M. Louis Barthou à l’Académie française

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M. Louis Barthou à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 945-948).
RÉCEPTION DE M. BARTHOU
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 6 février, M. Louis Barthou a pris place à l’Académie ; il y succède à M. Roujon, qui avait lui-même remplacé M. Barboux. Le public était, comme toujours, fort nombreux. Peu d’uniformes. La paix approche. Seules les femmes, coiffées de métal, gardaient encore un aspect guerrier. Des étoiles d’argent luisaient au milieu des zibelines. L’ensemble était sérieux et sévère.

A une heure, comme à l’ordinaire, on a entendu les tambours. M. Donnay est entré le premier et a pris place au fauteuil du directeur. M. Boutroux s’est assis à sa droite, M. Frédéric Masson à sa gauche. M. Boutroux porte l’habit fermé jusqu’au col. Sa figure, sculptée par la pensée, est achevée par une brosse de cheveux hagards. M. Masson porte l’habit déboutonné ; la chemise redondante se gonfle hors du gilet ouvert ; et la lumière qui tombe de la coupole éclaire le mouvement de sa moustache circonflexe.

M. Barthou prend place entre M. Poincaré et M. Pierre Loti. Il est de taille moyenne, mince, brun. On voit un grand front bombé sur lequel les cheveux déjà moins nombreux descendent en deux petits bandeaux accolés, en colonne double de compagnie. Les sourcils sont froncés, et toute la figure paraît se concentrer derrière le lorgnon. Le nez, qui se relève, participe à cet esprit d’attention qui est sur tout le visage ; une petite barbe achève la physionomie. Ayant reçu la parole, M. Barthou remonte son épaule gauche qui le gêne, et il commence à lire, d’une voix bien timbrée. Il coupe les phrases, comme s’il expliquait une vérité difficile. Il affirme les finales et enfonce les trois dernières syllabes, qui impriment dans sa main trois secousses aux feuilles de son discours. Par une habitude d’homme politique, il se tourne tantôt à droite, tantôt à gauche, pour ne laisser aucun adversaire qui n’ait été touché de ses arguments ; et jusque derrière lui, il s’en va chercher l’opposition sur la tête immobile de M. Poincaré.

Il a fait d’ailleurs un excellent discours, d’un bon style, sobre et plein, exact et bien composé. Il avait à louer un fonctionnaire exact et consciencieux, un écrivain qui a été surtout un chroniqueur, enfin un homme d’un commerce charmant, d’une conversation spirituelle, dont la vie a été unie et bien faite. Il a rappelé le mot de Montaigne : « Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle, sans extravagance. » Ce manque d’extravagance, louable chez un directeur des Beaux-Arts, rendait la matière difficile. Car enfin, ce qui fait le piquant d’un éloge, ce sont les défauts de celui qu’on loue, ou du moins ses singularités. On fait un discours sur un hurluberlu ; mais on reconnaît un honnête homme à ce qu’il suffit d’une ligne d’épitaphe pour le peindre. Cette ligne, M. Barthou l’a écrite : « Ce fut, dit-il de son prédécesseur, un administrateur ordonné, méthodique et d’une conscience scrupuleuse, dont la volonté réussit à l’aire aboutir des réformes que depuis M. de Chennevières on avait vainement tentées. « Il a dit encore : « M. Henry Roujon sut parfaitement organiser sa vie qu’il partagea entre ses fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, ses occupations littéraires, et sa famille. »

Ayant ainsi épuisé le fond de son sujet, ii restait à M. Barthou à orner son éloge de quelques-uns de ces agréments que ce genre autorise, et que le public attend surtout : une digression, une réflexion, une dissertation, un récit. D’un pas glissant et d’un mouvement insensible, on quitte le mort quelques instants ; on s’en va causer philosophie à l’ombre de ses lauriers ; on lui revient plus léger, après cette distraction. M. Barthou a illustré son discours de quatre de ces épisodes divertissants. Il a fait d’abord un joli tableau où l’aïeul et le père de Roujon étaient peints, et où lui-même paraissait enfant. Un vivant semble un peu ridicule quand, tout chenu qu’il est, on l’évêque petit garçon ; mais le mort reconquiert le droit de revivre tous les âges de sa vie. La plupart des discours académiques commencent par quelque touchant tableau de famille, et les grâces de l’enfance parent ces solennités de l’âge mûr. Au surplus, en évoquant l’adolescence de Roujon, M. Barthou a fait une réflexion dont l’ironie sans méchanceté a fait sourire. Roujon, à la fin de sa vie, a peint ses années de collège comme le temps d’une affreuse prison : mais un de ses camarades raconte qu’il riait sans cesse, en découvrant des dents de jeune loup. Ainsi les souvenirs se déforment dans l’esprit. Les historiens le savent dès longtemps et n’ajoutent que peu de foi aux Mémoires. Quelle mélancolie pourtant et quel trouble de penser que des années où l’on n’a fait que rire, peuvent, une fois plongées dans le passé, reparaître, sans qu’on sache par quelle métamorphose, sous une figure douloureuse ! Ainsi nous sommes exposés à calomnier de bonne foi la mémoire de nos jours heureux, qui est notre plus précieux trésor, et à les changer nous-mêmes en jours tristes, dont le souvenir illusoire nous attriste réellement. La vérité est que nos souvenirs vieillissent avec nous, et qu’ils ont eux-mêmes leur caducité. Notre jeunesse est comme cet écu que Phébus donne à Esméralda : elle se change en feuille sèche dans le coin de notre cœur où nous l’avons enfermée.

Le second tableau que M. Barthou a fait est celui de Roujon, en 1875, secrétaire de rédaction de la revue fondée par Catulle Mendès la République des lettres. Il portait le pseudonyme de Henry Laujol ; il eut à recevoir d’assez méchants vers, brutaux et négligés, d’un certain Guy de Valmont, lequel chantait les tragiques amours d’un courtier et d’une blanchisseuse. Laujol eût volontiers refusé ce poème offensant, mais l’auteur était protégé par Flaubert, et il fallut passer outre. Guy de Valmont, c’était Maupassant. Tel fut, sous le masque, le début d’une amitié solide entre les deux hommes.

Les deux derniers épisodes du discours de M. Barthou ont un caractère plus général et relèvent plus proprement encore du genre académique. L’un est un éloge des humanités : c’est un beau paragraphe que l’auditoire entier. jusqu’aux femmes, a accueilli d’une approbation unanime. Enfin M. Barthou a terminé par un éloge des femmes de France, et il a recueilli le plus juste applaudissement.

M. Donnay, tourné vers M. Barthou, le visage aimable et le sourire nonchalant, lui a renvoyé la balle. Il a composé son discours sur les mêmes principes, avec des ressources subtiles et une muse ingénieuse, Il a fait d’abord un parallèle entre M. Roujon et M. Barthou. Puis, quittant le sujet par un détour plein d’élégance, il a fait la peinture d’un autre Béarnais qui aurait pu entrer à l’Académie, si le Roi ne s’y était opposé ; et il s’est trouvé que ce Béarnais était le comte de Troisville, le fils du capitaine des mousquetaires immortalisé par Alexandre Dumas, personnage pittoresque dont M. Donnay a peint les aventures, les conversions, les retours au siècle. Mais il était l’ami des jansénistes : il était, comme dit M. Donnay, plus port-royaliste que le Roi. Le Roi refusa, en 1704, de sanctionner son élection. Revenant alors à M. Barthou : « Votre élection, monsieur, a continué le directeur de l’Académie, a eu l’agrément de M. le président de la République. » A ces mots, M. Poincaré a souri, M. Barthou a ri, et l’auditoire a applaudi. Par la mésaventure de M. de Troisville, M. Barthou se trouve le premier Béarnais qui ait été reçu dans la compagnie. M. Donnay l’a montré premier en toutes choses, lauréat à tous les concours, le plus jeune conseiller municipal, le plus jeune député et neuf fois ministre. Il a fait de cette carrière brillante un tableau brillant, et il a décrit ce succès continu avec une amitié émerveillée.

Il a montré ensuite M. Barthou bibliophile, et il en est venu au point où tout le monde l’attendait, c’est-à-dire à ces études qui ont fait tant de bruit, sur l’intimité de Victor Hugo. Dans ce débat, où l’on a tant parlé, il a dit une chose neuve et vraie, parce qu’il a parlé en moraliste, et qui connaît le cœur. M. Barthou avait montré comme il faut peu se lier aux Mémoires ; M. Donnay a montré comme il faut peu se lier aux lettres. Deux amants peuvent échanger les correspondances les plus audacieuses, et n’avoir d’autre audace. Toute leur passion est pour s’écrire ; et ils deviennent retenus quand ils se voient. D’autres, qui ne s’écrivent qu’avec la dernière correction, prennent, une fois les portes fermées, des libertés que leurs lettres ne font pas soupçonner. Et voilà comment les hommes de théâtre donnent parfois des leçons aux historiens.

Revenant alors aux travaux politiques de M. Barthou, M. Donnay a loué son Mirabeau, son Lamartine ; et il a enfin salué l’orateur de cette loi de trois ans, qui restera un des plus beaux titres du nouvel académicien. Ainsi le discours est revenu à cette guerre, où il faut bien que tout aboutisse. M. Donnay a peint avec force cette Allemagne qui la préparait, tandis que son empereur faisait aux yeux des naïfs figure de Lohengrin. Ce n’était pas Lohengrin, c’était Ysengrin, le loup du roman. Il y a des à peu près qui sont de l’histoire. Ce tableau d’histoire nous ramenait aux graves pensées, aux souvenirs douloureux, à ce fils, engagé volontaire, tombé à dix-huit ans en Alsace, et dont la gloire a été associée à la gloire paternelle. En Lamartine même, M. Donnay, par un artifice vraisemblable, a voulu concilier l’auteur de la Marseillaise de la paix avec le patriote. Il a assuré qu’en 1914, Lamartine eût été l’orateur de la loi de trois ans : c’était faire le plus bel éloge de M. Barthou.


HENRY BIDOU.