Ménon (trad. Cousin)/Notes Additionnelles

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
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Phèdre. Mais qu’y a-t-il dans le Phèdre qui ne se retrouve point ailleurs d’aucune manière? C’est tout ce qui regarde le technique de la rhétorique, l’exposition des directions des différentes écoles en ce genre, et la critique détaillée de ces directions. Voilà ce qui ne se retrouve plus ailleurs, parce que c’est là le but particulier du Phèdre : les idées générales jetées çà et là dans un ouvrage peuvent bien se reprendre en sous-œuvre, mais l’objet spécial d’un ouvrage une fois bien traité ne se reproduit plus. la manière de Pindare, il paraît étrange que Platon eût nommé un poète, et cité immédiatement après un morceau qui ne serait pas de lui sans en nommer l’auteur. Quand même on ne trouverait dans ces vers que des doctrines pythagoriciennes, on pourrait très-bien les laisser à Pindare, parce qu’il est probable que Thèbes avait reçu de bonne heure des pythagoriciens chassés. Voyez Boëckh, Philolaüs, p. 10.» Nous adoptons entièrement l’opinion d’Ullrich. La cause de la circonspection de Schleiermacher à voir une doctrine pythagoricienne dans ce morceau, comme dans le mythe du Phèdre, vient de sa prétention, d’ailleurs très-fondée, que le Phèdre et le Menon ont été écrits avant que Platon connût les livres des pythagoriciens , ce qu’il ne fit qu’assez tard, à la suite de , ses voyages. Tout s’arrange, si l’on admet qu’en effet Platon ne connut les livres mêmes des pythagoriciens et ne domina parfaitement leur doctrine qu’à la suite de ses voyages et sur la fin de sa vie, mais que de bonne heure le bruit de ces doctrines était parvenu à Athènes, et que Platon se pénétra de l’esprit de ces doctrines, avant d’en avoir fait une étude didactique dans les livres véritables des pythagoriciens, tout comme ses premiers ouvrages réfléchissent déjà l’esprit des mystères, même des mystères orphiques, avant que peut-être il eût été réellement initié, s’il le fut jamais. Il nous paraît absolument impossible de se refuser à admettre que le morceau du Menon dont il s’agit est tout-à-fait pythagoricien. On y trouve en effet la doctrine de l’immortalité de l’aine, avec celle de la métempsycose, à laquelle se rattache intimement celle de la réminiscence. C’est un résumé du mythe du Phèdre, et une préparation à celui du Gorgias et du Phédon. Ce passage a aussi un rapport évident à un autre du Gorgias, ou Platon dit expressément : Τοῦτο ἄρα τις μυθολόγων κομψὸς ἄνηρ , ἴσως Σικελός τις ἢ Ἰταλικός. Sicilien indique peut-être Empédocle , comme le veut le Scholiaste ; mais Italien, comme le remarque très-bien Boëckh, Philol., p. 183, peut très-bien s’appliquer à Philolaüs qui était de Crotone ou de Tarente, de sorte que l’expression de Sicilien ou d’Italien lui convient parfaitement. Du reste, peu importe qu’il s’agisse là d’Empédocle ou de Philolaüs; ce qui est certain, c’est qu’il s’agit d’un pythagoricien, soit Empédocle, soit Philolaüs, car tous les deux sont de l’école pythagoricienne, le dernier, il est vrai,.plus particulièrement. L’endroit du Phédon contre le suicide appartient, de l’aveu de Platon, à Philolaüs. Or c’est exactement le même esprit que dans le passage controversé du Ménon. Saint Clément, Strom., 1. III, et Théodoret, Aff. cur., 1. V, rapportent un fragment de Philolaüs que Meiners et Heindorf (Gorgias) rejettent, et que Boëckt admet, lequel passage se combine parfaitement bien avec un morceau de Néarque le péripatéticien , dans Athénée, l. IV, sur une maxime d’Eurythéos le pythagoricien, relativement à l’incarcération de l’âme dans le corps. Il est curieux de rapprocher de tous ces passages celui du Cratyle, où Platon attribue cette doctrine à Orphée. Voilà donc une même doctrine, qui du temps de Platon était rapportée également et aux pythagoriciens et aux anciens théologiens , dont le représentant était Orphée, ὁ θεολόγος. On ne s’en étonnera pas si l’on songe aux rapports du pythagorisme et des mystères orphiques; et on ne sera pas tenté de nier ces rapports, si on prend en considération les raisons suivantes : 1° l’identité de race des populations de la Thrace et de la Thessalie, où l’on place le berceau des mystères orphiques, et de celles des colonies de la grande Grèce, où se répandit la philosophie de Pythagore, populations également doriennes. 2° L’identité du langage. Orphée parlait le dialecte dorien, qui était celui de Pythagore, et que Pythagore regardait cornme supérieur à tous les autres, à ce que dit Jamblique (Vie de Pythagore), dialecte obscur ( Porphyre, Vie de Pythagore, p. 87, ed. Kiessling), et merveilleusement propre aux mystères et au symbolisme. 3° La tradition généralement adoptée que Pythagore avait été initié aux mystères orphiques par Aglaophamos à Libéthra, ville de Thrace, où il puisa sa théologie (Jamblique, p. 506; Proclus, in Tim. Plat, V, p. 291). 4° Le même Jamblique, p. 317, dit que Pythagore imitait Orphée pour le fond des choses et pour l’expression, qu’il honorait les dieux à la manière d’Orphée, non dans leurs images d’airain et sous des formes humaines, mais dans leur idée divine; qu’il les honorait comme embrassant tout dans leur providence, et ayant une essence et une forme universelle. 5° Pythagore emprunta aux rites orphiques leurs formes : ce qui était mystère , purification et initiation dans l’orphisme, prit, sous le même nom de καβαρμώς et de τελεται, entre les mains de Pythagore, un aspect un peu moins sacerdotal et plus scientifique. Maintenant faut-il prendre à la lettre la métempsycose et les migrations de l’âme ? Selon nous, quoi qu’en dise Tennemann, les pythagoriciens employaient les symboles sans en être entièrement dupes. Porphyre, Vie de Pythagore, éd. Kiessling, p. 69, dit expressément: « Pythagore avait deux manières de s’exprimer, l’une rationnelle, l’autre symbolique; de là deux enseignemens, et par conséquent deux classes de disciples, les uns, μαθηματικοὶ, qui avaient déjà appris la vérité sous la forme exacte de la science ; les autres qui ne connaissaient que la lettre de la vérité sans ses développemens scientifiques. » Voyez le même, p. 80, sur la vraie science. Ce sont là probablement les deux classes de disciples appelés les uns πυθαγόρειοι, les autres πυθαγορισταὶ, Jamblique, p. 165. Si l’on admet ceci, on sera porté à ne voir dans la métempsycose, comme nous l’avons avancé dans l’argument du Phédon, qu’une forme symbolique de l’incorruptibilité du principe intellectuel et de la perpétuelle mutabilité de ses formes. Tel est aussi l’avis de Henri Ritter ( Geschichte der pythagorischen Philosophie, 1826, pag. 218).

Il est donc certain que ce morceau du Ménon est totalement pythagoricien, et un peu orphique, comme celui du Phèdre. Mais la différence de manière, et le progrès de l’esprit de Platon, est sensible de l’un à l’autre. Dans le Phèdre, le principe de l’immortalité de l’âme, le dogme de la métempsycose, et celui de la réminiscence, sont mêlés ensemble, sans que les rapports précis qui les unissent soient indiqués. Au contraire ici ces trois points sont liés ensemble et déduits l’un de l’autre. La réminiscence résulte de l’état antérieur de l’âme, et des connaissances acquises par elle dans ses vies précédentes ; ces vies précédentes, les métempsycoses, résultent de l’immortalité de l’âme, qui ne cesse pas d’être parce que ses formes lui échappent. Ensuite, dans le Phèdre, la métempsycose tient la place la plus considérable, tandis que la réminiscence, qui est le point important, est confusément et rapidement exposée. Ici y c’est la métempsycose qui est brièvement signalée comme conséquence de l’immortalité de l’âme, et pour servir de principe à la réminiscence, laquelle fait le fond de cette partie du Menon, et y est développée avec étendue. Ce qui dans le Phèdre était encore sous une forme confuse et sous les voiles mythologiques, est ici exposé à ta lumière naissante de la dialectique. C’est une démonstration que le Ménon est postérieur au Phèdre, tout comme le développement réfléchi et moral que présente le Gorgias du mythe de la métempsycose dans l’admirable théorie de l’expiation, est une démonstration que le Gorgias est postérieur non seulement au Phèdre,mais au Ménon lui-même. Car, dans le Gorgias, lle mythe ne vient qu’après l’explication dialectique, comme dans le Phédon. L’esprit humain va nécessairement de la prédominance du mythe à celle de la dialectique , car il implique que ce qu’on a une fois éclairci par la dialectique, on l’obscurcisse mythologiquement. Nous voyons dans ce passage le dogme de la réminiscence déduit du dogme de la métempsycose, lequel est une déduction du dogme de l’immortalité de l’âme. Mais comme la connaissance d’un principe ne suppose pas celle de la conséquence, et que sans des témoignages certains nous n’oserions pas conclure de ce que les pythagoriciens admettaient l’immortalité de l’âme, qu’ils admissent la métempsycose, de même de ce que la métempsycose est un dogme pythagoricien, il ne serait pas sage de conclure sans des témoignages positifs que la réminiscence soit pythagoricienne. Or, autant les preuves abondent pour la métempsycose et l’immortalité de l’âme, autant ici, pour la réminiscence, les témoignages précis manquent. Je n’ai pu trouver un seul passage pythagoricien οαΓάνάμνησις se trouvât positivement énoncée. On est réduit à la tirer indirectement de passages de Diogène de Laërte ( Vie de Pyth.), de Porphyre et de Jamblique, qui sérieusement examinés donnent la métempsycose et non pas la réminiscence. Reste pour unique base la tradition rapportée par Diogène, Jamblique et Porphyre, et par d’autres auteurs ( Aulugelle IV, a , Hieronym., Apoll. ad Ruf.; le Scolliaste d’Apollonius, Arg. I; Philostrate, Vie dApollonius, I, III, 6; le faux Origène, Tertullien, de Anima; Ovid., Metam., XV; Lactance, III, 18); savoir, que Pythagore disait qu’il se souvenait d’avoir été Euphorbe, puis tel autre, puis enfin Pythagore, ce qui signifie ou a bien l’air de signifier seulement que la mort ne détruit ni le principe pensant ni la personalité et la mémoire, ἐπειδὴ ἀποθάνοι τηρῆαι τὴν αὐτήν μνήήν, comme dit Diog., Vie de Pyth, VIII, 9. Diogène s’appuie sur l’autorité d’Héraclide de Pont, Aulugelle sur celle de Dicéarque et de Cléarque. Porphyre (Vie de Pyth., ed. de Kiessling,p. 79), en rapportant la tradition que Pythagore disait avoir été Euphorbe, Euthalide, Hermotime, Pyrrhus, et enfin Pythagore, déclare que par-là Pythagore né voulait pas dire autre chose sinon que l’âme est immortelle, et que quand elle a été purifiée, elle peut remonter à la mémoire de la vie antérieure. Jamblique (éd. Kiessling, p. 128) dit que Pythagore récitait souvent les vers d’Homère sur la mort d’Euphorbe et se disait cet Euphorbe ; mais Jamblique déclare expressément que par-là Pythagore n’a pas voulu dire autre chose sinon qu’il connaissait les modes antérieurs de son existence actuelle, et que le principe de toute régénération morale lui paraissait être de rappeler aux hommes la vie antérieure. Ce même Jamblique dit, p. 283 : « Pythagore connaissait son ame quelle elle était, d’eu elle était venue dans ce corps, et ses formes antérieures. » Dans tout cela nous ne voyons pas autre chose que l’immortalité de l’âme et la métempsycose. Il y avait encore assez loin de ces deux points à cette conclusion, que l’âme venant de Dieu par sa nature immortelle, c’est-à-dire du principe de toute vérité, apprendre en ce monde la vérité, n’était pas autre chose que se rappeler ce qu’elle avait dû savoir antérieurement. Sans doute un germe était fourni à Platon dans cette idée accessoire à la métempsycose; que l’âme peut se rappeler ses états antérieurs, mais ce n’était là qu’un bien faible antécédent. Un antécédent tout autrement important était la prétention de Socrate d’accoucher les esprits comme sa mère accouchait les femmes, de les accoucher par l’habileté de la conversation et en les conduisant doucement du connu à l’inconnu. L’antécédent pythagoricien était théologique et même un peu mythologique, l’antécédent socratique était psychologique et logique. C’est sur ces deux antécédens que Platon éleva la théorie de la réminiscence qui participe du double caractère mythologique et logique. Le côté mythologique consiste à supposer que l’on a su autrefois la vérité dans un monde autre que celui-ci, et qu’apprendre est simplement se rappeler aujourd’hui ce qu’on a su primitivement ; ce qui présehte une apparence de drame et d’histoire avant toute histoire, apparence que Platon employait encore, mais ironiquement, et dont il n’était pas et ne voulait pas qu’on fut dupe, lorsqu’il disait, p. 189 : A la vérité je ne voudrais pas affirmer bien positivement que tout le reste de ce que je dis soit vrai, … phrase qui nous rappelle les paroles presque semblables employées par Platon à la fin du Phédon, dans le mythe par lequel il termine la démonstration de l’immortalité de l’âme, mythe rempli de détails presque historiques sur la vie future. Le côté logique ou socratique est dans le mouvement perpétuel du connu à l’inconnu, c’est-à-dire du particulier au général, jusqu’aux principes qui dominent toute une discussion, principes à l’aide desquels on démontre, mais qui eux-mêmes ne tombent point sous la démonstration, et qu’il suffit de dégager et de présenter à l’esprit, pour que l’esprit les conçoive et les admette sans aucun raisonnement, par la vertu qui est en lui et qui est en eux, principes primitifs, simples et indécomposables qui sont les idées de Platon.


BANQUET.

Schleiermacher remarque fort bien que la présence d’Aristophane dans la compagnie des amis intimes de Socrate prouve qu’il n’y a jamais eu de haine véritable entre le comique et le philosophe ; et quand on voit la citation tout-à-fait amicale que Platon fait ici du passage des Nuées, on peut supposer qu’il ne lui restait nulle rancune des traits qu’Aristophane avait lancés contre son maître, comme d’ailleurs le prouve à merveille le