne le sera pas sans de longues et furieuses convulsions encore. »

L’Empereur a gardé de nouveau le silence, mesurant avec un compas des distances sur la carte, et disait Constantinople placée pour être le centre et le siège de la domination universelle, etc.

Il est revenu ensuite sur l’Inde anglaise, et m’a demandé si j’étais bien au fait de son histoire. Je lui ai dit le peu que j’en savais.

Élisabeth créa une compagnie des Indes, en vertu de sa prérogative royale.

Cent ans plus tard, le parlement en créa une autre. Bientôt après, ces deux compagnies, qui se nuisaient par leur concurrence, furent réunies dans une même charte nationale.

En 1716, la compagnie obtint des souverains de l’Inde le fameux firman ou charte indienne, pour exporter et importer sans payer aucun droit.

En 1741, la compagnie, pour la première fois, interféra militairement dans la politique de l’Inde, en opposition à la compagnie française, qui prit le parti adverse. Depuis ce temps, les deux nations se battirent sur ce terrain éloigné toutes les fois qu’elles eurent la guerre en Europe. La France eut un moment très brillant dans la guerre de 1740 ; elle fut écrasée dans celle de 1755, soutint l’égalité dans celle de 1779, et disparut tout à fait dans celle de la révolution.

Aujourd’hui la compagnie des Indes anglaises domine toute la péninsule, qui compte une population de plus de quatre-vingt ou cent millions de sujets, ses tributaires ou ses alliés.

Telle est cette fameuse compagnie des Indes qui se trouve tout à la fois marchande et souveraine, dont les richesses se composent des profits de son commerce et des revenus de son territoire ; d’où il résulte que le marchand est souvent poussé par l’ambition du souverain, et que le souverain combine, ordonne, exécute avec la cupidité du marchand ; c’est dans cette circonstance toute particulière, dans ce double caractère ainsi que dans la nature et le nombre des employés, la distance du théâtre sur lequel on opère, qu’il faut chercher la clef des progrès, des mesures, des tiraillements, des contradictions, des désordres et des clameurs qui composent l’histoire de cette célèbre compagnie.

La compagnie des Indes anglaises a été longtemps tout à fait maîtresse et indépendante ; elle était et continue d’être représentée par une cour de directeurs choisis par la masse des propriétaires ; ces directeurs délèguent et dirigent dans l’Inde, par leurs dépêches, une régence ou conseil composé d’un gouverneur et de quelques assesseurs qui y représentent et y exercent l’autorité souveraine.

En 1767, pour la première fois, la couronne mit en avant des droits sur son territoire et ses revenus ; mais la compagnie acheta le désistement pour un subside de 10 ou 12 millions de francs.

Vers 1773, la compagnie des Indes, se trouvant extrêmement dérangée dans ses affaires, eut recours au parlement, qui profita de ses embarras pour consacrer sa dépendance. Il traça des règlements politiques, judiciaires et financiers auxquels il soumit toutes les possessions de cette compagnie ; mais ces règlements ne furent point heureux : ils portèrent le désordre au comble dans la péninsule de l’Inde, en y introduisant surtout une cour suprême de justice qui se montra la rivale du conseil souverain, et qui, chargée d’introduire les lois anglaises dans le pays, porta le bouleversement et l’effroi parmi les naturels. La fureur des partis, leurs dénonciations réciproques, leurs plaintes, leurs déclamations nous ont transmis des actes odieux, une rapacité sans frein, une tyrannie atroce. Cette époque est la plus orageuse et la moins honorable de l’histoire de la compagnie.

En 1783, pour y porter un remède radical, M. Fox, alors ministre, proposa son fameux bill dont le non-succès le fit sortir du ministère. L’année suivante, M. Pitt, qui avait été son antagoniste, en présenta un autre qui commença sa grande réputation, et qui gouverne encore aujourd’hui la compagnie. Le bill de M. Fox était une véritable saisie judiciaire ; il retirait à la compagnie toutes ses propriétés et les plaçait en régie entre les mains d’un comité chargé de gérer pour elle, de liquider ses dettes et de disposer de tous les emplois. Les membres du comité, nommés par le roi ou le parlement, devaient être inamovibles, et siéger jusqu’à ce qu’ils eussent mis les affaires sur un meilleur pied. On cria de toute part sur un ordre de chose qui, disait-on, allait mettre entre les mains de quelques-uns de si grands intérêts, un si grand patronage, une si énorme influence. C’était, disait-on, introduire un quatrième pouvoir dans l’État, créer un rival à la couronne même. On fut jusqu’à accuser M. Fox de vouloir se perpétuer dans le ministère, et se ménager une espèce de souveraineté occulte supérieure à celle du roi ; car, comme il était ministre et gouvernait en ce moment le parlement, il eût nommé et gouverné ce comité. À l’aide de l’influence de ce comité, il eût composé et gouverné le parlement, et à l’aide du parlement, il eût consacré et perpétué le comité : il n’y avait plus de fin. La clameur fut extrême, et le roi en fit une affaire personnelle. Il en appela à ses propres amis, à ceux qui, dans la chambre des pairs, lui étaient attachés de cœur, comme d’un objet attaquant son existence même. M. Fox échoua, et fut contraint de quitter le ministère.

M. Pitt montra plus de modération en apparence et fut plus adroit : il se contenta, par son bill, de mettre la compagnie en tutelle : il soumit toutes ses opérations à un comité chargé de les réviser et de les contresigner : il laissa à la compagnie la nomination de tous les employés ; mais réserva à la couronne la nomination du gouverneur général et le veto sur toutes les autres nominations. Ce comité, nommé par le roi, formait une branche nouvelle dans le ministère. On se récria vivement encore sur l’immense influence que cette mesure allait ajouter à l’autorité royale, et qui devait infailliblement briser, disait-on, l’équilibre constitutionnel. On avait reproché à M. Fox d’avoir voulu tenir cette influence tout à fait étrangère au roi ; on accusa M. Pitt de l’avoir mise toute entre ses mains. Tout ce que l’un avait voulu faire pour le peuple, disait-on, l’autre le faisait pour le monarque. Et, en effet, ces deux caractères distincts, ces deux inconvénients opposés, étaient toute la différence des deux bills ; c’était, au vrai, une bataille décisive entre les torys et les whigs. M. Pitt l’emporta, et les torys triomphèrent.

Les vices du bill de M. Fox sont demeurés hypothétiques, puisqu’ils n’ont pas été mis en essai ; mais les inconvénients prévus de celui de M. Pitt se sont formellement accomplis : l’équilibre des pouvoirs a été rompu, la vraie constitution d’Angleterre a cessé d’exister, l’autorité royale, journellement accrue, a tout envahi, et marche aujourd’hui sans obstacles dans la grande route de l’arbitraire et de l’absolu.

Les ministres disposent du parlement par une majorité qu’ils ont créée, majorité qui perpétue leurs pouvoirs et légalise leurs violences. Ainsi la liberté anglaise est enchaînée chaque jour davantage au nom et par les formes mêmes qui devraient la défendre, et l’avenir paraît sans remède, ou menace des plus grands malheurs ! Quels plus funestes résultats eût donc pu produire le plan de M. Fox ? car les grandes altérations de la constitution anglaise sont en effet venues de l’Inde. Le poids que M. Fox voulait mettre du côté populaire eût-il donc pu être aussi désastreux pour la liberté que celui dont M. Pitt a surchargé la prérogative royale ?

Aussi, bien des gens prononcent hardiment aujourd’hui que M. Fox avait raison, qu’il était bien plus sage, et ne pouvait être aussi nuisible que son rival.

Aux noms de Pitt et de Fox, l’Empereur s’est arrêté longtemps sur leur caractère, leur système et leurs actes, et il a terminé en répétant ce qu’il a déjà dit plus d’une fois : « M. Pitt a été le maître de toute la politique européenne ; il a tenu dans ses mains le sort moral des peuples ; il en a mal usé ; il a incendié l’univers, et s’inscrira dans l’histoire à la manière d’Érostrate, parmi des flammes, des regrets et des larmes !… D’abord, les premières étincelles de notre révolution, puis toutes les résistances au vœu national, enfin tous les crimes horribles qui en furent la conséquence, sont son ouvrage. Cette conflagration universelle de vingt-cinq ans ; ces nombreuses coalitions qui l’ont entretenue ; le bouleversement, la dévastation de l’Europe ; les flots du sang des peuples qui en ont été la suite ; la dette effroyable de l’Angleterre, qui a payé toutes ces choses ; le système pestilentiel des emprunts, sous lequel les peuples demeurent courbés ; le malaise universel d’aujourd’hui, tout cela est de sa façon. La postérité le reconnaîtra ; elle le signalera comme un vrai fléau ; cet homme, tant vanté de son temps, ne sera plus un jour que le génie du mal ; non que je le tienne pour atroce, ni même que je doute qu’il ne fût convaincu qu’il faisait le bien : la Saint-Barthélémi a bien eu ses persuadés ; le pape et les cardinaux en ont chanté un Te Deum, et parmi toutes ces bonnes gens il s’en trouvait bien, sans doute, quelques-unes de bonne foi. Voilà les hommes, leur raison, leurs jugements ! Mais ce que la postérité reprochera surtout à M. Pitt, ce sera la hideuse école qu’il a laissée après lui ; le machiavélisme insolent de celle-ci, son immoralité profonde, son froid égoïsme, son mépris pour le sort des hommes ou la justice des choses.

« Quoi qu’il en soit, par admiration réelle ou pure reconnaissance, ou même encore simple instinct et seule sympathie, M. Pitt a été et demeure l’homme de l’aristocratie européenne ; c’est qu’en effet il y a eu en lui du Sylla. C’est son système qui a ménagé l’asservissement de la cause populaire et le triomphe des patriciens. Quant à M. Fox, ce n’est pas chez les anciens qu’il faut lui chercher un modèle, c’est à lui d’en servir, et son école tôt ou tard doit régir le monde. »

L’Empereur s’est fort étendu alors sur M. Fox ; il répétait l’avoir fort goûté, beaucoup aimé. Il avait placé son buste à la Malmaison avant de le connaître personnellement. Il a conclu en disant ce qu’il a déjà exprimé souvent et sous bien des formes : « Assurément l’instant de la mort de M. Fox est une des fatalités de ma carrière, a-t-il dit ; s’il eût continué de vivre, les affaires eussent pris une tout autre tournure, la cause des peuples l’eût emporté, et nous eussions fixé un nouvel ordre de choses en Europe. »

L’Empereur, revenant ensuite à la compagnie des Indes, a dit que c’était une grande question que le monopole d’une compagnie, ou la liberté du commerce pour tous. « Une compagnie, observait-il, plaçait de très grands avantages entre les mains de quelques-uns qui peuvent faire très bien leurs affaires, tout en négligeant celles de la masse ; aussi toute la compagnie dégénérait-elle bientôt en oligarchie, toujours amie du pouvoir et prête à lui donner secours ; et, sous ce rapport, les compagnies tenaient tout à fait du vieux temps et des anciens systèmes. Le commerce libre, au contraire, tenait à toutes les classes, agitait toutes les imaginations, remuait tout un peuple ; il était tout à fait identique avec l’égalité, portait naturellement à l’indépendance ; et, sous ce rapport, tenait beaucoup plus à notre système moderne.

« Après le traité d’Amiens, qui rendait à la France ses possessions dans l’Inde, j’ai fait discuter devant moi, longtemps et à fond, cette grande question ; j’ai écouté des hommes du commerce, entendu des hommes d’État, et j’ai prononcé pour le commerce libre et rejeté les compagnies. »

De là l’Empereur est passé à plusieurs points d’économie politique consacrés par Smith dans sa Richesse des Nations. Il les avouait vrais en principe, mais les démontrait faux dans leur application. Malheureusement ici encore je ne retrouve que de stériles indications.

Il a terminé en disant : « Jadis on ne connaissait qu’une espèce de propriété, celle du terrain ; il en est survenu une nouvelle, celle de l’industrie, aux prises en ce moment avec la première ; puis une troisième, celle dérivant des énormes charges perçues sur les administrés, et qui, distribuées par les mains neutres et impartiales du gouvernement, peuvent garantir du monopole des deux autres, leur servir d’intermédiaire, et les empêcher d’en venir aux mains. » Il appelait cette grande lutte la guerre des champs contre les comptoirs, celle des créneaux contre les métiers.

« C’est pourtant, disait-il, pour n’avoir pas voulu reconnaître cette grande révolution dans la propriété, pour s’obstiner à fermer les yeux sur de telles vérités, qu’on fait tant de sottises aujourd’hui, et que l’on s’expose à tant de bouleversements. Le monde a éprouvé un grand déplacement, et il cherche à se rasseoir ; voilà, en deux mots, terminait-il, toute la clef de l’agitation universelle qui nous tourmente. On a désarrimé le vaisseau, transporté du lest de l’avant à l’arrière, et de là ces furieuses oscillations qui peuvent amener le naufrage à la première tempête, si l’on s’obstine à vouloir le manœuvrer comme de coutume, sans avoir obtenu un équilibre nouveau. »

Ce jour a été riche pour mon Journal. Outre les sujets déjà traités, il a été question de plusieurs autres encore. En parlant des Indes et de la compagnie anglaise, le nom de M. de Suffren a été mentionné.

L’Empereur n’en avait pas une exacte connaissance ; il savait confusément que cet officier avait rendu de grands services, et lui Napoléon avait, par ce seul sentiment, disait-il, accordé beaucoup à sa famille. Il m’a questionné à son sujet. Je ne l’avais pas connu, je ne pouvais que lui rendre les traditions du corps. Or, il était admis, lui disais-je, parmi nous dans la marine, que M. de Suffren était, depuis Louis XIV, le seul qui rappelât les grands marins de notre belle époque navale.

M. de Suffren avait du génie, de la création, beaucoup d’ardeur, une forte ambition, un caractère de fer ; c’était un de ces hommes que la nature a rendus propres à tout. J’ai entendu des gens très sensés et très forts dire que sa mort, en 1789, pouvait avoir été une calamité nationale ; qu’admis au Conseil du roi, dans la crise du moment, il eût été de taille à donner une autre issue aux affaires. M. de Suffren, très dur, très bizarre, extrêmement égoïste, mauvais coucheur, mauvais camarade, n’était aimé de personne, mais était apprécié, admiré de tous.

C’était un homme avec qui l’on ne pouvait pas vivre, et il était surtout fort difficile à commander, obéissait peu, critiquait tout, déclamant sans cesse sur l’inutilité de la tactique, par exemple, et se montrant au besoin le meilleur tacticien. Il en était de même de tout le reste, c’étaient l’inquiétude et la mauvaise humeur du génie et de l’ambition qui n’a pas ses coudées franches.

Parvenu au commandement de l’escadre de l’Inde, et conduit au roi pour prendre congé, un huissier faisait avec peine ouvrir la foule pour qu’il pût parvenir. « Je vous remercie aujourd’hui, disait-il à l’huissier, en grognant et nasillant d’après sa nature ; mais au retour, Monsieur, vous verrez que je saurai bien me faire faire place moi-même. » Et il tint parole.

Arrivé dans l’Inde, il ouvrit une scène nouvelle à nos armes, il y fit des prodiges qu’on n’a peut-être pas assez appréciés en Europe ; ce furent immédiatement des actes et des mœurs de commandement inconnus jusque-là ; prenant tout sur lui, osant tout, imaginant tout, prévoyant à tout, démontant ses capitaines au besoin, nommant ses officiers, équipant et faisant combattre des vaisseaux condamnés depuis longtemps ; trouvant un hivernage sur les lieux mêmes, dans l’Inde, quand la routine voulait qu’on fût les chercher à douze ou quinze cents lieues de là, à l’Île-de-France ; enfin on le vit, devançant la manière de nos jours, s’approcher de la côte, embarquer des soldats qui avaient combattu la veille l’ennemi ; aller battre avec eux l’escadre anglaise, et les reporter le lendemain à leur camp pour qu’ils pussent combattre de nouveau. Aussi notre pavillon prit-il tout à coup une supériorité qui dérouta l’ennemi. « Oh ! pourquoi cet homme, s’est écrié l’Empereur, n’a-t-il pas vécu jusqu’à moi, ou pourquoi n’en ai-je pas trouvé un de sa trempe ? j’en eusse fait notre Nelson, et les affaires eussent pris une autre tournure ; mais j’ai passé tout mon temps à chercher l’homme de la marine, sans avoir jamais rien pu rencontrer. Il y a dans ce métier une spécialité, une technicité qui arrêtaient toutes mes conceptions. Proposais-je une idée nouvelle, aussitôt j’avais Ganthaume sur les épaules et la section de marine. – Sire, cela ne se peut pas. – Et pourquoi ? – Sire, les vents ne le permettent pas, et puis les calmes, les courants ; et j’étais arrêté tout court. Comment continuer la discussion avec ceux dont on ne parle pas le langage ? Combien de fois, au Conseil d’État, leur ai-je reproché d’abuser de cette circonstance ! À les entendre, il eût fallu naître dans la marine pour y connaître quelque chose. Et je leur ai dit souvent qu’ils abusaient encore, que je n’eusse demandé que de faire la traversée de l’Inde avec eux, et qu’au retour je me serais fait fort d’être aussi familier avec leur métier qu’avec mes champs de bataille. Ils n’en croyaient rien, et revenaient toujours à ce qu’on ne pouvait être bon marin si on ne s’y prenait dès le berceau ; et ils me firent faire quelque chose à cet égard qui m’a longtemps pesé, ce fut l’enrôlement de plusieurs milliers d’enfants de six à huit ans.

« J’eus beau me débattre, il me fallut céder à leur unanimité, en les prévenant toutefois que j’en chargeais leur conscience. Qu’en résulta-t-il ? que le public murmura, déclama beaucoup et nous couvrit de ridicule, qualifiant l’opération de massacre des innocents. Voilà que plus tard de Winter, Verhuel, tous les marins du Nord et d’autres encore sont venus me dire et ont soutenu que dix-huit, vingt ans, l’âge de la conscription, n’était pas trop tard pour commencer à être matelot, les Danois, les Suédois y emploient leurs soldats ; chez les Russes, la flotte n’est qu’une portion de l’armée principale, ce qui donne l’avantage inappréciable de l’avoir en permanence et à deux fins.

« J’avais imaginé moi-même, a-t-il ajouté, quelque chose de la sorte en créant mes équipages de haut-bord ; mais que d’obstacles ne rencontrai-je pas, que de préjugés j’eus à vaincre, quelle force de volonté je dus employer pour parvenir à donner un uniforme à ces pauvres matelots, à les enrégimenter, à leur faire faire l’exercice ! Je gâtais tout, disait-on ; et pourtant de quelle utilité n’ont-ils pas été ! Quelle plus heureuse idée que d’avoir deux services pour une seule paye ! Ils n’ont pas été moins bons matelots, et se sont montrés les meilleurs des soldats. On les a trouvés, au besoin, matelots, soldats, artilleurs, pontonniers, tout. Si, dans la marine, au lieu d’avoir des obstacles à combattre, j’avais rencontré quelqu’un qui eût abondé dans mon sens et devancé mes idées, quel résultat n’eussions-nous pas obtenu ! mais sous mon règne, il n’a jamais pu s’élever dans la marine quelqu’un qui s’écartât de la routine et sût créer. J’aimais particulièrement les marins, j’estimais leur courage, j’estimais leur patriotisme ; mais je n’ai jamais pu trouver entre eux et moi d’intermédiaire qui sût les faire agir et les faire mériter, etc., etc. »


Organisation impériale ; préfets, auditeurs au Conseil d’État ; motifs des gros appointements ; intentions futures, etc..


Jeudi 7.

Napoléon, parlant de son organisation impériale, disait qu’il en avait fait le gouvernement le plus compacte, de la circulation la plus rapide et des efforts les plus nerveux qui eût jamais existé : « Et il ne fallait rien moins que tout cela, remarquait-il, pour pouvoir triompher des immenses difficultés dont nous étions entourés, et produire toutes les merveilles que nous avons accomplies ; l’organisation des préfectures, leur action, les résultats étaient admirables et prodigieux. La même impulsion se trouvait donnée au même instant à plus de quarante millions d’hommes ; et, à l’aide de ces centres d’activité locale, le mouvement était aussi rapide à toutes les extrémités qu’au cœur même.

« Les étrangers qui nous visitaient, et qui savaient voir et juger, en étaient émerveillés. Et c’est à cette uniformité d’action, sur un aussi grand terrain, qu’ils attribuaient surtout ces prodigieux efforts, ces immenses résultats, qu’ils avouaient n’avoir pas pu comprendre jusque-là.

« Les préfets, avec toute l’autorité et les ressources locales dont ils se trouvaient investis, ajoutait l’Empereur, étaient eux-mêmes des empereurs au petit pied ; et comme ils n’avaient de force que par l’impulsion première dont ils n’étaient que les organes, que toute leur influence ne dérivait que de leur emploi du moment, qu’ils n’en avaient point de personnelle, qu’ils ne tenaient nullement au sol qu’ils régissaient, ils avaient tous les avantages des anciens grands agents absolus, sans aucun de leurs inconvénients. Il avait bien fallu leur créer toute cette puissance, disait l’Empereur. Je me trouvais dictateur, la force des circonstances le voulait ainsi ; il fallait donc que tous les filaments issus de moi se trouvassent en harmonie avec la cause première, sous peine de manquer le résultat. Le réseau gouvernant dont je couvris le sol requérait une furieuse tension, une prodigieuse force d’élasticité, si l’on voulait pouvoir faire rebondir au loin les terribles coups dont on nous ajustait sans cesse : aussi la plupart de ces ressorts n’étaient-ils, dans ma pensée, que des institutions de dictature, des armes de guerre. Quand le temps fût venu pour moi de relâcher les rênes, tous mes filaments aussi se seraient sympathiquement détendus, et nous aurions alors procédé à notre établissement de paix, à nos institutions locales. Si nous n’en avions encore aucune, c’est que la crise ne les admettait pas. Nous eussions infailliblement succombé tout d’abord si nous en eussions été pourvus dès le principe ; et puis, il faut le dire, nous n’étions pas mûrs pour en faire un bon usage. Il ne faut pas croire que la nation fût déjà prête pour manier dignement sa liberté. La masse avait encore, dans l’éducation et le caractère, trop de préjugés du temps passé. Cela serait venu ; nous nous formions chaque jour, mais nous avions encore beaucoup à gagner. Lors de l’explosion de la révolution, les patriotes en général se trouvèrent tels par nature, par instinct. Ce sentiment se trouva dans leur sang, ce fut chez eux une passion, une frénésie ; et de là, l’effervescence, les excès, l’exagération de l’époque. Mais ce n’est pas à coups de massue et par soubresauts qu’on peut naturaliser le système moderne, en jouir ; il faut l’implanter dans l’éducation, et que ses racines s’embranchent avec la raison, la conviction même, ce qui doit infailliblement avoir lieu avec le temps, parce qu’il repose sur des vérités naturelles. Mais ceux qui composaient les générations de nos jours, ajoutait-il, demeuraient si naturellement dominateurs, si avides du pouvoir, l’exerçaient avec tant d’importance, pour ne pas dire plus, et pourtant en même temps étaient si prêts, d’un autre côté, à courir au-devant de la servitude !… Nous étions toujours entre ces deux vices. Dans tous mes voyages, disait-il, j’étais constamment obligé de dire à mes premiers officiers placés à mes côtés : Mais laissez donc parler M. le préfet. Allais-je à quelque subdivision du département, c’était alors au préfet que j’étais obligé de dire : Mais, laissez donc répondre M. le sous-préfet ou M. le maire ; tant chacun s’empressait d’éclipser le voisin, et comprenait peu le bien qui pouvait dériver d’une communication directe avec moi ! Envoyais-je mes grands officiers, mes ministres, présider les collèges électoraux, et leur recommandais-je de ne pas se faire nommer candidats au Sénat, que cette place leur était assurée par une autre route, et qu’il fallait laisser cette satisfaction aux notables des provinces, ils n’en revenaient pas moins toujours désignés. » Et ceci me rappelle que dans le temps, un des ministres (Decrès) me racontait avoir eu une prise avec l’Empereur précisément à ce sujet. Il le grondait de sa nomination : « Mais, Sire, lui répondit-il plaisamment, votre influence est plus forte que votre volonté ; j’ai beau dire que je n’en veux pas, que cela vous déplaît, que vous voulez qu’ils se réservent ces nominations entre eux, ils ne connaissent que votre choix, et je serai renommé tant que vous m’y enverrez. »

« J’avais, disait encore l’Empereur, donné des traitements énormes aux préfets et autres ; mais, en fait de prodigalité de ma part, faudrait-il encore savoir distinguer ce qui est de système ou de circonstances. Celles-ci me forçaient à donner de gros appointements, l’autre m’eût conduit à obtenir gratuitement. À l’origine, lorsqu’il s’agissait d’attacher des individus, de recomposer une société et des mœurs à l’avenant, de gros traitements, une véritable fortune étaient indispensables ; mais le résultat obtenu, et avec le temps rentré dans l’ordre naturel, mon intention, au contraire, eût été de rendre la plupart des hautes fonctions à peu près gratuites. J’eusse élagué les nécessiteux, qui jamais ne s’appartiennent à eux-mêmes, dont les besoins pressants créent l’immoralité politique ; j’eusse amené l’opinion à solliciter ces emplois pour la pure considération ; ils fussent devenus d’honorables magistratures, d’immenses justices de paix remplies par les plus grandes fortunes, chez qui la vocation, la philanthropie, une honnête ambition, eussent été les premiers guides et le gage assuré d’une noble indépendance. Et c’est là ce qui compose vraiment la dignité, la majesté d’une nation, ce qui en élève la renommée et ramène la morale publique. Or notre changement de mœurs à cet égard était devenu indispensable, et c’est le dégoût des places qui eût signalé notre véritable retour à la haute morale. On m’a dit ici que cette avidité de places a passé la mer pour aller infecter nos voisins : autrefois les vieux Anglais les dédaignaient. Voyez si aux États-Unis on en est avide. Cet amour dans un peuple est le plus grand échec que puisse éprouver sa moralité. Quand on veut absolument des places, on se trouve déjà vendu d’avance. Aujourd’hui les plus grands personnages en Angleterre courent après ; les grandes familles, toute la pairie, les recherchent. Ils se rejettent sur ce que l’énormité des taxes ne leur permet plus de vivre sans salaire. Pitoyable excuse ! c’est que leurs mœurs publiques sont encore plus altérées que leurs fortunes. Quand on en est arrivé, dans une certaine classe, à solliciter les emplois pour de l’argent, il n’est plus pour une nation de véritable indépendance, de noblesse, de dignité dans le caractère. Notre excuse à nous pouvait être dans les bouleversements et les commotions de notre révolution : chacun avait été déplacé, chacun se sentait dans la nécessité de se rasseoir ; et c’est pour aider à cette nécessité générale, et pour que les sentiments délicats se détruisissent le moins possible, que j’ai cru devoir doter toutes les places de tant d’argent, de lustre et de considération ; mais avec le temps j’eusse changé tout cela par la seule force de l’opinion. Et qu’on ne croie pas la chose impossible : tout devient facile à l’influence du pouvoir quand il veut diriger dans le juste, l’honnête et le beau, etc.

« Je ménageais à mon fils une situation des plus heureuses. J’élevais précisément pour lui à l’école nouvelle la nombreuse classe des auditeurs au Conseil d’État. Leur éducation finie et leur âge venu, ils eussent un beau jour relevé tous les postes de l’empire. Forts de nos principes et des exemples de leurs devanciers, ils se fussent trouvés tous douze à quinze ans de plus que mon fils, ce qui l’eût placé précisément entre deux générations et tous leurs avantages : la maturité, l’expérience et la sagesse au-dessus ; la jeunesse, la célérité, la prestesse au-dessous. » Et comme je m’étonnais qu’il n’eût rien laissé percer de toutes ces grandes et belles institutions : « À quoi bon bavarder là-dessus ? me dit-il ; on m’eût pris pour un charlatan, on m’eût suspecté d’insinuation, de souplesse ; on se fût familiarisé à me combattre, et je serais tombé dans le discrédit. Situé, ainsi que je l’étais, sans l’autorité héréditaire de l’antique tradition, privé du prestige de ce qu’ils appellent la légitimité, je ne devais pas permettre l’occasion d’entrer en lice vis-à-vis de moi, je devais être tranchant, impérieux, décisif. Vous me dites qu’on a dit de moi dans votre faubourg : Que n’était-il, légitime ! Si je l’eusse été, je n’aurais pas fait davantage sans doute, mais il m’eût été permis alors d’avoir plus de bonhomie, etc. »


La Vendée ; Charette – Lamarque – Tragédies d’Eschyle et de Sophocle, etc. – Véritables tragédies chez les Romains – La Médée de Sénèque ; singularité.


Vendredi 8.

L’Empereur a travaillé avec l’un de nous, ce qui nous a fort réjouis, en nous prouvant qu’il se trouvait mieux.

Il m’a fait demander avant dîner. Le travail semblait l’avoir ranimé ; il était fort causant, et nous marchions dans son appartement. La Vendée, ses troubles, les chefs qu’elle a montrés, ont été un des sujets remarquables de la conversation.

Charette était le seul dont il fît un cas tout particulier. « J’ai lu une histoire de la Vendée. Si les détails, les portraits sont exacts, disait-il, Charette est le seul grand caractère, le véritable héros de cet épisode marquant de notre révolution, lequel, s’il présente de grands malheurs, n’immole pas du moins notre gloire. On s’y égorge, mais on ne s’y dégrade point ; on y reçoit des secours de l’étranger, mais on n’a pas la honte d’être sous sa bannière et d’en recevoir un salaire journalier pour n’être que l’exécuteur de ses volontés. Oui, a-t-il continué, Charette me laisse l’impression d’un grand caractère ; je lui vois faire des choses d’une énergie, d’une audace peu commune ; il laisse percer du génie. » Je lui disais avoir beaucoup connu Charette dans mon enfance. Nous avions été gardes de la marine ensemble à Brest ; nous y avions partagé longtemps la même chambre, mangé à la même table, et il avait fort surpris par ses exploits et sa brillante carrière tous ceux de nous qui avaient été liés avec lui. Nous avions jugé Charette assez commun, de peu d’instruction, volontiers atrabilaire, et surtout extrêmement indolent : pas un de nous qui ne l’eût condamné à demeurer dans la foule des insignifiants. Il est bien vrai qu’à mesure qu’il prenait de l’éclat, nous rappelions et nous aimions à faire ressortir qu’à une de ses premières campagnes dans la guerre d’Amérique, et ne devant être encore qu’un enfant, sortant de Brest, durant l’hiver, sur un cutter, son bâtiment perdit son mât, ce qui, pour ce genre d’embarcation, équivaut à une perte presque certaine. Le temps était si épouvantable et la mort si infaillible, que les matelots, à genoux et l’esprit perdu, se refusèrent à tout travail qui eût pu les sauver. Le garde de la marine Charette, malgré son extrême jeunesse, en tua un pour contraindre les autres à travailler ; il parvint en effet, par ce terrible exemple, à décider tout le reste, et l’on sauva le bâtiment. « Eh bien ! voyez, disait l’Empereur, le vrai caractère perce toujours dans les grandes circonstances ; voilà l’étincelle qui signale le héros de la Vendée, il ne faut pas toujours s’y méprendre, il est des dormeurs dont le réveil est terrible. Kléber aussi était d’habitude un endormi ; mais, dans l’occasion, et toujours au besoin, il avait le réveil du lion. » J’ajoutais avoir maintes fois entendu raconter à Charette que, dans un certain moment et dans un élan spontané, les matelots du cutter s’étaient écriés, d’une commune voix, qu’ils faisaient vœu d’aller, en chemise et pieds nus, porter un cierge à Notre-Dame-de-Recouvrance (portion de Brest), si elle obtenait leur salut : « Et vous en croirez ce que vous voudrez, nous ajoutait naïvement Charette, mais il est de fait qu’à peine ils eurent fini de prononcer leur prière, que le vent tomba subitement, et que, dès cet instant, commencèrent nos espérances de salut. » Et les matelots, au retour, leurs officiers en tête, accomplirent dévotement leur vœu. Du reste, disais-je, ce ne fut pas la seule circonstance miraculeuse du petit cutter. On était au mois de décembre, la nuit fort longue et des plus obscures, on se savait au milieu des récifs ; mais, privé du mât et de tout secours nautique, on flottait à l’aventure, n’attendant de salut que du ciel, quand on entendit le son d’une cloche. On sonda, et, trouvant très peu de fond, on jeta l’ancre. Quelles ne furent pas, au point du jour, la surprise et la joie, de se voir à l’entrée de la rivière de Landernau ! La cloche qu’on avait entendue était celle de la paroisse voisine. Or le bâtiment avait merveilleusement traversé les innombrables écueils dont est semée l’entrée de Brest ; il avait enfilé le goulet, passé à travers trois ou quatre cents voiles qui couvraient la rade, et était venu trouver un abri précisément à l’entrée d’une rivière, sur un point calme et tout à fait à l’écart. « Voyez, disait l’Empereur, toute la différence du tâtonnement des hommes à la marche assurée, franche de la nature ; ce qui vous étonne si fort devait arriver. Très probablement qu’avec toutes nos connaissances humaines, le trouble, les erreurs de nos sens eussent amené le naufrage du bâtiment. Au travers de tant de chances malheureuses, la nature l’a sauvé sans hésitation, la marée s’en est saisie, et la force du courant l’a conduit sans péril précisément au milieu de chaque chenal ; de la sorte il ne devait, il ne pouvait pas périr, etc. »

Et revenant sur la guerre de la Vendée, il a rappelé qu’il avait été tiré de l’armée des Alpes pour passer à celle de la Vendée, et qu’il avait préféré donner sa démission à poursuivre un service dans lequel, d’après les impulsions du temps, il n’eût pu concourir qu’à du mal, sans pouvoir personnellement prétendre à aucun bien. Il a dit qu’un des premiers soins de son consulat avait été de pacifier tout à fait ce malheureux pays et de lui faire oublier ses désastres. Il avait beaucoup fait pour lui. La population en avait été reconnaissante ; et, quand il l’avait traversé, les prêtres mêmes avaient semblé lui être sincèrement des plus favorables. « Aussi, ajoutait-il, les dernières insurrections n’avaient-elles plus le même caractère que la première ; ce n’était plus du pur fanatisme, mais seulement de l’obéissance passive à une aristocratie dominatrice. Quoi qu’il en soit, Lamarque, que j’y avais envoyé au fort de la crise, y fit des merveilles et surpassa mes espérances. » Et de quel poids n’eussent pas pu devenir ses actes dans la grande lutte ! car les chefs vendéens les plus distingués, ceux sans doute qui recueillent en ce moment les bienfaits de la cour, ont reconnu, entre les mains de ce général, Napoléon pour empereur, même après Waterloo, même après son abdication. Fut-ce de la part de Lamarque ignorance du véritable état des choses, ou seulement pure fantaisie du vainqueur ? Toutefois le voilà dans l’exil ; il est du nombre des trente-huit. C’est qu’il est plus facile de proscrire que de vaincre, etc., etc.

Il a pris envie à l’Empereur de venir dîner avec nous ; c’était la première fois depuis son incommodité, c’est-à-dire depuis seize jours. Cela nous semblait une petite fête ; toutefois nous ne pouvions nous empêcher de remarquer avec douleur une grande altération dans tous ses traits et des traces visibles d’une aussi longue réclusion.

Après dîner, on a repris les lectures, depuis si longtemps interrompues. L’Empereur nous a lu l’Agamemnon d’Eschyle, dont il a fort admiré l’extrême force jointe à la grande simplicité. Nous étions frappés surtout de la gradation de terreur qui caractérise les productions de ce père de la tragédie. Et c’est pourtant là, faisait-on observer, l’étincelle première à laquelle se rattache notre belle lumière moderne.

Après l’Agamemnon d’Eschyle, l’Empereur a fait venir l’Œdipe de Sophocle, qui nous a également fait le plus grand plaisir, et l’Empereur a répété qu’il regrettait fort de ne l’avoir point fait jouer de la sorte à Saint-Cloud.

Talma avait toujours combattu cette idée ; mais l’Empereur disait être fâché de n’avoir point insisté : « Non que j’eusse voulu essayer, ajoutait-il, d’en ramener la mode ou de corriger notre théâtre, Dieu m’en garde ! mais seulement parce que j’eusse aimé à juger des impressions de la facture antique sur nos dispositions modernes. » Il était persuadé qu’un tel spectacle eût fait grand plaisir, et il se demandait quel effet eussent pu produire, avec notre goût moderne, le coryphée et les chœurs grecs, etc.

Il est passé de là à l’Œdipe de Voltaire, qu’il a beaucoup vanté. Cette pièce lui présentait, disait-il, la plus belle scène de notre théâtre. Quant à ses vices, les amours si ridicules de Philoctète, par exemple, il ne fallait point en accuser le poète, mais bien les mœurs du temps et les grandes actrices du jour, qui imposaient la loi. Cet éloge de Voltaire nous a frappés : il était nouveau pour nous, tant il était rare dans la bouche de l’Empereur.

À onze heures, et déjà couché, l’Empereur m’a fait appeler et a continué à causer sur notre théâtre et sur celui des Grecs et des Romains, au sujet desquels il a dit beaucoup de choses fort curieuses.

D’abord il s’étonnait que les Romains n’eussent point de tragédies ; puis il convenait qu’elles eussent été peu propres à les émouvoir sur le théâtre ; qu’elles se donnaient en réalité dans leurs cirques. « Les combats des gladiateurs, disait-il, celui des hommes livrés aux bêtes féroces, étaient bien autrement terribles que toutes nos scènes dramatiques ensemble, et c’étaient là du reste les seules tragédies, remarquait-il, propres à la trempe robuste, aux nerfs d’acier des Romains. »

Toutefois les Romains ont eu, disions-nous, quelques essais de tragédie produits par Sénèque ; et sa Médée, par parenthèse, présente une circonstance bien bizarre : c’est que le chœur y prédit distinctement la découverte de l’Amérique, opérée quatorze cents ans plus tard. « Un nouveau Typhon, y est-il dit, enfant de la terre, ira, dans les siècles à venir, découvrir vers l’Occident des régions éloignées, et Thulé ne sera plus l’extrémité de l’univers[1]. »


L’Empereur beaucoup mieux – Lui sauter ! – Madame Regnault de Saint-Jean-d’Angely. Les deux impératrices – Dépenses de Joséphine ; mécontentement de l’Empereur ; anecdotes caractéristiques de l’Empereur.


Samedi 9.

L’Empereur était infiniment mieux ; entouré de nous, il parlait des prodiges du début de sa carrière, et disait qu’ils avaient dû créer une grande impression dans le monde. Une telle impression, a repris quelqu’un, qu’on avait été tenté d’y apercevoir du surnaturel ; et à ce sujet, il a cité une anecdote qui, dans le temps, avait couru les salons de Paris. Un nouvelliste, disais-je, entre tout effaré dans un cercle, annonçant que Bonaparte vient de périr à l’instant : il raconte l’explosion de la machine infernale, et termine en disant : « Le voilà sauté en l’air. – Lui sauter ! s’écria un vieil Autrichien qui avait écouté de toutes ses oreilles, et qui avait encore présentes toutes les crises désespérées dont il avait vu sortir miraculeusement le jeune général de l’armée d’Italie ; lui sauter ! Ah ! vous connaissez bien votre homme ! et moi je vous gage qu’à l’heure qu’il est, il se porte mieux que nous tous. Je le connais de longue main avec toutes ses drôleries. »

Dans un autre moment madame Regnault de Saint-Jean-d’Angely ayant été mentionnée, et quelqu’un ayant dit à l’Empereur combien elle avait montré d’attachement pour lui durant son séjour à l’île d’Elbe : « Qui ? elle ! s’est écrié l’Empereur avec surprise et satisfaction. – Oui, Sire. – Ah ! pauvre femme, a-t-il ajouté avec le geste et l’accent du regret ; et moi qui l’avais pourtant si maltraitée ! Eh bien ! voilà qui paie du moins pour les renégats que j’avais tant comblés !… » Et après quelques secondes de silence, il a dit significativement : « Il est bien sûr qu’ici-bas on ne connaît véritablement les âmes et les sentiments qu’après de grandes épreuves ! »

L’Empereur, à dîner, était fort bien, très content et même gai ; il se félicitait d’avoir passé sa dernière crise sans s’être soumis à la médecine, sans avoir payé tribut au docteur ; et c’est ce qui fâchait celui-ci, disions-nous ; il se serait contenté de si peu, le plus léger acte eût suffi ! Il n’eût demandé que le billet de confession du clergé, disait l’Empereur, tout en riant beaucoup de la chose, et ajoutant que par pure complaisance il avait été jusqu’à essayer un gargarisme qu’il avait trouvé d’une acidité violente et qui lui avait fait mal, faisant observer en cela qu’il ne lui fallait que des remèdes extrêmement doux, tous les autres le crispant infailliblement. « Au physique comme au moral, disait-il, il faut me prendre par la douceur, autrement je me cabre. »

Le cours de la conversation a conduit l’Empereur encore une fois sur le compte des impératrices Joséphine et Marie-Louise. Il a multiplié sur elles les détails les plus aimables et les plus circonstanciés, et a terminé par son adage ordinaire, que l’une était les grâces et tous leurs charmes ; l’autre, l’innocence et tous ses attraits.

L’Empereur détaillait ce qu’avait coûté la Malmaison : environ 3 ou 400.000 francs, c’est-à-dire tout ce qu’il possédait alors, disait-il ; et il énumérait ensuite tout ce que pouvait avoir reçu de lui l’impératrice Joséphine ; concluant qu’avec un peu d’ordre et de régularité seulement, elle aurait dû laisser des millions. « Son gaspillage, disait l’Empereur, faisait mon supplice. Calculateur comme je le suis, il devait être dans ma nature d’aimer mieux donner un million que de voir gaspiller 100.000 francs. » Il nous racontait comment, étant tombé un jour sans être attendu dans le petit cercle du matin de Joséphine, il avait trouvé une dame professant, à la lettre, modes et chiffons. « Mon apparition subite causa, disait-il, un grand désordre dans la séance académique. C’était une célèbre marchande de modes, une de ces fameuses du jour à laquelle j’avais fait défendre positivement d’approcher de l’impératrice, qu’elle ruinait. Je donnai quelques ordres inaperçus, et à sa sortie on s’en empara ; elle fut conduite à Bicêtre. Ce fut un grand bruit dans tout Paris, le plus grand des scandales, disait-on. Le bon ton fut de lui rendre visite, et il y eut à sa porte une file de voitures. La police vint m’en faire part. Tant mieux, dis-je ; vous ne lui avez point fait de mal ? elle n’est point au cachot ? – Non, Sire, elle a plusieurs pièces, elle tient salon. – Eh bien ! laissez crier ; tant mieux si l’on prend ceci pour un acte de tyrannie, ce sera un coup de diapason pour un grand nombre ; très peu leur montrera que je pourrais faire beaucoup, etc. » Il nous a cité aussi un autre célèbre modiste, qu’il disait être le plus insolent personnage qu’il eût jamais rencontré dans toute sa carrière. « Lui ayant adressé la parole, disait Napoléon, un jour que j’examinais un trousseau de famille fourni par lui, il avait osé m’entreprendre, moi, à qui, certes, on ne mangeait pas dans la main ; il fit ce que personne en France n’eût osé tenter : il se mit à me démontrer fort abondamment que je ne donnais pas assez à l’impératrice Joséphine, qu’il devenait impossible de l’habiller à ce prix. Je l’arrêtai, au milieu de son impertinente éloquence d’un seul regard : il en demeura comme terrassé. »

Après dîner, l’Empereur était à peine rentré dans sa chambre, qu’il m’a fait demander, bien qu’il fût déjà dans son lit, et il m’a retenu fort tard, continuant très gaiement la conversation du dîner, et passant de là à beaucoup d’autres objets. Il se trouvait infiniment mieux et avait babillé, disait-il, avec plaisir. Pour nous, il nous avait, au fait, donné une soirée charmante. Néanmoins il toussait beaucoup, c’était même ce qui avait interrompu notre veillée, en le forçant de se lever de table. « J’aurai pris trop de tabac sans y songer, m’a-t-il dit : je suis une bête d’habitude, la conversation m’aura distrait ; vous devriez, mon cher, dans pareil cas, m’ôter ma tabatière : c’est ainsi qu’on sert ceux qu’on aime, etc., etc. »


Guerre sur les grandes routes – Dumouriez plus audacieux que Napoléon – Détails sur la princesse Charlotte de Galles, le prince Léopold de Saxe-Cobourg, etc..


Dimanche 10.

Depuis quelques jours, l’Empereur, dans ses lectures, s’occupe de guerre, de fortifications, d’artillerie, etc. Il a parcouru Vauban, le Dictionnaire de Gassendi, quelques campagnes de la révolution, et la tactique de Guibert, qui l’attache fort. En revenant, à ce sujet, sur des généraux déjà cités plusieurs fois ailleurs : « Ils ne savaient, disait-il, faire la guerre que sur les grandes routes et à la portée du canon, lorsque leur champ de bataille eût dû embrasser la totalité du pays. »

À dîner il a parlé de la campagne de Dumouriez en Champagne, qu’il venait de lire. Il faisait peu de cas du duc de Brunswick, qui, avec un projet offensif, n’avait fait, disait-il, que dix-huit lieues en quarante jours. Mais, d’un autre côté, il blâmait fort Dumouriez, dont il avait trouvé la position trop audacieuse. « Et de ma part on doit prendre cela pour beaucoup, a-t-il ajouté, car je me regarde comme l’homme le plus audacieux en guerre qui peut-être ait jamais existé, et bien certainement je ne serais pas resté dans la position de Dumouriez, tant elle m’eût présenté de dangers. Je n’explique sa manœuvre qu’en me disant qu’il n’aura pas osé se retirer. Il aura jugé encore plus de périls dans la retraite qu’à demeurer. Wellington s’était mis dans ce cas avec moi le jour de Waterloo.

« Les Français sont les plus braves qu’on connaisse ; dans quelque position qu’on les essaye, ils se battront ; mais ils ne savent pas se retirer devant un ennemi victorieux. S’ils ont le moindre échec, ils n’ont plus ni tenue ni discipline ; ils vous glissent dans la main. Voilà, je suppose, quel aura été le calcul de Dumouriez, etc. ; ou bien encore, peut-être, quelque négociation secrète que nous ignorons. »

Dans le jour, des papiers publics qu’on nous a procurés parlaient du mariage du prince Léopold de Saxe-Cobourg avec la princesse Charlotte de Galles.

L’Empereur a dit : « Ce prince Léopold a pu être mon aide de camp : il l’a sollicité de moi, et je ne sais ce qui aura arrêté sa nomination. Il est fort heureux pour lui de n’avoir pas réussi : ce titre lui aurait coûté sans doute le mariage qu’il fait en cet instant ; et puis, observait l’Empereur, qu’on vienne nous dire ce qui est heur ou malheur ici-bas dans la vie des hommes !… »

La conversation s’est engagée alors sur la princesse Charlotte d’Angleterre. Quelqu’un disait qu’elle était extrêmement populaire à Londres, et donnait des signes non équivoques de beaucoup de caractère. C’était un adage parmi beaucoup d’Anglais qu’elle recommencerait Élisabeth. Elle-même, prétendait-on, n’était pas sans quelques pensées à cet égard. Je me trouvais à Londres en 1814 précisément quand cette jeune princesse, à la suite des outrages faits à sa mère en présence des souverains alliés, s’était évadée de chez le prince régent son père, avait sauté dans le premier fiacre offert à sa vue et volé à la demeure de sa mère, qu’elle adorait. La gravité anglaise se montra indulgente en cette occasion ; on se plut généralement à trouver l’excuse d’une inconséquence aussi grave dans la moralité même du sentiment qui l’avait causée. La jeune princesse ne voulait plus sortir de chez sa mère ; il fallut que le duc d’York, ou un autre de ses oncles, et peut-être encore le grand chancelier d’Angleterre, vinssent la décider à retourner auprès de son père, lui démontrant que son obstination pouvait exposer sa mère au point de mettre sa vie en péril.

La princesse Charlotte avait déjà fait preuve d’un caractère très décidé en refusant d’épouser le prince d’Orange, qu’elle repoussait surtout parce qu’elle se serait trouvée dans l’obligation, disait-elle, de vivre parfois hors de l’Angleterre ; sentiment national qui la rendit encore d’autant plus chère aux Anglais.

Elle ne s’est fixée sur le prince Léopold de Saxe-Cobourg, nous disent les Anglais qui se trouvent ici, que par le seul effet de son propre choix ; et elle a annoncé hautement, ajoutent-ils, qu’elle comptait sur d’heureux jours, parce qu’elle n’avait eu d’autre guide que le sentiment. Ce prince lui a beaucoup plu. « Je le crois sans peine, a observé l’Empereur ; si je m’en souviens bien c’est le plus beau jeune homme que j’aie vu aux Tuileries. » On a raconté que les Anglais d’ici avaient cité, il y avait peu de jours, ce qu’ils appelaient une preuve du caractère et de la dignité de leur jeune future souveraine. Un des ministres s’étant rendu chez elle, lors des arrangements du mariage, pour des détails domestiques à régler, lui fit entendre des propositions qu’elle regarda comme peu faites pour elle. « Milord, lui dit-elle avec fierté, je suis l’héritière de la Grande-Bretagne, je dois un jour en porter la couronne, je le sais, et mon âme s’est mise en rapport avec cette haute destinée ; ainsi ne croyez pas pouvoir me traiter autrement. N’allez pas penser que pour épouser le prince Léopold je puisse, je veuille jamais être mistriss Cobourg : ôtez-vous cela de la tête, etc. »

Cette jeune princesse est l’idole des Anglais, qui se complaisent à voir en elle l’espoir d’un meilleur avenir.

L’Empereur, revenant sur le prince Léopold, qui avait dû être son aide de camp, a dit : « Une foule d’autres princes allemands briguaient la même faveur. Lorsque j’eus créé la confédération du Rhin, les souverains qui en faisaient partie ne doutèrent pas que je ne fusse prêt à renouveler dans ma personne l’étiquette et les formes du saint-empire romain ; et tous parmi eux, jusqu’aux rois mêmes, se montraient empressés de former mon cortège et de devenir, l’un mon grand échanson, l’autre mon grand panetier, etc. Vers ce temps, les princes allemands avaient, à la lettre, envahi les Tuileries ; ils en remplissaient les salons, modestement confondus, perdus au milieu de vous autres. Il est vrai qu’il en était de même des Italiens, des Espagnols, des Portugais, et que la plus grande partie de l’Europe se trouvait rassemblée aux Tuileries !… Le fait est, a conclu l’Empereur, que sous mon règne Paris a été la reine des nations, et les Français le premier peuple de l’univers !… »


Divers objets bien importants — Négociation d’Amiens ; début du Premier Consul en diplomatie — De l’agglomération des peuples de l’Europe — De la conquête de l’Espagne — Danger de la Russie — Bernadotte.


Lundi 11.

J’ai passé presque toute la journée avec l’Empereur dans sa chambre, je ne l’ai quitté que pour aller dîner.

Les conversations du jour ont été longues, pleines, et des plus intéressantes ; l’Empereur se trouvait fort causant, et ses paroles étaient riches, rapides. Il a parcouru une foule d’objets souvent fort étrangers, bien qu’ils, fussent amenés naturellement les uns par les autres. Ils étincelaient d’idées et de faits nouveaux pour moi ; malheureusement leur nombre et leur importance même m’en ont fait perdre une partie.

Parlant des éléments de la société, il disait : « La démocratie peut être furieuse ; mais elle a des entrailles, on l’émeut ; pour l’aristocratie, elle demeure toujours froide, elle ne pardonne jamais, etc., etc. »

Dans un autre moment, et à la suite d’antécédents, il a dit : « Toutes les institutions ici-bas ont deux faces : celle de leurs avantages et celle de leurs inconvénients ; on peut donc, par exemple, soutenir et combattre la république et la monarchie. Nul doute qu’on ne prouve facilement en théorie que toutes deux également sont bonnes et fort bonnes ; mais en application ce n’est plus aussi aisé. » Et il arrivait à dire que l’extrême frontière du gouvernement de plusieurs était l’anarchie ; l’extrême frontière du gouvernement d’un seul, le despotisme ; que le mieux serait indubitablement un juste milieu, s’il était donné à la sagesse humaine de savoir s’y tenir. Et il remarquait que ces vérités étaient devenues banales, sans amener aucun bénéfice ; qu’on avait écrit à cet égard des volumes jusqu’à satiété, et qu’on en écrirait grand nombre encore, sans s’en trouver beaucoup mieux, etc.

Plus tard, il lui est arrivé de dire encore : « Il n’y a point de despotisme absolu, il n’en est que de relatif ; un homme ne saurait impunément en absorber un autre. Si un sultan fait couper des têtes à son caprice, il perd facilement aussi la sienne, et de la même façon. Il faut que l’excès se déverse toujours de côté ou d’autre ; ce que l’Océan envahit dans une partie, il le perd ailleurs ; et puis il est des mœurs, certains usages contre lesquels vient se briser toute puissance. Moi, en Égypte, conquérant, dominateur, maître absolu, exerçant les lois sur la population par de simples ordres du jour, je n’aurais pas osé faire fouiller les maisons, et il eut été hors de mon pouvoir d’empêcher les habitants de parler librement dans les cafés. Ils étaient plus libres, plus parleurs, plus indépendants qu’à Paris : s’ils se soumettaient à être esclaves ailleurs, ils prétendaient et voulaient être libres là. Les cafés étaient la citadelle de leurs franchises, le bazar de leurs opinions. Ils y déclamaient et jugeaient en toute hardiesse : on n’eût pu venir à bout de leur fermer la bouche. S’il m’est arrivé d’y entrer, on s’y inclinait devant moi, il est vrai ; mais c’était affaire d’estime personnelle ; j’étais le seul, on ne l’eût pas fait pour mes lieutenants, etc.

« Quoi qu’il en soit, disait-il à la suite d’autres objets, voici le pouvoir de l’unité et de la concentration, ce sont des faits propres à frapper même le dernier vulgaire. La France, livrée aux tiraillements de plusieurs, allait périr sous les coups de l’Europe réunie ; elle met le gouvernail aux mains d’un seul, et aussitôt, moi, Premier Consul, je donne la loi à toute cette même Europe.

« Ce fut un singulier spectacle que de voir les vieux cabinets de l’Europe ne pas juger l’importance d’un tel changement, et continuer à se conduire avec l’unité et la concentration, comme ils l’avaient fait avec la multitude et l’éparpillage. Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que Paul, qui a passé pour un fou, fut le premier qui, du fond de sa Russie, apprécia cette différence ; tandis que le ministère anglais, réputé si habile et de tant d’expérience, fut le dernier. Je laisse de côté les abstractions de votre révolution, m’écrivait Paul, je me tiens à un fait, il me suffit : à mes yeux vous êtes un gouvernement, et je vous parle, parce que nous pouvons nous entendre et que je puis traiter.

« Quant au ministère anglais, il me fallut vaincre et forcer partout à la paix, l’isoler absolument du reste de l’Europe pour parvenir à m’en faire écouter ; et encore n’entra-t-il en pourparler avec moi qu’en se traînant dans les ornières de la vieille routine. Il essayait de m’amuser par des longueurs, des protocoles, des formes, des étiquettes, des antécédents, des incidents, que sais-je ? Je ne fis qu’en rire, je me sentais si puissant !!!

« Un terrain tout nouveau demandait des procédés tout nouveaux ; mais les négociateurs anglais ne semblaient se douter ni du temps, ni des choses, ni des hommes. Ma manière les déconcerta tout à fait. Je débutai avec eux en diplomatie comme j’avais fait ailleurs dans les armes. Voici mes propositions, leur dis-je tout d’abord : nous sommes maîtres de la Hollande, de la Suisse, je les abandonne contre les restitutions que vous aurez à faire à nous ou à nos alliés ; nous sommes maîtres aussi de l’Italie : j’en abandonne une partie et conserve l’autre, afin de pouvoir diriger et garantir l’existence et la durée de tout : voilà mes bases ; à présent édifiez autour ce qu’il vous plaira, peu m’importe ; mais le but et le résultat doivent demeurer tels ; je n’y changerais rien. Je ne prétends point acheter de vous des concessions, mais faire des arrangements raisonnables, honorables et durables ; voilà mon cercle. Vous ne vous doutez, à ce que je vois, ni de nos situations, ni de nos moyens respectifs ; je ne crains ni vos refus, ni vos efforts, ni tous les embarras que vous pourriez me créer ; j’ai les bras forts, je ne demande qu’à porter.

« Ce langage inusité, continuait l’Empereur, eut son effet ; on n’avait prétendu que nous amuser à Amiens, et l’on y traita sérieusement. Ne sachant par où me toucher, ils m’offrirent de me faire roi de France. J’en levai les épaules de pitié. Ils s’adressaient bien… Roi par la grâce de l’étranger !… Moi qui me trouvais déjà souverain par la volonté du peuple !…

« L’ascendant que je m’étais donné était tel, que durant les négociations mêmes je me fis adjuger par les Italiens la présidence de leur république, et que cet acte, qui dans la diplomatie ordinaire de l’Europe eût enfanté tant d’incidents, n’interrompit, n’arrêta rien : on n’en conclut pas moins, tant ma brusque franchise m’avait plus servi que n’eussent pu faire toutes les finasseries d’usage. Bien des pamphlets et bien des manifestes qui ne valent guère mieux m’ont accusé de perfidie, de manquer de foi et de parole dans mes négociations : je ne le méritai jamais ; les autres cabinets toujours.

« À Amiens, du reste, a-t-il dit, je croyais de très bonne foi le sort de la France, celui de l’Europe, le mien fixés, la guerre finie. C’est le cabinet anglais qui a tout rallumé, c’est à lui seul que l’Europe doit tous les fléaux qui ont suivi, lui seul en est responsable. Pour moi, j’allais me donner uniquement à l’administration de la France, et je crois que j’eusse enfanté des prodiges. Je n’eusse rien perdu du côté de la gloire, mais beaucoup gagné du côté des jouissances ; j’eusse fait la conquête morale de l’Europe, comme j’ai été sur le point de l’accomplir par les armes. De quel lustre on m’a privé !

« On ne cesse de parler de mon amour pour la guerre ; mais n’ai-je pas été constamment occupé à me défendre ? Ai-je remporté une seule grande victoire que je n’aie immédiatement proposé la paix ?

« Le vrai est que je n’ai jamais été maître de mes mouvements : je n’ai jamais été réellement tout à fait moi.

« Je puis avoir eu bien des plans, mais je ne fus jamais en liberté d’en exécuter aucun. J’avais beau tenir le gouvernail, quelque forte que fût la main, les lames subites et nombreuses l’étaient plus encore, et j’avais la sagesse d’y céder plutôt que de sombrer en voulant y résister obstinément. Je n’ai donc jamais été véritablement mon maître, mais j’ai toujours été gouverné par les circonstances ; si bien qu’au commencement de mon élévation, sous le consulat, de vrais amis, mes chauds partisans, me demandaient parfois, dans les meilleures intentions et pour leur gouverne, où je prétendais arriver ; et je répondais toujours que je n’en savais rien. Ils en demeuraient frappés, peut-être mécontents, et pourtant je leur disais vrai. Plus tard, sous l’empire, où il y avait moins de familiarité, bien des figures semblaient me faire encore la même demande, et j’eusse pu leur faire la même réponse. C’est que je n’étais point le maître de mes actes, parce que je n’avais pas la folie de vouloir tordre les évènements à mon système ; mais au contraire je pliais mon système sur la contexture imprévue des évènements ; et c’est ce qui m’a donné souvent les apparences de mobilité, d’inconséquence, et m’en a fait accuser parfois ; mais était-ce juste ? »

Et après avoir traité beaucoup d’autres sujets encore, l’Empereur, plus loin, disait : « Une de mes plus grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi l’on compte en Europe, bien qu’épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d’Espagnols, quinze millions d’Italiens, trente millions d’Allemands : j’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. C’est avec un tel cortège qu’il eût été beau de s’avancer dans la postérité et la bénédiction des siècles. Je me sentais digne de cette gloire !

« Après cette simplification sommaire, observait-il, il eût été plus possible de se livrer à la chimère du beau idéal de la civilisation ; c’est dans cet état de choses qu’on eût trouvé plus de chances d’amener partout l’unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts. Alors peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, devenait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l’application du congrès américain, ou celle des amphictyons de la Grèce ; et quelle perspective alors de force, de grandeur, de jouissances, de prospérité ! Quel grand et magnifique spectacle !…

« L’agglomération des trente ou quarante millions de Français était faite et parfaite ; celle des quinze millions d’Espagnols l’était à peu près aussi ; car rien n’est plus commun que de convertir l’accident en principe : comme je n’ai point soumis les Espagnols, on raisonnera désormais comme s’ils eussent été insoumettables. Mais le fait est qu’ils ont été soumis, et qu’au moment même où ils m’ont échappé, les cortès de Cadix traitaient secrètement avec nous. Aussi ce n’est pas leur résistance ni les efforts des Anglais qui les ont délivrés, mais bien mes fautes et mes revers lointains ; celle surtout de m’être transporté avec toutes mes forces à mille lieues d’eux, et d’y avoir péri ; car personne ne saurait nier que si, lors de mon entrée dans ce pays, l’Autriche, en ne me déclarant pas la guerre, m’eût laissé quatre mois de séjour de plus en Espagne, tout y eût été terminé ; le gouvernement espagnol allait se consolider, les esprits se fussent calmés, les divers partis se seraient ralliés ; trois ou quatre ans eussent présenté chez eux une paix profonde, une prospérité brillante, une nation compacte, et j’aurais mérité d’eux ; je leur eusse épargné l’affreuse tyrannie qui les foule, les terribles agitations qui les attendent.

« Quant aux quinze millions d’Italiens, l’agglomération était déjà fort avancée : il ne fallait plus que vieillir, et chaque jour mûrissait chez eux l’unité de principes et de législation, celle de penser et de sentir, ce ciment assuré, infaillible, des agglomérations humaines. La réunion du Piémont à la France, celle de Parme, de la Toscane, de Rome, n’avaient été que temporaires dans ma pensée, et n’avaient d’autre but que de surveiller, garantir et avancer l’éducation nationale des Italiens[2]. Et voyez si je jugeais bien, et quel est l’empire des lois communes ! Les parties qui nous avaient été réunies, bien que cette réunion pût paraître de notre part l’injure de l’envahissement, et en dépit de tout leur patriotisme italien, ces mêmes parties ont été précisément celles qui de beaucoup nous sont demeurées les plus attachées. Aujourd’hui qu’elles sont rendues à elles-mêmes, elles se croient envahies, déshéritées, et elles le sont !…

« Tout le midi de l’Europe eût donc bientôt été compacte de localités, de vues, d’opinions, de sentiments et d’intérêts. Dans cet état de choses, que nous eût fait le poids de toutes les nations du Nord ? quels efforts humains ne fussent pas venus se briser contre une telle barrière !…

« L’agglomération des Allemands demandait plus de lenteur, aussi n’avais-je fait que simplifier leur monstrueuse complication ; non qu’ils ne fussent préparés pour la centralisation : ils l’étaient trop au contraire, ils eussent pu réagir aveuglément sur nous avant de nous comprendre. Comment est-il arrivé qu’aucun prince allemand n’ait jugé les dispositions de sa nation, ou n’ait pas su en profiter ? Assurément si le ciel m’eût fait naître prince allemand, au travers des nombreuses crises de nos jours, j’eusse gouverné infailliblement les trente millions d’Allemands réunis ; et pour ce que je crois connaître d’eux, je pense encore que, si une fois ils m’eussent élu et proclamé, ils ne m’auraient jamais abandonné, et je ne serais pas ici… » Alors ont suivi des détails et des applications douloureuses. Puis il a repris : « Quoi qu’il en soit, cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses ; l’impulsion est donnée, et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra.

« Que si on me demande à présent pourquoi je ne laissais pas transpirer alors de pareilles idées ? pourquoi je ne les livrais pas à la discussion publique ? Elles eussent été si populaires, me dira-t-on, et l’opinion m’eût été d’un renfort si immense ! Je réponds que la malveillance est toujours beaucoup plus active que le bien ; qu’il existe aujourd’hui tant d’esprit parmi nous, qu’il domine aisément le bon sens, et peut obscurcir à son gré les points les plus lumineux ; que livrer de si hauts objets à la discussion publique, c’était les livrer à l’esprit de coterie, aux passions, à l’intrigue, au commérage, et n’obtenir pour résultat infaillible que discrédit et opposition. Je calculais donc trouver un bien plus grand secours dans le secret ; alors demeurait comme en auréole autour de moi ce vague qui enchaîne la multitude et lui plaît ; ces spéculations mystérieuses qui occupent, remplissent tous les esprits ; enfin ces dénouements subits et brillants reçus avec tant d’applaudissements et qui créent tant d’empires. C’est ce même principe qui m’a fait courir malheureusement si vite à Moscou : avec plus de lenteur j’eusse paré à tout ; mais je m’étais mis dans l’obligation de ne pas laisser le temps de commenter. Avec ma carrière déjà parcourue, avec mes idées pour l’avenir, il fallait que ma marche et mes succès eussent quelque chose de surnaturel. » Et alors l’Empereur est passé à l’expédition de Russie, répétant une grande partie des choses que j’ai dites ailleurs. Je ne reproduis ici que ce qui m’a paru neuf.

« Et voici encore, disait-il, une autre circonstance où on a pris l’accident pour le principe. J’ai échoué contre les Russes ; de là ils sont inattaquables chez eux, invincibles ; mais pourtant à quoi cela a-t-il tenu ? Qu’on le demande à leurs fortes têtes, à leurs hommes sages et réfléchis ; qu’on consulte Alexandre lui-même et ses sentiments d’alors ; sont-ce les efforts des Russes qui m’ont anéanti ? Non, la chose n’est due qu’à de purs accidents, qu’à de véritables fatalités : c’est une capitale incendiée en dépit de ses habitants, et par des intrigues étrangères ; c’est un hiver, une congélation dont l’apparition subite et l’excès furent une espèce de phénomène ; ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, de la bêtise, bien des choses enfin qu’on saura peut-être un jour, et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières en diplomatie et en guerre que l’on a le droit de m’adresser : celle de m’être livré à une telle entreprise, en laissant sur mes ailes, devenues bientôt mes derrières, deux cabinets dont je n’étais pas le maître, et deux armées alliées que le moindre échec devait rendre ennemies. Mais pour tout conclure enfin sur ce point, et même annuler tout ce qui précède d’un seul mot, c’est que cette fameuse guerre, cette audacieuse entreprise, je ne l’avais pas voulue ; je n’avais pas eu l’envie de me battre ; Alexandre ne l’avait pas davantage, mais une fois en présence, les circonstances nous poussèrent l’un sur l’autre : la fatalité fit le reste. »

Et, après quelques moments d’un silence profond, et comme se réveillant, l’Empereur a repris : « Et un Français a eu en ses mains les destinées du monde ! S’il avait eu le jugement et l’âme à la hauteur de sa situation ; s’il eût été bon Suédois, ainsi qu’il l’a prétendu, il pouvait rétablir le lustre et la puissance de sa nouvelle patrie, reprendre la Finlande, être sur Pétersbourg avant que j’eusse atteint Moscou. Mais il a cédé à des ressentiments personnels, à une sotte vanité, à de toutes petites passions. La tête lui a tourné, à lui, ancien jacobin, de se voir recherché, encensé par des légitimes ; de se trouver face à face en conférence de politique et d’amitié avec un empereur de toutes les Russies, qui ne lui épargnait aucunes cajoleries. On assure qu’il lui fut même insinué alors qu’il pouvait prétendre à une de ses sœurs en divorçant d’avec sa femme ; et, d’un autre côté, un prince français (M. le comte d’Artois) lui écrivait qu’il se plaisait à remarquer que le Béarn était le berceau de leurs deux maisons ! Bernadotte ! Sa maison ! et de la part de M. le comte d’Artois !

« Dans son enivrement, il sacrifia sa nouvelle patrie et l’ancienne, sa propre gloire, sa véritable puissance, la cause des peuples, le sort du monde ! C’est une faute qu’il paiera chèrement ! À peine il avait réussi dans ce qu’on attendait de lui, qu’il a pu commencer à le sentir : il s’est même, dit-on, repenti ; mais il n’a pas encore expié. Il est désormais le seul parvenu occupant un trône ; le scandale ne doit pas demeurer impuni, il serait d’un trop dangereux exemple !… »


L’Empereur a peu de confiance dans l’issue de 1815 – Thémistocle – À un moment la pensée, dans la crise de 1814, de rétablir lui-même les Bourbons – Ouvrage du baron Fain sur la crise de 1814 – Abdication de Fontainebleau ; particularités – Traité de Fontainebleau, etc., etc.


Mardi 12.

L’Empereur, revenant sur son apparition de l’île d’Elbe et sa seconde chute à Waterloo, y a mêlé quelques paroles remarquables. « Il est sûr, disait-il, que dans ces circonstances je n’avais plus en moi le sentiment du succès définitif ; ce n’était plus ma confiance première : soit que l’âge, qui d’ordinaire favorise la fortune, commençât à m’échapper, soit qu’à mes propres yeux, dans ma propre imagination, le merveilleux de ma carrière se trouvât entamé, toujours est-il certain que je sentais en moi qu’il me manquait quelque chose. Ce n’était plus cette fortune attachée à mes pas, qui se plaisait à me combler, c’était le destin sévère auquel j’arrachais encore, comme par force, quelques faveurs, mais dont il se vengeait tout aussitôt ; car il est remarquable que je n’ai pas eu alors un avantage qu’il n’ait été immédiatement suivi d’un revers.

« J’ai traversé la France, j’ai été porté jusqu’à la capitale par l’élan des citoyens et au milieu des acclamations universelles ; mais à peine étais-je dans Paris que, comme par une espèce de magie, et sans aucun motif légitime, on a subitement reculé, on est devenu froid autour de moi.

« J’étais venu à bout de me ménager des raisons plausibles, d’obtenir un rapprochement sincère avec l’Autriche ; je lui avais expédié des agents plus ou moins avoués[3]. Mais Murat se trouva là avec sa fatale levée de boucliers : on ne douta pas à Vienne que ce ne fût par mes ordres ; et, me mesurant à leur échelle, ils ne virent dans toute cette complication que finasserie de ma part, et ils ne s’occupèrent plus dès lors qu’à contre-intriguer contre moi.

« Mon entrée en campagne avait été des plus habiles et des plus heureuses ; je devais surprendre l’ennemi en détail, mais voilà qu’un transfuge sort du rang de nos généraux pour l’aller avertir à temps.

« Je gagne brillamment la bataille de Ligny, mais mon lieutenant me prive de ses fruits. Enfin je triomphe à Waterloo même, et tombe au même instant dans l’abîme ; et tous ces coups, je dois le dire, me frappèrent beaucoup plus qu’ils ne me surprirent. J’avais en moi l’instinct d’une issue malheureuse, non que cela ait influé en rien sur mes déterminations et mes mesures assurément, mais toutefois j’en portais le sentiment au-dedans de moi. »

Voici un trait qui confirme ces dispositions intérieures et secrètes de Napoléon ; il est trop remarquable pour que je ne le consigne pas ici. L’Empereur, sur les bords de la Sambre, de grand matin et le temps très frais, s’approcha du feu d’un bivouac, en compagnie de son seul aide de camp de service (le général Corbineau). Une marmite bouillait, c’étaient des pommes de terre ; il s’en fit donner une et se mit à la manger méditativement. En l’achevant, il prononça, non sans quelque tristesse apparente, plusieurs mots entrecoupés. « Après tout, c’est bon, c’est supportable… Avec cela on pourrait vivre en tous lieux et partout… L’instant n’est peut-être pas bien éloigné… Thémistocle !… » et il se remit en route. Le général aide de camp, de la bouche même duquel je tiens cette circonstance depuis mon retour en Europe, m’ajoutait que si l’Empereur eût réussi, ces paroles eussent traversé sa pensée sans y laisser aucune trace, comme tant d’autres ; mais qu’après sa catastrophe, et à la lecture surtout du mot Thémistocle, dans la fameuse lettre au prince régent, il avait été frappé du souvenir du bivouac de la Sambre, et que l’expression, l’attitude, l’accent de Napoléon, dans cette petite circonstance, l’avaient plus que tourmenté pendant longtemps, et ne pouvaient lui sortir de l’esprit.

Au reste, on se tromperait fort si l’on attribuait, en toute occasion, à Napoléon autant de confiance intérieure qu’en annonçaient d’ordinaire ses actes et ses décisions. En quittant les Tuileries au mois de janvier 1814, pour son immortelle et malheureuse campagne des environs de Paris, il partit l’âme contristée par les plus sinistres pressentiments ; et ce qui prouve toute sa sagacité, c’est que dès lors il était persuadé, ce que le gros du vulgaire autour de lui était bien loin de soupçonner, que, s’il périssait, ce serait par les Bourbons. C’est ce qu’il laissa pénétrer à quelques confidents qui cherchaient vainement à le rassurer, lui représentant de bonne foi que tant de temps s’était écoulé qu’on ne s’en souvenait plus, qu’ils n’étaient pas connus de la génération présente. « Vous vous trompez, leur disait-il toujours c’est pourtant là qu’est le vrai danger. » Aussi, immédiatement après cette belle allocution aux officiers réunis de la garde nationale, qui laissa de si vives impressions à tous ceux qui en furent les témoins, dans laquelle il leur dit entre autres choses : « Vous m’avez élu, je suis votre ouvrage, c’est à vous à me défendre, » et qu’il termina, leur présentant l’impératrice d’une main et le roi de Rome de l’autre, disant : « Je pars pour aller combattre nos ennemis ; je laisse à votre garde ce que j’ai de plus cher ; » au moment, dis-je, de quitter les Tuileries, pressentant déjà dans cet instant décisif des trahisons, des perfidies funestes, il résolut de s’assurer de la personne de celui-là même qui s’est trouvé en effet l’âme du complot qui l’a renversé (Talleyrand) : il n’en fut empêché que par les représentations, et l’on pourrait même presque dire l’offre de garantie personnelle de quelques ministres, qui lui démontraient que le personnage suspecté était précisément celui qui devait le plus redouter les Bourbons. L’Empereur leur céda, mais tout en exprimant fortement qu’il était bien à craindre qu’eux et lui eussent à s’en repentir !…

Voici encore une autre circonstance peu connue, je crois, mais bien précieuse, qui prouve combien les Bourbons, dans le fort de la crise, occupaient les pensées de Napoléon. Après l’échec de Brienne, l’évacuation de Troyes, la retraite forcée sur la Seine, et les humiliantes conditions envoyées de Châtillon, qu’il repoussa si généreusement, l’Empereur, enfermé avec quelqu’un (le duc de Bassano), et succombant à la vue du déluge de maux qui allait fondre sur la France, demeurait absorbé dans de tristes méditations, quand tout à coup il s’élance de son siège, s’écriant avec chaleur : « Je possède peut-être encore un moyen de sauver la France… Et si je rappelais moi-même les Bourbons ! il faudrait bien que les alliés s’arrêtassent devant eux, sous peine de honte et de duplicité avouée, sous peine d’attester qu’ils en veulent encore plus à notre territoire qu’à ma personne. Je sacrifierais tout à la patrie ; je deviendrais le médiateur entre le peuple français et eux, je les contraindrais d’accéder aux lois nationales ; je leur ferais jurer le pacte existant : ma gloire et mon nom serviraient de garantie aux Français. Quant à moi, j’ai assez régné ; ma carrière regorge de hauts faits et de lustre, et ce dernier ne serait pas le moindre : ce serait m’élever encore que de descendre de la sorte… » Et après quelques moments d’un silence profond, il reprit douloureusement : « Mais une dynastie déjà expulsée pardonne-t-elle jamais ?… Au retour, peut-elle rien oublier ?… S’en fierait-on à eux ?… Et Fox aurait-il donc eu raison dans sa fameuse maxime sur les restaurations ?… » Et, abîmé dans ses anxiétés et sa douleur, il fut se jeter sur un lit où on le réveilla précisément pour lui apprendre la marche de flanc de Blucher, qu’il épiait en secret depuis quelque temps. Il se leva pour pousser ce nouveau jet de ressources, d’énergie et de gloire, qu’ont consacré à jamais les noms de Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vaux-Champ, Nangis, Montereau, Craonne, etc., succès merveilleux qui consternèrent assez Alexandre et les Anglais pour leur rendre un instant le désir de traiter ; et ces succès eussent pu, en effet, changer entièrement la face des affaires si, par une foule de fatalités, Napoléon n’eût été traversé par des contretemps inouïs, en dehors de toutes ses combinaisons, tels que les ordres essentiels qui n’arrivèrent pas au vice-roi, la défection de Murat, la mollesse, l’incurie de certains chefs, enfin jusqu’aux succès mêmes qui, séparant l’empereur d’Autriche, son beau-père, des autres souverains alliés, beaucoup plus malveillants, laissèrent ceux-ci tout à fait libres d’amener seuls l’abdication de Fontainebleau, abdication à jamais si fameuse dans l’histoire de nos destinées et de notre moralité.

Ô vous, penseurs philosophiques, peintres du cœur humain, accoure à Fontainebleau ! venez assister à la chute du plus grand des monarques, venez apprendre à connaître les hommes, à vous étonner de leur impudeur, à rougir de leur mobilité ! venez voir, le haut entourage du héros malheureux ; ceux qui demeuraient courbés sous la masse de ses bienfaits, sous le poids des honneurs et des richesses dont il les avait comblés ! venez les voir ; sitôt que la fortune lui est contraire, l’abandonner, le trahir, essayer même de l’insulter peut-être !… Venez voir le premier d’entre eux en rang, en faveur, en confiance ; celui dont le grand prince avait vainement prétendu rehausser le moral et agrandir les sentiments en le qualifiant maintes fois de son compagnon et de son ami, se placer sur la même ligne que le Mamelouk, qui, plus excusable peut-être par les mœurs de son origine, trouvait tout simple que son maître étant tombé, il n’eût plus à le servir.

À Fontainebleau, la crise accomplie et Napoléon engagé dans une conversation profonde, se présente à lui ce compagnon favori pour demander la permission de se rendre à Paris seulement quelques instants, afin d’y arranger, dit-il, à la hâte, quelques affaires, et revenir aussitôt auprès de l’Empereur pour ne le quitter jamais. Mais Napoléon savait lire dans les âmes, et le partant n’était pas encore hors de la chambre, qu’interrompant brusquement son sujet, l’Empereur dit à celui avec lequel il s’entretenait (le duc de Bassano) : « Vous voyez bien cet homme qui sort, eh bien ! il court se salir ; et quoi qu’il m’ait dit, il ne reparaîtra pas ici. » En effet, le déserteur courait aux rayons d’un soleil nouveau. À peine en eut-il ressenti la chaleur, qu’il renia son bienfaiteur, son ami, son maître !… On l’a entendu, parlant de lui, l’appeler cet homme !  !  ! Et toutefois Napoléon condescendait tellement aux faiblesses humaines, était si fort au-dessus de tout ressentiment, si peu rancunier, qu’à son retour il témoigna du regret de ne pas voir l’ingrat, ajoutant en riant : « Le vilain, il aura eu peur de moi, et il a eu tort ; je ne lui aurais infligé d’autre punition que de se montrer à moi sous ses nouveaux costumes de garde du corps de Louis XVIII : on assure qu’il y est bien plus laid qu’à l’ordinaire. »

Mais c’est dans le Manuscrit de 1814, du baron Fain, qu’il faut lire et pressentir de si tristes et si douloureux détails. On y apprendra… mais plutôt non, on n’y apprendra rien… Les hommes, dans de telles circonstances, sont toujours les mêmes dans tous les pays, dans tous les temps, chez toutes les nations… Et qu’ils ne viennent pas nous dire ici que le bien-être de la patrie, son salut, ses intérêts dictèrent leur conduite. La patrie, pour eux, fut dans le maintien de leurs honneurs, la garantie de leurs richesses, la jouissance paisible de tous les biens acquis.

Je le répète, l’histoire fera justice, je dis l’histoire, et non pas nous, car la masse de la société, celle des contemporains, n’a pas su mériter même ce triste honneur ; où a-t-on vu notre indignation ? où se sont montrés nos dégoûts authentiques, solennels ?…

Toutefois, honneur à ces vieilles bandes dont les larmes amères garantirent la douleur profonde ! Honneur à ces innombrables officiers subalternes, qui n’eussent attendu qu’un mot pour répandre tout leur sang ! Honneur à ces populations des campagnes qui, dans leur misère affreuse, accouraient sur les routes pour porter à nos soldats leur dernier morceau de pain, dont elles se privaient pour les aider à sauver la patrie ! Si, d’un côté, le cœur se soulève d’indignation, de l’autre il est délicieusement ému !…

Il est sûr que le moment de Fontainebleau accumula sur Napoléon, et presque en un instant, toutes les peines morales dont il est possible d’être affligé ici-bas. Vaincu par la défection, non par les armes, il eut à éprouver tout ce qui peut indigner une grande âme ou briser un bon cœur. Ses compagnons l’abandonnèrent, ses serviteurs le trahirent ; l’un livra son armée, l’autre son trésor ; ceux qu’il avait élevés, maintenus, comblés, furent ceux qui l’abattirent. Ce Sénat qui l’avait tant loué, ce Sénat qui, la veille encore, lui fournissait à profusion des conscrits pour combattre les ennemis, n’hésite pas le lendemain à se faire le vil instrument de ces mêmes ennemis ; et, sous l’impulsion de leurs baïonnettes, il reproche, il impute à crime ce qui fut son propre ouvrage ; il brise lâchement lui-même l’idole que lui-même a créée, et qu’il a si longtemps, si servilement encensée ! Quel excès de honte ! quelle ignoble dégradation !… Enfin, et ce dernier coup doit être le plus sensible à Napoléon, sa femme et son fils sont détournés de lui ; on s’en empare ; et, en dépit des traités et des lois, en opposition à toute morale, il ne les reverra plus !

Mais voici le fameux traité de Fontainebleau. Il nous fut soigneusement soustrait dans le temps. Le Moniteur ne l’a jamais publié, et il nous est demeuré longtemps inconnu. On ne le trouve guère que dans des recueils officiels, et encore s’y présente-t-il avec des variantes. J’ai donc pensé qu’on me saurait gré de l’introduire ici. Il appartient tout à fait au sujet.


TRAITÉ DE FONTAINEBLEAU, DU 11 AVRIL.

« Art. 1er. S.M. l’empereur Napoléon renonce pour lui, ses successeurs et descendants, ainsi que pour chacun des membres de sa famille, à tout droit de souveraineté et de domination, tant sur l’empire français et le royaume d’Italie, que sur tout autre pays.

« II. LL. MM. l’empereur Napoléon et l’impératrice Marie-Louise conserveront ces titres et qualités pour en jouir leur vie durant.

« La mère, les frères, sœurs, neveux et nièces de l’Empereur, conserveront également, partout où ils se trouveront, les titres de princes de sa famille.

« III. L’île d’Elbe, adoptée par S.M. l’Empereur Napoléon pour lieu de son séjour, formera, sa vie durant, une principauté séparée qui sera possédée par lui en toute souveraineté et propriété.

« Il sera donné en outre en toute propriété, à l’empereur Napoléon, un revenu annuel de 2.000.000 de francs, en rente sur le grand-livre de France, dont 1.000.000 sera réversible à l’impératrice.

« IV. Toutes les puissances s’engagent à employer leurs bons offices pour faire respecter par les États barbaresques le pavillon et le territoire de l’île d’Elbe, et pour que, dans ses rapports avec les Barbaresques, elle soit assimilée à la France.

« V. Les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla seront donnés en toute propriété et souveraineté à S.M. l’impératrice Marie-Louise ; ils passeront à son fils et à sa descendance en ligne directe. Le prince son fils prendra dès ce moment le titre de prince de Parme, Plaisance et Guastalla.

« VI. Il sera réservé dans les pays auxquels l’empereur Napoléon renonce, pour lui et sa famille, des domaines ou des rentes sur le grand-livre de France, produisant un revenu annuel net, et déduction faite de toutes charges, de 2.500.000 francs. Ces domaines ou rentes appartiendront en toute propriété, et pour en disposer comme bon leur semblera, aux princes et princesses de sa famille, et seront répartis entre eux, de manière à ce que le revenu de chacun soit dans la proportion suivante : À Madame Mère, 300.000 fr. ; au roi Joseph et à la reine, 500.000 fr. ; au roi Louis, 200.000 fr. ; à la reine Hortense et à ses enfants, 400.000 fr. ; au roi Jérôme et à la reine, 500.000 fr. ; à la princesse Élisa, 300.000 fr. ; à la princesse Pauline, 300.000 fr.

« Les princes et princesses de la famille de l’empereur Napoléon retiendront, conserveront, en outre, tous les biens meubles et immeubles, de quelque nature que ce soit, qu’ils possèdent à titre de particuliers, et notamment les rentes dont ils jouissent également comme particuliers sur le grand-livre de France et le Monte Napoleone de Milan.

« VII. Le traitement annuel de l’impératrice Joséphine sera réduit à 1.000.000 en domaines ou en inscriptions sur le grand-livre de France. Elle continuera de jouir, en toute propriété, de tous ses biens meubles et immeubles particuliers, et pourra en disposer conformément aux lois françaises.

« VIII. Il sera donné au prince Eugène, vice-roi d’Italie, un établissement convenable hors de France.

« IX. Les propriétés que S.M. l’empereur Napoléon possède en France, soit comme domaine extraordinaire, soit comme domaine privé, resteront à la couronne.

« Sur les fonds placés par l’empereur Napoléon, soit sur le grand-livre, soit sur la banque de France, soit sur les actions des forêts, soit de toute autre manière, et dont Sa Majesté fait l’abandon à la couronne, il sera réservé un capital qui n’excédera pas 2.000.000, pour être employé en gratifications en faveur des personnes qui seront portées sur l’état que signera l’empereur Napoléon, et qui sera remis au gouvernement français.

« X. Tous les diamants de la couronne resteront à la France.

« XI. L’Empereur Napoléon fera retourner au trésor et aux autres caisses publiques toutes les sommes et effets qui en auraient été déplacés par ses ordres, à l’exception de ce qui provient de la liste civile.

« XII. Les dettes de la maison de S.M. l’empereur Napoléon, telles qu’elles se trouvaient au jour de la signature du présent traité, seront immédiatement acquittées sur les arrérages dus par le trésor public à la liste civile, d’après les états qui seront signés par un commissaire nommé à cet effet.

« XIII. Les obligations du Monte Napoleone de Milan envers tous ses créanciers, soit Français, soit étrangers, seront exactement remplies, sans qu’il soit fait aucun changement à cet égard.

« XIV. On donnera tous les sauf-conduits nécessaires pour le libre voyage de S.M. l’empereur Napoléon, de l’impératrice, des princes et princesses, et de toutes les personnes de leur suite qui voudront les accompagner ou s’établir hors de France, ainsi que pour le passage de tous les équipages, chevaux et effets qui leur appartiennent.

« Les puissances alliées donneront en conséquence des officiers et quelques hommes d’escorte.

« XV. La garde impériale française fournira un détachement de douze à quinze cents hommes de toute arme pour servir d’escorte jusqu’à Saint-Tropez, lieu de l’embarquement.

« XVI. Il sera fourni une corvette et les bâtiments de transport nécessaires pour conduire au lieu de sa destination S. M. l’empereur Napoléon, ainsi que sa maison. La corvette appartiendra en toute propriété à S. M. l’Empereur.

« XVII. S. M. l’empereur Napoléon pourra emmener avec lui, et conserver pour sa garde, quatre cents hommes de bonne volonté, tant officiers que sous-officiers et soldats.

« XVIII. Tous les Français qui auront servi S.M. l’empereur Napoléon et sa famille seront tenus, s’ils ne veulent perdre leur qualité de Français, de rentrer en France dans le terme de trois ans, à moins qu’ils ne soient compris dans les exceptions que le gouvernement français se réserve d’accorder après l’expiration de ce terme.

« XIX. Les troupes polonaises de toute arme qui sont au service de France auront la liberté de retourner chez elles, en conservant armes et bagages, comme un témoignage de leurs services honorables : les officiers, sous-officiers et soldats conserveront les décorations qui leur ont été accordées et les pensions affectées à ces décorations.

« XX. Les hautes puissances alliées garantiront l’exécution de tous les articles du présent traité ; elles s’engagent à obtenir qu’ils soient adoptés et garantis par la France.

« XXI. Le présent acte sera ratifié, et les ratifications en seront échangées à Paris, dans dix jours, ou plus tôt si faire se peut.

« Fait à Paris, le 11 avril 1814.

« Signé Caulaincourt, duc de Vicence ; le maréchal duc de Tarente, Macdonald ; le maréchal duc d’Elchingen, Ney[4] ; le prince de Metternich. »

Les mêmes articles ont été signés séparément, et sous la même date, de la part de la Russie, par le comte de Nesselrode ; et de la part de la Prusse, par le baron de Hardemberg.

Déclaration en forme d’accession au nom de Louis XVIII. – « Je soussigné, ministre secrétaire d’État au département des affaires étrangères, ayant rendu compte au roi de la demande que leurs Excellences messieurs les plénipotentiaires des cours alliées ont reçu de leurs souverains l’ordre de faire relativement au traité du 11 avril, auquel le gouvernement provisoire a accédé, il a plu à Sa Majesté de l’autoriser de déclarer en son nom que les clauses du traité, à la charge de la France, seront fidèlement exécutées. Il a, en conséquence, l’honneur de le déclarer par la présente à leurs Excellences. »

« Paris, le 31 mai 1814. Signé le prince de Bénévent.

Le grand triumvirat de l’Europe dicte ce traité de Fontainebleau ; l’Angleterre y accède, une déclaration du roi de France promet d’en remplir ce qui le concerne ; et, malgré tant de garanties, on pourrait presque dire qu’aucun des articles ne fut observé.

  1. . . . . . Venient annis
    Secula series quibus oceanus
    Vincula rerum laxet, et ingens
    Pateat tellus, Typhoque novos
    Detegat orbes, nec sit terris ultima Thule.

        Fin du chœur du 2e acte de la Médée de Sénèque.

  2. « Une aussi grande détermination que celle de l’abandon futur de l’Italie, entendue pour la première fois, exprimée de la sorte, en passant, avec aussi peu d’importance, sans le développement d’aucun motif, l’appui d’aucune preuve, n’eut, je l’avoue, pas plus de poids à mes yeux qu’on n’en doit accorder à ces assertions hasardées qu’amène si souvent et qu’excuse la chaleur des simples conversations. Mais le temps et l’habitude m’ont appris que toutes celles de Napoléon, en pareil cas, emportaient avec elles leur sens plein, entier, littéral. Je les ai trouvées telles toutes les fois que j’ai rencontré les moyens de la vérification ; et je le fais observer, afin que ceux qui seraient portés à repousser aussi ne le fissent pas trop légèrement à leur tour, sans avoir employé du moins la recherche des preuves.
    Je trouve, par exemple, dans une dictée de Napoléon au général Montholon, un développement si complet, si satisfaisant de la simple phrase que j’avais recueillie de sa conversation, que je ne puis résister à la transcrire ici.
        « Napoléon, y est-il dit, voulait recréer la patrie italienne, réunir les Vénitiens, les Milanais, les Piémontais, les Génois, les Toscans, les Parmesans, les Modenais, les Romains, les Napolitains, les Siciliens, les Sardes dans une seule nation indépendante, bornée par les Alpes, les mers Adriatique, d’Ionie et Méditerranée : c’était le trophée immortel qu’il élevait à sa gloire. Ce grand et puissant royaume aurait contenu la maison d’Autriche, sur terre ; et sur mer, ses flottes, réunies à celle de Toulon, auraient dominé la Méditerranée et protégé l’ancienne route du commerce des Indes par la mer Rouge et Suez. Rome, capitale de cet État, était la ville éternelle, couverte par les trois barrières des Alpes, du Pô et des Apennins, plus à portée que toute autre de trois grandes îles. Mais Napoléon avait bien des obstacles à vaincre. Il avait dit à la consulte de Lyon : Il me faut vingt ans pour rétablir la nation italienne.
        « Trois choses s’opposaient à ce grand dessein : 1° les possessions qu’avaient les puissances étrangères ; 2° l’esprit des localités ; 3° le séjour des papes à Rome.
        « Dix ans s’étaient à peine écoulés depuis la consulte de Lyon, que le premier obstacle était entièrement levé : aucune puissance étrangère ne possédait plus rien en Italie ; elle était tout entière sous l’influence immédiate de l’Empereur. La destruction de la république de Venise, du roi de Sardaigne, du grand-duc de Toscane, la réunion à l’empire du patrimoine de Saint-Pierre, avaient fait disparaître le second obstacle. Comme ces fondeurs qui, ayant transformé plusieurs pièces de petit calibre en une seule de 48, les jettent d’abord dans le haut-fourneau pour les décomposer, les réduire en fusion ; de même les petits États avaient été réunis à l’Autriche ou à la France pour être réduits en éléments, perdre leurs souvenirs, leurs prétentions, et se trouver préparés au moment de la fonte. Les Vénitiens, réunis pendant plusieurs années à la monarchie autrichienne, avaient senti toute l’amertume d’être soumis aux Allemands. Lorsque ces peuples rentrèrent sous la domination italienne, ils ne s’inquiétèrent pas si leur ville serait la capitale, si leur gouvernement serait plus ou moins aristocratique. La même révolution s’opéra en Piémont, à Gênes, à Rome, brisés par le grand mouvement de l’empire français.
        « Il n’y avait plus de Vénitiens, de Piémontais, de Toscans ; tous les habitants de la Péninsule n’étaient plus qu’Italiens : tout était prêt pour créer la grande patrie italienne. Le grand-duché de Berg était vacant pour la dynastie qui occupait momentanément le trône de Naples. L’Empereur attendait avec impatience la naissance de son second fils pour le mener à Rome, le couronner roi d’Italie, et proclamer l’indépendance de la belle péninsule sous la régence du prince Eugène… »
  3. Entre autres le baron de Stassard dont le dévouement connu lui mérita la confiance d’être chargé par Napoléon d’aller négocier, au congrès de Vienne, le maintien de la paix de Paris ; mais il ne put aller au-delà de Lintz ; les plus ardents et les plus acharnés dans les cabinets alliés ayant pris la précaution de faire consacrer en principe que toute communication serait absolument interdite avec Napoléon. Il fut pourtant communiqué indirectement à M. le baron de Stassard que si Napoléon voulait abdiquer en faveur de son fils, avant toute hostilité, l’Autriche adopterait ce parti, pourvu toutefois encore que Napoléon se livrât à son beau-père qui lui garantissait de nouveau la souveraineté de l’île d’Elbe, ou toute autre souveraineté analogue.
  4. Il est à remarquer que, par égard sans doute pour l'Empereur Alexandre, le maréchal Ney s'abstient ici de son titre de prince de la Moskowa.