M. Gladstone et les embarras de la politique anglaise

La bibliothèque libre.
M. Gladstone et les embarras de la politique anglaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 668-680).
M. GLADSTONE
ET LES
EMBARRAS DE LA POLITIQUE ANGLAISE

Les Anglais n’ont jamais été plus mécontens d’eux-mêmes et des autres. Ils se plaignent que la fortune leur est contraire, qu’ils ont essuyé dans ces derniers temps des contrariétés, des dégoûts, de graves déconvenues, que l’homme qui les gouverne depuis cinq ans n’a pas de chance, que c’est un joueur battu de l’oiseau, poursuivi par la déveine. Ils ont même une disposition marquée à exagérer encore leurs malheurs, à creuser dans le noir. Les Anglais sont à la fois très orgueilleux et très enclins à se dénigrer, à se calomnier. Ils sont superbes et hautains quand ils se comparent aux autres peuples ; ils sont humbles et contrits quand ils ont des chagrins et que les événemens semblent contredire l’idée qu’ils se font de leur destinée, de leur mission dans le monde. Travaillés par le spleen, ils se prodiguent à eux-mêmes les âpres vérités ; ils croient facilement à leur décadence, ils se donnent pour des malades dont le cas est intéressant. Nous lisions dernièrement dans un livre assez piquant sur la société de Londres que les médecins sont fort en crédit chez nos voisins : « L’esprit du temps est favorable à leur influence. Jamais les Anglais n’ont été si portés à s’examiner, à s’ausculter, à croire qu’il y a quelque chose de dérangé dans leur morale ou dans leur digestion, dans leur conscience ou dans leurs poumons. Ils composent et récitent sans cesse des homélies sur la détérioration physique ou spirituelle de leur race. Et cependant on peut poser en fait que du nord au midi, nulle part peut-être on ne trouverait des hommes et des femmes dans un état de santé aussi florissant que dans la société de Londres. »

Il ne se passe guère de jour sans que les orateurs et les journalistes tories fulminent quelque anathème contre le ministère libéral qui dirige depuis cinq ans les affaires du Royaume-Uni, sans qu’ils l’accablent de leurs épigrammes ou de leurs invectives, en l’accusant d’avoir compromis les intérêts dont il avait la garde et mis en péril l’honneur national. Chaque jour, ils lui demandent compte de ce qui se passe dans la vallée du Nil et dans le Soudan qu’on évacue. Le marquis de Salisbury disait tout récemment à la chambre des lords : « Ceux qui nous gouvernent ont échoué dans toutes leurs entreprises. Ils n’ont réussi ni à construire le railway militaire qui devait relier Berber et Souakim, ni à constituer un gouvernement dans le Soudan, ni à vaincre le mahdi, ni à sauver les garnisons assiégées, ni à préserver la vie de l’héroïque général Gordon. » Il disait aussi que jamais échecs n’avaient été plus chèrement payés, « que le sang avait été versé dans le désert comme de l’eau et avec autant d’insouciance qu’en peut mettre dans ses exécutions le plus vulgaire des assassins. » Ceci n’est plus de la discussion, c’est de la rhétorique injurieuse ; mais le noble et véhément orateur respectait davantage la vraisemblance des faits et des caractères, en ajoutant : « Soit faute de prévoyance, soit faiblesse de résolution, nous n’avons avancé que pour reculer ; nous avons manqué à nos engagemens et laissé la parole de l’Angleterre en souffrance ; nous avons permis qu’à la face de l’Egypte et du monde, lord Wolseley fit des promesses qu’il ne devait pas tenir, des menaces qu’il ne devait pas exécuter, des déclarations hautaines qui n’ont été que des bravades. »

Comme les affaires d’Egypte, celles de l’Afghanistan et de l’Inde fournissent une ample matière aux acrimonieuses récriminations des conservateurs et des impérialistes anglais. Ils ne se mettent pas en peine d’examiner s’il était facile ou même possible de combattre efficacement les entreprises d’un conquérant qui fait servir à ses desseins et les sourdes pratiques et les coups de théâtre, d’arrêter dans leur marche victorieuse des ambitions aussi irrésistibles qu’une force élémentaire qui accomplit ses destinées. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on voit l’aigle moscovite planer sur l’Asie centrale et frémir de bonheur en reconnaissant sa proie. Les Anglais se disent depuis longtemps : « D’étape en étape, de steppe en steppe, la Russie finira par englober dans ses possessions toutes les oasis turcomanes. Le jour où elle aura atteint les confins de l’Afghanistan, lorsqu’un vaste système de voies ferrées et de routes navigables lui permettra de transporter en quelques semaines des troupes à ses postes les plus avancés, il lui sera facile, même sans acheminer un seul régiment sur notre frontière du nord-ouest, de soulever ceux de nos sujets asiatiques qui goûtent peu notre domination. » Aussi se faisait-on un devoir d’entraver les progrès de l’envahisseur. L’Asie centrale était devenue la terre classique de la politique interlope. La dextérité moscovite y était aux prises avec les artifices britanniques, la fausse bonhomie s’efforçait de tenir en échec l’apparente franchise ; l’assaillant creusait des mines, qu’on éventait par des contre-mines.

La diplomatie anglaise a eu le dessous. Tekkés ou Sariks, tous les Turcomans sont devenus des Russes, et les brigands se transforment en soldats du tsar. Aussi obstiné dans sa haine et dans sa défiance que Caton l’Ancien, sir Henry Rawlinson ne se lassait pas de dénoncer Carthage. Il répétait sans cesse que quiconque a pris Merv ne peut manquer tôt ou tard de prendre Hérat, et qu’Hérat est la clef de l’Afghanistan et de l’Inde. Les Russes ont pris Merv ; après Merv, ils ont pris Saraks, et il est douteux qu’en retour des concessions qu’on leur fait, ils daignent s’engager à ne point prendre Hérat. Les clos de l’Inde seront avant peu dans leur poche, et on s’avise un peu tard que le seul moyen de les empêcher d’entrer dans la maison est de la munir d’un gros et solide verrou. On eût mieux fait de commencer par là.

Les adversaires et les détracteurs du ministère libéral ne lui reprochent pas seulement ses échecs en Égypte et la faiblesse de sa conduite en Asie ; ils l’accusent par-dessus tout d’avoir par sa faute isolé l’Angleterre. Ils lui disent : « Où sont vos amis ? ou sont vos alliés ? » C’est un principe de la politique anglaise que, pour avoir dans le monde ses coudées franches, elle doit se ménager l’amitié d’une puissance continentale, toujours disposée à lier partie avec elle. Les Anglais étaient parvenus à se persuader que les événemens de 1871 et le changement qui s’est opéré dans la distribution des forces en Europe tourneraient à leur profit, que l’hégémonie de l’Allemagne, puissance pacifique, magnanime et raisonnable, n’aurait pour eux que des avantages. L’affinité des races et des langues, la conformité des intérêts, les liens du sang qui unissent les familles souveraines, tout faisait croire qu’on s’entendrait facilement. On ne s’est pas entendu. Il ne suffit pas à M. de Bismarck qu’on lui veuille du bien, il exige qu’on se donne à lui, et l’Angleterre n’aime pas à se donner. Il ne l’a pas trouvée assez souple ; il en a pris de l’humeur, et il s’est appliqué à faire le vide autour d’elle.

Les Anglais se flattaient que l’Allemagne emploierait sa prépondérance à tenir en respect ses voisins, à réprimer leurs complots, à remplir l’office d’un bon et vertueux gendarme, toujours prêt à appréhender au collet tout royaume ou toute république qui s’aviserait de troubler le repos de l’Europe. Ils se flattaient aussi que, bornant son ambition à faire la police de l’Occident, elle abandonnerait les mers et les rivages lointains à leurs légitimes propriétaires. Ce n’est pas ainsi que l’Allemagne comprend ses devoirs et sa mission. Elle a répandu son influence jusqu’au bout du monde, elle la fait sentir jusque sur les côtes de la Nouvelle-Guinée et dans le voisinage de la colonie du Cap. Le commandeur des croyans s’est placé sous son patronage, et demain peut-être le shah de Perse sera à sa dévotion. A Constantinople comme à Téhéran, elle joue le rôle d’un ami désintéressé, d’un conseiller aussi intègre que puissant, qui n’a en vue que le bien de ses cliens et qui les avertit des pièges que des gens malintentionnés tendent à leur bonne foi. Si la Turquie a accueilli froidement les offres d’alliance que lui faisaient les Anglais, s’ils ont reconnu qu’il faudrait employer la force pour franchir les Dardanelles et s’introduire dans la Mer-Noire, ils savent à qui ils doivent s’en prendre.

Assurément nous ne sommes pas de ceux qui s’imaginent que le chancelier de l’empire germanique a juré la ruine du Royaume-Uni. Il a d’autres règles de conduite que ses antipathies et ses sympathies, que ses goûts ou ses aversions. Mais il a décidé depuis longtemps que rien ne se ferait en Europe ni hors d’Europe sans son agrément, que tout le monde serait tenu de se concerter au préalable avec lui, de solliciter son autorisation et ses conseils. Il n’interdit pas les entreprises à ses voisins, mais il exige qu’ils fassent le voyage de Berlin pour s’y munir d’un permis de chasse. Les Anglais se sont retranchés jusqu’à ce jour dans leur dignité d’insulaires pour défendre contre ses exigences la liberté de leurs résolutions. Le jour où ils consentiront à oublier que l’Angleterre est une île, selon toute apparence, ils trouveront grâce devant ses yeux, et peut-être les verra-t-on supplanter dans sa faveur telle nation qui s’en croit assurée à jamais. Il est sujet à de brusques retours ; il est à la fois le plus constant et le plus changeant des hommes ; il ne change jamais d’idée, mais il aime à varier ses moyens et ses outils. La fierté britannique lui a résisté jusqu’ici ; il a juré de la mettre à la raison par ses rigueurs. Il ne veut pas la mort du pécheur, il ne veut que sa conversion. Il s’applique à prouver à l’Angleterre qu’elle ne peut se passer de sa bienveillance ni réussir à rien sans se jeter dans ses bras. Il a pris surtout à tâche de l’isoler. Rien n’est plus propre à dompter une humeur rebelle, à hâter ses repentirs que les mornes tristesses du système cellulaire.

Tout semblait annoncer que le ministère libéral ne résisterait pas aux assauts furieux de ses ennemis, qu’il sombrerait dans la tempête. Il semblait que la nation tout entière répudiât une politique d’accommodement qu’elle traitait de pusillanime et qu’elle eût résolu de confier le soin de ses affaires et le redressement de ses griefs à quelques-uns de ces impérialistes déterminés qui n’ont pas, comme les whigs, la peur des responsabilités et des résistances aventureuses. Enfin l’on pouvait croire que l’Angleterre se fâchait tout de bon et que sa colère aurait le dernier mot. Mais les affolemens anglais ne tirent pas à conséquence comme les nôtres. Nous avons prouvé en 1870 que, quand nous voyons rouge, nous perdons la tête, et qu’il suffit qu’on agite devant nos yeux une étoffe écarlate pour que nous nous jetions sur l’épée comme un taureau en démence. Nous avons eu depuis lors d’autres transports moins funestes, mais fort regrettables. On nous a vus, pris de la fièvre, renverser des ministères sans leur laisser le temps de s’expliquer, et ce sont des fautes qui se paient. Les Anglais ne souffrent pas que leurs nerfs soient leurs maîtres et décident de leurs résolutions. Ils disent beaucoup de sottises, ils en font moins que nous. L’Anglais qui parle ou qui écrit a la fureur de l’exagération, aucune hyperbole n’est assez forte pour exprimer ses indignations ou ses mépris. L’Anglais qui agit est un autre homme ; il éprouve le besoin de se mettre en règle avec son bon sens. C’est pourquoi le régime parlementaire a moins d’inconvéniens de l’autre côté de la Manche que partout ailleurs ; car c’est de tous les régimes celui qui demande le plus de raison et de possession de soi-même.

Lord Randolph Churchill disait l’autre jour à la chambre des communes qu’il n’y a dans le Royaume-Uni que les feuilles de province qui expriment l’opinion publique. Sur la foi des journaux de Londres, nous avons pu croire que le ministère libéral était perdu ; nous nous trompions. Nos voisins ont du goût pour les polémiques virulentes, pour les durs sarcasmes, pour les invectives qui emportent la pièce ; mais ils savent dans le fond ce qu’ils en doivent penser.

Un spirituel écrivain remarquait dernièrement que les feuilles de Londres, soir et matin, dénoncent avec une implacable sévérité les fautes commises par les ministres de la reine sur tous les points du globe, que des centaines de milliers d’Anglais se repaissent de ces diatribes, mais qu’il n’en résulte rien. Les bailleurs d’églises ne pensent guère à mettre en pratique le sermon qu’ils viennent d’entendre et d’admirer. Ou s’écrie : « Oh ! que c’est vrai ! oh ! que c’est bien ! Jamais le révérend un tel n’avait si fortement prêché. » Après quoi, l’âme en paix, on retourne à ses péchés et à ses affaires : — « On a dit que la révolution française avait créé le sacerdoce de la presse. De même que la tendance du sacerdoce ecclésiastique était de dispenser les individus de la pénible nécessité d’être religieux eux-mêmes, la tendance de la nouvelle prêtrise est de dispenser les lecteurs de journaux de rien faire pour exercer une pression salutaire sur leur gouvernement. Le commun des Anglais lit son journal avec une respectueuse déférence, comme le pieux Romain consultait les entrailles des victimes ; mais tout commence et finit par une consultation. Articles et réquisitoires servent de soupape de sûreté. On a lu et approuvé, on est quitte envers sa conscience, et il n’en est pas autre chose[1]. » — Tel dévot thibétain, pour se dispenser de réciter lui-même ses prières, les écrit une fois pour toutes sur les ailes d’un petit moulin que fait tourner une eau courante, et pendant que son moulin prie pour lui, il cultive son champ ou vaque à ses occupations domestiques. Les Anglais chargent leurs journalistes de se fâcher et de tempêter pour tout le monde, ils leur donnent procuration à cette fin, et, ce devoir rempli, ils sont à l’aise pour raisonner froidement sur les effets et les causes. C’est ainsi que les journaux par leurs violences travaillent à la tranquillité du royaume.

L’Angleterre laisse ses journalistes et ses orateurs jeter feu et flamme contre le ministère libéral, qu’ils accusent d’avoir forfait à l’honneur. Elle se contente, pour sa part, d’assister aux événemens avec une mélancolique résignation. Elle se dit que le bon sens lui commande de s’accommoder aux temps, de prendre philosophiquement son parti des contrariétés, des disgrâces qu’elle essuie, que le dépit et l’entêtement sont de sots conseillers ; qu’après tout, quelques fautes qu’il ait pu commettre, M. Gladstone a raison de transiger avec les choses et avec les hommes. Elle reconnaît qu’on a fait de fâcheuse besogne dans la vallée du Haut-Nil ; mais elle considère que les repentirs les plus prompts sont les meilleurs, qu’il faut liquider au plus vite et dans les meilleures conditions possibles une entreprise manquée. On avait dit et répété bien souvent que, s’il arrivait malheur à Gordon, si un seul cheveu tombait de cette tête sacrée, c’en serait fait du ministère. Ce généreux et mystique aventurier a péri misérablement à Khartoum, et le ministère est encore debout. Non-seulement la mort de Gordon ne sera pas vengée ; mais, après le Soudan, on évacuera peut-être la Nubie avec l’assentiment de la nation. Le marquis de Salisbury donnait lui-même à entendre que, si son parti revenait au pouvoir, il évacuerait le Soudan, lui aussi. C’est une sagesse dure à pratiquer ; mais, vaille que vaille, c’est de la sagesse.

L’Angleterre a su reconnaître également que, pour peu que les Russes s’y prêtent, il faut s’accommoder avec eux au prix de pénibles concessions, que les conjonctions des astres ne sont point favorables, qu’il serait absurde d’affronter sans alliés les hasards d’une grande guerre qu’on n’a pas préparée, faute de l’avoir prévue. L’Angleterre sait qu’elle ne peut compter sur les Italiens, peu disposés à courir des aventures ; elle sait que la Turquie se réserve, que l’émir lui-même est un de ces amis équivoques et douteux qui entendent qu’on leur sache gré du mal qu’ils ne vous font pas et qui, au moment décisif, tirent sans vergogne leur épingle du jeu. Les brusques changemens de front ne répugnent point aux Anglais. Ils prétendaient jadis que l’Afghanistan était la seule barrière qu’ils pussent opposer aux envahissemens de la Russie, et ils s’écriaient : « Malheur à qui touche à l’émir ! » Éclairés par la grâce d’en-haut, ils déclarent aujourd’hui que la théorie des zones neutres, des états-tampons, ou buffer states, n’est qu’une pure chimère, un sot préjugé, things of the past, et lord Salisbury, comme lord Kimberley, comme le duc d’Argyll, affirme désormais que, pour arrêter la Russie, il faut reporter la ligne de défense jusque sur la frontière même de l’Inde, jusqu’aux monts Soliman et au bassin de l’Indus, dont on rendra les passages inaccessibles et infranchissables en les hérissant de fortifications. Au système des tampons on substitue, comme nous le disions, le système des verrous. Il en coûtera 200 millions, on ne regardera pas à la dépense.

En vain certaines feuilles étrangères, qui aiment à brouiller les cartes et cherchent leur bien dans le mal d’autrui, prennent-elles un malin plaisir à répéter aux Anglais, chaque matin, que par leurs concessions débonnaires, ils compromettent leur prestige et diminuent leur situation dans le monde. Les Anglais ne se croient pas tenus de s’exposer à des désastres pour venger des déconvenues ni de compromettre leurs intérêts par leurs passions. Ils jugent, fort sagement, que le point d’honneur n’a rien à démêler avec la politique, et que le meilleur parti qu’ils puissent prendre est de profiter de la fâcheuse expérience qu’ils viennent de faire en multipliant leurs précautions pour se garer des dangers à venir. — « Les Anglais ont mille fois raison, nous disait un diplomate ; quoi qu’il arrive, ils sauront garder leur prestige. La Grande-Bretagne ressemble à ces très grandes dames qui peuvent se permettre d’avoir des faiblesses ; le monde ferme les yeux sur leurs peccadilles et sur les accrocs qu’elles ont pu faire à leur réputation, et on continue à les recevoir dans la meilleure compagnie. Sans contredit, notre voisine traverse en ce moment, une crise désagréable ; elle n’en sera pas moins la Grande-Bretagne. »

Mais si l’Angleterre se soumet à son sort, elle ne s’y résigne que malgré elle, de mauvaise grâce, à son corps défendant, et comme rien n’est plus propre à soulager notre cœur dans les disgrâces qui nous surviennent, que de pouvoir les imputer à la maladresse d’un ami et charger de nos imprécations ce bouc émissaire, que nous rendons responsable de nos chagrins, les Anglais s’accordent à décharger leur bile sur M. Gladstone. C’est une situation bizarre crue la sienne. On le maudit, mais on n’a garde de le renverser, parce qu’en définitive on approuve sa politique et sa prudence et qu’on l’envisage comme le seul homme qui puisse liquider les affaires du Soudan et négocier un traité de paix avec la Russie. Si les tories revenaient au pouvoir, M. de Bismarck en serait charmé et fêterait peut-être le joyeux avènement de lord Salisbury en lui faisant des concessions en Égypte. Mais les Russes ont peu de goût pour le noble marquis ; ils n’oublieront pas de si tôt certains réquisitoires qu’il a prononcés dernièrement, et ils auraient beaucoup de peine à s’entendre avec lui. M. Gladstone est mal vu à Berlin, mais on le considère à Saint-Pétersbourg comme la moitié d’un ami, et on lui fera de meilleures conditions qu’à tout autre. Les Anglais auraient grand tort de se priver en ce moment de ses précieux et indispensables services. Aussi les voit-on, d’un commun accord, souhaiter qu’il reste en charge. Ils le soutiennent et ils L’accusent, lui demandant compte des désagrémens qu’il leur cause, des mortifications qu’il leur attire. Tout à la fois ils récriminent avec aigreur contre lui, le décrient, le dénigrent et lui donnent raison ; ils le déclarent tour à tour le plus coupable et le plus nécessaire des hommes ; ils enragent de devoir l’aimer.

L’Angleterre a pour M. Gladstone les sentimens que peuvent avoir des voyageurs pour un guide malavisé, qui les a conduits dans un mauvais pas et qui peut seul les en faire sortir ; ils l’étrangleraient volontiers et ils font des vœux ardens pour sa conservation. La mauvaise humeur est toujours injuste, et ceux qui accablent M. Gladstone d’épigrammes et d’invectives négligent de se demander si la fatalité des circonstances ne lui sert pas d’excuse, si un autre à sa place se serait mieux tiré d’affaire. On oublie aussi que les fautes qu’il a pu commettre en Égypte, il les a commises malgré lui, par un excès de condescendance pour l’opinion publique, qu’il s’est engagé pour lui plaire dans des entreprises qu’il réprouvait, qu’il a sacrifié ses convictions à celles de ses amis et même de ses ennemis, et que ceux qui lui reprochent aujourd’hui ce qu’il a fait étaient les plus âpres à l’accuser de ne rien faire.

Quand Gulliver était chez les Houyhnhnms, il entreprit de leur expliquer ce que c’était qu’un premier ministre du libre royaume d’Angleterre : « Représentez-vous, leur disait-il, un personnage exempt de joie et de chagrin, d’amour et de haine, de colère et de pitié. Il ne connaît pas d’autres passions que la soif des richesses, du pouvoir et des grandeurs. Il fait servir sa parole à tous les usages, sauf à révéler sa pensée. Il ne dit jamais un mensonge sans s’arranger pour lui donner un air de vérité, ni une vérité sans vous insinuer que vous devez la prendre pour un mensonge. Les gens dont il médit derrière leur dos sont les plus sûrs d’obtenir de lui de l’avancement et des faveurs ; ceux qu’il loue peuvent se considérer comme des hommes pendus. La pire marque d’attention qu’il puisse vous accorder, c’est une promesse confirmée par un serment. S’il a juré et que vous soyez sage, retirez-vous bien vite, en renonçant à toute espérance. » Aucun ministre d’état ne ressemble moins à ce noir portrait que le très honorable M. Gladstone. Il ne s’est jamais piqué de ne connaître ni l’amour ni la haine, ni la pitié ni la colère. Personne ne met en question son chaleureux patriotisme et ne le soupçonne de préférer son intérêt au bien public. Personne ne doute de sa loyauté et ne lui fait l’injure de croire qu’il puisse manquer à ses engagemens sans y être contraint par la nécessité, qui n’a pas de loi.

A l’estime qu’inspire son caractère se joint une admiration universelle pour ses éminentes facultés. Tout le monde convient que cet incomparable financier est aussi un grand orateur, un controversiste de premier ordre et un merveilleux tacticien parlementaire. Il a déployé dans des circonstances difficiles un rare talent, accompagné d’une patience d’ange, pour grouper autour de sa personne des partis peu disposés à s’entendre, pour maintenir l’accord dans son cabinet formé d’élémens hétérogènes, pour conserver dans son alliance certains de ses collègues qui ne s’étaient donnés à lui que sous bénéfice d’inventaire. Le radicalisme anglais n’est pas d’origine récente ; mais, depuis quelques années, on a vu pour la première fois des radicaux former dans les conseils du Royaume-Uni un petit groupe compact, refusant de se fondre dans le parti whig, obligeant les libéraux à compter avec ses prétentions et leur mettant souvent le marché à la main. Sir Charles Dilke et M. Chamberlain sont des hommes aimables et même charmans, mais à cheval sur leurs principes, et pour les convaincre, il faut leur donner d’excellentes raisons. De quoi qu’il s’agit, M. Gladstone devait traiter et négocier avec eux avant de rien proposer au parlement. S’il leur a demandé plus d’un sacrifice, il a dû leur en faire. Il a le génie de la transaction. Il disait, il y a quelques jours, à la chambre des communes que les vrais conservateurs des forêts sont ceux qui savent se résigner à couper des arbres. Ce grand bûcheron, qui est le premier homme de son pays, dit-on, pour abattre un chêne, a su porter aussi la cognée sur telle institution respectable et vermoulue, que condamnait l’esprit des temps nouveaux, et il n’a pas craint de couper l’arbre pour sauver la forêt.

Ses ennemis lui reprochent d’être trop sûr de lui-même, trop confiant dans sa sagesse, trop certain qu’il a eu raison de faire ce qu’il a fait et de ne pas faire ce qu’on lui conseillait de faire. En vain l’événement semble-t-il quelquefois lui donner tort, c’est tant pis pour l’événement. On lui reproche encore de trop croire à son omniscience. Un Japonais qui avait eu l’honneur de dîner avec lui et de l’entendre discourir doctement sur tous les sujets imaginables, y compris l’histoire du Japon, s’écriait dans un élan d’enthousiasme : « Quel homme prodigieux que M. Gladstone ! Hormis le Japon, il n’est rien qu’il ignore. » Il ne serait pas étonnant qu’il se fût laissé griser par les témoignages d’admiration qui lui ont été prodigués de toutes parts. — « Son immense expérience de la vie publique, lisons-nous dans un livre que nous avons déjà cité, ses grands talens de financier, la gravité de ses mœurs, sa ferveur religieuse, son instruction classique, la puissance de sa parole, lui ont procuré des adorateurs passionnés dans tous les rangs de la société, dans les classes inférieures comme parmi les commerçans et les hommes d’affaires, dans l’aristocratie whig, avec laquelle il a été élevé et qui a vu longtemps en lui un boulevard contre la révolution, comme dans le clergé de l’église anglicane ou parmi les ministres non conformistes. Aucun homme ne peut recevoir de tels hommages pendant de longues années sans éprouver une sorte d’intoxication morale et se former une idée excessive de son infaillibilité personnelle. » Aussi beaucoup d’Anglais attribuent-ils les embarras actuels de leur pays à la pression malheureuse que M. Gladstone a exercée sur lord Granville. Ils sont convaincus que, livré à lui-même, leur ministre des affaires étrangères eût évité certaines fautes, échappa à certaines illusions.

On accuse M. Gladstone de comprendre si bien ses compatriotes, de s’être tellement identifié avec leurs sentimens, leurs habitudes d’esprit et leurs aspirations qu’il est devenu incapable de comprendre les autres peuples et qu’il croit avoir affaire partout à des bourgeois anglais. Malgré son omniscience, il n’a pas su lire dans le cœur de M. de Bismarck, dans la pensée de M. de Giers. Au temps des guerres du premier empire, un publiciste ne craignait pas d’avancer que si, pour la tactique parlementaire et les opérations de finance, William Pitt n’avait pas d’égal, il se montrait en matière de diplomatie fort inférieur à lord Chatham : « M. Pitt, disait-il, est un très grand ministre anglais ; la question est de savoir s’il est un grand ministre, ce qui n’est pas absolument la même chose. » M. Gladstone est sans contredit un très grand ministre anglais.

Ses qualités et ses vertus l’ont desservi plus que ses défauts. Nous devons reconnaître en lui non-seulement un homme de bien, mais un grand civilisé, pénétré des idées de son temps, et qui estime qu’un état moderne ne doit avoir pour règle de conduite que l’intérêt bien entendu, concilié avec la philanthropie, qu’au XIXe siècle tout ministre doit être un économiste humanitaire. Il s’est figuré qu’en Europe tout le monde lui ressemblait, que tous les chefs ou meneurs d’empires s’accordaient comme lui à voir dans le bonheur des hommes le plus grand objet de la politique, que désormais les nations, modérant leurs désirs, renonçant aux sottes vanités et aux impies convoitises, feraient gloire de préférer aux conquêtes les profits et les douceurs de la paix, et au meilleur des procès le plus médiocre des accommodemens. Hélas ! ni la sagesse ni la vertu ne nous répondent de rien, ce sont des sauvegardes bien trompeuses. On a dit qu’il faut être honnête homme ou brigand de grand chemin. Nous voyons par ce qui se passe qu’il n’est point nécessaire de faire ce choix, qu’on peut accorder les deux choses, qu’il n’est que de savoir s’y prendre pour attenter honnêtement au bien d’autrui.

Les hommes qui gouvernent aujourd’hui les plus grands empires du monde font passer beaucoup de choses avant les intérêts de la civilisation, et les principes par lesquels peut se gouverner une nation aussi mûre que l’Angleterre ne sont pas à l’usage de peuples à peine formés, ardens, inquiets, tourmentés par leur jeunesse et qui n’ont pas d’autre morale que celle de l’appétit, du désir et de l’espérance. Les gens dont la fortune est faite et ceux qui s’occupent de la faire ne sont pas de la même espèce. Au surplus, il n’est pas prouvé que les progrès de l’économie politique soient un remède souverain contre l’humeur guerroyante et l’esprit de conquête. C’est une belle science, mais elle n’est pas toujours pacifique. Si la Russie, d’étape en étape, est arrivée au pied de Hindou-Kouh, il ne faut pas s’en prendre seulement à l’audace de ses officiers et d’épées encore vierges, en quête d’aventures, mais au besoin qu’elle éprouve de conquérir, pour ses industries naissantes, un immense marché dont elle se réservera le monopole. Calcul ou force aveugle, il est des impulsions auxquelles on ne résiste pas.

M. Gladstone est un exemple et une victime de l’ironie du destin. Dès le jour de son avènement au pouvoir en 1880, son mot d’ordre fut : « No intervention ! Ne nous ingérons point dans les affaires des autres peuples, ne nous occupons que des nôtres, et demeurons en paix avec tout le monde. » Il s’est trouvé que, par la force des choses, jamais l’Angleterre n’a été si occupée hors de chez elle que pendant ces dernières années, qu’elle n’a jamais eu tant de démêlés avec tout le monde, ni dépensé tant d’argent et de sang dans des entreprises dont elle a reconnu la vanité et qu’elle a renoncé à pousser jusqu’au bout. M. Gladstone a dû sacrifier la politique qu’il aime à celle qu’il n’aime pas. Cet homme de paix et d’économie s’est vu contraint de tirer l’épée, de passer ses jours et ses nuits dans un perpétuel train de guerre. Il a témoigné de la violence qu’il se faisait à lui-même par la lenteur qu’il apportait à ses préparatifs de campagne et par l’empressement de ses repentirs : on fait toujours mal ce qu’on n’aime pas à faire.

Nous connaissons tous ce Memnon qui conçut le projet insensé d’être parfaitement sage. Il avait juré de fuir les femmes, les plaisirs coûteux, les excès de tout genre. Il se disait : « Mes désirs étant toujours modérés, ma santé sera toujours égale, mes idées seront toujours pures et lumineuses ; je n’envierai jamais personne, je conserverai mes amis, puisqu’ils n’auront rien à me disputer ; je n’aurai jamais d’humeur avec eux, ni eux avec moi ; rien n’est plus aisé. » il arriva que Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès de table au jeu, à toute querelle, fut avant la nuit trompé et volé par une belle dame, qu’il s’enivra, qu’il joua et qu’il perdit un œil dans une dispute. C’est un peu l’histoire de M. Gladstone. Il s’était promis : d’être parfaitement sage et que tout le monde le serait comme lui ; malgré ses maximes et ses excellentes résolutions, il a eu des querelles avec tout l’univers, et il n’en a pas été le bon marchand. Faut-il conclure de là que la politique raisonnable n’est pas toujours la plus heureuse ?

Cependant, quelques échecs qu’il ait éprouvés, sa gloire et sa considération n’en sont point diminuées. C’est un grand spectacle de voir cette verte et indomptable vieillesse suffire à toutes les tâches que lui impose la destinée, résister à toutes les lassitudes, triompher de ses chagrins et, toujours maîtresse de son humeur comme de sa parole, faire face à tous les dangers, riposter à toutes les attaques. Jamais ce rude athlète parlementaire n’a donné de plus éclatans témoignages de sa vigueur et de sa vaillance, car jamais gouvernement n’eut à la fois tant d’affaires sur les bras. Il faut négocier avec la Russie, poursuivre les armemens tant que la paix n’est pas assurée, s’occuper des travaux de défense sur l’Indus, surveiller l’évacuation du Soudan, réorganiser les finances égyptiennes, et à tant de difficultés s’ajoute l’éternel embarras de l’Irlande. Un Anglais nous disait jadis : « La question irlandaise est pour l’Angleterre une de ces maladies organiques fort incommodes, et quelquefois douloureuses, qui n’ont rien de dangereux ni d’inquiétant ; on est sûr de n’en pas mourir. » La question irlandaise ne sera jamais pour l’Angleterre qu’une fatigue et un cuisant ennui ; mais elle a compromis l’existence de plus d’un cabinet, et aujourd’hui encore c’est sur les changemens à apporter dans l’administration de l’île-sœur que M. Gladstone a maille à partir avec sir Charles Dilke et M. Chamberlain. On se dispute, on ne se brouillera pas ; une fois de plus, on trouvera les termes d’une transaction.

Faut-il en inférer que M. Gladstone conservera longtemps la direction des affaires ? Il disait dans une des dernières séances de la chambre des communes, que désormais il mesurait par des semaines plus que par des mois le temps qu’il avait encore à donner à la chose publique. On n’a vu dans cette déclaration qu’une de ces coquetteries de vieillard qui se sent si jeune, si ingambe qu’il lui en coûte peu d’annoncer sa mort. On se trompait, paraît-il. Nous tenons de bonne source que M. Gladstone se sent au bout de ses forces comme de sa tâche, qu’il pense sérieusement à se retirer, qu’il a fait part de ses intentions à ses collègues, qu’il restera à son poste jusqu’à la fin de la session, après quoi il céderait la place à lord Hartington, en lui laissant l’honneur de présider à ces élections générales, où l’on verra pour la première fois à l’œuvre deux millions d’électeurs nouveaux. Espérons qu’auparavant il mènera à bonne fin sa laborieuse négociation avec la Russie. S’il réussit à sauver la paix, les Anglais loueront avant peu sans réserve cette politique de compromis à laquelle ils adhèrent tout en protestant, contre laquelle ils protestent tout en adhérant. Ils sauront gré à ce sage de les avoir préservés de leurs propres entraînemens, d’avoir protégé leurs intérêts contre leurs passions. Et, comme son pays, toutes les nations lui seront reconnaissantes d’avoir épargné au monde le fléau d’une nouvelle guerre, dont la conséquence la plus certaine serait d’affaiblir deux grands pays, également nécessaires l’un et l’autre à ce qui reste d’équilibre en Europe.

Les Anglais sont disposés à croire que leurs embarras nous réjouissent ; tout Français qui raisonne souhaite qu’ils s’en tirent à leur honneur. Leur presse nous a froissés plus d’une fois par ses insinuations malveillantes, par l’âpreté de ses réprimandes, et leur gouvernement n’a pas toujours ménagé nos droits et notre amour-propre. Joseph de Maistre écrivait en 1805 ; « Les Anglais manquent souvent de cette dextérité, de ce liant, de cette souplesse, qui font réussir les négociations. Je voudrais quelquefois être puissant pour leur dire : « Au nom de Dieu, écoutez un peu le bon sens étranger ; soyez aimables, faites l’amour. » Il n’y a entre eux et nous aucun sujet sérieux de discorde. Nous avons dû tout récemment protester contre une procédure arbitraire et couvrir de notre protection un journal qui n’était pas le plus intéressant des cliens. Puisse cet incident désagréable être le seul de son espèce !

En refusant d’intervenir en Égypte, nous avons renoncé volontairement à y jouer le rôle de puissance dominante ; nous désirons que l’Égypte ne soit à personne ou qu’elle soit à tout le monde, et les Anglais ont contracté à cet égard des engagemens dont toute l’Europe a pris acte. D’autre part, nous ne pouvons exiger qu’ils quittent la place en laissant derrière eux l’anarchie. Il faut que le khédive ait une armée, et, à cet effet, qu’il ait de l’argent ; nous nous sommes engagés à lui fournir le moyen d’en trouver. Notre gouvernement encourrait de justes reproches s’il apportait dans ses relations avec le cabinet anglais un esprit d’aigreur et de contention. Comme ce politique de l’antiquité qu’a loué Plutarque, il saura « mesurer ses amitiés ou ses inimitiés à la mesure du bien et de l’utilité publique, » et notre intérêt le plus évident est de vivre dans les meilleurs termes avec l’Angleterre.


G. VALBERT.

  1. Society in London, by a foreign Résident. Londres, 1885.