Mœurs des diurnales/1/03

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 99-101).


DES ÉPITHÈTES


Ayez sans cesse en mémoire le notum si callida verbum reddiderit junctura novum d’Horace, mais n’oubliez pas non plus que, selon Baudelaire, l’étonnement doit être la première faculté du littérateur. Et comme votre littérature est destinée au public, appliquez-vous à l’étonner d’abord. Pour cela il faudra parfois vous étonner vous-même. Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi. Supposons, pour prendre un exemple, que vous ayez à définir le regard d’un homme. Choisissez pour cela une série d’épithètes familières, mais contradictoires, afin de surprendre d’abord et d’éveiller l’attention. Ajoutez-y un mot que vous connaissez, mais que vous comprenez mal. Ceci sera signe que le public, qui vous est immédiatement inférieur, le connaît un peu et ne le comprend pas du tout.

Exemple :


Je vois encore le regard brutal, glabre, éteint et méfiant de ses gros yeux.

(Félix Duquesnel, le Gaulois, 8 novembre 1902.)


Remarquez ici que le feuilletoniste aurait écrit « regard brutal et allumé » comme il doit se faire pour décrire le feu de la convoitise des brutes qui luit dans les prunelles. Mais vous faites de la littérature. Vous écrirez donc éteint, qui est une contradiction à brutal, et vous ajouterez méfiant pour contredire à éteint. Par glabre, vous obtiendrez l’étonnement. Et notez que le contraire de glabre serait une épithète mauvaise. L’étonnement du public vous serait ici défavorable. Vous ne sauriez ignorer, ni lui, qu’il n’y a pas de regards chevelus, ni de regards poilus, ni de regards velus. Mais comme vous êtes dans l’incertitude au sujet de glabre, il est dans l’ignorance, et il admire : Omne ignotum pro magnifico.

N. B. — Il ne faudrait pas choisir un synonyme à glabre, chauve ou rasé par exemple. Glabre est plus étonnant[1], donc plus littéraire pour le public. Et c’est ce qui doit faire l’objet de votre ambition.

2. N. B. — On donne parfois à « regard » l’épithète « lubrique ». Elle n’est pas synonyme de « glabre ».



  1. L’étonnement rapporte de la gloire à celui qui le crée, comme de la jouissance à celui qui le subit.

    Charles Baudelaire (Lettre à Poulet-Malassis, 1858. — Œuvres inédites de Baudelaire, p. 170).