Mœurs financières de la France/05

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Mœurs financières de la France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 605-625).
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MŒURS FINANCIERES
DE LA FRANCE

V.
LE PARQUET DES AGENS DE CHANGE DE PARIS.

Quand la pensée embrasse une période de plusieurs années et que le souvenir se reporte aux habitudes générales, aux mœurs et aux idées du public par rapport à certains faits ou à certaines questions, on est tout surpris de voir combien de préoccupations autrefois si vives ont disparu, combien de passions prétendues irrésistibles se sont calmées, sans que cependant rien ait été tenté pour les effacer ou les amortir. Après la révolution de 1848, aucun mot n’a soulevé plus de critiques que celui de privilège, aucune question n’a été plus controversée que celle de la vénalité des offices. Charges d’avoués, de notaires, d’agens de change surtout, il semblait que l’on dût tout abolir avec ou sans indemnité, et la presse radicale n’était pas la seule à revendiquer la destruction de ce dernier abus de la monarchie. Il ne s’agissait plus cependant de ces créations de fonctions plus ou moins sérieuses que les gouvernemens obérés vendaient à beaux deniers comptans à des titulaires improvisés ; mais l’obligation, pour occuper ce qu’on appelait des offices, d’en payer le prix aux prédécesseurs blessait des sentimens d’équité plus respectables que réfléchis. Aujourd’hui, parmi les traits les plus saillans que présente l’étude des mœurs financières de la France, s’il en est un qui ait disparu, c’est assurément l’impopularité attachée au maintien des offices et à la vénalité des charges. A considérer l’énorme progression de la richesse mobilière, le nombre toujours croissant des opérations de bourse, l’accumulation des profits qui en résultent pour les intermédiaires, il eût été cependant permis de croire que le privilège par exemple concédé aux agens de change de se maintenir à un nombre déterminé, de vendre leur charge au plus offrant et sous des conditions disciplinaires faciles à remplir, aurait soulevé des objections de plus en plus fondées et suscité des jalousies dont le pouvoir législatif, quel qu’il fût, n’aurait pu manquer de tenir compte. Or en fait de privilège, non-seulement on s’est contenté d’abolir le plus inoffensif de tous, celui des courtiers de commerce, mais encore le silence le plus complet s’est fait sur le principe même de la vénalité : le public témoigne à cet égard une indifférence totale, si même il ne semble pas considérer comme entièrement satisfaisant le régime en vigueur. Certes cette disposition ne tient ni à l’ignorance ni à l’incurie. Les intérêts dont il s’agit sont doués d’une clairvoyance et d’une ténacité sans égales. La cause, il faut bien le reconnaître, en est dans la sécurité parfaite, la prudence consommée, avec lesquelles fonctionne le régime auquel est soumis chez nous le marché des valeurs mobilières. Quelques détails sur ce régime et sur celui de nos voisins justifieront amplement cette assertion.


I

Sans remonter aux plus lointaines origines des charges vénales, à François Ier et à Charles IX, au paiement de la paulette et au droit de survivance, il est facile de constater que le privilège d’exercer des fonctions spéciales moyennant finance et de vendre ce privilège à un successeur s’est perpétué en France sous tous les régimes, et a survécu aux réformes qui l’avaient à une ou deux reprises aboli. La même cause a produit les mêmes effets, à savoir : la nécessité, pour la confection de certains actes et la négociation de certaines valeurs, de n’en point charger le premier venu ; on ne peut en effet trouver mauvais, tout en désapprouvant l’expédient qui consistait à battre monnaie en créant des charges et en les vendant, que le gouvernement, ou par l’investiture officielle, ou en favorisant des corporations indépendantes de lui, mais de constitution exclusive, ait réclamé pour l’exercice de fonctions délicates quelques garanties de capacité et de solvabilité. A travers toutes les transformations des charges et les modifications de la législation, corrigées le plus souvent par les mœurs, après la diminution, l’augmentation et la limitation définitive du nombre des offices ministériels, un fait ressort consacré par l’usage et par le temps : la translation d’un titre entourée de garanties pécuniaires dont la première est le cautionnement, fortifiée de l’accumulation des traditions et des ressources léguées par les prédécesseurs, constituant à l’avantage de l’état et des tiers, au profit du possesseur actuel, une propriété qui comme telle peut se vendre et s’acheter.

La compagnie des agens de change de Paris n’est pas la moins vieille de toutes, puisqu’elle date de l’ordonnance de Philippe le Bel, qui désigne le Grand-Pont comme lieu où s’exercera le change ; ce n’est qu’en 1639 que la dénomination d’agens fut substituée à celle de courretiers de change : de 8 qu’ils étaient un siècle auparavant, contre 12 à Lyon et 4 à Rouen, le nombre en 1645 en est porté à Paris à 18. Sur la proposition du contrôleur-général des finances Chamillard, il est bientôt élevé à 20 à Paris et à 116 pour toute la France. Les titulaires de ces charges, qui en les exerçant ne dérogeaient point à noblesse, touchaient des gages effectifs sur le pied de 50,000 livres par an. Ils avaient été substitués par l’édit de 1705 aux anciens titulaires des mêmes offices, dont le prix vénal était déclaré trop modique en raison des bénéfices réalisés, ce qui permettait à des particuliers sans biens et sans crédit de les acquérir ; il devenait urgent, ainsi que le déclare l’ordonnance royale, de les réserver à des personnes plus distinguées, et les nobles devaient pouvoir les exercer. On rencontre déjà ici la préoccupation qui a dicté au commencement de 1875, à Bruxelles, les plaintes soulevées contre le peu de garanties offertes au public par les agens de change après l’abolition récente de la vénalité des charges. Nous ne suivrons pas depuis l’édit de 1705 dans toutes ses vicissitudes l’histoire des compagnies d’agens de change en France, mais, en nous attachant spécialement à celle de Paris, nous rappellerons seulement que le nombre de ses membres fut au bout de dix ans porté à 60, et qu’après avoir varié quelque temps de 40 à 50, il est revenu au même chiffre, maintenu jusqu’à ce jour ; c’est en 1781 seulement que le cautionnement, c’est-à-dire le dépôt dans les caisses de l’état d’une somme garantissant la bonne gestion de l’officier ministériel, fut exigé sous son appellation définitive. Il est fixé à cette date à 60,000 livres, et dès 1788 est élevé à 100,000 livres, somme évidemment supérieure aux 125,000 francs requis aujourd’hui. La loi du 17 mars 1791 supprime tous les offices, y compris ceux des perruquiers-barbiers, baigneurs, étuvistes, et fixe à 800,000 livres l’indemnité allouée aux agens de change de Paris après fermeture de la Bourse ; mais dès l’an iv le comité de salut public délivra vingt-cinq commissions pour exercer les charges d’agent de change ; en l’an ix, les cautionnemens reparurent, et le chiffre de 125,000 fr. fut établi en 1816 ; il n’a plus varié depuis, non plus que le nombre des offices.

La compagnie des agens de change de Paris, dans sa forme présente, date donc d’un siècle, et son origine remonte à deux siècles et demi. Ses attributions n’ont pas changé, pas plus que ses devoirs et sa rémunération. Les opérations se font à heures fixes dans un lieu spécial ; il en était sous Philippe le Bel sur le Grand-Pont, nommé pour cette raison le Pont-au-Change, comme aujourd’hui à la Bourse, au parquet : on appelle ainsi un plancher entouré de grilles pour en défendre l’abord au public, sur lequel se tiennent les agens ; aussi dit-on d’un titulaire nouvellement nommé qu’il monte au parquet. Au milieu est réservé un espace circulaire garni d’une balustrade à hauteur d’appui qu’on nomme la corbeille, et autour de laquelle s’accoudent les agens pour être plus à portée de se voir, de se parler et de s’entendre ; c’est là qu’ils échangent leurs offres et leurs demandes, qu’ils fixent le cours des effets publics. Un crieur se tient à leur portée, qui répète les prix à haute voix et les inscrit sur des feuilles à l’aide desquelles les agens, après la Bourse, composent chaque jour la cote officielle de toutes les valeurs. L’organisation matérielle de ce qu’on pourrait nommer les séances quotidiennes de la Bourse de Paris et la rapidité avec laquelle les informations en parviennent au dehors ne laissent rien à désirer. Malgré le bruit et le tumulte apparent qui y règnent, surtout dans les momens de crise, un observateur attentif en est pleinement satisfait. Quelques minutes avant l’ouverture, tous les abords du temple que la ville de Paris a affecté aux opérations d’achat et de vente des valeurs mobilières, et d’où le tribunal de commerce, hôte du premier étage, a dû sortir comme étant trop à l’étroit, sont envahis par un flot d’hommes affairés, parmi lesquels les jeunes gens dominent ; ceux-ci, commis d’agens de change, associés, remisiers, coulissiers, vont se placer soit aux petits parquets attenant à la grille du parquet proprement dit, où se traitent avant la Bourse les négociations au comptant, qui, faute d’un cours officiel non encore proclamé, se font d’avance au premier cours ou au cours moyen de la bourse qui va s’ouvrir, soit dans les côtés de la grande salle appelée Bourse, au coin à gauche où se négocient les valeurs hors parquet, c’est-à-dire celles qui se traitent sur le marché libre.

Peu de personnes en effet ignorent qu’à côté du marché officiel se tiennent et un marché libre de rentes et un marché libre de valeurs non figurant à la cote officielle, ce que l’on nomme en terme du métier les coulisses, marchés où les transactions sont au moins aussi importantes qu’au parquet, et dont à diverses reprises le caractère, le crédit et l’habileté ont été signalés ici même. Il est bien rare qu’avant l’ouverture de la Bourse ces marchés soient déserts : quand les circonstances sont graves, ils présentent une animation extrême aussi bien que ceux qui se tiennent chaque soir et par les mêmes personnes sur le boulevard des Italiens, en plein air, de la rue Taitbout à la rue Drouot. A peine la cloche a-t-elle sonné l’heure de l’ouverture que tout le mouvement se concentre autour de la corbeille et du parquet qui occupent le fond de la salle. Les commis transportent les ordres aux agens et en reçoivent les réponses pour les transmettre aux cliens qui garnissent les bords de la salle ou les couloirs à l’extérieur : un tumulte de voix s’élève si bruyant et si fort qu’on croirait à une lutte plutôt qu’à une proclamation pacifique d’offres et de demandes : les employés porteurs de feuilles de papier sur lesquelles sont inscrits les cours s’empressent de les porter au dehors chez les banquiers, qui les attendent à domicile ; les voitures partent et reviennent avec une rapidité fiévreuse, les porteurs de dépêches télégraphiques circulent. C’est pour le service de la Bourse que les derniers vélocipèdes ont conservé leur rôle de courriers utiles ; une nouvelle industrie enfin a créé des appareils télégraphiques qui, partant du palais de la Bourse, traduisent dans le cabinet de chaque abonné, sur une bande de papier se déroulant sans cesse, les cours de la Bourse de Paris à la minute où ils se font, ceux de toutes les places étrangères au moment où ils arrivent.

Les séances de la Bourse donnent à ceux qui s’y intéressent le spectacle d’une activité dans les hommes et dans les choses que ne sauraient imaginer ceux qui n’en ont point été témoins ; mais c’est par d’autres mérites que cette rapidité des informations que se recommande la compagnie des agens de change de Paris. Au nombre de 60, nommés par le chef de l’état sur la présentation de leur chambre syndicale et après acceptation du ministre des finances, ils ont seuls le privilège de constater le cours du change, celui des effets publics, des marchandises d’or et d’argent, et de justifier devant les tribunaux et les arbitres la vérité et le taux des négociations, c’est-à-dire des ventes et des achats. Comme officiers ministériels, ils justifient l’identité des signatures apposées sur les transferts des rentes ou des valeurs nominatives, ils sont responsables de l’emploi légal ou du réemploi des capitaux appartenant aux mineurs, femmes mariées, etc. En vertu de leur privilège, ils peuvent requérir l’application de la loi du 28 ventôse an IX, qui frappe d’une amende du sixième au plus et du douzième au moins de leur cautionnement tout individu qui exercerait indûment leurs fonctions ; inutile d’ajouter que l’existence publiquement avouée du marché libre démontre l’inanité de cette prescription. Enfin ils jouissent du droit de présentation formulé dans l’article 91 de la loi des finances de 1816, c’est-à-dire qu’ils désignent leur successeur, et que cette disposition, dont un règlement d’administration publique, jusqu’ici non encore rendu, devait fixer l’exercice, a constitué pour les agens de change de Paris une propriété véritable, vénale et transmissible, dont le prix atteint depuis plusieurs années de 1 million 1/2 à 2 millions.

La législation n’a formulé qu’en termes vagues les attributions de ces officiers ministériels, et le règlement intérieur qu’ils se sont appliqué est le même que celui de 1786 ; le syndicat, c’est-à-dire le pouvoir disciplinaire auquel sont soumis les membres de la compagnie, nommé à l’élection parmi eux, date de 1638. L’interdiction de faire des affaires pour leur propre compte a été rappelée en 1713. La rémunération de 1/8 pour 100 sur les transactions, tant pour le vendeur que pour l’acquéreur, est déjà mentionnée dans les statuts de 1684. Quarante ans plus tard, lorsqu’un arrêté du conseil d’état établit la Bourse rue Vivienne, dans le local où elle resta jusqu’à sa translation de la rue Vivienne au palais où elle se tient aujourd’hui, une ordonnance de police en défendit l’accès aux femmes : cette prohibition subsiste encore. Quant aux marchés à terme, la loi ne les reconnaît pas à moins du dépôt préalable des titres pour le vendeur et de l’argent pour l’acquéreur : ils n’en forment pas moins la plus grande partie des opérations faites par le ministère d’agens de change. Le tribunal de commerce seul les admet en tant qu’affaires commerciales et en sanctionne les résultats ; mais les tribunaux civils persistent à les considérer comme simples jeux ou paris ne donnant pas lieu à obligation : il est donc toujours loisible à un débiteur de mauvaise foi de s’affranchir de sa dette en appelant aux tribunaux civils des condamnations prononcées par les juges consulaires. La contradiction qui subsiste ainsi entre la loi et les mœurs est la cause sans aucun doute pour laquelle le conseil d’état n’a jamais pu rédiger le règlement d’administration publique vainement attendu depuis 1816.

Des trois sortes d’opérations qui formaient l’objet de leur monopole, le cours du change, celui des marchandises d’or et d’argent et des effets publics, les agens de change n’ont pratiqué que la dernière. On voit bien sur la cote officielle le cours des matières d’or et d’argent ; mais les agens le reçoivent tout établi par des courtiers spéciaux, sans y participer autrement que par le contre-seing de leur syndic. Ils abandonnent aussi à des courtiers libres la négociation du papier sur Paris, les départemens et l’étranger. Tel qu’ils l’ont limité, le champ laissé à leur activité s’étend dans des proportions énormes auxquelles répond l’élévation du prix vénal des charges. Nous avons déjà eu l’occasion de citer le chiffre des droits de courtage perçus par les agens de change, et d’en évaluer approximativement le total au moyen du produit du timbre spécial[1] dont chaque opération entre agens est frappée au profit de la caisse syndicale, mesure appliquée dans beaucoup de corporations et notamment dans celle des notaires de Paris, qui prélèvent une part sur les honoraires perçus par chacun d’eux, destinée à former un fonds de bienfaisance ou de garantie pour les tiers. Ce paiement du timbre est en réalité un prélèvement sur le courtage perçu par les agens, lequel pour les opérations au comptant est de 1/4 et de 1/8 pour 100, pour les opérations à terme de 40 francs par 3,000 francs de rente 3 pour 100 et de 50 francs par 5,000 francs de rente 5 pour 100, enfin, pour toutes les valeurs qui ne se négocient que par fractions de vingt-cinq, de 50 centimes par titre ou de 1/10 par 100 francs de capital. A l’aide du produit des timbres, chiffre officiellement constaté à la chambre syndicale, il était facile d’apprécier d’une part la quotité des courtages perçus par la compagnie, et d’autre part le nombre des rentes ou des actions achetées ou vendues ; il n’échappait au calcul que le résultat des applications, c’est-à-dire des achats ou des ventes faites simultanément par le même agent, et on trouvait ainsi que le revenu des charges en moyenne avait, dans différentes périodes comparées entre elles, varié de 180,000 à 600,000 francs, représentant ensemble un mouvement de 640 à 1,440 millions de rentes ou de 21 à 48 millions d’actions. En comparant alors les progrès de la spéculation et ceux de l’industrie, le nombre des opérations de bourse qui passent en général pour avoir un caractère de spéculation était bon à mettre en regard des opérations commerciales qui attestaient l’essor plus rapide de l’industrie par rapport à la spéculation pure. Aujourd’hui les mœurs se sont bien modifiées : la spéculation n’est plus honnie et dédaignée, on la regarde comme une alliée indispensable du mouvement industriel et commercial ; il n’est donc plus nécessaire d’en déterminer les limites d’une manière aussi précise. Sans entrer par conséquent dans des détails à cet égard, on peut admettre comme hors de doute que les affaires de bourse ont pris une extension beaucoup plus grande. Non-seulement la fortune mobilière s’est considérablement accrue dans tous les pays, et surtout en France, mais chacun s’intéresse davantage dans les entreprises étrangères. Pour quelques-uns en effet, le placement sur des fonds d’états étrangers est la réserve des mauvais jours en vue de ces troubles révolutionnaires chroniques qui bouleversent toutes les fortunes ; pour une autre partie du public français, comme ces valeurs étrangères donnent en général des revenus d’autant plus gros que le capital lui-même est soumis à plus d’éventualités, c’est la possibilité de vivre pendant un temps plus ou moins long avec un capital plus modique. On remarque combien les petites bourses s’emplissent de fonds turcs, égyptiens, péruviens, etc. ; si l’on réfléchissait que les revenus de ces fonds, depuis tant d’années très rémunérateurs, ont permis à de pauvres gens de pourvoir plus aisément à leurs dépenses quotidiennes, on trouverait que le calcul de leur part n’a pas été si mauvais. Cette multiplication des valeurs nouvelles, étrangères ou non, qui remplissent les feuilles de la cote officielle de la Bourse de Paris, démontre a priori l’extension des négociations. L’accroissement du nombre et de l’importance des grandes sociétés de crédit en est une nouvelle preuve. Toutes ces sociétés, dont l’objet principal est de recevoir et d’employer l’argent du public, ont développé le goût des achats et des ventes des valeurs mobilières. Or beaucoup de ces opérations, qui se compensent par la simultanéité des offres et des demandes produites dans tous les sièges des établissemens de crédit, échappent à la corporation des agens de change sans pour cela se dérober aux prescriptions salutaires du marché officiel. Un seul chiffre permettra d’évaluer l’importance des opérations de bourse faites par la clientèle des établissemens de crédit. La Société Générale, pour favoriser le développement du commerce et de l’industrie en France, ne se charge que des affaires de bourse au comptant ; d’après le relevé de ses opérations, elle a en moyenne 9 millions d’affaires de bourse par semaine. En dehors des ordres des tiers, dont elle n’est que l’intermédiaire, la Société Générale, soit pour le placement de son capital, soit pour celui des dépôts reçus, met en reports à la Bourse, c’est-à-dire en prêts temporaires sur titres, des sommes importantes. On ne peut évaluer à moins de 40 millions par liquidation le capital ainsi employé, c’est-à-dire que les opérations de bourse de cette nature dépassent pour ce seul établissement 800 millions par année. Si l’on réfléchit que la Société Générale reçoit déjà près de 300 millions de dépôts, qu’avec ses 85 agences de province, ses 25 bureaux de quartier de Paris, on peut raisonnablement penser que ce chiffre, dans des conditions normales de calme public, sera doublé ou triplé dans quelques années ; si l’on remarque aussi que d’autres établissemens du même genre, tels que le Crédit lyonnais dans les départemens de l’est, jouissent d’une prospérité analogue et s’attachent de plus en plus à subvenir aux nouveaux besoins de l’épargne française, il sera facile de mesurer toute l’importance du marché des valeurs mobilières, et, en analysant les services rendus par les officiers ministériels qui sont chargés de les négocier, d’apprécier la considération dont ils jouissent.

Le parquet de Paris se compose, comme nous l’avons dit, de 60 agens, nommés par le chef de l’état sur la présentation du ministre des finances. L’acquisition d’un office d’agent de change, qui se paie depuis un certain nombre d’années de 1,500,000 francs à 2 millions, doit être ratifiée par la chambre syndicale des agens de change, et le titulaire agréé par elle est ensuite soumis au vote de la compagnie tout entière. Au prix de la charge, il faut joindre le cautionnement à l’état, qui est de 125,000 francs, un versement de 100,000 francs à la chambre syndicale pour constituer un fonds commun destiné à parer aux cas de responsabilité, enfin une somme plus ou moins importante pour le fonds de roulement. On conçoit qu’il soit impossible de trouver beaucoup d’acquéreurs possesseurs à leur entrée en fonctions de la totalité de capitaux si élevés. Les charges d’agent de change ont donc donné lieu à la constitution de sociétés de commanditaires dont le titulaire est le gérant. » Ces sociétés n’ont eu longtemps qu’une simple existence de fait ; aucun acte public ne pouvait les constater : maintenant elles sont l’objet de publications comme toutes les sociétés commerciales. Hâtons-nous de dire que la pratique a donné pleine raison à l’existence commerciale des agens de change, et que les sévérités de la chambre syndicale, soutenues par celles des tribunaux consulaires, ont offert toute sécurité aux opérations de bourse. Ainsi la loi civile, qui ne reconnaît que les marchés au comptant, fait de l’agent de change un simple intermédiaire sans responsabilité personnelle, qui met l’acheteur et le vendeur en présence l’un de l’autre ; dans la pratique au contraire, où les marchés à terme prédominent, le client ne connaît que son propre agent, lequel répond de toutes les conséquences des opérations faites, et cette responsabilité n’est pas illusoire. Dans les cas de plus en plus rares de ruine personnelle d’un agent de change, s’il ne peut acquitter tous ses engagemens, ce sont les confrères avec lesquels il a traité qui subissent les pertes, les cliens n’en sont point frappés. Sous ce rapport, le crédit du parquet de Paris est au-dessus de toute atteinte.

Les affaires au comptant se liquident chaque jour : constatées à l’aide du bordereau de négociation entre les agens et les cliens, elles se résolvent par des remises d’argent et des remises de titres. Les négociations à terme se constatent par des engagemens échangés d’agent à agent et revêtus du timbre dont il a été question pour le versement proportionnel à faire à la chambre syndicale : elles se liquident tous les mois pour les rentes françaises et certains fonds d’états étrangers, toutes les quinzaines pour les actions de chemins de fer, de sociétés industrielles, etc. ; les liquidations de quinzaine, introduites après la révolution de février, au moment où les variations de cours procédèrent par bonds énormes, avaient pour objet de ne pas laisser les cliens sous le coup de pertes trop longtemps différées, et, en amenant des paiemens à courte échéance, garantissaient les agens contre les chances d’insolvabilité. La multiplicité des titres dont l’appréciation devint de plus en plus difficile, l’énormité des opérations et des engagemens qui en résultent, ont fait maintenir une mesure profitable sans doute aux officiers ministériels, dont elle a doublé la rémunération (le courtage ayant été maintenu pour chaque liquidation de quinzaine au prix antérieurement perçu pour les opérations mensuelles), mais elle a profité aussi aux cliens en leur donnant une sécurité justifiée par de si longues années de fidélité aux engagemens pris.

Ce serait entrer trop avant dans le détail technique que de mentionner chacune des phases d’une liquidation, réponse des primes, cours de compensation, reports, jours de paiement à l’agent ou par l’agent, livraison des titres, etc. ; notons seulement ce fait que la liquidation des opérations à terme donne lieu à la remise par chaque agent de change à la chambre syndicale d’un état particulier indiquant le solde des valeurs et des sommes qu’il doit recevoir ou livrer : il en résulte une compensation entre eux, faite par les soins de la chambre syndicale, et cette mesure a pu justement passer, à l’aide des mandais de virement sur la Banque de France, pour le modèle sur lequel se sont établies même en Angleterre les chambres de compensation pour paiemens et recettes à faire entre négocians. La compensation entre tous les soldes des liquidations particulières doit établir une conformité parfaite, sans quoi la chambre syndicale suspendrait toutes les répartitions. Jamais ce dernier cas ne s’est présenté, et même dans les plus mauvais jours, comme à la liquidation de juillet 1848, où l’on a dû subir un cours de compensation forcé moins bas que les cours ne l’établissaient eux-mêmes afin de rendre le paiement des pertes possible en les atténuant, l’accord s’est toujours trouvé établi entre tous les agens soit par des paiemens réguliers, soit par des accords intervenus.

Mais à quoi bon cette organisation si forte, ces précautions prises pour régulariser les conséquences d’opérations non reconnues par la loi ? Pourquoi une corporation si riche, si soucieuse de mettre à l’abri de toute suspicion la responsabilité de ses membres dans les marchés à terme dont il leur est défendu de répondre ? Parce que ces marchés à terme, suspects d’abord et pendant longtemps réputés à bon droit dangereux, ont fait leurs preuves d’utilité pratique, de nécessité même au point de vue de la négociation des valeurs mobilières. Il faut être bien inexpérimenté dans le maniement de ces intérêts qui touchent aujourd’hui tout le monde, les grands et les petits et encore plus ceux-ci que ceux-là, pour ne pas savoir que sans le marché à terme les acquisitions et les ventes d’effets mobiliers présenteraient les plus graves difficultés et donneraient peut-être lieu à de grands abus. Grâce au marché à terme, on peut, sans amener de fortes perturbations de prix, chose toujours regrettable, acheter ou vendre en une fois la quantité de titres voulue : en opérant au comptant, un pareil résultat ne s’atteindrait peut-être pas en plusieurs jours, et il serait bien autrement aisé à la spéculation pure d’influencer les cours à son gré. C’est ainsi que les marchés à terme sont devenus peu à peu la règle, et le nombre des négociations qui, au lieu de se résoudre par des différences comme les paris, se terminent par des livraisons ou des levées de titres, est immense.

Prétendons-nous que le jeu proprement dit soit banni de la Bourse ? Non certes, — que la chambre syndicale des agens de change de Paris n’ait plus Il surveiller aucun membre de la compagnie, que la visite des carnets, comme l’on dit[2], ne soit jamais pratiquée, qu’il n’y ait plus matière à remontrances, à amendes, à vente forcée d’office par mesure disciplinaire ? Assurément non ; mais, si l’on étudie les faits contemporains, si l’on compare le nombre de sinistres arrivés au parquet avec ce qu’il a été à d’autres époques, si l’on rapproche la tenue du marché de Paris de celle des marchés européens les plus largement ouverts, ceux de Londres ou de Vienne entre autres, on restera convaincu de l’excellence du nôtre à tous les points de vue, comme sécurité, aptitude, droiture, de même que dans la facilité avec laquelle notre public traverse les phases les plus graves, supporte sans gros dommages les événemens les plus redoutables, on trouvera la preuve de cet esprit d’ordre, de rectitude, de bon sens, qui distingue notre race, sauf sur un point, hélas ! celui de l’aptitude politique à être gouvernée ou à se gouverner.


II

La Bourse de Londres (stock-exchange), le marché des valeurs n’est point une institution officielle, une administration gouvernementale, comme la compagnie des agens de change de Paris ; c’est une corporation libre, « un club financier » sans privilèges, sans autres droits que ceux que ses membres se sont donnés, fermée au public, vis-à-vis de laquelle les tiers n’ont ni recours ni garantie spéciale, et par laquelle cependant passent presque tous les achats de titres du pays. Les membres du stock-exchange se divisent en deux catégories, les brokers (courtiers), les dealers (commerçans) ou plus simplement les jobbers (brocanteurs). Les brokers arrêtent les transactions, déterminent les cours, ils opèrent pour le compte d’autrui, ils remplissent l’office de nos agens de change. Les jobbers opèrent au contraire pour leur propre compte : ce sont de véritables commerçans en valeurs ; ils donnent ou prennent aux cours qui leur conviennent les fonds d’états, les actions dont ils se chargent individuellement de diriger l’offre ou la demande. Cette spécialité dans les affaires de bourse n’existe pas chez nous, sauf pour la catégorie des banquiers qui s’occupent surtout d’arbitrages, c’est-à-dire qui sont acheteurs ou vendeurs de titres, selon que le prix en est supérieur ou inférieur à Paris à celui des bourses étrangères. Toute valeur qui se cote au stock-exchange a besoin d’y être patronnée par un jobber et un broker en renom, elle est présentée, comme le sont eux-mêmes les membres de la corporation. Il y a là pour les valeurs mobilières une cause de plus ou de moins-value non inhérente à elles-mêmes, mais toute d’accident, une dépendance vis-à-vis des meneurs du marché qui fait ressortir avec avantage l’impartialité du parquet de Paris. Les règles publiées pour la conduite des affaires au stock-exchange[3] suivent dans tous leurs détails ce qui se rapporte soit à la composition des membres de la corporation, soit à la constatation et à l’expédition des affaires ; sur ces différens points, les précautions les plus minutieuses ont été adoptées. Nul ne peut entrer au stock-exchange à moins d’être appuyé de trois parrains cautionnant chacun le candidat de 750 livrés sterling pour les cas de forfaiture s’il est étranger au stock-exchange, de deux seulement avec une caution de 500 livres s’il est déjà clerk (commis) ou partnership (associé) d’un broker. Cette caution est maintenue pour une durée de trois ou deux ans. Une des plus sages prescriptions de ce règlement est l’obligation pour tout membre de se représenter tous les ans à l’admission. La corporation du stock-exchange n’a en effet qu’une durée annuelle ; il faut au bout de douze mois qu’une nouvelle consécration ait lieu. Le 25 mars, à moins que ce ne soit un dimanche, une assemblée générale est tenue pour la nomination du committee for general purposes (comité directeur), composé de 30 membres, qui doit pendant l’année à courir prendre toutes les décisions intéressant les personnes et les affaires. A sa première réunion, le comité choisit un président (chairman), un vice-président (deputy-chairman), un secrétaire et trois autres membres désignés pour les fonctions de scrutateurs dans les élections. La principale affaire du comité est en effet l’élection, l’admission ou la réadmission des membres du stock-exchange. Aucun étranger, à moins d’être naturalisé depuis deux ans, ne peut entrer dans la corporation. Les autres conditions sont : l’honnêteté certifiée par les parrains et l’absence de toute fonction ou de tout intérêt dans des affaires autres que celles du stock-exchange. La femme du candidat ne doit non plus être engagée dans aucune affaire ; la prohibition s’étend jusqu’à la souscription aux établissemens où se négocient les fonds et valeurs mobilières. Tout membre du stock-exchange qui après son admission contreviendrait à une de ces dispositions cesserait d’en faire partie.

Il est vrai que les règles sont moins sévères pour d’autres cas qui de ce côté du détroit passeraient pour graves. Ainsi un banqueroutier qui a composé avec ses créanciers et a payé au moins 6 shillings 8 deniers par livre peut être admis ; mais en cas de récidive il faut qu’il ait payé tout. Les defaulters, c’est-à-dire ceux qui ont commis une simple contravention aux règlemens, peuvent être réadmis sur l’avis conforme d’un sous-comité spécial dont les fonctions ne laissent pas que d’être laborieuses, car les cas se représentent fréquemment. Dans les questions que le président du comité adresse aux parrains des réélus, il s’en trouve une formellement exprimée dont la portée pratique mérite d’être reproduite : après s’être informé de l’époque de la banqueroute du candidat, des à-comptes payés, etc., le chairman doit demander aux parrains s’ils accepteraient chacun le chèque du candidat pour 3,000 livres sterling (75,000 fr.) dans le courant ordinaire des affaires.

Ce ne sont pas seulement les membres du stock-exchange sur lesquels s’exerce la direction du comité ; leurs associés, leurs employés, doivent également être agréés par lui. Quant aux formes et à l’objet des transactions, aux modes de paiement et de liquidation des affaires soit à terme, soit au comptant, des transferts, des jours et des heures de livraison et de compensation de titres et d’espèces, le règlement édicté les prescriptions les plus pratiques, et condamne non-seulement à l’expulsion le membre qui manque à ces lois, mais établit toute une échelle d’amendes pour le moindre retard ou le plus léger oubli. La liquidation des affaires à terme se fait par quinzaine au stock-exchange, comme à la Bourse de Paris, et elle a lieu les 14 et 30 du mois, deux jours avant nos propres liquidations, sur le sort desquelles elle exerce une naturelle influence.

Ce qu’il faut surtout faire ressortir pour cet établissement du stock-exchange, c’est le caractère privé de l’institution : il s’agit des relations des brokers et des jobbers entre eux seuls ; s’ils sont les intermédiaires du public à certains égards, les représentans des tiers, c’est par une convention officieuse qui ressemble à tout acte de commerce ordinaire. La première des règles générales applicables aux transactions porte en effet que le stock-exchange ne reconnaît dans ses affaires que ses propres membres. Qu’une difficulté s’élève entre un étranger et un membre, le comité ne recevra de plainte que si par une demande spéciale le plaignant s’engage à se conformer à ces règles en dehors de toute procédure civile ou criminelle. C’est une élection de domicile en quelque sorte et de jurisprudence privée.

L’exclusion des tiers a lieu non-seulement pour leurs affaires, mais aussi pour leurs personnes. Chez nous, les femmes seules ne peuvent franchir l’entrée des bourses, mais le public tout entier pénètre dans les salles, à certains jours l’affluence est immense. Au stock-exchange, les membres de la corporation seuls sont admis. Si pour les transferts la signature d’un tiers est requise, elle se donne dans les bureaux adjacens où l’on entre par le dehors, mais dans le sanctuaire réservé aucun profane ne peut être vu : on cite le cas exceptionnel où, la curiosité ayant poussé à s’y introduire le fils d’un des banquiers étrangers les plus estimés, il en fut bientôt expulsé avec un empressement quelque peu démonstratif.

Comment expliquer avec ces restrictions, ce manque de publicité et de bruit, l’activité si grande des transactions du stock-exchange qui en a fait si longtemps le principal marché du monde pour les valeurs mobilières, et comment le progrès de ces transactions elles-mêmes n’a-t-il pas amené l’abaissement des barrières ainsi posées ? A cet égard, il faut bien se rendre compte de la différence des mœurs financières de l’Angleterre et de celles de la France. Quoi qu’on en pense, l’usage des valeurs mobilières, tout en atteignant peut-être des chiffres encore en ce moment moindres chez nous, est plus universellement répandu ; pour se servir d’une expression consacrée, il est plus démocratisé. Notre rente passe en bien plus de mains et se fractionne par de bien plus petites coupures que la rente anglaise : nous avons aussi une plus grande quantité de valeurs à revenu plus rémunérateur, les actions, les obligations de chemins de fer par exemple, qui attirent les petits capitaux. Il y a très peu de temps que le crédit commanditaire fonctionne en Angleterre ; naguère tout associé était associé en nom collectif : de là une grande difficulté pour les prises d’actions industrielles. Il en est autrement chez nous. Cette participation de tous aux titres mobiliers justifie donc l’organisation intérieure de nos bourses, et rend éminemment utile la composition privilégiée de corps d’officiers ministériels que couvre et surveille l’autorité gouvernementale. En Angleterre, il n’en est point de même : les transactions mobilières ont pour principal objet des valeurs étrangères inconnues aux petites gens. Elles s’opèrent par chiffres énormes, et par cela même elles sont l’apanage de quelques-uns. Le stock-exchange forme donc une corporation de privilégiés dont les relations s’étendent dans le nouveau aussi bien que dans l’ancien monde. Adapté aux mœurs du pays, ce système ne pourrait s’appliquer aux nôtres. Théoriquement vaut-il mieux ? Au point de vue des intérêts du public, nous ne le pensons pas, et sous ce rapport, comme sous d’autres, avec l’accroissement de la clientèle des valeurs mobilières, l’autorité centrale en Angleterre devra bientôt peut-être empiéter sur l’indépendance absolue de cette corporation particulière.

Après les Bourses de Paris et de Londres, celle de Vienne ne constitue pas le plus important marché des capitaux en Europe. La Bourse de Francfort en effet a longtemps occupé le troisième rang : elle l’a perdu depuis l’annexion de la ville libre à l’empire d’Allemagne ; les Bourses de Berlin, de Bruxelles, de Genève et de Florence revendiqueraient peut-être à cette classification des droits égaux. Cependant la Bourse de Vienne est bonne à citer parce qu’elle a le plus fait parler d’elle dans les dernières années, et qu’une législation toute récente (avril 1875) a eu pour objet de la réorganiser entièrement.

On n’a pas oublié le krach viennois de 1873 et l’effroyable débâcle de valeurs mobilières qui fit tant de victimes dans toutes les classes de la population. Les malheurs de cette époque ne sont pas encore réparés, et depuis lors la spéculation a également produit de déplorables conséquences à la Bourse de Berlin ; mais comme celles-ci n’égalent pas en intensité les premières, et que la législation autrichienne vient à l’égard des agens de change et de la tenue des bourses d’être profondément modifiée, nous avons préféré nous arrêter, après la Bourse de Londres, sur la Bourse de Vienne. L’organisation précédente de celle-ci était fort simple. Les agens de change à Vienne formaient une corporation de 30 membres dont la nomination appartenait au gouvernement (à la lieutenance), sur le rapport de la chambre de commerce. Pour obtenir une charge, il suffisait de produire un certificat de bonne vie et mœurs. La charge se donnait ad personam, par conséquent n’était pas vénale ; on n’exigeait aucun cautionnement, aucune mise de fonds. La Bourse, administrée par un président, se tenait tous les jours ; les affaires étaient traitées au comptant seulement, et pour celles qui ailleurs se négocient à terme et ne donnent lieu qu’à des paiemens de différences, la liquidation s’en faisait chaque jour. A côté des agens de change, des agens irréguliers, non autorisés, mais tolérés jusqu’à un certain nombre (il était fixé à 136 en 1859), opéraient de concert avec les agens de change. Lorsque dans ces derniers temps le mouvement des valeurs prit un si grand essor à la suite des paiemens énormes faits à l’Allemagne, la spéculation à Vienne, n’ayant pas comme en France pour base sérieuse les entreprises industrielles analogues à celles que le dernier règne vit naître en si grand nombre chez nous, se porta tout entière sur des combinaisons de sociétés financières et des entreprises de construction. A côté de la Bourse, qui ne suffisait pas aux joueurs, les boutiques de changeurs s’ouvraient à chaque pas ; nous avons déjà raconté les incidens et les résultats de cette maladie de l’agiotage à Vienne, nous pourrions retracer les effets, du même mal à Berlin. Né plus tard qu’à Vienne, il y sévit encore, et c’est principalement sur des entreprises américaines que le jeu s’est exercé au grand détriment de la prospérité publique. En Prusse comme en Autriche en effet, la bourse n’a pas de même qu’en France pour fondement solide l’emploi de l’épargne et la recherche par les petits capitaux de valeurs indigènes, publiques ou particulières, offrant toutes les garanties de sécurité et de rémunération désirables. On s’est beaucoup étonné, après le drainage de notre rançon par l’Allemagne, d’y voir sévir une crise industrielle intense, et la spéculation y produire de bien autres ravages que chez nous dans les jours même les plus néfastes. En réalité, le problème est simple : toute production industrielle qui n’est pas suscitée par un accroissement de consommation locale ou d’exportation régulière risque de passer par des phases de pléthore ruineuses ; c’est ce qui est arrivé en Prusse et en Autriche, où quelques producteurs industriels ne sont inférieurs à aucun des nôtres, mais où la masse des consommateurs est bien plus réduite que chez nous-mêmes, — et quand d’un autre côté la supériorité de nos produits de luxe, l’imitation du goût français, l’attrait vers Paris, ont fait affluer chez nous toutes les ressources de l’Allemagne, on a dû voir les pertes d’une production exagérée se doubler par les prodigalités d’un luxe nouveau. On ne peut se lasser de répéter au contraire qu’en France la consommation marche sans cesse d’un pas plus rapide que la production ; celle-ci réalise des miracles d’activité, d’habileté, distribue au travail des salaires de plus en plus élevés, et on arrive ainsi à ce double résultat de voir l’épargne grossir le capital du pays, et la participation aux bienfaits que la terre doit à ses habitans s’étendre au plus grand nombre. Mais revenons à la Bourse de Vienne.

Après les désastres dont le marché des valeurs mobilières avait été le théâtre, le gouvernement cisleithan sentit qu’une réforme était nécessaire, et il fit adopter par le Reichsrath deux lois concernant, la première l’organisation des bourses, la seconde les courtiers de commerce et agêns de change (sensal). L’établissement des bourses dut être autorisé ; elles dépendent d’une direction qui leur est propre, sous la surveillance de l’état, laquelle est confiée à un commissaire qui préside à toutes les délibérations de la direction et exerce des pouvoirs bien autres que celui des commissaires établis près de notre Bourse, préposés spécialement à la police. Les courtiers (winkel-börsen) sont prohibés sous peine d’amende et d’emprisonnement. Les statuts d’une bourse qui fixent la nature des affaires, le temps et le mode des opérations, la nature des valeurs négociables, doivent être approuvés par le ministre des finances. L’entrée de la bourse est interdite aux femmes, aux faillis, à tous ceux qui ont contrevenu aux règlemens. La juridiction en matière d’opérations peut être déférée à un tribunal arbitral après approbation officielle des statuts ; elle appartient en tout cas aux tribunaux de commerce, car toutes les affaires de bourse au comptant, à terme, même celles à primes sont considérées comme affaires de commerce. La loi autrichienne, au contraire de la nôtre, les reconnaît toutes ; les résultats en peuvent être poursuivis par les voies du droit commercial.

La loi concernant les agens de change contient les prescriptions les plus détaillées sur l’accomplissement de leurs devoirs : le secret professionnel, la couverture à exiger des cliens, la défense d’opérer pour des personnes de solvabilité douteuse, la tenue rigoureuse de carnets où sont inscrites les opérations, l’obligation de reproduire les inscriptions à toute demande des autorités compétentes. Rien, on le voit, n’est omis de ce qui peut rendre les opérations régulières et sûres ; mais le mode de nomination des agens eux-mêmes ne donne pas les mêmes garanties que chez nous. Pour l’obtention d’une charge, le titulaire n’est soumis qu’aux conditions d’être sujet autrichien, âgé de vingt-quatre ans, d’avoir subi avec succès l’examen d’aptitude devant la direction de la Bourse sous la présidence du commissaire, d’être agréé par cette direction dans un concours institué à chaque création d’une nouvelle charge. Une fois nommé, l’agent prête le serment professionnel, reçoit le carnet (tagebuch) des mains du commissaire et fournit le cautionnement qui peut être demandé par le département des finances. C’est encore sous la surveillance du commissaire quelles agens peuvent se constituer en un collège ou chambre (gremium) établir leurs statuts, nommer chaque année la commission disciplinaire, prononcer les peines d’amendes, de suspension ou de retrait, etc.

Quel sera l’effet de cette législation ? On ne peut le connaître encore, puisqu’une ordonnance du 19 avril 1875 n’en prescrit l’application qu’à partir du 1er janvier 1876 : il est cependant permis déjà de supposer que la Bourse de Vienne avec ses agens nommés sur examen, même fournissant le cautionnement qui pourra être exigé, n’offrira pas au public les garanties de solvabilité que lui donne le parquet de Paris, où le prix vénal des soixante charges d’agent de change, sans compter la fortune personnelle des titulaires et surtout celle de leurs associés (quoique simples commanditaires, ceux-ci s’imposent souvent de grands sacrifices dans les jours difficiles), présente un total de 150 millions de francs, sur lesquels, soit par l’effet de la loi, soit par les usages professionnels, la responsabilité des opérations effectuées doit s’exercer en cas de perte.


III

Si la supériorité du parquet de Paris sur les combinaisons auxquelles nous l’avons comparé paraît justifier l’extension de plus en plus grande de notre principal marché de valeurs mobilières, nous ne voudrions pas cependant passer pour professer à cet endroit un optimisme exagéré. Est-il bon par exemple qu’il y ait sur une question aussi importante que celle des marchés à terme un antagonisme entre la loi civile et les mœurs financières du pays ? C’est un grave problème dont la solution ne pourra sans doute pas être différée, car chaque jour de nouveaux faits se produisent qui en attestent l’importance. Tout récemment à propos des reports, ces opérations qui consistent à emprunter sur titres, sont de véritables nantissemens et cependant au contraire de ceux-ci dépouillent momentanément l’emprunteur des principales prérogatives du droit de propriété, on a vu s’élever devant la justice des contestations dont la portée n’allait à rien moins qu’à rendre à peu près impossible la convocation des assemblées générales d’actionnaires. Notre législation financière pourrait donc être révisée pour l’organisation des bourses comme on se propose de la réviser pour la constitution des sociétés, ainsi que le prouve la récente nomination d’une commission ad hoc par le ministre de la justice. D’autre part, la constitution des compagnies d’agens de change laisserait peut-être à désirer sous plus d’un rapport. Ainsi l’augmentation si considérable du prix des charges à Paris, comparé avec ce qu’il était il y a vingt ans, peut bien être un gage de sécurité pour le public, mais les titulaires ont dû, si l’on nous passe cette expression, diminuer de qualité, et en ces matières la qualité est chose essentielle. Ce n’est pas à dire que nos modernes agens se soient amoindris sous le rapport de l’aptitude et de l’honorabilité ; mais avec des réunions de capitaux aussi considérables qui exigent un plus grand nombre d’associés, le titulaire n’en peut d’ordinaire posséder en entrant en charge qu’une trop faible partie pour jouir d’une autorité suffisante auprès de ses associés et surtout auprès de ses cliens. La génération précédente a vu quelques-uns de ce qu’on appelait alors les grands agens, comme les Archdeacon et les Rodrigues, traiter d’égal à égal avec les puissances financières. Si à l’heure présente on trouve encore à la tête de la compagnie MM. Moreau, Roland-Gosselin, Laurent, perpétuant le nom et le crédit de leur famille, il est certain qu’un très grand nombre de nouveaux agens, par leur jeunesse et leur position dans le monde, sont un peu déchus du rang de leurs devanciers.

Le but principal de cette étude n’est pas tant de montrer les habitudes financières de la France de plus en plus attachées aux valeurs mobilières, ni de prouver que la Bourse, où elles se négocient de préférence, se prête merveilleusement à la sécurité des négociations ; nous voudrions aussi relever, si cela était nécessaire, dans l’estime de tous, le caractère de ces sortes d’affaires et des hommes qui s’y livrent, agens et cliens. Il règne encore en effet dans certains esprits un préjugé qu’il nous paraît juste de combattre ; dans le monde de la politique et des lettres, les affaires et les hommes d’affaires sont encore traités avec un dédain que rien ne justifie. Certes c’est dans une pensée d’intérêt et avec l’espoir du profit que l’on se livre à ces achats et ventes de titres, dont la valeur intrinsèque n’est pas toujours facile à établir ; mais croit-on beaucoup au désintéressement des hommes politiques ? Toutes les combinaisons des partis, ce que l’on qualifierait justement de conspirations contre le présent au profit d’avenirs plus ou moins chimériques, ne sont-elles inspirées par aucun égoïsme, par aucun espoir d’en tirer personnellement avantage ? Dans ces dernières années particulièrement, le monde des affaires a donné les preuves du plus rare bon sens, on dirait presque du patriotisme le plus éclairé. Calme au milieu des excitations des partis, étranger aux passions des fanatiques et déplorant l’aveuglement de leurs chefs, il a gardé une clairvoyance qu’on ne saurait trop admirer. Il n’a pas désespéré de la fortune de la France pour l’avenir et n’a pas ménagé au présent les ressources nécessaires au travail quotidien. Les discussions ardentes de l’assemblée ne l’ont guère ému, les combinaisons politiques à plus ou moins longue échéance l’ont trouvé sceptique ; « à chaque jour suffit sa peine » était dans ce monde laborieux et sensé la devise constante, et chaque jour en effet il est revenu à la tâche de plus en plus agrandie des entreprises utiles, il a donné chaque jour l’exemple du sang-froid, de la patience et de l’effort. Les hommes politiques en peuvent-ils dire autant ?

Sans exagérer non plus les mérites intellectuels nécessaires à l’étude de toutes ces transactions et de ces entreprises multiples, on peut cependant faire remarquer que, si la Bourse est le thermomètre de la fortune publique, c’est aussi le point où convergent tous les échos de la vie sociale et économique dans le monde entier. Nous avons parlé de l’appareil télégraphique qui, au fond du cabinet d’un financier, inscrit sur des bandes de papier se déroulant sans trêve les cours des fonds d’états, des sociétés particulières, des marchandises et des changes dans tous les pays : ces bandes renferment véritablement les lignes d’un immense livre politique, industriel et commercial, qu’il faut un grand travail pour comprendre, une vraie intelligence pour coordonner. Dans nos assemblées politiques, combien d’hommes d’affaires ont conquis par leur parole la sympathie de leurs collègues ! Combien agissent encore mieux qu’ils ne parlent lorsqu’ils prennent part à l’administration du pays ! Mais sur leur propre terrain, dans la limite de leurs occupations, que d’hommes d’affaires se distinguent par des connaissances sérieuses et se livrent à des études diverses comme les ordres de faits sur lesquels elles s’exercent ! Pour la plupart d’entre eux, il n’y a pas seulement à poursuivre la fortune et la puissance qu’elle donne, mais ils veulent aussi atteindre un véritable résultat scientifique, à savoir la connaissance des réalités humaines, la science de l’histoire contemporaine de tous les peuples dans leur situation financière et économique, publique et privée.

L’esprit d’affaires proprement dit ne constitue pas, il faut le reconnaître, une qualité banale et de second rang. Le définir serait difficile ; qu’on nous permette d’en citer un rare exemple, il fera bien comprendre ce que nous entendons par ce mot. Peu d’hommes d’état dans les dernières années ont conquis une illustration aussi grande que celle du comte Duchatel, l’éminent ministre du roi Louis-Philippe. A un savoir étendu, à un vrai talent de parole, à un caractère honorable et sûr, il joignait la perspicacité la plus prompte des hommes et des choses ; il excellait aussi dans la conversation intime, et tous ceux avec qui il causait en tête-à-tête dans son cabinet de travail garderont le souvenir de la fécondité de ses aperçus, de sa verve, de ses critiques, du brillant de sa parole. Comme tous les hommes qui ont des opinions fermes et arrêtées, qui appartiennent à un parti et s’honorent de leurs amitiés politiques, le comte Duchatel n’échappait point aux entraînemens de l’improvisation et dépassait quelquefois dans le feu de la causerie à l’égard de ses adversaires les limites étroites de l’éloge ou du blâme ; mais alors, qu’un mot l’appelât sur le terrain des affaires, sur l’appréciation des finances publiques où il était passé maître, sur celle des entreprises privées, dont il connaissait le plus grand nombre, la juste mesure de son esprit, cette qualité supérieure en lui, reprenait tout son empire ; il analysait avec un soin merveilleux les sources de la prospérité matérielle du régime dont il venait de médire à d’autres points de vue, il saisissait avec un instinct toujours sûr les avantages ou les mauvaises chances de telle ou telle combinaison industrielle, quels qu’en fussent les promoteurs ; il se montrait en un mot un homme d’affaires accompli.

Dira-t-on que c’est là un mérite secondaire, en ce sens qu’il dérive d’autres, qu’il accompagne successivement ou le talent de l’administrateur ou la science de l’économiste ? Ce serait une grande erreur, de nombreux exemples ont démontré que l’esprit des affaires est d’une espèce à part, sui generis, allié souvent à des contraires et étranger aussi à des aptitudes analogues. Relégué dans sa sphère propre, il détermine les phénomènes que nous avons remarqués à la louange de notre pays, il explique comment le commerce de la France, son industrie, son marché des valeurs mobilières, se montrent si prudens dans leurs combinaisons, si prompts à faire honneur à leurs engagemens, si peu aventureux dans leurs écarts ; il reste l’expression ou, pour mieux dire, le symbole de notre bon sens ; appelé à s’exercer sur un théâtre plus élevé, l’esprit des affaires est celui qui signale les bons ministres des finances. Dans l’assemblée nationale, plus d’un de ceux qu’on appelle hommes d’affaires en remplirait dignement le rôle ; en Angleterre, le parlement en compte un grand nombre parmi ses membres, Robert Peel en a ’offert le type accompli. Était-il nécessaire de citer ces noms illustres pour marquer l’intérêt d’une étude dont le sujet spécial pourrait à première vue paraître dénué d’attrait ? Outre que nul ne reste étranger aux intérêts matériels dont il s’agit, le tableau du mouvement général des esprits à notre époque ne serait certainement pas complet, si, à toutes les manifestations de la science moderne, au développement des voies de communication, à l’extension du crédit public, on n’ajoutait pas la description du lieu où se négocient les signes représentatifs de la richesse publique et privée, l’appréciation des procédés et des hommes par qui en a lieu l’échange. Hommes, procédés, organisation matérielle, tout en France et à Paris surtout semble mériter une estime particulière ; l’empressement des étrangers en témoigne, et il n’a jamais été plus grand que depuis nos malheurs. Aucun gouvernement en effet ne croit aujourd’hui pouvoir se passer de notre marché pour émettre un emprunt d’état, aucune institution étrangère ne se sent en possession de la confiance publique si ses titres n’ont pas entrée à notre Bourse. Alors que notre puissance a reçu sur d’autres points une si cruelle atteinte, jamais notre crédit matériel et moral n’a été plus apprécié, nos mœurs financières plus honorées. Pourquoi cette contradiction apparenté, et d’un côté ce résultat si favorable ? Il en existe des causes multiples, des causes générales et spéciales ; l’organisation du parquet de Paris est l’une de ces dernières.


BAILLEUX DE MARISY.

  1. Le timbre est de 2 francs 50 centimes pour tout marché de 1,500 francs de rente 3 pour 100 ou de 2,500 francs de rente 5 pour 100, et de 1 franc 25 cent pour tout marché de 25 actions. Le produit de tous ces timbres payés à la chambre syndicale se divise par portions égales à chaque semestre entre les 60 agens de change, à moins que la compagnie n’ait un autre emploi a faire de ce fonds commun.
  2. Le carnet est le livre où les agens inscrivent leurs opérations au moment où elles se font.
  3. Rules and regulations for the conduct of the business on the stock exchange adopted by the committee for general purposes, London 1875.