Mœurs militaires de l’Inde anglaise

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LES


RUINES DE VIJAYANAGAR.




I.

Il y avait bientôt quatre ans que le 55e régiment de sa majesté britannique était en garnison à Bellary, dans la présidence de Madras, aux Indes orientales, et cependant aucun de ses officiers n’était encore allé visiter les admirables ruines de Vijayanagar, qui n’en sont éloignées que d’une dizaine de lieues à vol d’oiseau. Il faut sans doute attribuer cette indifférence apparente à la mauvaise réputation de cette localité, où de terribles fièvres intermittentes sont endémiques à toutes les saisons de l’année. C’est encore probablement la même cause qui a écarté de ces ruines les peintres, les historiens et les touristes, bien qu’elles puissent rivaliser avec les premières du monde sans peut-être en excepter la Palmyre de Volney. Le moment était enfin venu où nous devions réaliser un projet long-temps médité. Cinq d’entre nous avaient obtenu un congé d’un mois, qu’ils se proposaient, de mettre doublement à profit, en explorant toutes les merveilles enfouies au désert et en chassant les paons, les sangliers et les tigres qui se sont installés dans les demeures abandonnées de l’homme.

Notre départ, fixé à dix heures du soir, par une belle nuit de mars, avait été retardé par une fête mensuelle à laquelle quelques-uns de nos camarades se seraient fait un scrupule de manquer. Cette fête de la Société du Clou caractérise trop bien la race anglaise pour que nous renoncions à la décrire, bien qu’elle doive nous entraîner à quelques digressions.

Man beeing reasonable must get drunk
The best of life is but intoxication.

« L’homme, étant un être raisonnable, doit s’enivrer, car la meilleure coupe de la vie est celle de l’ivresse. » Dans ces deux vers, lord Byron a exprimé la pensée constante, unanime de ses compatriotes, depuis le temps de Shakspeare jusqu’à nos jours. Chose étrange, le peuple qui s’est arrangé l’existence la plus indépendante et la plus comfortable (le mot est exclusivement de son invention) est aussi celui qui partout et toujours se montre le plus fatigué de la vie. Jeune homme ou vieillard, l’Anglais se dit : Le bonheur n’existe pas, il n’est que dans les rêves ; et ces rêves, que sa raison calme et positive le rend impuissant à créer, il les demande à l’ivresse. Celle-ci renverse bien la raison de son piédestal, mais au lieu des fantômes gracieux de l’imagination, elle ne présente à l’Anglais que les burlesques tableaux de la folie. Il s’agite, il a la fièvre, il rit d’un rire d’aliéné ; peu lui importe ; il se procure ainsi des émotions puissantes qui corrigent l’insipidité de sa vie. C’est donc par raison qu’il s’enivre. Dès-lors il n’en rougit plus. Dans la plus haute société comme dans la plus basse, on se dira entre hommes : Come let us get drunk together ; « viens, ami, nous nous enivrerons ensemble. » Toutefois, dans ce délire momentané qu’il recherche, l’Anglais pourrait paraître ridicule, ou bien trahir son secret devant son compagnon, si celui-ci restait maître de ses facultés ; il faut donc, il exige que son ami les dépouille en même temps que lui. De là cette coutume de trinquer ensemble à chaque libation. On s’assure que l’on marche ainsi du même pas, verre pour verre, à l’oubli des convenances. Je me rappelle un compagnon de table qui, le lendemain d’une débauche, m’aurait volontiers cherché querelle parce qu’au dernier moment où sa raison chancelait, il avait remarqué dans mes yeux un éclair d’intelligence. Heureusement, tous les Anglais ne sont pas ainsi faits. Au contraire, ils sont généralement aimables dans l’ivresse. C’est le moment où ils révèlent souvent des qualités de cœur qui les feraient adorer s’ils voulaient les laisser apercevoir dans la vie ordinaire. Bien des fois j’ai béni la folle orgie qui, me dévoilant l’ame d’un camarade, m’a fait y découvrir un trésor que je le forçais plus tard à partager avec moi, et qu’il me savait gré d’avoir découvert sous l’odieuse enveloppe imposée par la fashion nationale.

Non-seulement les Anglais ont accepté la vieille devise : In vino veritas, mais ils ne croient pas connaître un homme à fond, s’ils ne l’ont vu et fait parler sous l’influence du vin. Cette idée a donné naissance à une singulière coutume qui se conservait encore dans tous les régimens britanniques il y a quarante ans, et qui n’est point entièrement perdue, même aujourd’hui. On sait que, sous le régime de la masse, dans l’armée anglaise, tous les officiers d’un même corps dînent ensemble, et que chacune de ces tables d’hôtes régimentaires donne une fois par semaine un dîner public où chacun a le droit d’inviter les gentlemen de sa connaissance. Les arrangemens, le ton et jusqu’à un certain point la conversation de ce dîner sont sous le contrôle de deux officiers qui remplissent à tour de rôle les fonctions de président et de vice-président. Ces officiers s’asseoient aux deux extrémités de la table. Il y a quarante ans au plus, disons-nous, c’était la coutume, le jour du dîner public, dès qu’on avait placé le dessert sur la table et un nombre à peu près suffisant de bouteilles devant les convives, de renvoyer tous les domestiques. Le président se levait alors, prenait un clou et un marteau, et clouait la porte de la salle, ce qui indiquait que l’on ne devait plus ni entrer ni sortir. Puis, revenant à sa place, il proposait solennellement la santé du roi ou de la reine, et passait les bouteilles devant lui de gauche à droite. Ce toast s’accomplissait en silence, mais debout, puis on se rasseyait, et les bouteilles commençaient à circuler de deux en deux minutes. Il était expressément défendu au président de s’enivrer jusqu’à ce qu’il eût vu tous les convives et le vice-président en dernier lieu tomber successivement sur le plancher. Si un griffin (c’est l’expression anglaise qui signifie un blanc-bec) cherchait à esquiver son tour quand la bouteille était devant lui, le président fronçait le sourcil, et le menaçait d’une amende d’abord, puis du déplaisir de ses camarades, et bientôt l’ivrognerie lui était inoculée.

Depuis 1815, on a changé tout cela. L’Angleterre s’est civilisée au contact des mœurs continentales. On ne marche plus à l’ivresse brutalement, au pas de charge, sous la férule d’une espèce de tambour-major ; on y arrive librement, gracieusement, avec de gais propos et de joyeux refrains. Au lieu de s’enivrer comme un portefaix, on se grise avec le champagne et le xérès, mais on se grise toujours ; l’ivresse est encore admise par le bon ton et l’extrême fashion. Dans beaucoup de régimens comme dans le nôtre, en 1830, un petit noyau d’élite avait formé une société dite du Clou (en mémoire du fameux clou qui dans l’usage ancien servait à condamner la porte), et chaque initié s’y présentait avec le symbole de l’ordre : un clou d’argent porté en sautoir sur un ruban bleu. Les membres de ce club s’engagent, en mémoire du bon vieux temps, à se réunir une fois par mois chez l’un d’eux, à tour de rôle, avec le parti pris de se griser en bonne société, ou, suivant leur expression assez pittoresque, de forger un clou pour leur cercueil. Ce n’est pas que tous voient les suites de la débauche sous un point de vue aussi lugubre. Au contraire, un proverbe anglais assure qu’une vie trop régulière est nuisible à la santé, et qu’il faut un excès par mois.

Je m’étais réuni le 1er mars 1836 à une assemblée de dix-huit membres qui célébraient, selon la coutume, la fête du clou. J’étais le seul convive qui n’appartint pas à ce club joyeux. Comme nous devions partir pour Vijayanagar au sortir même de table, mes compagnons de voyage m’y avaient fait inviter contre les règles, qui excluent ordinairement les non-initiés. Je ne fatiguerai certainement pas le lecteur de tous les détails de cette folle soirée : je viens incontinent à l’incident qui la termina et qui rentre dans mon sujet. L’orgie tirait à sa fin, et l’heure fixée pour notre départ avait sonné depuis long-temps, quand entre deux éclats de gaieté la brise du soir nous apporta par la fenêtre ouverte le chant des bayadères d’une pagode située dans le cantonnement extérieur. L’idée vient aussitôt à un jeune fou de proposer un enlèvement des Sabines. Chacun de nous devait prendre une bayadère en croupe et l’emmener bon gré mal gré aux ruines de Vijayanagar. Il va sans dire que cette proposition parut à tous des plus raisonnables et fut accueillie par un triple bravo. Comme on pouvait s’attendre à une résistance plus ou moins énergique des brahmines et de la populace, les membres du club qui ne devaient point faire partie du voyage nous offrirent leurs services pour nous aider dans la bataille et couvrir notre retraite après la razzia. Cette offre héroïque fut acceptée avec des poignées de main et des larmes d’attendrissement, Nos chevaux et leurs saïces[1] furent donc expédiés en avant à un caravansérail en dehors du camp, sur la route que nous devions suivre, et puis deux à deux, chancelant et chantant, nous allâmes droit à la pagode. Grace à la surprise, l’enlèvement des bayadères fut chose facile. Bien que les brahmines sonnassent leurs trompes pour assembler les fidèles, et que la multitude se fût aussitôt ruée à notre poursuite, nous arrivâmes sans accident, après quelques combats d’arrière-garde, où les coups de poing jouèrent le principal rôle, au caravansérail qui devait nous servir de point de ralliement ; mais soit que nos palefreniers eussent mal compris nos ordres ou qu’ils ne voulussent point se prêter à ce qui leur paraissait devoir nous attirer une mauvaise affaire, ils manquèrent au rendez-vous, et nous nous trouvâmes bientôt assiégés par toute la population des faubourgs dans une cour ouverte entourée d’une simple muraille de quatre ou cinq pieds de hauteur. Tel est néanmoins l’ascendant de l’Européen sur l’indigène, qu’il suffit de trois ou quatre de nos camarades moins ivres que les autres, debout, un bâton à la main, près de la porte du caravansérail, pour contenir l’émeute. On leur jeta bien de loin nombre d’injures et même quelques pierres, mais aucun natif n’osa forcer l’entrée ou franchir la muraille qui nous séparait de la foule. Toutefois, le nombre toujours croissant de nos assaillans allait peut-être leur donner du courage, et un moment de folie aurait pu nous coûter cher, quand nos grooms se précipitèrent dans l’enceinte, conduisant nos chevaux par la bride, et nous apprirent que le général commandant la division, sur la nouvelle d’un attroupement, envoyait une compagnie d’Européens sous les ordres d’un officier pour arrêter les perturbateurs. Or, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre : les perturbateurs, c’étaient bien nous. Il n’y avait donc pas de temps à perdre ; nous entrâmes aussitôt on capitulation avec les brahmines. On leur rendit d’abord leurs almées aussi pures qu’on les avait reçues, et on y ajouta quelques roupies pour apaiser l’indignation de l’idole ; puis nos défenseurs s’esquivèrent parmi la foule, qui, avec la douceur caractéristique du pays, les laissa passer en souriant ; enfin, sautant nous-mêmes sur nos chevaux, nous partîmes au triple galop. La bande joyeuse était déjà loin, qu’on nous entendait encore chanter en chœur ce refrain d’une chanson anglo-indienne :

Yes, I will wrestle, fight,
My boys, leap over any where !
For ’tis my delight
On a shining night
In the season of the year[2]

Qu’on ne s’étonne pas de notre gaieté : la lune brillait au firmament, l’air était tiède et pur, nous avions devant nous un voyage, du plaisir, des dangers, et nous avions vingt ans !

Traversant pendant la nuit le petit hameau de Courtenay, à trois lieues et demie de Bellary, nous poussâmes jusqu’à Dirijie, gros village à quatre lieues plus loin, que nous atteignîmes au lever du soleil. Nous y fûmes rejoints dans la matinée par la célèbre mistriss Y. et son mari. Leurs chevaux les avaient précédés, et ils arrivaient en palanquin. Mistriss Y. était la Diana Vernon de l’Inde. Elle était connue pour le meilleur jockey, le meilleur groom, le plus habile vétérinaire et la plus intrépide chasseresse de la colonie. Joignez à cela une beauté d’Anglaise, une simplicité, une gaieté et un cœur d’enfant, et nous serons bien près d’arriver au beau idéal de son sexe. Les chevaux, c’était sa passion, passion funeste qui lui avait coûté le bonheur d’être mère. La chasse, c’est-à-dire cette chasse qui consiste à suivre dans une course au clocher la fuite du renard ou du sanglier, c’était pour elle une frénésie ; mais elle n’y portait d’autre arme que sa houssine légère dans la plus petite main imaginable. Les chevaux les plus fougueux lui obéissaient, et l’animal qu’elle montait de préférence était un superbe alezan qui avait appartenu au résident d’Hyderabad, et tellement méchant que celui-ci avait été sur le point de le faire mettre à mort quand mistriss Y. s’offrit à le dompter. Elle y parvint, et le résident lui en fit hommage. Elle seule pouvait l’approcher, et cette créature qui aurait dévoré toute autre personne que son intrépide maîtresse se laissait caresser et baiser au front par la jolie femme qui l’avait vaincue, mangeait dans sa main, et la suivait sans palefrenier quand il lui plaisait de marcher devant en lui laissant les rênes sur le cou.

Le 3 mars, nous avançâmes jusqu’à Kammalpour (une distance de cinq lieues) en forçant deux renards sur notre route. On est ici à une lieue du Tombouddra, et sur la lisière du jongle qui a envahi les ruines et tous les environs de Vijayanagar. Nous étions attendus par le collecteur (magistrat et percepteur du district), M. Robertson, et son premier assistant. Leurs tentes étaient dressées à l’ombre de quelques beaux tamariniers. Trois éléphans, de ceux que la compagnie entretient à Dirijie pour le transport des bagages de la division de Bellary, mais choisis pour l’occasion comme des vétérans accoutumés à la chasse au tigre, étaient enchaînés à quelques pas de nous au milieu de tout un troupeau de bœufs, de chameaux et de bêtes de somme exclusivement à notre service. Le milieu du jour fut consacré à mûrir nos plans pour le lendemain. Notre belle Diane ne pouvant nous accorder que deux ou trois jours, il fut convenu que la chasse passerait avant les antiquités. Toutefois, le soir même nous profitâmes de la fraîcheur pour faire une excursion dans le bois, et le hasard nous conduisit à une première pagode dont l’aspect désolé répondait parfaitement à l’idée de terreur qui s’attache aux ruines de la vieille capitale du Carnate. On n’y trouvait cependant que la tristesse et l’obscurité ordinaires d’un temple hindou, peut-être un peu augmentées par l’ombre épaisse des grands arbres qui entouraient la pagode. Ses piliers bas et solides, supportant en guise de toiture des blocs de granit également massifs, semblaient défier les ravages du temps : un tremblement de terre pouvait seul ébranler un pareil édifice. On voyait cependant qu’il était depuis long-temps abandonné. Le pipol plongeait ses énormes racines dans les interstices des pierres ; une couche de débris encombrait tout l’intérieur, et une forte odeur de chauve-souris prouvait que le brahmine avait depuis long-temps cessé d’y officier. Une idole renversée était celle de Ganesa, fils de Siva. Selon la mythologie indoue, ce dieu coupa la tête à Ganesa dans un moment de colère ; mais pour consoler ensuite la déesse Parvati, sa mère, il remplaça cette tête par celle d’un éléphant : quelques pas de la pagode, devant sa principale façade, est un petit lac qui a sa légende.

Le dernier brahmine de la pagode avait une belle femme et un seul enfant ; dans un accès de jalousie, il poignarda l’enfant et le jeta dans le lac. La mère dans son désespoir s’y précipita après lui et ne reparut plus ; mais on vit souvent et l’on voit encore, dit-on, glisser à la surface du lac le spectre d’une femme enveloppée dans un brouillard, et portant le corps ensanglanté d’un enfant. Il est à remarquer que quiconque est témoin de cette vision prend aussitôt la fièvre et meurt. C’est ce qui fait que les bords du lac se sont dépeuplés et sont devenus peu à peu un désert inhospitalier, et pourtant ce paysage est calme et doux comme un tableau de Claude Lorrain, c’est un site enchanteur que celui de ce petit lac, avec son eau qui reflète les nuages comme un miroir noir brisé çà et là par les larges feuilles du lotus. Sur la surface tremblante de ces feuilles court comme un éclair le magnifique oiseau du même nom, le lotus, espèce de faisan au brillant plumage. Nous le suivions, tout absorbés, dans ses jeux, quand quelque chose vint rider la face de l’eau ; c’était un crocodile qui nous regarda quelque temps avec des yeux hébétés, puis s’enfonça. L’oiseau s’était envolé. Nous nous en retournâmes pour nous préparer par le repos aux fatigues du lendemain.

Le 4 mars, un quart d’heure avant le jour, nous étions déjà réunis dans le béchobah[3] (la petite tente où l’on déjeune généralement en voyage), délicieusement occupés à savourer cette première tasse de café dont on ne jouit nulle part comme dans l’Inde, au moment de mettre le pied à l’étrier pour une marche, une chasse ou une bataille. Nous révisions en grand conseil le plan de campagne de la journée. Plusieurs troupes de sangliers ayant été reconnues la veille, il avait été décidé qu’on leur livrerait un combat à l’arme blanche, combat singulier, chevaleresque, bien autrement méritoire à nos yeux qu’un vulgaire assassinat à coups de fusil. Notre arme était la lance ; mais pour pouvoir nous en servir avec succès, il fallait d’abord chasser l’ennemi du fourré impénétrable où il s’était retiré, le pousser dans la plaine, et, nous jetant alors à sa poursuite de toute la vitesse de nos chevaux, le percer comme les paladins d’autrefois, au risque de tomber nous-mêmes sous ses défenses. Or, il n’était point facile de débusquer l’ennemi d’un terrain brisé et rempli de fondrières : c’est ce qu’avait prévu notre ami le collecteur ; il avait en conséquence réuni pour nous aider une troupe de shikaris (chasseurs indigènes à pied) qui nous attendaient autour d’un feu allumé à quelque distance de la tente. Dans le clair-obscur ainsi produit, accroupis sur leurs hanches et tenant leur long fusil à la main, on les eût pris, sans trop se mettre en frais d’imagination, pour quelques-unes de ces sombres figures que l’on retrouve dans tous les temples indous. Notre équipage ainsi complété, nous montâmes en selle, et au moment même où le soleil paraissait à l’horizon, nous plongions dans la forêt de Vijayanagar.

Jamais certainement je n’ai vu autant de gibier rassemblé sur un même point. Nous avancions en demi-cercle, longeant les premières collines sur lesquelles se dessinent à perte de vue les ruines colossales de l’enceinte extérieure de la vieille cité, et à chaque coup que nos batteurs armés de longues gaules donnaient sur les buissons, c’étaient tous les animaux de l’arche qui prenaient leur fuite ou leur volée, depuis la caille jusqu’au paon, depuis le grand cerf moucheté jusqu’à la petite et gracieuse antilope. Le sol sur lequel nous marchions était tellement coupé de ruines de canaux et d’aqueducs, qu’il n’y avait souvent pas moyen de passer. Au moment où nous étions peut-être le plus empêtrés, un énorme sanglier partit presque entre les jambes d’un de nos camarades dont le cheval s’enfuit au galop, à notre grand amusement et au grand désespoir de son maître. Suivre l’ennemi était tout-à-fait impossible ; nous fîmes donc un quart de conversion à gauche et poussâmes vers la plaine.

Le soleil était déjà haut dans les cieux, et un sentiment de découragement causé par l’excessive chaleur commençait à nous gagner, quand chevaux et cavaliers furent soudainement ranimés par ce cri du chef shikari : dekho sahib, dekho, dokeran ! dokeran ! voyez, messieurs, voyez, les sangliers ! les sangliers ! Effectivement, nous aperçûmes aussitôt une troupe de ces animaux qui abandonnait le couvert pour bondir à travers la plaine. La coutume en pareil cas est, pour chaque cavalier, de choisir l’animal qui lui paraît le plus beau et de se lancer à sa poursuite. S’il entend son métier, il ne doit ni jeter ni brandir sa lance, mais la tenir appuyée à sa cuisse, à un angle de 45 degrés avec la terre ; s’il parvient à rejoindre le sanglier, il doit seulement chercher à le dépasser du côté gauche, en laissant toujours son arme dans la même position. Il suffit qu’il le rase d’assez près pour que la pointe de sa lance arrive jusqu’à la bête ; alors l’impulsion même de sa course fera entrer le fer jusqu’au manche, sans un mouvement, sans un effort du chasseur. On est sûr, au contraire, de manquer son coup, si on veut en quelque manière le diriger.

J’ai vu des sangliers dans l’Inde peser jusqu’à trois cents kilos alors ils courent beaucoup moins vite ; mais ceux auxquels nous avions affaire pour le moment étaient tous plus ou moins maigres, plats des côtés et très longs des jambes, conditions qui promettaient à nos chevaux une course des plus fatigantes. La promesse ne fut point menteuse : nous partîmes comme le vent. Il fallut d’abord traverser un sol noir, mais sec, crevassé, avec des fentes où la jambe entière d’un cheval pouvait disparaître. Heureusement, j’avais quelque raison de me fier à mon arabe ; court, ramassé, fait comme un chevreuil, il aurait trouvé moyen de placer ses quatre petits pieds sur une pointe de rocher. Il semblait voler en effleurant les sommités du terrain et laissa bientôt ce mauvais passage derrière lui. Ce que devenaient mes compagnons, je n’en savais rien et ne m’en souciais guère. Il m’avait bien semblé voir rouler au fond d’un ravin un de mes meilleurs amis ; je n’en avais donné qu’un coup d’éperon de plus à mon cheval. Je ne crois pas qu’un Anglais se fût arrêté en pareil cas pour son propre père, encore moins à coup sûr pour un frère aîné, héritier par privilège de toute la fortune de la famille. Nous rencontrâmes ensuite un terrain plus uni sur lequel nous allions, comme disent nos voisins, at a killing pace, à ce pas qui tue. J’étais très fort de cet avis, quant à notre allure, et le sanglier pensa bientôt de même, car, faisant un brusque détour à droite, il regagna la montagne. Alors les embarras recommencèrent. Par bonheur le sanglier, déjà horriblement échauffé de sa course, chaque fois qu’il traversait un filet d’eau, ne manquait pas de s’y vautrer. Il laissait échapper ainsi un temps précieux, et nous ne manquions jamais de regagner le terrain perdu. Enfin, voulant respirer à toute force, l’animal fit volte face, s’adossa à un buisson et attendit notre venue. L’un des chasseurs se présenta à la charge, mais le sanglier s’élança vers lui, et d’un coup de boutoir le roula dans la poussière avec sa monture, puis le monstre reprit sa course, et nous nous remîmes à sa poursuite. Les choses ne pouvaient aller toujours ainsi. Évidemment le sanglier était sur les dents, et nos chevaux n’étaient guère moins fatigués. Enfin, enlevant mon arabe des rênes et de l’éperon, j’arrive à côté de l’animal : un autre bond me le fait dépasser, tandis que le fer de ma lance disparaît dans ses flancs. Se sentant blessé, le sanglier se tourne avec l’intention de charger ; et comme instinctivement je ne voulais point lâcher le bois de ma lance, la secousse m’enlève des étriers et me jette sans connaissance au pied d’un arbre. Heureusement le fer restait dans la plaie, et, avant qu’il pût atteindre mon cheval, le sanglier expirait de sa blessure. Deux de ces animaux succombèrent de la même manière sous les coups des autres chasseurs.

Le 5 mars fut employé de diverses manières par les différens membres de la caravane. Ceux qui avaient encore des chevaux frais recommencèrent les courses de la veille. Les autres (et j’étais de ce nombre) se mirent en quête des bécassines fort nombreuses dans les champs de riz du voisinage. Chasseur aveugle et maladroit, j’avais perdu mes peines, et je m’en revenais au rendez-vous, vers le milieu du jour, le sac vide et d’humeur assez maussade, quand j’appris d’un de nos camarades un de ces traits de dévouement où se signale parfois le cœur d’une épouse, et dont on voudrait éterniser le souvenir. Le capitaine Y… avait d’abord suivi la chasse au sanglier, mais, désappointé dans une première course, il avait demandé son fusil. Comme il le recevait des mains de son palefrenier, il vit sauter, sur un rocher à quelque distance, une guenon suivie de ses petits. Le capitaine avait un certain talent pour empailler, et il lui manquait dans sa collection un singe de cette espèce. Il se mit donc à la poursuite de la petite famille qui, habilement dirigée par la mère, lui échappa long-temps. Après plus d’une lieue, le capitaine perdit patience et tira de fort loin. La guenon tomba sur le coup. Comme il descendait de cheval pour la ramasser, des bûcherons indiens qui l’avaient observé se précipitèrent sur lui. Il faut savoir que le singe est un animal sacré dans toute l’Inde, parce que Vishnou, dans plusieurs de ses avatars, eut recours à des armées de singes, que son général favori, Hanouman, était encore un singe, et qu’enfin lui-même ne dédaigna pas quelquefois de revêtir la forme de cet animal ; mais peut-être dans aucune partie de l’Inde le singe n’est-il aussi vénéré que dans les environs de Vijayanagar, parce que la tradition y place le séjour de la mère d’Hanouman, le berceau de ce demi-dieu et le théâtre de quelques-uns de ses exploits. La mort donnée imprudemment à quelque sapajou est donc un de ces actes en très petit nombre qu’un Européen ne peut point se permettre en présence d’un Indien, et qui attireront bien plus sûrement sa vengeance qu’une insulte ou même une violence personnelle. C’est ce que le capitaine Y… éprouva à ses dépens. Les bûcherons, après l’avoir terrassé, se mettaient en devoir de l’assommer, quand un secours tout-à-fait inespéré lui arriva. Sa femme, plus au courant que lui des superstitions du pays, ne l’avait pas vu sans inquiétude s’éloigner pour cette folle poursuite. Elle l’avait d’abord suivi de loin sans dessein bien arrêté ; puis, son anxiété devenant plus vive, elle avait pris le galop pour le rejoindre. Depuis quelques minutes, les détours du sentier le lui avaient fait perdre de vue, quand tout à coup elle entendit des cris et reconnut sa voix. Franchissant les bruyères comme un oiseau, elle se dirigea en ligne droite vers le point d’où partaient les cris, et bientôt, de l’autre côté d’un ravin profond, elle découvrit son mari qui se débattait entre des assassins. Elle était seule et sans armes ; un précipice les séparait ; poussant son cheval, elle lui fit franchir cet obstacle d’un seul bond et arriva, les yeux étincelans, la cravache à la main, au milieu de ces furieux. Dans leur terreur superstitieuse, ils crurent que le cheval avait des ailes ; ils la prirent pour une magicienne, abandonnèrent leur victime, et se dispersèrent dans la campagne. De leur côté, les deux époux se hâtèrent de regagner les tentes. Ce fut alors seulement que la femme se montra sous l’héroïne ; mistriss Y… dut nous quitter dès le lendemain et fut plus d’un mois malade de son émotion. Un soir enfin on la revit dans le monde : c’était à un bal. Quand elle entra dans la salle, par un mouvement spontané, toutes les femmes se levèrent pour la voir, et tous les hommes s’inclinèrent devant elle. Cet hommage inattendu la saisit, et elle fondit en larmes. Ce trait, qui nous semblait si admirable, lui paraissait tout naturel : elle n’y avait réfléchi ni avant, ni après.

Le 6, nous transportâmes nos pénates au centre même des ruines, dans ce quartier de Vijayanagar qui conserve encore son ancien nom de Hampi. C’est une grande rue qui se termine au temple de Viroupascha, à quelques mètres de la rive méridionale du Tombouddra. Les tigres étant fort nombreux, nous nous installâmes dans une galerie au premier étage, qui paraissait avoir appartenu à un palais, avec un balcon donnant sur la rue. Notre premier soin en arrivant fut de faire les arrangemens nécessaires pour garantir les chevaux et le troupeau contre les attaques des bêtes féroces durant la nuit ; D’une part, on éleva une palissade ; de l’autre, on prépara des broussailles pour tracer un cordon de feu ; enfin, nos armes restaient chargées. Ces précautions, loin d’être inutiles, n’étaient pas même suffisantes dès le premier soir, un chien et une chèvre furent enlevés ; mais, les jours suivans, des coups de fusil tirés à chaque instant au hasard, des boîtes et des bruits de toute espèce éloignèrent ces visiteurs incommodes.


II.

Une origine mythologique, des légendes recueillies dans les deux épopées de l’Inde, le Ramayana et le Mahahbarata, ne sont pas les seuls titres qui recommandent à l’attention du voyageur les ruines de Vijayanagar. D’autres souvenirs se rattachent à cette ville, et il ne sera pas inutile de faire connaître ce que nous sommes parvenu à découvrir de l’histoire réelle, mais comparativement moderne, de l’empire dont Vijayanagar a été la capitale pendant deux siècles, empire qui a retenu le nom et une partie de la splendeur de la vieille cité long-temps encore après la destruction de celle-ci.

On manque de documens indous sur l’histoire des temps antérieurs à la conquête de l’Indoustan[4] par les armées mahométanes. Ou les Indous n’étaient pas dans l’usage d’écrire l’histoire de leur pays, ou, s’ils avaient des annales, elles furent détruites par les pandits ou sous-traites à tous les regards. Les seuls témoignages qu’on possède sur cette époque se trouvent dans le Mahahbarata, poème historique de la plus haute antiquité, écrit en langue sanscrite, mais dont on ne peut consulter les traditions qu’avec une grande réserve. Si le père de la poésie grecque a totalement changé l’histoire d’Hélène pour donner une libre carrière à son imagination, qui peut nous garantir l’exactitude des faits rapportés par un autre poète, surtout quand ce poète est un Indien ? C’est aux écrivains persans que nous sommes redevables de la portion la plus authentique de l’histoire ancienne de l’Inde. Le célèbre Mahomed-Férihstha, qui résuma, au commencement du XVIIe siècle, tous les matériaux recueillis par ses prédécesseurs, en a bien composé une première histoire de l’Indoustan, mais on ne peut guère y attacher de crédit que pour la période postérieure aux premières conquêtes des mahométans, vers l’an 1000, et dans cette période même, il ne nous entretient guère que des empires de Ghisni et de Delhi, jusqu’au commencement du XIIIe siècle. Tout le vaste espace dont il néglige de parler n’avait point cessé d’être divisé en plusieurs royaumes, dont chacun eût exigé une histoire particulière, et Ferishtah ne mentionne les évènemens qui s’y passèrent qu’autant qu’ils se rattachent aux progrès du peuple conquérant. L’histoire du Dekhan est plus obscure encore que celle de l’Indoustan, parce que les invasions des mahométans y furent plus tardives. Elles commencèrent vers l’an 1300. Il est donc inutile de chercher quelque document authentique sur un peuple ou sur une localité au-dessous du Kistnah antérieurement à cette date ; c’est aux légendes et aux traditions locales qu’il faut s’en rapporter.

Les légendes suffisent heureusement pour jeter une glorieuse auréole sur le site enchanteur et les admirables ruines de Vijayanagar. Ces ruines s’élèvent dans un site consacré par la religion des Indous depuis des temps immémoriaux. C’est en quelque sorte le mont Olympe de leur mythologie. S’il faut s’en rapporter aux admirables chants du Ramayana, ce lieu aurait été pendant des siècles le séjour du grand Rama (une incarnation de Vishnou ), de sa femme Leila, et de son frère, de son fidèle compagnon, l’héroïque Lachsman. A la place occupée par les ruines modernes s’élevait autrefois la fameuse cité de Cishcindya, dont la souveraineté fut si furieusement contestée par les célèbres satyres Sougriva et Vali, comme nous l’assure Valmiki dans un des chapitres de son Ramayana. Toutes ces légendes accumulées sur une même localité l’avaient faite sainte entre toutes, et encore aujourd’hui c’est un but de pèlerinage qui ne le cède en rien à la fameuse pagode de Jaggernauth.

Les avantages attachés à une position inexpugnable expliquent encore mieux que la célébrité des lieux le choix qu’on en fit pour y construire une métropole. Belaldéo, qui vint s’y établir en 1344, était un des nombreux chefs indous dont les possessions avaient été ravagées en 1322 et en 1326 par le fameux Cafour, général d’Allah, empereur pathan de Delhi. Ce chef (Belaldéo), qui, par ses talens militaires et ses succès contre les Pathans, était parvenu à ranger sous sa loi tout le pays entre le Kistnah et la côte de Coromandel, avait néanmoins compris, après les désastres de ses premières guerres, la difficulté de résister à un ennemi dont la principale force était dans une innombrable cavalerie. Sur un rayon de plusieurs lieues, dans toutes les directions autour du temple, déjà fameux, de Viroupacsha, il trouvait une succession continue de positions militaires admirablement calculées pour la défense. C’était une montagne surgissant derrière une autre montagne, une crête après une autre crête, comme des vagues de granit séparées par d’étroites vallées, et formant des retranchemens naturels que l’art humain n’aurait pu surpasser. Vers le centre de cet espace, les ondulations du sol disparaissaient et permettaient d’y créer de nombreux étangs, où des travaux d’art devaient amener, par mille canaux, les eaux du Tombouddra. Enfin, cette noble rivière traversait déjà la ville, mais en bondissant sur des cataractes de rochers qui en interdisaient la navigation, de sorte que, tout en fournissant aux besoins de la cité, elle devait encore ajouter à sa force.

Quand Belaldéo revint, en 1344, de son expédition contre les Pathans, Viroupacsha (c’était l’ancien nom de la ville) ne manquait point d’une certaine importance, et comptait déjà six enceintes tracées à différentes époques d’accroissement ; Belaldéo en ajouta une septième, la plus gigantesque et la mieux conservée de toutes, bien que toutes se retrouvent encore, et fit de cette résidence sa capitale, en prenant lui-même le titre de Vijaya, Dwaja, Raja, d’où sa métropole reçut le nom de Vijayanagar. Le sceptre resta deux siècles dans sa famille, jusqu’à l’extinction de ses héritiers directs ; mais leur puissance leur survécut, et passa à une branche collatérale qui transporta le siège de l’empire à Chandeghery, trente lieues plus au sud. Celle-ci régna encore cent ans avec une splendeur presque égale à celle de la première dynastie.

L’empire du Carnate, de Vijayanagar, ou de Narsinga (car il est également connu sous ces trois noms), au moment de sa plus grande prospérité, c’est-à-dire en 1500, s’étendait du cap Comorin, sur la côte occidentale, jusqu’aux sources du Kistnah, y compris la principauté de Goa, et sur la côte orientale jusqu’à l’embouchure du Godavery : c’était le royaume le plus compact et le plus puissant de toute l’Inde en-deçà du Gange. Le cours du Kistnah en traçait la limite septentrionale ; partout ailleurs cet empire était baigné par la mer. Il comprenait donc la présidence de Madras, telle qu’elle est aujourd’hui constituée, plus le royaume de Mysore, les possessions portugaises de la présidence de Bombay.

Malheureusement, dans l’intervalle d’un siècle et demi, depuis la fondation de l’empire du Carnate, en 1344, jusqu’en 1500, période de prospérité toujours croissante, les historiens ne nous ont conservé ni la succession exacte des princes qui ont passé sur le trône, ni les évènemens qui ont marqué leurs différens règnes. C’est le plus souvent à quelques inscriptions ou à la tradition locale que nous devons les noms de ceux qui se sont le plus distingués, tels que Achyata-Raja, Vitala-Raja, etc. Quelquefois aussi, un voyageur qui a contemplé les magnificences de Vijayanagar nous laisse en quelques mots l’expression de son enthousiasme. Ainsi Khondemir raconte qu’un ambassadeur de l’empereur Sharokh était à la cour de Vijayanagar en l’année 1443 de l’ère chrétienne, et tout en faisant la part du style oriental de cet écrivain, notre admiration est singulièrement excitée par sa description de la ville. Hérat, la capitale de l’empereur Sharokh, une des plus populeuses et des plus magnifiques cités de l’Asie, ne pouvait, dans l’opinion de l’ambassadeur, être comparée à Vijayanagar.

Nous ne trouvons, dans les historiens persans, de renseignemens moins décousus que sur le règne le plus brillant et le plus tourmenté, le premier de la décadence, celui des deux frères associés, Narsinga-Raja et Crishna-Raja, de 1500 à 1545. C’est alors seulement que Ferishtah, dans son histoire des souverains du Dekhan, nous apprend que la ville de Vijayanagar avait été, pendant deux siècles, considérée comme imprenable par les conquérans musulmans ; qu’il nous parle de leurs armées traversant, au commencement du XVIe siècle, diverses parties du Carnate, assiégeant et prenant plusieurs places fortes qui en dépendent, quelquefois même tout près de la capitale, mais sans oser entamer celle-ci. Nous avions en vain cherché des documens plus précis sur cette période de décadence, quand un heureux hasard fit tomber entre nos mains un livre qui ne se trouve probablement que dans la bibliothèque de Nancy. Ce livre, qui avait appartenu à la bibliothèque particulière du monastère de l’Annonciade, situé autrefois dans la même ville, est intitulé : Histoire de choses plus mémorables advenues tant ez Indes orientales qu’autres pays de la découverte des Portugais, dédiée à la rogne régente, mère du roy, par le père Pierre Du Jarric, Tolosain, de la compagnie de Jésus. L’ouvrage du jésuite toulousain nous rend tout un siècle de cette histoire que le temps et les convulsions politiques avaient emportée, toute l’époque la plus intéressante, celle de la décadence de l’empire de Vijayanagar, depuis l’apogée de sa prospérité jusqu’à sa dissolution. On y trouve un récit détaillé des guerres qu’eurent à soutenir les rois de Vijayanagar à l’époque où les Portugais s’établirent dans l’Inde, depuis 1511 jusqu’aux dernières années du XVIe siècle. Alors s’opéra un changement de dynastie qui plaça sur le trône de Vijayanagar un prince nommé Madava-Bhatta. Sous son règne, le Carnate jouit de quelques années de paix, et sa nouvelle capitale, Chandeghery, rivalisa de luxe et de magnificence avec l’ancienne Vijayanagar. A Madava-Bhatta succéda Rama-Raja, et à celui-ci un prince nommé Ventacapaty, qui reçut les jésuites à sa cour. Aussi le père Du Jarrier s’étend-il avec complaisance sur son règne. Les détails de la négociation qui amena les jésuites dans l’empire de Vijayanagar méritent d’être cités

« L’an 1597, le père Nicolas Pimenta, ayant été constitué visiteur de la compagnie de Jésus aux Indes orientales par le révérend père général Claude Aquaviva (siégeant alors à Goa), reçut pour mission de visiter toutes les églises de la partie méridionale de l’Inde. Cette mission l’amena cette même année à la ville de Saint-Thomas, qui appartient au roi de Narsinga, bien qu’il en baille le gouvernement au naigue de Tanjaor avec certaines conditions. Le père visiteur, estant en ladite ville, considéra qu’il importait beaucoup, pour le bien de la chrestienté de ce pays-là, de gagner la bienveillance du roi de Bisnagar, d’autant que c’est l’un des plus puissans monarques de l’Indoustan, et auquel tous les princes d’alentour payent tribut. Il trouva bon et expédient d’envoyer vers lui quelques-uns de nos pères, afin qu’ils taschassent d’entrer en sa bonne grace, et se loger s’ils pouvaient dans sa ville royale de Chandeghery, où il se tient d’ordinaire. Il donna donc charge au père recteur du collége des jésuites de Saint-Thomas d’esprouver s’il y aurait moyen d’aller planter la foi chrestienne au royaume de Bisnagar, et de commencer cette mission à la première commodité qu’il trouverait. »

Ce père recteur, nommé Simon, trouva moyen de se ménager des intelligences à la cour de Vijayanagar par l’intermédiaire d’un marchand natif de la ville de Chandeghery, lequel s’estait rendu chrestien depuis quelques années, et demeurait lors à la ville de Saint-Thomas. Celui-ci s’employa si bien et avec tant de zèle dans cette affaire, que l’empereur de Bisnagar escrivit bientôt une lettre au père recteur du collége de Saint-Thomas, par laquelle il le priait de lui faire tant d’honneur que de le venir trouver en sa capitale. Le père recteur avant reçu cette lettre partit de la ville de Saint-Thomas le 10 octobre de l’an 1598, emmenant avec lui le père François Ricci, qui entendait passablement le tamoul, et le marchand chrétien qui devait leur servir de trucheman. Ce marchand leur rendit encore de bons services, tant en chemin que lorsqu’ils furent arrivés à Chandeghery ; car il les mit aussitôt en rapport avec le raja Obo, beau-père de l’empereur de Vijayanagar, qui leur obtint une audience de sa majesté. Le roi de Vijayanagar fit un excellent accueil aux deux pères de la compagnie de Jésus ; il leur donna congé de prescher l’Évangile en ses terres et de bastir une église en sa ville royale de Chandeghery. Le 18 septembre 1599, ce prince accorda aux prêtres de la compagnie de Jésus des lettres patentes par lesquelles il permettait à tous ses vassaux qui se voudraient rendre chrestiens de ce faire, et de retenir leurs offices, honneurs, dignités et gouvernemens, avec tous leurs biens et possessions, de mesme que lorsqu’ils estaient payens.

En l’an 1601, l’empereur assigne aux pères une pension de mille pagodes, qui doit leur être payée sur les revenus du district de Cougeveram par son gouverneur en cette ville. En l’an 1602, il envoie une ambassade fort honorable au vice-roi des Indes pour la couronne de Portugal, et veut qu’elle soit accompagnée par deux pères jésuites de la mission de Chandeghery. En 1609, Ventacapaty marche contre un de ses vassaux rebelles, qui, retiré dans la forteresse de Vellore, refusait de reconnaître l’autorité du roi. Il s’empare de la place, s’y installe avec la reine, et y séjourne plusieurs années. Il s’était fait suivre dans cette expédition par un des pères de la mission de Chandeghery, qu’il retint auprès de sa personne à Vellore, et sous l’influence duquel il écrivit la même année au roi de Portugal la lettre que voici :


Lettre du raja des rajas, grand seigneur, grand chevalier, roi Venlacapaty, au très puissant seigneur de la terre et de lainer, dom Philippe, roy de Portugal.


« Je reçus la lettre de votre majesté et me réjouis fort l’entendant lire. En icelle, votre majesté me traitait de deux choses : l’une était touchant les pères de la compagnie de Jésus qui sont en ma cour, comme votre majesté avait été aise d’entendre les faveurs que je leur faisais ; l’autre estait du vice-roy de Goa, comme votre majesté lui avait escrit qu’il m’assistât d’aide et de secours en ce qui serait nécessaire pour mon royaume. Je suis très aise de savoir toutes ces choses, car quant aux pères, durant ces onze ans qu’ils ont demeuré en ma cour, ils ont toujours marché comme bons religieux ; ainsi je les traiterai comme tels et comme votre majesté désire. Quant au vice-roy, je suis toujours prêt pour le secourir avec toutes mes forces quand il en sera besoin contre les Sarrazins, nos anciens ennemis, etc. Je désire que l’amitié, laquelle dès le temps de Narsinga les roys mes devanciers ont eue avec les roys de Portugal, soit maintenue entre votre majesté et moi. »

Le reste du règne de Ventacapaty n’offre plus rien d’intéressant. Il meurt en 1625. Son neveu Trimala-Raja lui succède. C’est ce prince qui permit aux Anglais, en 1633, de former un établissement à Madraspatnam, près de la ville de Saint-Thomas, et d’y bâtir un fort en 1640. La crainte d’une invasion des Mogols avait causé plus d’un tourment à son prédécesseur. Ce ne fut pourtant pas de Delhi que partit le coup qui anéantit les rois de Narsinga. Un empire croulant lui-même sous les atteintes des Mogols vint d’abord s’abattre sur celui de Vijayanagar avant de le couvrir de ses propres ruines. La dynastie des Bahminides avait été remplacée sur le trône de Golconde par celle de Couttoubshah. Le Carnate fut conquis pour un roi de ce nom par un, personnage assez fameux, l’émir Jemlah, celui qui devint ensuite le favori d’Aurungzeb, et le visir de Shah-Jehan. La guerre dura six ans, de 1644 à 1650, et se termina par la destruction totale et définitive de la monarchie de Vijayanagar.


III.

On connaît maintenant les souvenirs historiques qui planent sur les ruines de Vijayanagar. Depuis bientôt deux cents ans que les Européens s’agitent dans le Dekhan, personne cependant n’a encore songé à publier une description de ces restes admirables d’une capitale dont la civilisation rayonnait sur tout l’espace compris entre le Kistnah et le cap Comorin. Il n’y a pas encore trois siècles qu’elle excitait l’envie de toute l’Asie, et dans ce court intervalle, c’est à peine si son nom même a échappé à l’oubli. Les villageois qu’on rencontre dans le voisinage des ruines les désignent sous le nom collectif de la vieille cité. À trente ou quarante milles plus loin, on leur applique indifféremment les trois noms de Anégoundi, Viroupacsha ou Humpi. Ce devrait être Pompa, du nom d’une déesse dont ces montagnes étaient le séjour favori ; mais les habitans du Carnate en ont fait par corruption Hompa, et les Anglais Humpi. Ce n’est plus que dans l’histoire et dans les légendes que l’on retrouve l’ancien nom de Vijayanagar.

Il est dit dans les chroniques que Viroupacsha, le plus considérable des deux temples qui subsistent encore à quelques pas de la rive méridionale du Tombouddra, à 15° 14’ de latitude nord et à 76° 34’ de longitude est (de Greenwich), occupait précisément le centre de la ville, qui s’étendait, à partir de cet édifice, à environ deux lieues dans toutes les directions. Le second temple se trouve à environ 800 mètres à l’est du premier, près d’un point où la rivière, tournant brusquement vers le nord, se fraie un passage de sept à huit cents pas parmi des rochers de granit, et reprend ensuite son cours naturel vers l’orient. Ces deux monumens sont les mieux conservés de toutes ces ruines, et cependant la tradition leur attribue une date fort antérieure à celle de la fondation de Vijayanagar. Le premier de ces temples est dédié à Siva sous le nom de Viroupacsha, ou la déité dont on ne saurait supporter le regard ; l’autre à Vishnou, sous le nom de Vitaladeva ou Rama-Chandra, l’un de ses avatars.

César Frédérick, un voyageur qui s’arrêta quelque temps à Vijayanagar vers le milieu du XVIe siècle, donne à cette ville dix lieues de circonférence. D’après mes propres observations, je lui en accorderais davantage, et je crois qu’il a voulu parler d’une des enceintes intérieures ; car la muraille fortifiée de Belaldéo, que l’on peut suivre dans presque tout son développement, et dont les arcs de triomphe subsistent encore, se retrouve à l’est, à l’ouest, au sud-est, au sud-ouest et au nord, toujours à la même distance, au moins deux lieues, du temple de Viroupacsha. Quel que soit le point de vue d’où l’on examine cette enceinte, elle paraît interminable, et l’on dirait une œuvre de géans. Ce sont des pierres colossales de trente pieds de long sur dix de large couchées transversalement les unes sur les autres, et que leur masse seule suffirait pour conserver debout jusqu’à la fin des siècles. Les enceintes intérieures, au nombre de six, ont laissé beaucoup moins de traces, mais on les retrouve encore en cherchant avec un peu d’attention.

La cité, de forme hexagonale, était divisée, sur les deux rives du Tombouddra, en différens quartiers, dont chacun à son tour avait été le siège du pouvoir. Ces quartiers recevaient chacun un nom particulier, soit des différens princes de la dynastie, soit de quelque circonstance locale. Leurs tracés et leurs dénominations subsistent encore pour la plupart. Ainsi sur la rive septentrionale du fleuve se trouvent Apara ou le quartier opposé (par rapport au temple de Viroupacsha), et, toujours du même côté, à environ deux milles au-dessous du temple, Anegoundi. Ce nom vient du mot ané, qui veut dire éléphant, et goundi, place, parce que c’était le quartier où l’on conservait les éléphans, dont on voit encore les écuries. Cela n’empêche pas que, durant le règne des deux frères, Narsinga et Crishna-Raja, c’était la résidence du frère aîné, qui s’en était réservé exclusivement l’administration. Sur la rive méridionale se trouvent les quartiers Viroupacsha (au centre), Vitala-Raja, où se trouve le second temple, Achyata-Raja et Crishna-Raja, ainsi nommés des princes qui en avaient été plus spécialement chargés avant ou après leur élévation au trône.

Parmi les ruines d’Anegoundi, et comme inséparable de ces ruines, il est une existence dont la vue est triste pour le cœur : nous voulons parler d’un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, représentant des rois de Vijayanagar, et descendant direct du dernier souverain. Ainsi, ruines de la cité royale et ruines de la race royale, tout est là sous vos yeux. Le spectacle subsiste complet ; le temps laisse debout ici tout ce qu’a fait le malheur. Malgré sa haute naissance, ce jeune homme n’a aucune ressource de fortune, et la condition de tout son entourage paraît des plus misérables. Cependant les descendans des rois de Vijayanagar s’efforcent de conserver encore quelques apparences de majesté, et entre autres emblèmes d’un pouvoir qui n’est plus, ils ont un éléphant pour la chasse et les cérémonies. Quand on leur objecte l’inutilité de cette dépense, ils répondent qu’ils espèrent toujours, pour un temps ou pour un autre, quelque changement dans le gouvernement de ce pays, que leurs droits l’emporteraient alors sur ceux de toutes les familles royales de race indoue ; mais s’ils renonçaient à tous les insignes de la dignité royale, il n’y aurait plus rien pour les distinguer de la foule, et leur nom, comme il est déjà arrivé pour celui de leur cité, serait bientôt enseveli dans un oubli total. Pourtant, hâtons-nous de le dire, le jeune prince déchu des ruines de Vijayanagar vit entouré d’un respect qui ne s’attache guère au malheur que sous le ciel de l’Inde, ou du moins qu’on ne trouve nulle part aussi vrai, aussi durable, aussi profond.

A l’exception des écuries d’éléphans, qui sont encore debout, les ruines d’Anegoundi n’ont point le cachet de grandeur que l’on retrouve dans les quartiers de la rive méridionale du Tombouddra. Une population d’environ deux cents personnes s’y est groupée autour de l’héritier de ses rois, et y a formé une espèce de village en suspendant ses toits de chaume aux débris des palais et des pagodes. A environ moitié chemin entre le temple de Viroupacsha et Anegoundi se voient les restes d’un pont qui unissait autrefois les deux grandes régions de la cité. Ce pont traversait la rivière sur un point où elle a un demi-mille de largeur, et où, si l’on excepte quelques pieds d’eau dans un ou deux endroits, on peut la traverser à gué presque en toute saison. Cependant, pour effectuer ce passage sans danger, il faut profiter des rochers et suivre le tracé du pont qui était construit en zigzag sur des pilastres de granit d’une seule pièce, enfoncés comme à coups de marteau dans le lit du Tombouddra. Ces pilastres soutiennent d’autres blocs de granit jetés transversalement d’un chapiteau à l’autre. Quelques-unes de ces colonnes sont inclinées par l’action des eaux depuis cinq siècles, mais la chaîne n’en est point encore interrompue, et l’ensemble de ces débris rappelle les pierres druidiques.

Revenant un soir à notre gîte plus tard que de coutume avec juste assez de lumière pour distinguer, comme nous descendions le cours sinueux du fleuve, les masses sombres et silencieuses de ces pilastres, je ne pus m’empêcher de comparer ce spectacle à celui qu’avaient dû offrir les mêmes lieux au temps des rajas. A l’extrémité du pont la plus rapprochée des temples devait se tenir une foule de brahmines attendant l’arrivée du souverain à la lumière du pacal-divati (le flambeau des cérémonies religieuses), et au son du chihna (la trompette sacrée à double tuyau). Les colonnades et les terrasses sur toutes les éminences, éclairées d’une profusion de lumières de toutes couleurs, retentissaient de la musique guerrière qui ouvrait la marche du raja, tandis que son long cortége se déroulait avec la pompe usitée dans l’Inde antique.

Les chroniques rapportent que, sous le règne de Crishna-Raja, sans compter les mosquées et les chapelles chrétiennes, il y avait dans Vijayanagar au moins trois cents temples principaux dédiés à différentes divinités indoues. Ce qu’il en reste aujourd’hui prouve en effet que le nombre de ces temples était prodigieux, et que la plupart étaient de dimensions colossales et du travail le plus exquis. Il n’est pas une éminence ou une crête de rochers qui n’ait été appropriée à quelque culte et qui n’en conserve la marque.

En remontant le cours du fleuve, la partie de la ville la mieux conservée comme ensemble est celle qui a retenu le nom de Humpi. C’est une esplanade qui commence au temple de Viroupacsha et se termine à une pagode beaucoup plus petite, avec un portique et deux tours en spirale de chaque côté. Cette esplanade a sept cents mètres de longueur sur cinquante-six de largeur. Elle est encadrée à droite et à gauche d’arcades en terrasse à plusieurs étages, avec des balcons d’espace en espace. Le temple lui-même, outre le mérite de son antiquité, est fort curieux et serait mieux apprécié s’il n’était voisin de celui de Vitaladeva, dont il nous reste à parler. La construction du temple de Viroupacsha est celle de presque toutes les grandes pagodes indiennes une cour entourée d’une haute muraille avec des portes en pyramides, puis un portique qui donne entrée dans un large vestibule semé ici de fragmens d’idoles, dont quelques-unes sont d’un travail et d’un poli admirables. C’est une espèce de panthéon des divinités indoues. Siva, Vishnou, Lacshman, Ganesa, sont les images que l’on y retrouve le plus souvent. Quelques-unes de ces statues sont encore intactes. Puis vient un passage avec un escalier et une porte de chaque côté qui conduit au Garba-Griha, le saint des saints, cloître triste et sombre, où les rayons même réfléchis du soleil ne pénètrent jamais, et dans lequel s’accomplit la majeure partie des rites brahminiques. Les prêtres seuls ont le droit d’y entrer. Si l’on en croit la tradition, de grands trésors sont enfouis quelque part dans cet espace. Ainsi l’on raconte de Crishna-Raja qu’il avait offert à Siva-Viroupacsha un ornement d’or et de pierres précieuses qui devait servir de couronne à son image ; mais les sthanicars (gardiens du temple), tout en recevant l’offrande, ne voulurent point lui donner la destination que le prince avait indiquée. Ils se contentèrent de la déposer dans le trésor du monastère. Chrisna-Raja se plaignit, dit-on, aux brahmines de ce que l’ornement qu’il avait voulu consacrer à l’idole ne dût servir qu’à les enrichir. Pour le satisfaire et en même temps pour lui montrer le peu d’importance qu’ils attachaient réellement à son offrande, ils le conduisirent dans le Garba-Griha, en lui disant de toucher en passant la muraille à droite et à gauche. Il le fit, et, trouvant la surface inégale, exprima aussitôt sa surprise. On alluma alors un flambeau, et il put voir que tous les murs de ce sanctuaire étaient incrustés de pierreries et de bijoux hors de prix.

A chaque pli du terrain, ce sont ensuite d’autres ruines et d’autres temples par centaines, ensevelis, étouffés sous les broussailles, où il faut pénétrer la hache à la main au risque de se trouver face à face avec un tigre ; mais on est toujours dédommagé de ces périlleux efforts. Tout près de la rivière, on rencontre une petite pagode délicieuse où se trouvent trois statues fort bien conservées, celles de Lacshman, Rama et Hanouman ; un peu plus loin dans le jongle, un temple à colonnes de granit noir, fort rare et fort dur, d’un poli superbe, et un autre avec des bas-reliefs admirables qui représentent tous les exploits de Rama dans l’île de Ceylan. Enfin, près de l’extrémité méridionale du pont s’élève l’incomparable Vitalraj (temple dédié à Vitaladeva), dont l’extérieur seul est en ruines. Cette pagode avait autrefois deux cours d’enceinte, aujourd’hui il n’en reste plus qu’une avec des portes pyramidales richement sculptées. Au centre se présente le temple principal tourné vers l’est et composé de trois ailes, avec un portique magnifique au milieu. En entrant sous le portique, on est d’abord frappé de la grandeur et de la majesté de l’ensemble, puis on est séduit par la grace et le fini des détails, et enfin, à mesure que l’œil s’accoutume aux objets les plus saillans, on découvre avec étonnement qu’il n’y a pas un pouce de ce vaste édifice auquel le ciseau n’ait donné une forme, et sur cette forme n’ait gravé une idée.

Nous avons dit que le temple se composait d’abord de trois ailes ou de trois salles sur le même plan. Le plafond des deux ailes latérales est d’un dessin pareil. Il se compose de dalles de granit, chacune de douze pieds carrés, d’un seul bloc, et chacune sculptée de manière à représenter un dais suspendu par des cordes tenues aux quatre coins par des perroquets. L’élévation de ces oiseaux au-dessus du sol les a sauvés des destructeurs de toutes les époques, anglais et musulmans, et leur a conservé même en partie les brillantes couleurs qu’on leur avait données. C’est dans l’aile centrale, celle qui conduit à l’intérieur de la pagode, que se déploient surtout le goût exquis et toutes les ressources de l’artiste. Le plafond est encore ici un assemblage de dalles de granit, mais ces dalles ont trente pieds de longueur sur quatre de largeur, et reposent sur des colonnes qui n’ont point leurs pareilles dans le monde. Pour les former, on a pris des blocs de granit de vingt pieds de circonférence et trente pieds de hauteur, et l’on a donné à chacune de ces masses une base et un chapiteau. La base est généralement un lion ou un autre animal grimpant ; puis le fût ou la partie intermédiaire a été découpée à jour en quatorze, quinze et quelquefois seize formes différentes, chacune ayant sa base et son chapiteau distinct se reliant à la base et au chapiteau communs. Les tiges qui subdivisent ainsi chaque colonne représentent pour la plupart l’élite des Apsaras, ou nymphes célestes, telles que Rhamba, Urvasi, Menaca et Tillotama, dont les traits, les formes et les contours, paraissent avoir été copiés sur les plus beaux modèles humains. Ce sont ces groupes de personnages qui supportent l’énorme toiture. La grace et la légèreté des figures corrigent ce que l’édifice pourrait présenter de trop massif. Tout cela avait été richement colorié, mais la peinture a presque entièrement disparu.

Derrière ces salles s’étendent les cloîtres ordinaires, remarquables seulement par la coquetterie des ciselures qui décorent toutes les corniches ; puis on trouve une esplanade et d’autres temples collatéraux. À quelques mètres en avant des degrés qui conduisent au portique principal est un char qui a fait donner à cette pagode le nom de Car pagoda, par lequel elle est mieux connue des touristes anglais. C’est la prétendue imitation d’un char céleste. L’idée indoue de ce véhicule divin ne rappelle nullement les modèles de chars que nous ont laissés les Grecs ; la forme est beaucoup moins gracieuse et a une ressemblance assez marquée avec celle d’un hackery, une des voitures à bœufs en usage aujourd’hui dans le pays. Dans le modèle en question, les roues, l’essieu, le timon et tout le corps du chariot sont en granit. Cette lourde machine était surmontée d’une coiffe pyramidale, dans le style des portes de pagodes, en briques et en plâtre. À l’époque de ma visite, en 1836, tout cela tombait en poussière.

En débouchant du temple de Vitaladeva, tournez à droite ou gauche, et vous trouverez dans le prolongement de l’esplanade une foule d’autres pavillons et d’autres temples construits sur une plus petite échelle, mais des mêmes matériaux et toujours élégans. Ils sont consacrés à des divinités inférieures. Tous sont évidemment d’une date beaucoup plus récente que celle du temple de Viroupacsha qui se perd dans la nuit des temps, et la plupart furent construits au XVe siècle, la période la plus brillante de la capitale. Des inscriptions en tamoul, en telinga et en sanscrit indiquent que divers morceaux d’architecture sont dus à la magnificence de Crishna-Raja, entre autres un portique conduisant à l’un des petits temples, malheureusement le plus délabré, dans la cour de Vitaladeva. Il est de l’époque de son couronnement. L’inscription nous apprend que les revenus d’une pièce de terre ont été assignés par ce prince pour la construction, l’entretien et le service de cette pagode. Plus loin, dans le même quartier, on voit les ruines de son palais. Un tertre élevé, dont la base est entourée de maçonnerie, indique la place où s’élevait le trône des rois de Vijayanagar. On remarque aussi un ancien gymnase, un réservoir pour les ablutions pieuses, cinq tours en spirales, une piazza où se tenaient les gardes de la cour, enfin des écuries pour les éléphans de service, construites avec une magnificence toute royale et surmontées d’un vaste dôme. Dans quelque sens que vous fouilliez sur un espace de dix lieues la triste forêt qui a successivement envahi toutes ces merveilles, vous trébuchez à chaque pas sur des temples et des palais. Un grand nombre de ceux-ci étaient souterrains, mais les passages qui y conduisaient sont obstrués de débris. Quelques travaux suffiraient pour les dégager et mettre au jour des trésors.

N’oublions pas le palais d’Achyuta-Raja, dans le quartier du même nom. Il est moins bien conservé que celui de Crishna-Raja. On y trouve cependant une remise pour les chariots, d’un beau travail de maçonnerie, une salle du conseil, deux pavillons de plaisance, et la tour en spirale qui marque la résidence d’un prince. On y voit aussi un salon de bain entouré d’une galerie partagée en plusieurs compartimens ; le plafond et les murailles en sont encore coloriés. Montez de cette galerie par un escalier tournant sur la terrasse qui la couronne, et vous verrez à vos pieds, non plus la fameuse cité de Vijayanagar, célébrée dans la tradition et la légende, la capitale de souverains dont l’autorité s’étendait sur la moitié de l’Indoustan, et dont l’amitié était recherchée par les plus puissans princes de l’Asie, mais de vastes ruines, d’immenses édifices mutilés par le sabre musulman et défigurés par la main du temps ; l’ombre et le tombeau d’une gloire qui n’est plus !

Nous avions à peu près complété nos recherches après vingt jours d’études, de fouilles parmi les ruines, et de conversations plus ou moins sérieuses avec les brahmines que l’accomplissement d’un vœu ou d’un pèlerinage amène encore à chaque instant de toutes les distances au temple de Viroupacsha. J’avais aussi obtenu des renseignemens précieux du jeune descendant des souverains de Vijayanagar, dont la royauté en guenilles ne m’effrayait plus. Bien que j’évitasse soigneusement de le blesser, en employant dans mes rapports avec lui toutes les formules respectueuses dues au titre qu’il revendiquait, quelques services que j’avais eu occasion de lui rendre me permettaient de le traiter sur le pied de l’amitié, sinon de l’égalité. Je lui avais donc proposé de se joindre à une expédition que nous avions projetée pour le 23 mars, et qui devait être le prélude d’une guerre acharnée contre les rois du désert. C’était une chasse au tigre sur des éléphans. Le prince, ayant lui-même un de ces dociles animaux fort bien dressé à cette chasse qui était sa seule occupation et lui fournissait son principal revenu, avait accepté notre offre avec empressement. Il fut même convenu qu’il me donnerait une place sur son houdah[5]. Nous avions d’ailleurs à notre suite trois éléphans de la compagnie, de sorte qu’en marchant au combat nous devions présenter un appareil assez formidable.

Une catastrophe tout-à-fait imprévue devait contrarier ces beaux projets. Nous revenions un soir, l’avant-veille du jour fixé pour la chasse, tout chargés de butin, nos albums remplis d’esquisses, de notes, d’inscriptions dérobées aux ruines, quand, en arrivant au logis, nous apprîmes que plusieurs de nos domestiques, dont nous avions remarqué depuis quelques jours le peu d’activité, s’étaient couchés fort malades. Nous avions déjà entendu parler de la fièvre de Hampy, car c’est par ce nom que l’on caractérise une fièvre maligne toute spéciale à cette localité ; mais on nous en avait conté des histoires si évidemment exagérées que nous avions fini par n’y plus croire. L’impunité dont nous jouissions depuis notre arrivée contribuait aussi à nous encourager dans une confiance fatale. Comme beaucoup d’Européens, nous voulûmes attribuer l’indisposition de nos gens à la privation d’alimens substantiels et de liqueurs alcooliques. Au lieu donc de profiter de cet avertissement pour nous-mêmes et de nous éloigner au plus vite, nous nous contentâmes d’acheminer les malades vers Bellary, nous proposant de retarder encore notre départ de quelques jours.

Dès le lendemain, cependant, trois de nos camarades se sentirent pris d’un mal de tête insupportable qui amena la fièvre durant la journée et le délire vers la nuit. Nous comprîmes alors qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour appeler du secours. La constitution de l’Européen résiste plus long-temps aux miasmes délétères que celle de l’Indou ; mais une fois qu’il est atteint, la maladie marche beaucoup plus vite, en proportion même de la force du tempérament. Il fut convenu que je partirais à l’instant (il était minuit) et que je parcourrais d’une seule traite les quatorze lieues qui nous séparaient du cantonnement. Aussitôt arrivé, je devais expédier un médecin et des palanquins pour toute la société. La vie de tous dépendait peut-être de ma célérité. Je ne doutais pas de mes forces ; mais les chemins étaient mauvais, et il me fallait un guide pour plusieurs parties de la route. Grace à la vigueur de mon cheval et au courage de mon saïce, le trajet fut accompli en quinze heures. C’est quelque chose d’inexplicable que cette élasticité physique, cette énergie soutenue de l’Indien, si faible dans une lutte corps à corps avec l’Européen, si supérieur à lui pour supporter une fatigue prolongée. Trottant devant moi quand j’allais au pas, s’accrochant à la queue de mon cheva quand je prenais le galop, mon saïce ou palefrenier, un pauvre jeune homme grêle et maigre, qu’un souffle aurait tué, ne me perdait jamais de vue et se retrouvait à mes côtés dans tous les passages difficiles. Enfin il arrivait en même temps que moi aux portes de la citadelle de Bellary, prêt à tenir mon cheval quand je mis pied à terre. L’étrangeté de ce fait, le désert et le silence qui régnaient autour de moi durant cette longue course, réveillèrent en moi une série d’impressions pareilles à celles que j’avais éprouvées au cap de Bonne-Espérance en lisant quelques strophes d’une poésie toute byronienne qui n’a jamais été publiée, œuvre inconnue d’un poète amoureux de cette triste colonie. En voici une faible traduction :

« J’aime à errer au loin dans le désert sans autre compagnon que le pauvre sauvage qui court en silence à mes côtés. Quand les chagrins de la vie jettent une ombre sur mon ame, que, malade du présent, je me retourne vers le passé, que mes yeux se remplissent de larmes de regret devant les chères images de mes premières années, quand je songe aux amitiés brisées par la trahison ou par la mort, aux compagnons de mon enfance abandonnés ou perdus, et enfin que je me vois moi-même solitaire exilé dont aucun être n’a gardé le souvenir, c’est alors que, fatigué de tout ce qui est sous le soleil, et avec cette tristesse de cœur que nul regard ne peut sonder, je m’enfuis au désert, loin du séjour de l’homme.

« Quand la tourmente de la vie avec ses scènes d’oppression, de corruption et de lutte, la menace du superbe et la terreur du lâche, le rire du dédain, les larmes de la souffrance, la méchanceté, la bassesse, la folie et le mensonge, me jettent dans une rêveuse et sombre mélancolie ; quand mon cœur est plein, que ma pensée fermente, que je sens dans mon ame une corde sympathique qui répond à toutes les douleurs, ah ! c’est alors qu’il y a pour moi de la liberté, de la fierté, du bonheur à bondir sur mon coursier, à me précipiter aussi rapide que l’aigle en avant, en avant, bien loin dans le désert, sans autre compagnon que le pauvre sauvage qui court en silence à mes côtés[6]. »


Mais laissons courir notre giaour du cap des Tempêtes : quand on accuse l’humanité avec tant d’amertume, au moins faudrait-il être humain, au moins faudrait-il avoir pitié de son pauvre sauvage. Si dans ma course forcée à Bellary je n’ai pas mieux traité le mien, j’avais du moins une excuse : il fallait sauver mes compagnons. Les secours furent envoyés ; ils arrivèrent à temps. Nos camarades, à l’exception d’un seul, qui, n’ayant jamais été malade un seul jour, se croyait invulnérable, rentrèrent au cantonnement. Pourtant il fallut aux uns des mois, aux autres des années, pour se rétablir ; quelques-uns durent changer de climat et retourner en Europe. La malaria de Vijayanagar semblait nous avoir tous empoisonnés.

J’ai dit qu’un seul de nos amis avait persisté à séjourner parmi les ruines. Un matin, quelques semaines plus tard, un Indien se présenta devant moi, faible, abattu, se traînant à peine. Il était porteur d’une lettre du capitaine B… dans laquelle ce dernier m’apprenait que la fièvre venait de le saisir à son tour, et me priait de lui expédier un palanquin en toute hâte. J’obéis à ses instructions ; mais le messager, malade lui-même, avait été trois jours en route ; je conçus donc les plus vives inquiétudes. Le surlendemain, comme je sortais de chez moi au point du jour pour me rendre au champ de manœuvres, je vis des porteurs endormis dans ma vérangue, et un palanquin déposé sous mon vestibule. Je courus l’ouvrir pour donner la bienvenue à mon ami ; il était mort. Ce n’était déjà plus qu’un cadavre hideux et décomposé.

Telles furent les circonstances de notre excursion aux ruines de Vijayanagar : contrastes frappans de gaieté et de douleur, péripéties bizarres, commençant par l’orgie et finissant par la mort ! C’est l’image de la vie telle qu’elle se présente le plus souvent aux regards du voyageur sous le ciel dévorant de l’Inde.


E. DE WARREN.

  1. Saïce, cavallere ou ghore-wala sont les expressions arabe, créole et indienne qui désignent un domestique spécialement attaché à un cheval, dont il ne doit jamais s’écarter sur la route comme au gîte.
  2. « Oui, j’aime à lutter, à me battre, à bondir en courant par-dessus les obstacles, car c’est mon délire, quand la nuit est claire, dans la saison du plaisir. »
  3. Le mot se compose de be, privatif, et chobah, bambou, parce que la tente qu’on désigne ainsi est soutenue, sans bambou, par des cordes attachées à des pieux fichés dans la terre.
  4. Nous prenons ici le mot Indoustan dans son sens général, comme désignant tout le continent compris entre l’Indus, le Barrampouter et le cap Comorin. Dans le sens particulier, il ne s’applique qu’à la partie septentrionale de l’Inde entre le Thibet et la Nerbudda. De même, le mot Dekhan, pris dans le sens général, s’applique à toute la partie méridionale de l’Inde au-dessous de ce fleuve ; mais, dans le sens particulier, il ne convient qu’au pays situé entre la Nerbudda et le Kistnah. Au-dessus de cette limite, c’est proprement le Carnate.
  5. Espèce de corps de cabriolet qui s’attache au dos de l’éléphant, généralement entouré d’une balustrade en fer avec des anneaux pour appuyer les fusils.
  6. on voudra peut-être avoir une idée du texte original. Voici la première strophe :

    Afar in the desert I love to ride
    With the silent bushboy alone by myside.
    When the sorrows of life the soul o’ercast
    And sick of the present I turn to the past ;
    And the eye is suffused with regretful tears
    From the fond recollections of former years.
    And the shadows of things that have long since fled
    Flit o’er the brain like the ghosts of the dead,
    Bright visions of glory that vanish’d too soon
    Day dreams that departed ere manhood’s noon,
    Attachments by fate or by falsehood reft,
    Companions of early days lost or left ;
    And my native land whose magical name
    Thrills to my heart like electric flame ;
    The home of my child hood, the haunts of my prime,
    All the passions and scenes of that rapturous time
    When the feelings were young and the world was new
    Like the fresh bowers of paradise op’ning to view !
    All, all now forsaken, forgotten or gone
    And I a love exile remembered of none,
    Aweary of all that is under the sun !
    With that sadness of heart which no stranger may sean
    I fly to the desert afar from man.