M. Zeller et l’histoire de la philosophie

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E. ZELLER

ET SA THÉORIE DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE


On fait souvent remarquer, et avec raison, combien est dangereux pour les sciences positives et historiques le célèbre principe hégélien de l’identité radicale du fait et de l’idée, de l’ordre chronologique et de l’ordre logique, de l’expérience et de la raison pure. On montre sans peine, par des raisonnements et par des exemples, que la nature veut être observée et interrogée, non devinée et construite spéculativement. Mais il n’est que juste de considérer aussi la seconde face de ce grand principe aujourd’hui tant décrié. Le xviie siècle avait professé en métaphysique un dualisme qui mettait toute la dignité et tout l’intérêt du côté de la vérité logique, et ne consentait à voir dans les connaissances expérimentales qu’une forme confuse et comme un amoindrissement de cette vérité supérieure. Les faits et leur histoire ne paraissaient utiles à étudier, ni pour eux-mêmes, puisqu’ils étaient sans valeur propre, ni comme auxiliaires de la connaissance de l’esprit, lequel, pensait-on, se suffisait à lui-même, et s’apercevait immédiatement dans la conscience rationnelle. Ce fut, au point de vue des sciences positives, un singulier progrès, d’élever le fait au rang de l’idée, et de soutenir que l’ordre dans lequel les choses nous sont données reproduit exactement l’ordre selon lequel la raison absolue en détermine les concepts. Non-seulement le fait devenait par là, en lui-même, digne de l’attention et de l’intérêt du philosophe, mais encore il apparaissait comme une source authentique de la connaissance de l’esprit lui-même. Il y avait désormais deux voies pour arriver à déterminer l’évolution de l’idée : la voie spéculative et la voie expérimentale. Il devenait légitime et naturel de se demander si la seconde n’était pas plus appropriée que la première à la nature de l’intelligence humaine. L’étude des faits se trouvait ainsi pleinement réhabilitée, même aux yeux des hommes qui persistaient à placer, dans la connaissance de l’esprit absolu, l’objet suprême de toute recherche intellectuelle. L’histoire en particulier, acquérait une haute valeur, puisque, sous l’apparence d’une succession purement chronologique de faits contingents, c’était en réalité le processus logique de l’idée elle-même dont elle nous offrait le tableau fidèle, en projetant peu à peu la lumière sur les origines les plus reculées de son évolution.

Aussi l’hégélianisme donna-t-il une puissante impulsion aux études historiques ; et la chute même du système proprement dit fut, dans ce domaine, un aiguillon de plus pour ceux qui retinrent le grand principe de l’immanence de l’idée. Car, pour ceux-là, cette chute signifiait que, des deux méthodes suivant lesquelles peut être constituée la science de l’esprit, l’histoire est la seule qui soit à la portée de l’homme.

Parmi les nombreux écrivains que leur éducation hégélienne tourna ainsi du côté de l’histoire[1], et en particulier de l’histoire de la philosophie, l’un des plus éminents est Éduard Zeller, le célèbre auteur de « La philosophie des Grecs considérée dans son développement historique »[2]. Cet ouvrage, le plus considérable qu’ait écrit l’auteur, a été salué, dès la publication du premier volume en 1844, alors que M. Zeller n’avait encore que trente ans, par les éloges du savant Brandis, qui, jouissant déjà d’une grande réputation, se félicita d’avoir à se mesurer avec un pareil adversaire[3]. Depuis lors, l’œuvre de Zeller a été, dans les Revues et la presse, l’objet d’un très-grand nombre d’articles signalant la haute valeur de cet immense travail. David Strauss déclare[4] que la « Philosophie des Grecs » est un monument impérissable. Cet ouvrage, dit-il, allie la science allemande à la sagacité anglaise et à l’élégance française, et dépasse tout ce que l’Allemagne possédait en pareille matière. L’historien récent de la littérature allemande, Heinrich Kurz[5], appelle la publication de la « Philosophie des Grecs » l’un des événements littéraires les plus considérables de notre époque. Non-seulement en Allemagne, mais encore en Angleterre et en France, l’œuvre d’ Éduard Zeller est devenue classique. Un juge aussi compétent en matière d’érudition que M. Charles Thurot, parlant de l’ample provision de notes où M. Zeller cite et commente les textes, n’hésite pas à dire[6] que cette partie est aussi complète qu’on peut le désirer, que la critique de l’auteur est excellente, et que sa méthode ne peut qu’être approuvée et recommandée. Nous pensons répondre au désir des érudits philosophes en exposant ici, sur la personne de M. Zeller, et sur les principes qui l’ont dirigé dans ses travaux, les quelques détails qu’il nous a été donné de rassembler.

I

Eduard Zeller est né le 22 janvier 1814 à Kleinbottwar, village de Würtemberg, où son père était régisseur d’un grand domaine. Destiné de bonne heure à la carrière théologique, il fit ses premières études dans les écoles würtembergeoises. À dix-sept ans (1831), il entra à l’université de Tübingue comme élève du séminaire de théologie évangélique, et il y passa cinq années (jusqu’au printemps de 1836) à étudier la philosophie et la théologie.

La philosophie lui fut enseignée par le célèbre auteur de la « Vie de Jésus », David Friedrich Strauss, jusqu’en 1833, époque où celui-ci suspendit ses cours, fort suivis d’ailleurs, pour se consacrer tout entier à la composition de son grand ouvrage[7]. David Strauss s’était pénétré surtout des doctrines de Hegel et de Schleiermacher. Il joignait à l’étude approfondie des sources une grande hardiesse philosophique et un remarquable talent d’exposition. Son système consistait à voir dans les dogmes religieux les moments nécessaires de l’évolution de l’esprit pensant. M. Zeller resta Constamment attaché à David Strauss, tant par des liens d’amitié que par la communauté de leurs vues et de leur action scientifiques. Lorsque celui-ci mourut (8 fév. 1874), M. Zeller retraça, dans une sympathique étude[8], la vie et les travaux de son maître et ami ; et il vient, récemment encore, de rendre à la mémoire de Strauss un dernier hommage, en entreprenant (1876) la publication de ses œuvres complètes avec introduction et notes explicatives.

Parmi les professeurs de théologie dont M. Zeller suivit les cours aucun n’eut sur lui une influence aussi durable que le non moins célèbre Ferdinand Baur, fondateur de la « nouvelle école de Tübingue ». Le futur auteur de « l’Histoire de l’église chrétienne » (1833) était, comme Strauss, un critique habile à manier et à interpréter les textes, et en même temps un philosophe cherchant l’idée et la loi sous le désordre des faits. S’il n’était pas, dit Zeller[9], proprement hégélien, ayant aussi reçu l’influence de Schleiermacher, il s’était du moins formé une conception de l’histoire analogue à celle de Hegel, et avait gardé de ce maître « la doctrine de l’évolution intimement nécessaire de l’humanité, se réalisant par une dialectique immanente, et manifestant, suivant une loi fixe, tous les moments contenus dans l’essencede l’esprit. » M. Zeller se lia avec Baur, comme avec Strauss, et épousa, en 1847, sa fille aînée. Il publia dans la Revue prussienne[10], sur son beau-père, mort le 2 décembre 1860, une pieuse et belle notice ; c’était à lui déjà qu’il avait dédié sa « Philosophie des Grecs ». Aujourd’hui même, dans la quatrième édition du 1er volume de cet ouvrage, il exprime chaleureusement sa reconnaissance envers l’homme qui, dit-il, a été pour lui, non-seulement un ami et un père, mais encore, au point de vue scientifique, un modèle d’amour de la vérité, de persévérance infatigable, de critique pénétrante, et de sens de ce développement organique qui.est le fond de l’histoire.

M. Zeller suivit en outre un cours du grand poète Uhland, alors professeur de langue et de littérature allemande à l’université de Tübingue, sur l’histoire des légendes populaires de l’Allemagne. Là encore, il vit comment l’étude la plus minutieuse des sources peut se concilier avec le charme littéraire et même poétique de l’exposition. Auprès du célèbre théologien catholique Mœhler il apprit à connaître les côtés forts du catholicisme, et il rend lui-même justice à la valeur de cet enseignement, qui pourtant n’accordait au protestantisme d’autre droit que celui de l’existence politique. Enfin M. Zeller suivit un cours d’esthétique professé par l’homme qui, en Allemagne, s’est le plus illustré dans cette science, Friedrich Vischer, alors théologien et répétiteur au séminaire de Tübingue. Vischer joignait à une érudition très-étendue et à une grande profondeur, une faculté de vivante exposition, qui devait se dégager de plus en plus des entraves d’une terminologie d’école.

C’est parmi ces savants et ces écrivains, maîtres dans l’art de manier les textes, et jaloux de s’exprimer avec clarté et agrément, que M. Zeller acquit le fonds de connaissances et les méthodes dont ses ouvrages devaient être les fruits. Il s’occupa d’abord de la nouvelle philosophie allemande, et s’attacha surtout à Hegel. En même temps il s’adonnait à des études théologiques générales et approfondies. Mais, dès cette époque, il faisait des recherches dans le domaine de la philosophie grecque, qu’il jugeait nécessaire de bien connaître, pour mieux comprendre qu’on n’avait fait jusqu’alors l’histoire du christianisme primitif[11]. Il employa l’hiver 1836-1837 à l’étude de Platon. L’été suivant, pendant lequel il fut pasteur adjoint de campagne, fut consacré à Aristote. Puis il passa un hiver à Berlin (1836-1837) où il entendit, non-seulement les célèbres théologiens Marheineke, Vatke[12] et Neander, mais encore le jurisconsulte et historien Éduard Gans ; il visita ensuite plusieurs autres universités allemandes. En 1839 furent publiés, sous le titre d’ « Études platoniciennes » (Platonische Studien), les premiers résultats de ses travaux sur la philosophie grecque.

La même année M. Zeller rentra au séminaire théologique de Tübingue comme répétiteur (Répètent), et commença immédiatement des cours de théologie à l’université de cette ville. Pour pouvoir se consacrer tout entier à cet enseignement, il quitta le séminaire en 1840, et se fit recevoir privatdocent de théologie (automme 1840). C’est en cette qualité qu’il fonda (1842), de concert avec plusieurs érudits, la « Revue théologique » (Tkeologische Jahrbücher), laquelle, pendant ses quinze années d’existence (1842-1857), fut l’organe scientifique de l’école de théologie critique dite a nouvelle école de Tübingue ». Cette école ouvertement rationaliste, et professant des doctrines voisines de l’hégélianisme, appliquait sans compromis aux questions religieuses les règles générales de la critique historique et philosophique[13]. M. Zeller dirigea cette revue jusqu’en 1847, époque de son départ de Tübingue. La direction passa alors aux mains de Baur, qui la conserva jusqu’à la fin. Ce recueil renferme la plupart des travaux théologiques de M. Zeller ; une partie de ces études donna naissance à l’ « Histoire des Apôtres » (Die Apostelgeschichte, nach ihrem Inhalt und Ursprung), parue en 1854. Indépendamment de cet ouvrage, M. Zeller publia (1847) un abrégé de l’histoire de l’Église (Gesch. d. christlichen Kirche). À ses cours sur les doctrines théologiques, M. Zeller joignit des cours sur quelques branches philosophiques, notamment sur l’histoire de la philosophie ancienne et nouvelle ; et en 1844, il fit paraître la première partie[14] de sa « Philosophie des Grecs », dont la première édition, comprenant quatre volumes, fut achevée en 1852. Une seconde édition, beaucoup plus développée, commença de paraître en 1856, et fut terminée en 1868. Elle se composait de cinq volumes dont le premier était consacré à la philosophie anté-socratique, les deux suivants à Socrate, Platon et Aristote, et les deux derniers à la philosophie postérieure à Aristote y compris le Néo-Platonisme. Le premier volume vient de reparaître en 4e édition (1877) ; le second a paru en 1875 en troisième édition.

M. Zeller n’avait pu longtemps poursuivre, à Tübingue même, les travaux philosophiques qu’il y avait commencés. Le gouvernement würtembergeois s’effraya de l’indépendance du jeune érudit ; et loin de lui conférer le titre de professeur, que méritait, semblait-il, un enseignement aussi goûté que solide, il lui interdit toute espèce de cours philosophiques ou théologiques. La Suisse l’appela alors (1847) à l’université de Berne, comme professeur de théologie. Cette nomination causa un grand émoi dans le parti conservateur de Berne, qui déclara la religion menacée, et qui multiplia les brochures et les articles de journaux pour essayer de renverser, sous ce prétexte, le gouvernement radical. Mais le Grand-Conseil maintint, à une forte majorité, la nomination, et le calme se rétablit peu à peu.

Dès l’année 1849, l’Allemagne rappela M. Zeller ; mais ce ne fut ni Bade, ni la Prusse, ni la Saxe, qui lui offrirent cette réparation. « Honneur, s’écrie à ce sujet David Strauss[15], honneur à qui le mérite ! Ce fut l’électorat tant dédaigné de Hesse-Cassel. On était alors, il est vrai, sous le ministère Eberhard. Mais les successeurs de cet homme d’État, qui arrivèrent au pouvoir avant que M. Zeller eût pu répondre à son appel, ne rapportèrent pas sa décision. Seulement ils firent passer le nouveau professeur de la faculté de théologie dans la faculté de philosophie. Pouvons-nous toutefois regretter un changement qui nous a valu une œuvre telle que la Philosophie des Grecs ? »

M. Zeller passa treize années (1849-1862) dans la petite université de la Hesse-Cassel, à Marbourg, ville de 8000 habitants. Pendant ce temps, il se détacha de plus en plus du système de Hegel ; et quand, en 1862, il fut nommé professeur ordinaire de philosophie à l’université de Heidelberg, il déclara, dès sa leçon d’ouverture[16], que la philosophie allemande devait revenir aux recherches critiques de Kant sur l’origine de nos connaissances, éviter les fautes qui avaient amené l’idéalisme exclusif de la période post-kantienne, et viser à une conception du monde, ayant son point de départ dans la seule expérience, mais soumettant les données expérimentales au contrôle, à la critique et à l’action élaborative des lois à priori de la connaissance. Quelques années plus tard (1868), M. Zeller, chargé, comme recteur, du discours de rentrée[17], exposa, conformément à ce nouveau point de vue, que la philosophie ne saurait prétendre à ce rôle de science à part, toute à priori et de déduction, que lui avaient attribué les Platon et les Hegel, mais qu’elle doit borner sa tâche à l’étude de l’élément formel immanent à toute connaissance, c’est-à-dire à la démonstration de la connexion intime et de l’unité radicale de toutes les sciences positives.

A Heidelberg, M. Zellertravailla, indépendamment de la réédition de sa « Philosophie des Grecs », à la composition d’une histoire de la philosophie allemande à partir de Leibniz (Geschichte der deutschen Philosophie seit Leibniz, 1873), qui rentrait dans la collection de travaux sur l’histoire des sciences en Allemagne publiée sous les auspices du roi de Bavière Maximilien II. Cet ouvrage a été réédité en 1875. En 1865, M. Zeller forma, de divers articles détachés, un volume intitulé « Discours et Études » (Vortraege und Abhandlungen), qui fut réédité en 1875. Dans ce recueil se trouvent des études sur le christianisme primitif et sur son fondateur, sur la lutte du piétisme et de la philosophie, sur Schleiermacher, sur Strauss et Renan.

M. Zeller était l’un des professeurs les plus renommés de Heidelberg. La hardiesse austère de son enseignement comme de ses ouvrages n’empêchait pas l’admiration et la sympathie publiques de s’attacher à cet homme solide, dont la simplicité de manières égalait la supériorité intellectuelle. En 1872, il fut appelé à Berlin. Il y publia, outre plusieurs opuscules, son cours sur l’État et l’Église (Staat u. Kirche, Vorlesungen an der Universitaet zu Berlin gehalten, 1873), où, après avoir exposé l’historique de la question, il soutient théoriquement que les droits civils sont indépendants des institutions ecclésiastiques.

En ce moment, il prépare, entre autres choses, la troisième édition des trois derniers volumes de sa « Philosophie des Grecs », allant d’Aristote aux Néoplatoniciens inclusivement[18].

La vie de M. Éduard Zeller a été consacrée, avec autant de résolution dans le fond que de gravité dans la forme, au progrès de cette science historique, qui, en tout ordre de faits, se défie des idées reçues et va droit aux sources les plus primitives, qui n’accueille aucun témoignage sans l’avoir scrupuleusement contrôlé, qui cherche, sous le merveilleux, l’action normale des lois naturelles, et qui ne met fin à ses investigations, que lorsqu’elle a réussi à montrer, dans les grandes conceptions philosophiques ou religieuses qui étonnent l’observateur superficiel, le produit logique et nécessaire du développement spontané de l’esprit humain.

Or, chez M. Zeller, ce sens toujours croissant de la critique historique a eu pour point de départ la dialectique hégélienne, et ce n’est point par un changement brusque, mais par un progrès régulier, que l’admirateur des grandes synthèses à priori est devenu un partisan à outrance de la méthode objective. Si donc on veut savoir par quel travail intérieur l’histoire critique a peu à peu émergé de l’hégélianisme, M. Zeller est, à cet égard, l’un des hommes dont les idées peuvent être étudiées avec le plus de fruit. C’est dans cette vue que nous allons rechercher les principes qui président à sa théorie de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire nous demander comment se sont formées dans son esprit les doctrines qu’il professe et met en pratique touchant l’objet, la méthode et la loi de cette partie de l’histoire.

II

Absorbée en quelque sorte dans la philosophie elle-même, l’histoire de la philosophie, chez Hegel et chez ses disciples immédiats, avait pour objet de montrer, sous la série en apparence contingente des systèmes, l’évolution nécessaire de la raison universelle. Identité intime de l’ordre chronologique des faits et de l’ordre logique des concepts : tel était le principe de cette conception de l’histoire ; et comme les concepts, pensait-on, sont connus plus immédiatement que les faits, la tâche de l’historien consistait uniquement à retrouver, dans les données de l’expérience, la réalisation sensible des synthèses à priori de la raison pure. L’histoire était ainsi l’expression vivante de la métaphysique.

M. Zeller en est arrivé à repousser nettement ces conclusions, pour ce qui est, soit de l’histoire en général, soit de l’histoire de la philosophie en particulier.

Et d’abord, dit-il[19], quant à l’histoire en général, il est impossible d’obtenir une définition de l’humanité tellement adéquate à son objet réel, qu’il puisse suffire de la développer logiquement pour obtenir la suite complète et exacte de tous les phénomènes historiques. Ensuite, l’objet qu’étudie l’historien n’est pas l’œuvre d’une cause nécessitée, mais de volontés libres individuelles, agissant avec une contingence effective. Si considérable que soit l’ensemble de phénomènes que l’on considère, cet ensemble retient nécessairement une part de la contingence inhérente à chaque détail ; et, admît-on que l’évolution humaine a un but nécessaire, on ne saurait contester que ce but peut être atteint par différentes voies.

En ce qui concerne spécialement l’histoire de la philosophie, la doctrine hégélienne soulève de nouvelles objections. Ramener, en effet, le contenu des systèmes à des catégories purement logiques, c’est les dépouiller de leur physionomie propre et les faire évanouir dans des concepts généraux. De plus, la logique spéculative va de l’abstrait au concret, tandis que le développement historique va du concret à l’abstrait. Enfin, l’ordre de succession est déterminé, en logique, par les rapports internes des concepts, en histoire par des motifs psychologiques, Là on doit raisonner à un point de vue universel, ici il faut raisonner au point de vue de l’auteur que l’on considère. Et ces objections spéculatives sont confirmées par l’expérience : car, en fait, il s’est trouvé impossible de faire concorder la réalité, sans la dénaturer, avec tel ou tel schème construit à priori.

Que si la doctrine hégélienne de la construction est mal fondée, ce n’est pas une raison pour en revenir, purement et simplement, à ce pragmatisme peu scientifique, qui ne voit dans les philosophies historiques qu’une série d’efforts individuels sans lien entre eux, et qui se borne à expliquer le détail par le détail, sans oser rechercher les lois et les raisons de l’ensemble. On ne peut en effet, soit comprendre, soit même établir les faits de détail, sans les rattacher aux touts dont ils font partie, de même qu’on ne peut déterminer l’authenticité et le sens d’un texte donné, sans examiner le contexte. Sans doute les faits philosophiques, comme tous les faits humains, sont autre chose que le produit pur et simple, et en quelque sorte le point d’intersection des lois générales : ils enferment un élément contingent ; mais en même temps ils ont entre eux une dépendance mutuelle, et aboutissent à la réalisation d’un ordre intelligible.

C’est donc simplifier artificiellement le problème, que de réduire l’objet de l’histoire de la philosophie, soit à une dialectique de concepts, soit à une juxtaposition de doctrines : il entre dans cet objet une part de nécessité et une part de contingence. Le problème réellement donné consiste à se rendre compte de la présence simultanée de ces deux éléments, en apparence contradictoires, et à en déterminer au juste la nature, la proportion et les rapports.

Ce problème n’est autre que celui de l’essence de la liberté humaine, et du rapport de cette liberté avec le hasard et la nécessité. M. Zeller l’a traité en détail dans son étude « sur la liberté de la volonté humaine, sur le mal et sur l’ordre moral du monde » (Theol. Jahrb. 1856, 1847) ; et aujourd’hui même il renvoie[20] à cette étude le lecteur désireux de connaître sa doctrine à cet égard.

La liberté, dit-il, peut être considérée sous trois aspects. Il y a d’abord la liberté métaphysique, qui est le pouvoir de se déterminer par soi-même, ensuite la liberté physique ou formelle, communément appelée libre arbitre, qui est le pouvoir d’agir d’une manière contingente, au sens propre du mot, enfin la liberté morale ou relative au contenu de la détermination, qui est la libre soumission de la volonté aux lois objectives. La seconde de ces trois libertés, la liberté formelle ou libre arbitre, est intermédiaire entre les deux autres. Elle a sa condition dans la liberté métaphysique, et sa fin dans la liberté morale.

On n’élève point d’objections importantes contre l’existence de la première et de la troisième. Un matérialisme excessif peut seul nier la spontanéité de la volonté ; et quiconque reconnaît l’existence d’un « devoir » admet que l’homme est moralement libre, dans la mesure où sa volonté est ce qu’elle doit être.

C’est sur la réalité du libre arbitre que se concentrent principalement les discussions. Agité jadis par les Stoïciens et les Péripatéticiens, ce problème a pris une grande importance dans l’église chrétienne. Il a été scruté par de nombreux philosophes modernes, par Kant, Schelling, Schleiermacher, Romang, Sigwart, Herbart, Hegel, Daub, Frauenstaedt, Vatke, J. Müller, Rothe, etc. Hegel est d’ordinaire considéré comme l’ayant résolu dans le sens déterministe. Son système, au fond, n’entraînait pas nécessairement cette conséquence ; mais le concept de la liberté y conservait un vague qu’il était nécessaire de dissiper.

Il s’agit proprement de savoir en quoi consiste la contingence ; si elle est possible ; enfin si la liberté implique le moment de la contingence, et en quel sens elle le peut impliquer.

Nous devons entendre par contingence, non, avec Hegel, une apparence illusoire, rentrant, en définitive, dans la nécessité, mais la propriété inhérente à l’acte volontaire de n’être déterminé entièrement, ni par les circonstances extérieures, ni par la nature interne ou les actes antérieurs de l’agent lui-même.

Ainsi définie, la contingence est-elle possible ?

Au point de vue logique, le contingent est l’objet immédiatement donné, indépendamment de ses rapports avec les autres objets. Mais une telle contingence n’est qu’une conception provisoire de l’esprit.

Au point de vue physique, le contingent est l’apparition, au sein d’une sphère naturelle donnée, d’un phénomène qui est déterminé, non par les lois immanentes à cette sphère, mais par l’intervention de lois propres à une autre sphère. Tel serait le cas d’un corps lourd qui s’élèverait dans l’air. C’est déjà en ce sens qu’Aristote, au fond, définissait le συμϐεϐηκός (Phys. II. 5 ; Met. V, 30). Ici encore la contingence n’est que relative. Elle s’évanouit, quand, du particulier, on passe au général et au tout.

Ce n’est que dans l’ordre psychologique que nous pouvons chercher le principe d’une contingence absolue. Mais le déterminisme de la nature ne nous ferme-t-il pas cette voie dès le début, ainsi que le soutient Romang[21] ?

Que devient la science, nous dit-on, si le hasard règne dans l’univers ? — Nous répondons que la Science a pour objet, non les faits particuliers, mais seulement les lois générales, et que la contingence dont il s’agit ne porte que sur les faits particuliers.

Que devient, ajoute-t-on, l’ordre du monde ; et qui nous répond que le désordre partiel introduit par l’homme n’aura pas un contrecoup sur l’ensemble ? — Mais la volonté humaine a, en tout cas, sa limite infranchissable dans les lois de la nature et de la matière elles-mêmes. L’homme, selon nous, ne peut créer ni matière, ni force. Il n’a d’action que sur le mode d’emploi de la matière et de la force préexistantes.

La contingence est donc possible. Mais est-elle réelle ? est-elle impliquée par la volonté ?

Une volonté est une subjectivité qui se détermine elle-même. L’acte de volonté, tel qu’il est représenté dans la conscience, comprend : 1o comme point de départ, une tendance déterminée ; 2o comme moment de transition, la réflexion du sujet sur lui-même en tant qu’essence générale distincte de toute opération particulière ; 3o comme résultat, une opération déterminée.

Or le déterminisme, qui fait de la volonté une force déterminée elle-même par sa nature propre, laisse inexpliqué le second moment ou moment de transition. Il ne peut montrer comment ce qui en réalité est nécessaire doit apparaître à la conscience comme contingent. Quand il dit que la conscience confond la spontanéité et le libre arbitre et substitue faussement le second à la première, il méconnaît l’expérience. L’affirmation que deux et deux font quatre nous apparaît comme spontanée, sans que, par là même, nous la jugions libre.

De plus le déterminisme altère, malgré qu’il en ait, les concepts moraux de mérite et de démérite : le bien et le mal ne se laissent ramener ni à l’être et au non-être (Spinoza), ni à l’ordre et au désordre (Stoïciens).

Ainsi la contingence est partie intégrante du concept de volonté.

Ce n’est pas tout. La contingence gît à la racine de l’âme humaine, dans l’acte même de conscience, dont elle est la condition indispensable.

La psychologie cartésienne ne se demandait pas comment la conscience jaillit de la vie corporelle. Elle posait d’avance, comme irréductibles entre elles, la chose pensante et la chose étendue. Mais c’était supposer la conscience au lieu de l’expliquer. C’était en outre se mettre dans l’impossibilité de comprendre l’union de l’âme et du corps, et compromettre l’immatérialité de l’âme, en la réduisant à l’état de chose corrélative de la chose corporelle. L’âme ne peut être une avec le corps et en même temps immatérielle, que si elle est l’entéléchie du corps, l’unité idéale de ses fonctions. Mais alors elle a, dans le corps, le substrat indispensable de son activité. S’il en est ainsi elle ne sera, comme être distinct, que ce qu’elle se fera elle-même. Veut-on maintenant que cette activité propre soit-elle même absolument déterminée : le fondement de cette détermination résidera nécessairement dans le corps ; et alors il faudra montrer comment un processus purement physique peut se changer en un processus mental. L’existence d’un libre arbitre, non pas apparent, mais réel, peut seule expliquer la naissance et le développement d’un sujet conscient au sein de l’objet nécessité et inconscient.

Il est démontré par là que l’on ne saurait imaginer une manifestation de l’esprit où le libre arbitre n’ait point quelque part. Le domaine du libre arbitre n’est pas, dans le monde intellectuel, un domaine spécial, en dehors duquel se déploient d’autres facultés, se suffisant d’ailleurs à elles-mêmes : c’est le seul champ où puisse, non-seulement se développer, mais encore se produire tout mode d’activité distinct des phénomènes purement matériels.

S’ensuit-il que la nécessité n’ait point de place dans le monde intellectuel, et que toute recherche de lois y soit illégitime ?

Il serait impossible de maintenir l’existence de la liberté et d’admettre en même temps celle de la nécessité, si l’on adoptait tel ou tel système dualiste, posant l’une et l’autre comme absolues, et établissant entre elles, non une pénétration intime, mais des rapports purement extérieurs. Le système du libre arbitre et de la providence ramenés à la double personnalité de l’homme et de Dieu se contredit lui-même, parce que la liberté actuelle de l’homme limite l’action divine, et que l’action infinie de Dieu supprime la liberté de l’homme. Quant au prédéterminisme kantien, il ne peut relier entre eux ces deux règnes de la liberté et de la nécessité, au sein desquels il a placé, comme garantie de radicale distinction, deux absolus contradictoires. Ce n’est que dans le système de l’immanence que l’on peut espérer de concilier entre elles la liberté et la nécessité :

Il est vrai que le panthéisme de Spinoza rejette le libre arbitre ; mais, s’il aboutit à cette conséquence, ce n’est pas en tant que panthéisme, c’est en tant que réalisme exclusif. « La faute, dit avec raison Schelling[22], n’est pas d’avoir dit que toutes les choses sont en Dieu, mais bien que ce sont des choses. L’erreur est dans ce concept abstrait de chose, appliqué à tous les êtres, et à la substance infinie elle-même. » Le Spinozisme n’est pas le type complet du panthéisme. En faisant de Dieu l’unité pure, exempte d’opposition, présente dans le monde par sa seule causalité, Spinoza est, en définitive, retombé dans le dualisme ; et c’est cet abandon du point de vue de l’immanence qui rend impossible, dans son système, le libre arbitre de la volonté finie.

« Admettez au contraire, dit Strauss[23], que Dieu est entièrement immanent au monde : alors il n’est réellement actif que dans le monde ; en d’autres termes, les êtres du monde sont actifs en lui… S’il existe un agent absolu situé en face de l’être fini et réellement autre à son égard, la condition de l’être fini ne peut être que l’absolue passivité. Mais si la différenciation en une infinité d’agents finis est la seule manière dont puisse se réaliser l’agent absolu, alors l’activité de cet agent doit se rencontrer dans les agents finis ; et cela, comme activité propre et individuelle, puisqu’en dehors de ces agents finis l’absolu n’a pas d’existence effective. » Ainsi apparaît comme possible la coexistence du libre arbitre et de la nécessité, considérés, il est vrai, non plus comme des essences absolues l’un et l’autre, mais comme des attributs relatifs d’un absolu commun. L’acte libre, dans le système de l’immanence, n’échappe point, en tant que libre, à la nécessité : il en implique une part ; et il ne s’évanouit pas moins si l’on retranche l’unité idéale qu’il est appelé à réaliser, que ne s’évanouit cette unité elle-même, si l’on retranche les individus où elle se réalise.

Quel est, maintenant, le mode d’action et de réaction de ces deux éléments ? Peut-on concevoir que la nécessité acquière assez d’empire pour déterminer l’existence de lois stables et générales ?

Tout acte libre a ses conditions dans l’existence d’une tendance interne et de circonstances externes ; et ces conditions constituent pour l’agent une enceinte déterminée qui a sans doute une certaine étendue, et au-dedans de laquelle il peut se mouvoir dans tel ou tel sens, mais qu’il ne saurait franchir sans perdre du même coup la faculté d’agir, sans s’exposer à s’anéantir lui-même. Or, chaque acte libre crée ou augmente une inclination de la volonté vers un certain objet ; et, à mesure que se forment ainsi des habitudes, les actions contraires, exigeant un effort de plus en plus pénible, deviennent, par là même, de moins en moins probables. L’inverse a lieu pour les actions conformes aux tendances préexistantes. En somme, le libre arbitre s’emploie d’ordinaire à choisir, en vertu de l’expérience acquise, le parti qui, dans les conditions où nous nous trouvons placés, est le plus conforme à la tendance prépondérante de notre nature. Quant à ceux de ses actes qui dérogent plus ou moins à cette loi, ils s’annulent sensiblement d’eux-mêmes par leur incohérence, et n’aboutissent à aucun résultat considérable. Et ce qui est vrai de l’individu l’est encore plus de la collection. « L’élément purement individuel de l’homme est périssable ; et il n’est donné à l’individu d’exercer une action étendue et durable, qu’autant que sa personnalité et son activité particulière se mettent au service de la tendance générale, et participent à l’œuvre commune[24]. » Ainsi, soit dans la vie individuelle, soit plus encore dans la vie collective de l’esprit humain, c’est une loi presque fatale, que le contingent pur et simple, relativement indépendant des conditions externes et internes, s’élimine de lui-même, pour laisser se former un processus spécial, distinct sans doute du processus physique, mais réglé, lui aussi, et de plus en plus nécessaire.

Ce processus intellectuel peut être objet de science, au sens précis du mot. La part de contingence qui s’y mêle invinciblement ne saurait décourager le rationaliste qui cherche, dans les choses, un enchaînement régulier. Car elle se retrouve, d’une manière générale, dans les objets de toutes les sciences. Nous ne raisonnons jamais que sur des probabilités ; et c’est de données particulières, dont chacune peut contenir une erreur, que nous tirons une loi d’ensemble certaine. La tâche de l’historien de la philosophie, comme de tout historien, est de « chercher, dans les produits contingents de la liberté, la trame de la nécessité historique[25]. »

M. Zeller, on le voit, revient, par un détour, à la doctrine de la nécessité ; et le libre arbitre, dont il admet l’existence réelle, devient partie intégrante de ce nouveau déterminisme. C’est par son action que naît et grandit ce monde intellectuel que nous voyons peu à peu émerger du monde physique ; et c’est par la sûreté croissante de cette action, que le monde intellectuel acquiert peu à peu la consistance et l’enchaînement d’un développement nécessaire.

M. Zeller repousse donc plutôt la forme que le fond du système de Hegel : lui aussi, en somme, il ne considérera les produits de l’initiative individuelle, que pour les résoudre en moments nécessaires d’une évolution d’ensemble, et il ne les appréciera que dans la mesure où ils se prêteront à cette réduction. Nous retrouverons ici le trait distinctif de l’esprit allemand, qui établit entre le tout et la partie un rapport de fin à moyen, et qui ne voit dans l’individuel, comme tel, qu’une négation et une forme provisoire de l’être. Ce n’est point par hasard qu’un traité du Serf Arbitre a été composé par celui qu’aujourd’hui encore l’Allemagne regarde comme la plus haute incarnation de son génie. Dans ce pays, pénétré d’esprit religieux, le libre arbitre, ou puissance de se soustraire à l’action divine, à la tendance universelle, à, l’infini, ne saurait exister pour lui-même. Si son existence est reconnue, le seul rôle qu’on lui puisse attribuer sera celui d’un moyen, ayant dans la réalisation d’un ordre nécessaire et immuable, dans la consommation de l’unité, dans le règne de Dieu, sa fin et sa raison d’être.

Le génie français, au contraire, lorsque avec Descartes il a pris conscience de lui-même, a embrassé d’abord la cause du libre arbitre, de cette perfection, dit notre philosophe[26], si ample et si étendue, que je ne puis concevoir comment, en Dieu même, elle serait plus grande, et que c’est elle principalement qui fait de moi l’image et la ressemblance du Créateur. Pour nous, le libre arbitre individuel est une fin en soi, un attribut qui mérite de se manifester et de subsister pour lui-même, et une puissance dont l’action est capable de rompre plus ou moins définitivement le fil de la continuité historique. L’esprit français est donc naturellement porté à faire aussi grande que possible la part du libre arbitre dans les choses humaines. L’écueil est, pour lui, de faire cette part trop grande, et par crainte du fatalisme historique, de ne plus voir, dans la série des faits intellectuels, que les libres conceptions d’esprits individuels, presque indépendants les uns des autres.

La vérité se trouve sans doute entre les deux systèmes, dans une doctrine qui affirme, en dépit des hésitations de l’entendement, que le libre arbitre et l’unité idéale sont, l’un comme l’autre, des fins en soi, ou plutôt que chacun de ces deux principes est moyen et fin par rapport à l’autre, et qui, par suite, tient, en théorie, la balance égale entre le but et l’agent, entre la continuité et la discontinuité, entre l’ensemble et l’individu, s’en remettant, sans aucun parti pris, à l’observation des faits pour déterminer la proportion du contingent et du nécessaire dans la succession des événements réels.

Ém. Boutroux.
(La fin prochainement.)


III

Si la réduction hégélienne de l’être à la pensée, des faits aux lois, du contingent au nécessaire, était légitime, l’histoire proprement dite et la philosophie de l’histoire se confondraient dans une dialectique à la fois formelle et réelle ; et la méthode historique coïnciderait exactement avec la méthode de construction logique. Repousser la réduction des faits aux lois au nom de la contingence effective qui réside dans les choses, c’est consacrer radicalement la distinction de l’histoire proprement dite, qui recherche et expose les faits sans se demander s’ils marchent à un but, et de la philosophie de l’histoire, qui cherche à démêler, à travers le désordre des faits, la formation d’un processus distinct, ayant ses lois propres, et acquérant une consistance et une direction de plus en plus déterminées. La méthode historique a dès lors des principes et des procédés propres, qui ne sont pas ceux de la méthode de synthèse philosophique. Elle est essentiellement objective et critique.

Quels sont les principes et les procédés de la méthode applicable à l’histoire de la philosophie proprement dite ?

D’une manière générale, comme l’objet à connaître renferme des éléments contingents et des éléments nécessaires, la méthode requise doit admettre une part d’observation et une part de raisonnement ; et comme, dans l’objet, le nécessaire et le contingent ne sont pas juxtaposés, mais intimement unis, et n’admettent que des changements de proportion, la méthode ne peut, en aucun cas, consister dans une observation toute dégagée du raisonnement, ou dans un raisonnement isolé de l’observation : elle implique, en toute circonstance, le concours et la pénétration mutuelle de ces deux procédés ; et c’est la simple prépondérance, non la présence exclusive de l’un ou de l’autre qui lui imprime son caractère général.

L’histoire proprement dite recherche : 1° les faits, 2° leurs rapports, en tant qu’ils peuvent s’induire immédiatement de l’examen des faits eux-mêmes. L’observation dominera naturellement dans la première recherche, le raisonnement dans la seconde.

I. En ce qui concerne la détermination des faits, le nœud du problème philosophique qui préside à la question de la méthode se trouve dans la théorie de la connaissance. Or, selon M. Zeller[27], c’est en suivant la trace de Kant que nous pourrons, à cet égard, trouver la vérité. Kant a posé le principe qu’il ne faut jamais perdre de vue, savoir que le sujet a nécessairement une part, et une part très-large dans la connaissance. Faut-il aller plus loin et soutenir, soit avec les successeurs de Kant, qu’il n’y a pas d’objet distinct de l’esprit, soit du moins, avec Kant lui-même, que l’objet est inconnaissable ? M. Zeller ne le pense pas ; et il indique de quelle manière on pour rait, sur ce point, rectifier la théorie de Kant. D’abord, on peut à priori se demander si, en vertu de l’unité nécessaire des choses, il n’est pas vraisemblable qu’il y a harmonie, proportion entre l’objet à connaître et les conditions subjectives de la connaissance, de telle sorte que les lois de notre esprit soient précisément telles qu’elles doivent être, pour nous procurer une vue exacte de la réalité. Ensuite, on peut, par voie de comparaison et d’expérimentation, faisant varier tour à tour l’objet et la source de la connaissance, éliminer peu à peu de nos représentations l’élément subjectif, et approcher ainsi, de plus en plus, de l’objectif pur. En tout cas, en histoire, il ne s’agit que d’un objectif relatif, il n’est point question d’une chose en soi supérieure au temps et à l’espace, et ainsi l’élimination de la part du sujet n’y soulève point le grave problème de l’idéalité des conditions de l’expérience.

L’application de ces principes à l’histoire constitue la première partie de la méthode critique, laquelle consiste à recueillir les témoignages, et à y poursuivre aussi loin que possible le départ de ce qui vient des témoins, et de ce qui vient des choses elles-mêmes.

La méthode critique, dans son application à la recherche des faits, comprend trois opérations, qui sont le rassemblement, la classification et l’explication des textes historiques.

1. Le rassemblement des textes doit d’abord être complet, c’est-à-dire embrasser la totalité des sources premières et dérivées relatives aux faits que l’on étudie. Le platonisme, par exemple, n’est pas tout entier dans les écrits de Platon ; Aristote, qui doit sa connaissance du platonisme à ses relations personnelles avec le maître, est un témoin qu’on ne saurait se dispenser de consulter[28]. La recherche des sources de la philosophie grecque doit s’étendre aux historiens, aux poètes, aux compilateurs, et se poursuivre, dans le temps et l’espace, aussi loin qu’ont pu aller la transmission des textes et la tradition orale.

Vient ensuite la question capitale de l’authenticité, laquelle consiste à rapporter les textes à leur véritable auteur.

L’authenticité s’établit par deux genres de preuves, les preuves internes et les preuves externes. Or celles-ci, dans lesquelles intervient beaucoup moins la façon de voir de l’historien lui-même, doivent toujours passer avant celles-là[29].

Par exemple, en ce qui concerne les œuvres de Platon, le premier point est évidemment de déterminer, à travers la diversité des ouvrages qui lui sont attribués, ceux qui peuvent servir de type, ou d’unité de mesure ; et cette détermination serait arbitraire, si elle ne reposait sur des preuves externes. C’est Aristote qui nous apprendra tout d’abord à prendre pour types la République, le Timée, le Phédon et les Lois. Nous y joindrons ensuite des dialogues non mentionnés par Aristote, mais contenant des passages qu’il cite comme étant de Platon.

Quant à l’examen des preuves internes, il est très-délicat. S’il est évidemment trop commode de n’attacher qu’une médiocre importance aux différences de forme et de fond que présentent les ouvrages attribués à un même auteur, sous prétexte que l’auteur avait sa logique à lui, non la nôtre, il ne faut pas non plus imposer à un auteur une unité exagérée de doctrine et de ton. Ainsi[30] Grote va trop loin lorsqu’il admet que Platon ne songeait pas à mettre ses dialogues en harmonie les uns avec les autres, et qu’il se souciait peu de tomber, en un même dialogue, dans les contradictions les plus manifestes. Mais, d’un autre côté, Ueberweg et Schaarschmidt attachent trop d’importance à des particularités telles que le manque de vie dramatique dans le Philèbe ou le développement antinomique du concept dans le Parménide. Il se trouve des choses bien plus singulières dans le Timée ou les Lois, comparés à la République. Il s’agit donc d’apprécier les divergences que présentent les ouvrages contestés lorsqu’on les compare aux ouvrages non contestés, et de voir si elles dépassent les divergences que présentent déjà entre eux les ouvrages non contestés.

Reste la question de la valeur des textes. Les sources, en effet, sont plus ou moins immédiates ; et, à mesure qu’elles s’éloignent de l’auteur auquel elles se rapportent, il y a plus de chance pour qu’elles soient mêlées d’éléments étrangers. Il faut donc remonter autant que possible des témoins récents aux témoins anciens, demander à chaque auteur de qui il tient son renseignement, et travailler à éliminer, de chaque témoignage, la part du témoin lui-même, pour dégager, dans toute son intégrité, la part des documents dont il se sert. Ainsi, il existe sur Anaximandre un texte de Simplicius[31], d’après lequel celui-ci ferait sortir les choses de l’infini par voie de séparation (διαϰρίσει), et serait déjà, de la sorte, un véritable mécaniste. D’où vient ce témoignage ? Simplicius semble citer Théophraste : ce qui donnerait beaucoup de poids à son assertion. Or, Théophraste, dans un passage textuellement cité par Simplicius lui-même, attribue à Anaximandre la doctrine d’une substance unique sans qualités déterminées (μία φύσις ἀτρισόος). On ne peut donc invoquer son autorité à l’appui du passage où il est question de séparation des substances. C’est là une assertion qui appartient en propre à Simplicius. Reste à savoir dans quelle mesure Simplicius connaissait par lui-même la doctrine d’Anaximandre. Or, on démontre avec évidence qu’il n’en avait qu’une connaissance indirecte et inexacte. Son assertion est donc sans valeur[32].

Souvent il arrive que le témoin établit un rapport entre deux doctrines. Il faut alors examiner si c’est en reproduisant les vues des auteurs eux-mêmes, ou en raisonnant pour son propre compte qu’il fait ce rapprochement. Ainsi Aristote, comme Théophraste, rapproche Anaxagore d’Anaximandre ; mais il entend dire par là que, selon lui, la doctrine d’Anaxagore, poussée à ses dernières conséquences, viendrait rejoindre celle d’Anaximandre[33].

On peut citer, comme type de discussions relatives à l’authenticité, l’examen auquel M. Zeller soumet l’ouvrage attribué à Aristote sous le nom de Περὶ Μελίσσου, Ξενοφάνους καὶ Γοργίου[34]. Procédant par élimination, M. Zeller montre que le premier chapitre ne peut traiter ni de Xénophane, ni de Zénon, mais qu’il traite certainement de Mélissus, comme le prouvent et les déclarations de l’écrivain lui-même, et les doctrines qu’il expose ; que le second traite, non de Zénon, dont il dénaturerait la doctrine, mais de Xénophane, et le troisième de Gorgias ; que ce traité ne peut être, ni d’Aristote, dont il contredit gravement certains témoignages, ni de Théophraste, à qui il n’a été attribué qu’en vertu d’une fausse interprétation d’un texte de Simplicius ; mais que, d’après une indication importante de Diogène, et d’après le contenu même de l’ouvrage, il émane vraisemblablement d’un péripatéticien. Enfin, distinguant les trois parties de cet ouvrage au point de vue de la valeur historique, M. Zeller établit que la première et la troisième, conformes aux autres sources relatives aux mêmes doctrines, sont dignes de confiance, mais que la seconde, qui renferme des méprises manifestes, ne peut, à elle seule, constituer une autorité[35].

2. Les textes une fois rassemblés, il faut procéder à leur classement. À cet égard, on doit se défier des classifications que peuvent proposer certains témoins même considérables, en se plaçant à des points de vue dogmatiques qui leur sont propres. Ainsi Aristote[36], dans le premier livre de sa Métaphysique, donne une classification des anciens philosophes fondée sur sa propre distinction des quatre espèces de causes. Cette classification ne nous fait connaître que le rapport qui existe, selon Aristote, entre ces philosophies et la sienne propre.

Il faut demander le principe de la classification, avant tout, aux auteurs eux-mêmes. Par exemple, en ce qui concerne Parménide, la division de son περὶ φύσεως en τὰ πρὸς τὴν ἀληθείην et τὰ πρὸς δόξαν indique expressément la manière dont doivent être classés les textes qui se rapportent à sa doctrine.

À défaut d’indications suffisantes données par les auteurs eux-mêmes, on doit consulter les témoins les plus rapprochés de ces auteurs, et les plus capables d’entrer dans leur pensée et de se placer à leur point de vue. Ainsi, d’une manière générale, et sauf les réserves nécessaires, Aristote est bien meilleur juge que les modernes des termes dans lesquels étaient, à l’origine, posés les problèmes philosophiques, et de la marche que suivait alors l’esprit humain. Ce qu’il nous dit de la prépondérance de la question de la cause matérielle chez les premiers philosophes doit nous déterminer à placer, dans l’exposition de leurs doctrines, les idées relatives à la cause matérielle avant les idées relatives à la cause motrice.

Enfin, à défaut de témoignages des auteurs ou de leurs historiens, ou en présence de témoignages contradictoires, il faut considérer l’ensemble des systèmes eux-mêmes et en déterminer avec précision le centre de gravité. Les diverses parties devront se mouvoir autour de ce point essentiel. Ainsi, les sources relatives au stoïcisme se contredisent en ce qui concerne le rapport de la physique et de la morale dans ce système. Or, le développement et l’originalité beaucoup plus considérables de la partie morale montrent que la physique, aussi bien que la logique, ne devait jouer à son égard que le rôle d’auxiliaire et d’introductrice. On fera donc de ces deux parties l’introduction à la morale.

3. Au classement des textes succède enfin leur interprétation. Ici l’élimination de l’élément subjectif repose tout d’abord sur l’examen de la langue du témoin. Les difficultés, à cet égard, sont extrêmes. Souvent, tel mot qui, dans la langue de l’auteur, avait un sens vague a, chez le témoin, un sens plus déterminé. Ainsi, quel que soit le mot dont s’est servi Thalès pour marquer le rôle de l’eau dans l’univers, ce ne pouvait être une de ces expressions aristotéliciennes qui distinguent nettement la cause matérielle des autres causes ; c’était un mot assez vague qui, tout en désignant la permanence substantielle, n’excluait pas une faculté interne de changement ; c’était un terme conforme à l’esprit général de l’hylozoïsme.

Il arrive aussi que le témoin, se replaçant à son tour dans le temps dont il parle, élargit lui-même le sens de ses expressions, et use de cette métonymie qui consiste à prendre l’espèce pour le genre. Ainsi[37] lorsque Aristote dit qu’Anaximandre fait ἐϰ τοῦ ἑνὸς ἐνούσας τὰς ἐϰϰρίνεσθαι ἐναντίοτητας, il n’a nullement l’intention de présenter Anaximandre comme un mécaniste, professant que les contraires sortent de la matière primitive par voie de séparation ; car il se sert ailleurs (de Cœlo, III, 3, 302) du même mot ἐϰϰρίνεσθαι pour désigner le simple passage de la puissance à l’acte, lequel est l’explication dynamiste du changement. Ainsi, même en tenant compte de ce texte d’Aristote, il reste possible d’admettre qu’Anaximandre représente un moment où le mécanisme et le dynamisme ne sont pas encore distingués. La méthode positive d’interprétation consiste à considérer avant tout l’idée maîtresse de l’auteur, et à interpréter, à cette lumière, les parties dérivées et les détails.

Ainsi veut-on savoir en quel sens Thalès a pu dire que l’univers est vivant et plein de dieux[38]. Il faut considérer l’idée qu’il se fait du premier principe. Or, il n’y a que les causes matérielles qu’il ait songé à ramener à l’unité. Il ne soumet pas encore les causes motrices à la même réduction. Il n’est donc pas vraisemblable qu’il ait eu l’idée d’une âme du monde, à la manière stoïcienne. Il a simplement personnifié les forces de la nature par analogie avec l’âme humaine.

Il faut ensuite considérer le degré d’éducation philosophique de l’auteur. On ne peut attribuer à un philosophe une doctrine qui suppose des distinctions encore inconnues à son époque. Ainsi les premiers philosophes ne distinguent pas les causes comme Aristote. Les anciens ne distinguent pas le subjectif et l’objectif comme les modernes postérieurs à Kant. — Anaximandre[39] n’a pu être mécaniste. Car le mécanisme suppose : 1° l’idée de l’immutabilité appliquée, non-seulement à la substance, mais encore aux qualités : idée dont l’origine est universellement rapportée aux Éléates ; 2° l’idée d’une cause motrice distincte de la cause matérielle, idée qui ne commence à apparaître que chez Empédocle, Anaxagore et Démocrite, dans les doctrines de l’Amour et de la Haine, du νοῦς et du Vide. — Les Pythagoriciens ne peuvent dire si pour eux le nombre est cause matérielle ou formelle des choses, cette distinction n’existant pas dans leur esprit. Quand Parménide[40] dit : τωυτὸν δ’ ἐστι νοεῖν τε ϰαὶ οὗνεϰέν ἐστι νόημα, il n’entend pas ramener l’être à la pensée, ce qui serait une doctrine kantienne, mais bien plutôt la pensée à l’être, ce qui est conforme à l’objectivisme antique. Aussi Aristote (Met. IV, 5. 1010, a ; de Cœlo, III, 4. 298, b.) range-t-il Parménide parmi ceux qui n’ont admis d’autre réalité que celle des choses sensibles (τὰ δ’ ὄντα ὑπέλαϐον εἶναι τὰ αἰσθητὰ μόνον).

II. La seconde partie de la méthode est celle qui a pour objet la détermination des rapports ou liaisons causales, qui existent entre les faits.

À cette partie de la méthode préside la seconde face de la théorie kantienne de la connaissance, celle qu’ont vainement tenté de supprimer les successeurs idéalistes de Kant, et qui montre, à côté de la part nécessaire du sujet, celle de l’objet, dans tout fait intellectuel donné[41]. L’intuition et le concept ne sont pas, comme le pensent les éclectiques, deux faits intellectuels isolés se suffisant respectivement à eux-mêmes, et combinés artificiellement par l’esprit. Un concept sans intuition est une forme vide ; et, de plus, il n’y a pas d’autres intuitions que les intuitions expérimentales ; soumises aux conditions d’espace et de temps.

Ce n’est pas tout, et il faut ici modifier la théorie de Kant touchant la nature de l’objet.

Si la partie empirique de la méthode critique consiste à éliminer la part du sujet dans la connaissance des faits, la partie rationnelle de cette même méthode consiste à se rendre compte des lois suivant lesquelles s’est créé et développé le processus spécial qui constitue l’objet proposé. Or ces lois ne viennent pas de l’esprit qui connaît, mais de la spontanéité des choses elles-mêmes, laquelle commence par un mode d’action contingent pour aboutir à un mode d’action nécessaire. Il faut donc se garder d’imposer aux résultats de l’observation les lois du sujet connaissant, si l’on veut saisir l’évolution des faits dans sa réalité historique : il faut au contraire chercher, dans les faits eux-mêmes, les éléments qui sont devenus des centres d’attraction et ont donné naissance à des systèmes harmonieux et durables. C’est du sein d’une contingence réelle qu’il faut voir émerger la nécessité. Il y a plus : c’est dans l’activité contingente elle-même qu’il faut voir l’artisan de cette nécessité. Ainsi la marche du développement historique vers la construction dialectique est celle d’une courbe vers l’asymptote, et plus on remonte aux origines, plus l’histoire, cherchant en quelque sorte sa voie, répugne à cette ligne droite que voudrait lui imposer la pensée pure.

L’application de ces principes à la méthode historique se résume dans le précepte de raisonner toujours au point de vue des auteurs eux-mêmes, et de ne tenir aucune loi logique pour si générale qu’elle n’ait pu être violée par quelque philosophe. C’est surtout quand il s’agit des tentatives les plus antiques et des premières expériences de la pensée humaine, de ces périodes où la logique commençait à peine à prendre corps dans quelques tendances mal définies et peu profondes, qu’il est indispensable d’oublier les habitudes intellectuelles de l’esprit moderne, facultés désormais innées, et fondues avec les dispositions les plus primitives de l’âme humaine.

La partie rationnelle de la méthode historique consiste à chercher 1° la liaison interne de chaque système donnée (der innere menhang), 2° les rapports de ce système avec les autres (die geschichtliche Stellung). M. Zeller fait suivre l’exposition de chaque système d’un paragraphe où ces deux points sont spécialement traités.

1. La recherche de l’organisation interne d’un système consiste à en déterminer l’idée directrice et à mettre en évidence le rapport de cette idée avec les diverses parties du système. Et il ne s’agit pas ici de l’idée à laquelle, d’une manière abstraite, peuvent se relier le plus rigoureusement les divers éléments que nous fournissent les textes, mais de celle qui, dans l’esprit même des auteurs, a imprimé le mouvement à l’ensemble.

Le caractère général d’un système est avant tout donné par les termes mêmes dans lesquels s’y trouve posé le problème philosophique. Vient ensuite la méthode suivie, laquelle est le résultat du libre choix qu’a fait l’auteur, parmi les méthodes plus ou moins nombreuses qui étaient de nature à fournir la solution. Ce choix, à son tour, est soumis à l’influence de deux sortes de motifs : les uns psychologiques, tirés de la personne du philosophe et des conditions intellectuelles et morales parmi lesquelles il s’est formé, les autres logiques, tirés des expériences faites antérieurement pour résoudre la question proposée, et de l’insuffisance constatée de telle ou telle méthode possible. Viennent enfin les résultats obtenus, lesquels sont la conséquence plus ou moins rigoureuse de la question posée et de la méthode adoptée.

Par exemple, le stoïcisme[42] est né de l’invention du problème suivant : « fonder la vertu sur la science ». La méthode qu’il adopte consiste à mettre la logique et la physique au service de la morale, en prenant constamment celle-ci pour fin dans les recherches théoriques, et en ayant constamment égard aux résultats des recherches théoriques dans la détermination de la vérité pratique. Les résultats sont, par là même, d’une manière générale, une synthèse de la théorie et de la pratique, de la réalité physique et du bien moral, synthèse qui va jusqu’à l’identification panthéistique ; et, en ce qui concerne spécialement la morale, un effort pour unifier la nature et la raison, la valeur du tout et la valeur de la personne, le bien en général et le bien moral proprement dit : cet effort est, à plus d’un titre, fécond et fructueux, mais rencontre de plus en plus d’obstacles, à mesure que les deux termes sont mieux définis, et aboutit à la formation de deux courants distincts, dont l’un va vers la nature, l’autre vers la raison, l’un vers le cosmopolitisme, l’autre vers pendance personnelle, l’un vers l’union de la vertu et des autres biens naturels, l’autre vers l’apothéose de la vertu réduite à elle-même.

Chaque grand système a d’ordinaire ainsi une idée directrice et une loi interne d’évolution. Il faut pourtant se garder d’y chercher une conséquence qui ne soit jamais en défaut. On ne peut à priori imposer à un philosophe même les idées qui semblent se déduire immédiatement de ses propres principes. Il arrive parfois que l’auteur n’a pas rapproché deux ordres d’idées qui nous paraissent connexes, et ne s’est pas soucié d’appliquer à celui-ci les principes qu’il professe dans celui-là. Ainsi Xénophane admet l’unité de l’être universel, et considère l’éternité du monde comme immédiatement donnée avec l’éternité même de Dieu, lequel est, selon lui, cause immanente du monde. Il n’en faut pas conclure, avec certains écrivains postérieurs[43], qu’il a déjà, comme Parménide, nié expressément tout changement et tout mouvement dans le monde. Cette conséquence lui échappe. Il a une doctrine physique spéciale, et ne dit nullement, comme son successeur, qu’elle ne se rapporte qu’à l’illusion.

Le Pythagorisme[44] nous offre des doctrines remarquables sur la vie morale et sur les principes des choses. Il nous semble impossible que ces doctrines ne réagissent point les unes sur les autres. L’examen des sources historiques prouve cependant la vérité de cette proposition d’Aristote (Met. I, 8. 989, b), que les Pythagoriciens étaient entièrement adonnés à la philosophie de la nature. Leur morale est presque sans lien avec leur physique ; elle a son origine dans des motifs religieux, et consiste en croyances bien plus qu’en doctrines scientifiques. Quant à leur physique, elle rentre, comme le montre Aristote (Met. I, 8. 989 b), dans l’ensemble des recherches de la première période sur les principes du monde sensible, considéré comme la seule réalité ; elle a un caractère tout mathématique.

2. Reste à déterminer le rapport d’un système donné avec les autres systèmes, c’est-à-dire sa place historique. Les grandes divisions de l’histoire de la philosophie ne sont nullement laissées au caprice de l’historien : elles reposent sur des rapports objectifs d’identité générique et de différences spécifiques.

L’identité générique consiste dans le fonds de principes communs inconsciemment admis par une série de philosophes, et préexistant, comme des idées innées, à leurs recherches conscientes. Ces postulats (Voraussetzungen), considérés comme des vérités premières et impliqués instinctivement dans l’acte de la pensée lui-même, déterminent nécessairement l’objet et la direction générale du travail réfléchi. Une nouvelle période commence lorsque les résultats de la réflexion amènent l’esprit à se replier sur lui-même et à porter son examen sur sa nature propre, lorsque sont soumises à la critique d’une faculté plus liante des formes intellectuelles que jusqu’alors le sujet connaissant ne distinguait pas de lui-même.

Les postulats inconscients se manifestent avant tout dans la manière dont est déterminé par les différents penseurs l’objet de la philosophie, c’est-à-dire dans la nature des problèmes qui tiennent pour eux le premier rang. Toute question, en effet, implique certains postulats qui en sont les conditions préalables. Par exemple, la question de savoir quelle est la substance des choses implique la croyance que l’esprit peut connaître la substance des choses, de même que la question de savoir comment et dans quelle mesure nous connaissons les choses, implique l’incertitude de l’esprit sur sa capacité de tout connaître.

Une même période se continue tant que le problème philosophique est posé dans les mêmes termes ; et une nouvelle période s’annonce, lorsque la pensée philosophique, mise en suspicion par les résultats mêmes de son travail sur la légitimité des questions qu’elle avait posées, en vient à modifier plus ou moins profondément la nature de ces questions, et à assigner à ses recherches un nouvel objet. Ainsi[45] la philosophie antique, dont le postulat est l’harmonie de la nature et de la pensée, de l’objet et du sujet, cherche les principes des choses elles-mêmes ; la philosophie moderne, dont le point de départ est l’opposition chrétienne de la matière et de l’esprit, cherche avant tout les principes de la connaissance et de l’activité subjective, et ensuite les moyens de réconcilier cette réalité intérieure avec le monde externe ou la nature.

Identifiant instinctivement l’être avec le sensible, les premiers philosophes se demandent : Quels sont les principes du monde sensible ? Avec Socrate, l’esprit acquiert la notion claire d’un monde intelligible supérieur au monde des sens, et se demande : quels sont les principes du monde intelligible, et quel rapport existe-t-il entre les deux mondes ? Enfin, après Aristote, l’esprit prend nettement conscience de sa réalité subjective, c’est-à-dire de l’existence d’un monde moral proprement dit, et se demande : quels sont les principes du monde moral, et quel est le rapport qui unit le monde moral aux mondes physique et intelligible ? Philosophie objective, tour à tour physique, logique et morale : tel est le cadre de la philosophie grecque et de ses grandes périodes.

Les différences qui séparent les systèmes tiennent d’une manière générale à l’effort que fait l’esprit humain pour se frayer des voies nouvelles, quand il a constaté que les voies battues ne mènent pas au but qu’il poursuit. Elles consistent dans des rapports de dérivation, d’opposition et de combinaison.

Ainsi[46], Parménide est lié à Xénophane par un rapport de dérivation. Il développe le principe du maître d’une manière plus conséquente et plus complète, éliminant les éléments étrangers et donnant à la doctrine une homogénéité rigoureuse. Xénophane avait affirmé l’unité de l’être sans la démontrer et sans en déduire la négation du multiple et du changeant. Parménide fonde l’unité de l’être sur sa nature, sur cette propriété qu’il a d’être le même en toutes choses ; et, soutenant que l’être seul peut être exprimé et pensé, il en conclut que le non-être, c’est-à-dire le multiple et le changeant n’existe absolument pas.

La doctrine extrême à laquelle il aboutit détermine une réaction représentée par Héraclite qui est ainsi, à l’égard de Parménide, dans un rapport d’opposition[47]. Héraclite, voulant avant tout assurer la réalité du changement, en fait la loi essentielle et primordiale de l’être.

Enfin la philosophie d’Empédocle, comparée à celles d’Héraclite et de Parménide, nous offre l’exemple d’un rapport de combinaison. Héraclite a déterminé une évolution dans la philosophie physique en substituant au problème de la matière universelle celui du changement. D’un autre côté, Parménide a montré que l’être proprement dit ne change pas. Empédocle s’efforce de répondre à la question posée par Héraclite en évitant les objections d’un Zenon d’Elée, disciple de Parménide. Il imagine donc une philosophie mécaniste expliquant le mouvement par le rapprochement et la séparation pure et simple de substances qualitativement immuables.

3. Cette recherche des liens qui unissent les systèmes les uns aux autres doit d’ailleurs être exempte de parti pris, et s’arrêter, s’il le faut, devant la situation plus ou moins isolée que peut avoir eue un homme ou une école. Parmi les tentatives de l’esprit humain, il en est qui ne viennent pas à leur heure, qui sont en opposition tranchée avec l’ensemble au milieu duquel elles se produisent, et qui, par là même, restent provisoirement ou définitivement sans influence sérieuse. L’historien doit constater ce phénomène, et y voir simplement la part du contingent dans les œuvres de l’esprit humain. Ainsi le Cynisme[48], malgré les liens étroits qui le rattachent à Socrate, professe pour la nature et la science un dédain qui tranche avec la direction générale de la pensée philosophique à cette époque, et il anticipe par là, avec une hardiesse téméraire, sur le stoïcisme et même sur le christianisme.

Tels sont les principaux procédés de la méthode historique en philosophie, selon M. E. Zeller. Ils ont ce caractère commun, d’être tous rigoureusement scientifiques. L’auteur se propose avant tout de dégager le fait historique de toutes les altérations et additions qu’y ont apportées les témoins. Arrivé au fait lui-même, c’est-à-dire à la propre doctrine du philosophe, il se demande quelle est précisément l’idée scientifique qui en fait le fond ; il en détermine exactement le contenu intellectuel (Gehalt) ; il en résume avec profondeur le caractère en une formule brève et compréhensive, qui fait voir nettement la place du système dans l’ensemble du développement historique[49].

Quelle est, dès lors, l’impression que laisse la lecture de l’ouvrage de M. Zeller ?

L’esprit voit avec un plein contentement toutes les assertions de l’auteur, même les moins importantes, rigoureusement appuyées sur des textes valables. Il est frappé de la scrupuleuse impartialité du critique, et il se plaît à le suivre dans cette sphère des faits et des idées abstraites d’où l’imagination est bannie, et où les seuls arguments reçus sont ceux qui s’adressent à la raison pure. Il éprouve, en un mot, une impression de clarté, de précision, de rigueur vraiment scientifiques.

Et pourtant, à mesure qu’il avance dans la lecture de l’ouvrage, il ne peut se défendre d’un étonnement et du sentiment d’une lacune. Quand nous lisons les œuvres des philosophes eux-mêmes, par exemple les dialogues de Platon, nous ne restons pas indifférents aux doctrines qui s’y trouvent exposées. À travers la diversité du langage et de la méthode, nous ne tendons pas à reconnaître, chez ces antiques penseurs, un grand nombre d’idées et de raisonnements, que nous avions plus ou moins nettement conçus pour notre propre compte. Nous sentons qu’il y a quelque chose d’éternel dans les créations des grands génies philosophiques, et qu’elles ont leur origine, non-seulement dans les idées du temps, mais encore dans quelqu’une des tendances constitutives et permanentes de l’esprit humain lui-même. Aussi arrive-t-il d’ordinaire que nous nous sentons attirés vers tel philosophe plutôt que vers tel autre ; et il est visible que M. Zeller lui-même, malgré l’effort qu’il fait pour nous montrer qu’en somme Platon et Aristote sont placés sur le même terrain tout antique et que la différence qui les sépare est petite[50], penche plutôt du côté d’Aristote que du côté de Platon. Un humoriste profond[51] a été jusqu’à dire que Platon et Aristote ne représentent pas seulement les deux systèmes, mais encore les deux types humains qui, de temps immémorial, sous tous les costumes, se sont combattus l’un l’autre.

Or, la lecture de l’œuvre de Zeller nous laisse absolument impassibles. Nous nous sentons étrangers à ces faits qui se déroulent devant nous. Ce n’est point notre propre histoire, c’est l’histoire d’un monde entièrement disparu. Les différences qui séparent le passé du présent ont été mises en relief au point de dissimuler les ressemblances. Nul, ayant étudié dans Zeller les systèmes d’Héraclite, de Démocrite, de Platon, d’Aristote, des Stoïciens, n’aura l’idée de se faire leur disciple. Il y a plus : l’exposition de ces grands systèmes, dans l’œuvre de Zeller, n’inspire guère plus d’admiration que celle des systèmes secondaires. Ils sont plus étendus, offrent matière à un plus grand nombre de discussions, mais se réduisent, comme les autres, à une collection de formules abstraites. Il y a donc une disproportion entre les œuvres mêmes des philosophes et le tableau qui nous en est présenté, entre l’original et le portrait. L’auteur s’est interdit de ressusciter son modèle par l’art, en même temps qu’il l’analysait par la science. Il estime qu’essayer de reproduire cet élément mystérieux qu’on nomme la vie, ce serait précisément sacrifier la réalité objective, la précision et la clarté que l’historien a mission de poursuivre. Les érudits de profession, et en particulier les érudits allemands, voient dans la rigueur même de cette méthode le mérite singulier de M. Zeller. Le littérateur français, sans trop réussir à justifier son sentiment, persiste à trouver étrange que l’exposition des grands systèmes de métaphysique et de morale le laisse aussi froid qu’un traité d’histoire naturelle.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas la tâche même de la science d’isoler le fond objectif des choses, de la surface par laquelle elles sont en rapport avec nous et affectent notre sensibilité ? Les sciences physi-ques, par exemple, n’ont-elles pas pour objet de dépouiller la nature de tous ses éléments poétiques pour en mettre à nu les principes accessibles à la seule raison ?

Il est vrai que l’attrait exercé sur nous par la nature n’est pas de son essence, et qu’on peut distraire des choses matérielles l’élément esthétique, sans leur faire subir de diminution. Mais en est-il de même des conceptions philosophiques ; et le côté par où elles s’adressent au cœur et à la volonté, est-il, par rapport au côté qui regarde l’intelligence, tout extérieur et adventice ? Est-il certain que cet élément esthétique et moral ne soit qu’un résultat des principes intelligibles et reste sans influence sur ces principes eux-mêmes ? Platon persuade-t-il parce qu’il raisonne, ou raisonne-t-il parce qu’il veut persuader ? S’il se trouvait que la philosophie fût, de la sorte, affaire de volonté en même temps que d’intelligence, que l’esprit humain fût un objet assimilable aux objets matériels, que sa liberté fût présente dans ses œuvres et en constituât plus ou moins le secret ressort, on n’aurait pas le droit de séparer, dans l’histoire philosophique, le produit intelligible d’avec l’agent volontaire, comme, en histoire naturelle, on isole l’œuvre morte de la spontanéité désormais figée qui lui a donné l’être, du sens esthétique de l’homme ou qui évoque artificiellement cette spontanéité, et lui prête, pour un moment, une existence idéale.

L’examen des idées de M. Zeller sur les résultats généraux et la loi de l’histoire de la philosophie pourra peut-être contribuer à éclaircir cette question.

IV

Les faits philosophiques n’ont pas reçu tous les modes d’explication dont ils sont susceptibles quand on les a rattachés, soit à des faits physiques, soit à des faits moraux, comme à leur cause efficiente. Ils ne demeurent pas, en effet, à l’état de rencontres heureuses mais passagères, résultant accidentellement du jeu de forces inférieures. Ils sont, dès le début, déterminés par l’intervention d’un principe spécial, lequel, par son action même, acquiert une réalité de plus en plus effective et distincte, une loi de plus en plus déterminée et nécessaire. L’observateur voit ainsi émerger du monde intellectuel un processus philosophique proprement dit, qui a sans doute, dans les processus psychologique et physique, son point d’appui indispensable, mais qui tend, de plus en plus nettement et sûrement, à un but vers lequel n’étaient pas dirigés les processus inférieurs. Ce but, c’est précisément cette forme de la pensée qu’on nomme la vérité philosophique.

Ainsi les faits philosophiques n’ont pas seulement un rapport avec leurs conditions d’existence, ils en soutiennent un autre avec leur cause finale ; et ainsi l’histoire de la philosophie considérée dans son ensemble, ou même une portion importante de cette histoire, comme la philosophie grecque, a en elle-même un sens et une loi de développement, qu’il convient de rechercher.

On peut distinguer à cet égard le point de départ, la loi d’évolution et le point d’arrivée.

1. Les considérations théoriques qui président à la détermination du point de départ doivent être cherchées dans la théorie de l’erreur. Quelles sont, sur les premières démarches de la pensée et les origines de l’erreur, les idées de M. Zeller, c’est ce qu’on peut déduire de sa dissertation sur l’origine du mal moral[52]. Car il dit lui-même[53] que l’erreur est l’analogue intellectuel du péché. La doctrine de M. Zeller, sur ce point, est tout hégélienne, quant à l’esprit général. On peut, en ce qui concerne les débuts de la philosophie, la résumer ainsi.

Le principe supérieur dont l’apparition détermine la naissance du processus philosophique est l’instinct philosophique lui-même, sous sa forme la plus indéterminée. Or, si l’on analyse l’instinct philosophique[54], on trouve qu’il a pour objet : 1° une activité purement théorique ; 2° une véritable science, c’est-à-dire une pensée méthodique, consciemment dirigée vers la connaissance des choses considérées dans leurs rapports ; 3° la représentation de l’ensemble des choses en tant que formant un tout.

Ce principe est essentiellement un, puisqu’il tend à tout ramener à l’unité. Il n’est pas susceptible de plus ou de moins, il ne peut être scindé. Il est, pour la conscience, présent ou absent. Or, lorsqu’il s’éveille dans l’esprit et s’exerce pour la première fois, quel est le contenu qu’il y rencontre ?

L’esprit n’a d’autre faculté intuitive que les sens, dont l’exercice est contingent, et le domaine limité. À. l’origine surtout, les acquisitions expérimentales de l’intelligence sont très-fortuites et restreintes. Elles se bornent aux notions relatives à la vie pratique, au-dessus de laquelle l’esprit ne songe précisément à s’élever que le jour où commence en lui le travail philosophique. Quel sera dès lors le parti que prendra la pensée à ce moment nouveau de son développement ?

Elle ne peut savoir que ses connaissances positives sont restreintes et ne représentent que des lois de détail. Car elle n’a pas une représentation de l’ensemble à laquelle elle puisse comparer ses représentations partielles. D’autre part, l’idée philosophique est une simple forme, qui appelle une matière, mais ne peut s’en créer une par elle-même. La pensée commencera donc par appliquer cette forme nouvelle à la seule matière dont elle dispose, c’est-à-dire à ses connaissances expérimentales actuelles, sans se douter de l’immense disproportion qui existe entre ces deux termes. Elle affirmera sans scrupule que la partie est le tout, que le contingent est le nécessaire. C’est l’apparition de l’erreur, laquelle, en ce sens, naît inévitablement de l’idée du vrai en soi, comme le péché naît de la conscience du bien et du mal. L’erreur, comme le péché, c’est l’état de nature érigé immédiatement en état de perfection, c’est la contradiction qui ne peut manquer d’exister tout d’abord entre la manière d’être effective de l’esprit et son essence idéale.

Nous devons donc nous défier grandement de cette méthode d’interprétation symbolique, chère au romantisme allemand, qui cherchait, sous les mythes les plus grossiers, les plus hautes idées intellectuelles et morales, et se représentait volontiers l’esprit humain comme ayant traduit en langage sensible, et de plus en plus obscurci, des idées qu’il possédait à l’origine sous leur forme abstraite et intellectuelle. Lorsque s’ouvrit aux regards des érudits et des poètes, le monde merveilleux de l’Orient, on crut y retrouver cette sagesse supérieure et primitive, dont les mythes grecs n’étaient, pensait-on, que le voile de plus en plus épais et trompeur. On se complut dans cette idée que la lumière avait précédé les ténèbres, que la marche de l’esprit humain avait été une décadence ; et qu’il s’agissait pour nous de remonter, des doctrines sensibles et populaires aux vérités éternelles qui leur avaient donné naissance.

M. Zeller est de ceux qui, plus amis de la raison que du sentiment, et, peut-être, de l’hellénisme que du christianisme, réagissent énergiquement contre cette tendance de l’époque romantique. Il est le champion décidé de cette sobre philosophie (nüchterne Philosophie[55]), qui ramène le merveilleux aux proportions du naturel, laisse aux mots leur sens propre et immédiat, trouve tout simple que les représentants de l’enfance de l’humanité aient eu parfois des idées puériles, et exige, pour attribuer aux termes matériels, un sens symbolique, c’est-à-dire, d’une manière générale, pour corriger la lettre par l’esprit, que les auteurs aient explicitement manifesté leur intention à cet égard. La beauté, comme la vérité de l’histoire, est, selon M. Zeller, intéressée à cette exacte restitution. « Je me garderai toujours, dit-il[56], d’abuser du beau nom de philosophie, pour dépouiller les événements historiques de leurs caractères propres, et imposer aux anciens philosophes des déductions contre lesquelles proteste leur propre langage… Les grandes œuvres du passé sont, à mes yeux, de trop nobles choses, pour que je croie les rehausser en les tirant hors de leur milieu et de leurs conditions d’existence. À nos yeux, cette fausse manière de les idéaliser ne les grandit pas, elle les rapetisse. Elle ne saurait, en tout cas, profiter en quoi que ce soit à l’objet devant lequel doit s’incliner toute prédilection pour les personnes ou les systèmes, je veux dire, à la vérité historique. »

Examinés dans cet esprit, les débuts de la philosophie grecque, c’est-à-dire de la philosophie, nous apparaissent comme relativement humbles, en même temps que comme très-considérables par la révolution dont ils sont le signal.

L’idée d’une explication naturelle et universelle se substituant aux explications partielles et surnaturelles, est nettement présente à l’esprit d’un Thalès, d’un Pythagore et d’un Parménide ; et c’est par là que ces personnages président à la création d’un processus nouveau. Quant à l’élément qu’ils choisissent pour lui faire jouer le rôle de cause universelle, c’est celui-là même qui est le plus près d’eux, celui qu’ils ont en quelque sorte sous la main (was am naechsten liegt) : l’élément sensible[57]. Et ils ne commencent pas par considérer l’élément sensible en général ; ils s’attachent d’abord à l’un des éléments qui tombent immédiatement sous les sens, tels que l’eau, l’air ou le feu, etc. ; bientôt ils analysent les données des sens, et y démêlent ou en induisent des principes de plus en plus subtils, plus dignes, selon eux, du titre de principe universel. En somme, jusqu’à Socrate, selon la judicieuse appréciation d’Aristote, les philosophes restent physiciens[58], c’est-à-dire persistent à identifier l’être avec le sensible.

De plus, ce n’est pas après avoir institué une discussion sur les conditions et la portée de la connaissance, que les premiers penseurs s’arrêtent à ces doctrines. Ils n’ont conscience d’aucune direction préalable de leur esprit, avec laquelle ils aient à concilier leurs idées nouvelles. Ils n’ont pas encore ces prédispositions intellectuelles spéciales, qui accueillent ou repoussent d’abord telle ou telle solution. Rien ne les avertit du rôle que joue le sujet dans la connaissance ; rien ne les sollicite à réfléchir sur l’étendue et la limite des facultés qu’ils mettent en jeu : ils se confient donc naïvement à l’objet sous sa forme la plus externe, et se mettent, en quelque sorte, à son école, comptant que, de lui-même, il leur révélera sa nature. Leurs recherches, en un mot, sont exemptes d’esprit critique. Elles présentent expressément le caractère de l’objectivisme et du dogmatisme. L’esprit, tout absorbé dans la nature, voit en elle la substance et la cause de toutes les déterminations dont il prend conscience.

C’est ainsi que la philosophie débute naturellement par l’erreur ; et que cette erreur consiste à ériger dogmatiquement le contenu actuel de la raison, à savoir une notion contingente et incomplète du monde sensible, en explication universelle et nécessaire, conforme à l’idéal philosophique lui-même. Mais ce n’est là, pour la pensée, qu’un point de départ ; et bientôt se produit en elle une évolution qui obéit à une loi de plus en plus précise.

2. L’erreur est, de sa nature, instable et caduque[59]. Car elle implique une double contradiction, à la fois interne et externe ; or, ce qui est en lutte, et avec soi-même, et avec les forces extérieures, est destiné à périr.

L’esprit qui affirme l’erreur est en contradiction avec lui-même. Car son essence est la forme de l’universel et de l’un, et l’erreur est la combinaison de cette forme avec une matière inadéquate. Or, tant que l’esprit est à peine réalisé, cette contradiction n’existe guère elle-même qu’en puissance ; mais à mesure que l’esprit, un centre d’attraction, groupe davantage autour de lui les éléments qui ont de l’affinité pour sa nature, et accroît, par là même, son être et l’énergie de son action, la lutte entre l’essence et l’accident, entre le tout et la partie, entre la loi et le fait, devient de plus en plus inégale. L’organisme, une fois constitué, repousse ce qui n’entre pas dans son concert. C’est ainsi que le contingent, qui est le désordre même, recule devant le nécessaire, qui est l’ordre, à mesure que celui-ci acquiert plus de réalité et de consistance.

D’ailleurs, l’erreur n’est pas seulement en contradiction avec la vérité : elle est aussi en contradiction avec les autres erreurs. Il n’y a pas d’harmonie profonde et durable dans le domaine du faux ; et c’est une nécessité que le"s puissances qui sont en lutte avec la vérité soient aussi en lutte les unes avec les autres. Ce qui n’est pas l’un et l’infini ne peut qu’être multiple et fini : ainsi l’opposition et l’antagonisme est de l’essence même de Terreur. Mais, par là même, les erreurs tendent spontanément à s’entre-détruire et à laisser se dégager la vérité. Chaque fait contraire à la loi est en butte aux assauts des autres faits, comme à ceux de la loi elle-même, et, ne trouvant rien où se prendre, retombe dans le néant. La loi et l’esprit se forment ainsi par une sorte de sélection naturelle, les éléments contraires s’éliminant d’eux-mêmes.

L’erreur, d’ailleurs, ne disparaît pas sans laisser à l’esprit d’utiles enseignements et de fécondes impulsions. D’abord elle lui a, la première, fourni un contenu et communiqué l’existence effective. C’est grâce à elle qu’il a pris conscience de sa nature et de sa destination. Ensuite, elle ne succombe que parce qu’elle avait méconnu le caractère borné des représentations qu’elle érigeait en vue complète et définitive. Elle appelle donc une affirmation nouvelle, qui la corrige en la complétant ; et la spontanéité de l’esprit, sous l’empire de cette sollicitation, va instituer une nouvelle série d’expériences. Mais l’affirmation nouvelle aura d’autant plus de chances de combler entièrement la lacune constatée, qu’elle sera elle-même aussi distincte que possible de la précédente ; et ainsi la chute d’une erreur doit avoir, tôt ou tard, pour résultat la formation d’un jugement symétriquement opposé à cette erreur même. De plus, le discrédit où est légitimement tombée l’erreur précédente, et en même temps la nécessité de développer une idée pour elle-même, si l’on veut que cette idée acquière toute la précision et toute la fécondité qu’elle comporte, entraînent cette conséquence, que l’idée nouvelle ne se bornera pas à revendiquer une place à côté de la précédente, mais la refoulera plus ou moins complètement, et prétendra, à elle seule, être le tout. Ce moment est à la fois un progrès et une décadence : un progrès, en tant qu’un nouveau principe est mis au jour ; une décadence, en tant que sont dédaignés et sacrifiés les avantages que le précédent principe portait avec lui. Il doit même arriver que la révolution apparaisse bientôt comme plus funeste qu’utile ; car elle écarte un principe arrivé à son maximum de développement et doué, par le temps lui-même, de sérieuses conditions d’existence, pour y substituer une idée à peine éclose à la réalité, et dont les avantages, si elle en possède, n’existent encore qu’en germe. Mais l’erreur qu’il s’agit d’extirper continue d’exercer sa mission salutaire, en montrant à quelles conditions doit satisfaire le nouveau principe pour suppléer et dépasser l’ancien. Il se produit une lutte qui favorise et qui dirige l’essor du nouveau principe, et qui lui permet d’acquérir peu à peu tout le développement et toute la puissance dont il est capable.

Cependant le second principe, qui est l’antithèse du premier, n’est pas plus que lui adéquat au tout ou à l’infini. Servi par son caractère exclusif (Einseitigkeit) tant qu’il se bornait à lutter pour l’existence, il rencontre, dans ce caractère même, un obstacle imprévu et insurmontable, lorsqu’il prétend suffire à discipliner tous les éléments de la réalité. Une troisième démarche de l’esprit devient donc nécessaire pour ressusciter le premier principe dans ce qu’il avait de légitime, tout en maintenant le second, auquel l’insuffisance du premier a donné naissance.

Cette troisième démarche de l’esprit consiste à chercher un principe, non plus opposé, mais supérieur, sous lequel puissent se coordonner et se réconcilier les principes antagonistes. Ici encore, l’esprit, qui marche sur un terrain nouveau pour lui, essaie plus d’une direction avant de rencontrer la voie qui mène au but. Il doit arriver cependant que, dans le nombre des principes qu’il essaie, il finisse par s’en rencontrer un qui réponde à la question proposée. Dès lors, l’esprit a fait un pas vers la vérité, vers lui-même. Il a pleinement réalisé une face de son essence. Il est sorti de l’ordre des abstractions pour entrer dans celui des réalités : il a fixé sous forme de loi et de nature une portion de sa spontanéité libre.

Il n’est point, toutefois, arrivé au but que lui marque son essence idéale. Car la thèse et l’antithèse qu’il a conciliées en une synthèse ne représentent point les deux pôles de la réalité tout entière, mais les deux faces de l’objet restreint sur lequel se portaient ses regards. Il a exploré complètement le terrain sur lequel il se trouvait situé, mais il se trompe en prenant son horizon pour la limite des choses. Il y a, par delà le pays où les circonstances l’ont placé, d’autres contrées, non moins étendues et non moins riches. Une seconde phase va donc commencer, dans laquelle l’esprit érigera en thèse le résultat acquis, opposera à cette thèse une antithèse, et réconciliera cette thèse et cette antithèse dans une synthèse nouvelle. Cette loi doit peu à peu acquérir la fixité et la rigueur, à mesure que l’esprit, s’en pénétrant davantage, réussit mieux à s’épargner les tentatives condamnées d’avance.

Ainsi se produit, d’une manière de plus en plus régulière, une dialectique de la liberté, créant et éliminant tour à tour, pour réaliser l’idée d’une science où le tout des choses serait compris dans son unité. Cette idée, à l’origine, n’existant dans l’esprit que sous la forme la plus abstraite, ne peut être pour lui qu’un principe régulateur, non un principe constitutif : elle peut agir comme aiguillon, non comme guide. Mais à mesure que d’abstraite elle devient concrète, à mesure qu’elle se convertit en faculté vivante de l’esprit, elle donne plus de décision aux démarches de la liberté, elle lui fournit à son tour des points d’appui pour s’élever plus haut. L’un et l’harmonieux prennent corps, la pensée se crée, le principe de contradiction descend de la sphère du possible dans celle du réel. Ce processus s’accomplit avec toute la contingence et le désordre inséparables de l’action libre et individuelle. Toutefois l’histoire, mettant en relief les tentatives suivies de succès, constate entre elles un certain ordre de succession, qui devient plus visible, à mesure que l’on considère des périodes plus considérables.

L’esprit, en résumé, mettant en œuvre les connaissances dont il dispose, débute par l’invention d’un certain nombre d’idées qui arrivent à se grouper en une thèse précise. Cette thèse n’a pas l’universalité qu’elle s’attribue, et l’insuffisance en est bientôt constatée. Alors l’esprit, disposé à la réaction, invente d’autres idées, qui se groupent autour d’une antithèse. Cet antagonisme étant contraire à l’idéal d’unité qui est le mobile du travail philosophique, l’esprit invente une forme supérieure où puissent se réconcilier la thèse et l’antithèse, c’est-à-dire une synthèse. Ainsi, élection des doctrines conséquentes avec elles-mêmes et conformes à la vérité déjà réalisée ; accumulation et organisation harmonieuse de ces doctrines privilégiées : telle est la loi générale qui tend à se réaliser de plus en plus dans l’évolution historique. Cette évolution n’est donc autre chose que l’établissement progressif d’un règne de la vérité.

Cette marche apparaît en effet dans l’histoire de la philosophie grecque, et plus nettement encore dans l’histoire générale de l’esprit humain.

Les premiers philosophes ont ramené les choses à une substance immobile et une, telle que l’eau, la matière infinie, ou l’être, etc. Cette substance ayant paru insuffisante pour expliquer la pluralité et le mouvement, une réaction s’est produite avec Héraclite. Le problème du changement et du multiple a pris le pas sur celui de la substance, et l’idée de permanence et d’unité a été tout d’abord aussi énergiquement refoulée. Dès lors se trouvaient en présence deux philosophies antagonistes : celle de l’un, et celle du multiple. Les concilier parut impossible aux Sophistes. Mais Socrate comprit que cette impossibilité tenait à un postulatum inconscient de ses prédécesseurs, à cette supposition que l’être sensible existe seul véritablement, et que toute science procède, en dernière analyse, de la sensation. Il soutint que la science véritable est celle qui repose sur des concepts (Begriffe) ; et il légua à ses successeurs la tâche d’éprouver ce nouveau principe, et de voir s’il ne lèverait pas la contradiction qui avait ruiné l’ancienne physique.

Avec Socrate commence donc un nouveau procès dialectique, lequel se développe dans les philosophies de Platon et d’Aristote. Le concept, ou idée générale, à la fois un et multiple, apparaît comme la conciliation des éléments auxquels aboutissait la philosophie antérieure. Mais à son tour il laisse bientôt entrevoir qu’il est incapable de tout expliquer. L’idée d’activité et de personnalité, qui avait fait prématurément une première apparition avec les cyniques, se développe chez Aristote et tend à constituer une philosophie opposée à la science du général. Aristote considère la forme ou substance suprême comme possédant une unité absolue, supérieure à l’unité relative des concepts généraux ; et en même temps il admet que cette substance se connaît elle-même et est connue par l’homme. Il y a donc un objet de connaissance et une mesure de la vérité supérieure au concept général. Dans l’ensemble de la philosophie d’Aristote les idées de différence propre et d’activité personnelle viennent contredire la suprématie de l’élément logique. Aristote nie que la vertu soit une et puisse s’apprendre ; et il revendique pour la morale cette existence distincte, que ses prédécesseurs viennent d’assurer à la métaphysique.

L’opposition du concept et de l’activité ne pouvait être levée dans la seconde période, dont le principe était la souveraineté de la science, l’identité de l’être et de l’idée. Avec les Stoïciens et les Épicuriens apparaît une troisième philosophie, qui se place d’abord sur le terrain moral, et qui voit dans le souverain bien la réunion et la réconciliation de la science et de l’activité personnelle.

En même temps que la philosophie s’enrichit ainsi matériellement, elle fait, du côté de la forme, des progrès correspondants.

Au dogmatisme pur et simple de la première période se substitue, dans la seconde, une marche méthodique ; la troisième suscite le grave problème du critérium de la vérité. L’esprit passe ainsi, peu à peu, de la considération de l’objet à celle du sujet, appelant ainsi une philosophie critique, qui, au point de vue grec, lui demeure interdite.

Si maintenant l’on essaie de se représenter la place de la philosophie grecque dans l’histoire générale de l’esprit humain, on verra se vérifier plus nettement encore la loi indiquée par la réflexion.

L’hellénisme recherche les principes de la nature, qu’il considère à priori comme une et harmonieuse. Il aboutit à la détermination de deux principes, la matière et l’esprit, qu’il voit diverger de plus en plus, à mesure qu’il les considère plus attentivement. L’hellénisme expire le jour où esprit et matière sont, l’un exalté, l’autre avilie au point de rendre inconcevables l’harmonie et l’unité admises à priori. Alors commence le Moyen-Age qui place le pivot des choses, non plus dans la Nature, mais dans l’Esprit, aussi purifié que possible de tout élément naturel. Enfin les temps modernes commencent au point où avait succombé la science grecque, à la conception du dualisme de la nature et de l’esprit, et se donnent pour tâche de les ramener à l’unité. Il s’agit, pour l’esprit moderne, de prendre conscience de cette unité, qu’un instinct sûr, mais aveugle, avait affirmée à l’origine. Dès lors l’étude des conditions de la connaissance précède, chez les modernes, toute autre recherche. Le dogmatisme fait place au criticisme, l’objectivisme au subjectivisme. Mais ce subjectivisme n’est, à son tour, qu’une initiation. L’intelligence de la nature vivante, la pleine réalisation de l’esprit, demeurent le but du travail philosophique.

C’est ainsi, qu’en mettant en relief dans l’histoire les tentatives qui ont définitivement réussi, on constate l’existence d’un processus régulier, allant, de plus en plus directement, de la contingence à la nécessité, de l’incohérence à la logique, de l’opinion à la vérité.

3. Il reste à se demander si le but de ce processus est susceptible d’être atteint, c’est-à-dire si l’on peut concevoir comme possible la réduction totale de la liberté en nécessité, de la multiplicité en unité. C’est le propre des mythes religieux de disjoindre radicalement, et de séparer par des intervalles de temps et d’espace les éléments qui, logiquement distincts, sont dans la réalité solidaires et inséparables. Ainsi, dans l’ordre moral, la faute est placée à l’origine ; puis vient, dans le temps, la pénitence et le mérite ; enfin la béatitude est réservée pour l’éternité[60]. Transportée à l’ordre intellectuel, cette doctrine considérerait comme discontinus les trois moments de l’évolution, erreur, dialectique et vérité, et dégagerait le dernier de toute participation au premier, comme le premier de toute participation au dernier. Mais c’est là une conception toute symbolique, une sorte de réfraction idéale due à l’influence de l’imagination. Il est impossible que l’erreur et la vérité soient jamais absolument isolées l’une de l’autre. Car elles se supposent réciproquement. L’erreur n’est autre chose que la première démarche de l’esprit libre. Mais la liberté n’entre en exercice que parce qu’elle a devant elle un objet à réaliser, quel que soit d’ailleurs le degré de généralité et d’indétermination que présente, au début, la conception de cet objet. Cet objet, c’est précisément la vérité. De même la vérité est sans doute le terme de l’évolution, mais par elle-même elle est incapable de se réaliser. Elle n’existe d’une manière concrète qu’autant qu’elle est créée et conservée par la liberté. Or la liberté peut bien s’adapter de plus en plus à son objet, mais elle ne saurait s’y anéantir, sans que disparût avec elle la réalité de l’objet lui-même ; et tant qu’elle subsiste à titre de liberté, elle possède une infinité et une indifférence entre les contraires qui débordent l’idéal de la vérité : elle reste susceptible d’action contingente inadéquate à son objet. D’ailleurs, considérée en elle-même, la vérité, qui n’est autre chose que la réduction à l’unité d’une multiplicité infinie, se refuse à une complète et définitive réalisation.

La nature des choses ne comporte donc qu’un progrès indéfini, où, de plus en plus, la liberté se détermine, et la vérité se réalise, sans que jamais la première fasse entièrement place à la seconde. « C’est ainsi, dit M. Zeller[61], que l’histoire se meut entre la liberté et la nécessité, lesquelles agissent et réagissent l’une sur l’autre. Des libres actions de l’individu se forme, par l’anéantissement spontané du contingent, la trame de la nécessité. La culture libre et individuelle du sol que nous lègue le passé, y dépose les germes de créations nouvelles. Et comme ces créations à leur tour sont l’œuvre d’une libre nécessité, elles portent en elles, avec l’imperfection de l’être particulier, la tendance vers un développement ultérieur. En croisant et séparant tour à tour les fils de sa toile, le Génie de l’histoire met au jour et développe la multitude infinie des formes qui se cachent, indistinctes, au fond de la nature humaine. »

Aussi ne voyons-nous, ni l’ensemble de la philosophie grecque, ni même l’ensemble de la philosophie jusqu’à nos jours présenter l’aspect d’un cercle qui, brusquement ouvert à l’origine, arriverait à se fermer complètement. L’être ne se développe qu’à l’aide d’un principe qui le dépasse lui-même ; et quand il a amené sa nature au point de perfection dont elle était capable, cette nature ne lui suffit plus : il a maintenant une idée claire du principe supérieur dont il s’est inspiré, et c’est ce principe même qu’il a désormais l’ambition de développer. L’ancienne physique obéissait, sans le savoir, à l’attrait du suprasensible. En même temps qu’elle atteignit son apogée, l’idée du νοῦς pénétra dans la conscience réfléchie et réclama un développement spécial. La philosophie logique de la seconde période n’était pas achevée, que le principe moral, de plus en plus impérieux, opérait avec succès la révolution qu’il avait essayée prématurément, dès les débuts de la période, avec les cyniques et les cyrénaïques. La philosophie grecque succombe enfin, sous un dualisme qui la dépasse. Ce dualisme, à son tour, après s’être posé en principe pendant le moyen-âge, appelle une conciliation que cherche encore l’esprit moderne. Celui-ci flotte, en définitive, entre l’idéalisme et le matérialisme ; il ne sait comment passer, ici, du sujet à l’objet, là, de l’objet au sujet.

L’histoire, telle qu’elle nous est donnée, apparaît donc comme un développement et un progrès sans commencement ni fin ; c’est l’action et la réaction méthodique de deux forces de plus en plus inégales sans doute, mais toujours présentes l’une et l’autre ; c’est une unité à deux faces, qui serait entièrement anéantie, si l’une de ces faces venait à disparaître.

Telles sont les principales vues de M. Zeller sur le point de départ, la loi d’évolution et le terme de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire, d’une manière générale, sur le progrès en philosophie. Ce progrès est, selon M. Zeller, régulier et nécessaire, bien qu’il ait ses lois spéciales, compliquées et mélangées de contingence, comme l’esprit lui-même. Le trait distinctif de cette doctrine, c’est de ranger la philosophie tout entière parmi les sciences proprement dites, en n’établissant, entre celles-ci et celle-là, que des différences spécifiques. Les sciences ordinaires ont pour objet certaines portions ou certaines faces de la réalité : la philosophie a pour objet la réalité entière, considérée comme un tout un et cohérent.

Certes l’exposition de M. Zeller est excellemment de nature à nous orienter dans cette variété infinie de doctrines, à nous faire mesurer la distance qui sépare un Platon d’un Parménide, un Kant d’un Aristote, à nous faire démêler telles conceptions, surtout telles méthodes définitivement abandonnées, telles autres, au contraire, décidément adoptées et victorieuses dans la lutte pour l’existence. M. Zeller aura-t-il néanmoins entièrement triomphé d’une critique qui, elle aussi, semble avoir subi avec succès l’épreuve de la sélection naturelle ?

Aujourd’hui, comme au temps des Sophistes, on reproche aux philosophes de n’être pas d’accord sur les principes mêmes de leur science, sur l’objet qu’elle étudie, sur la méthode qu’elle doit employer, sur les résultats définitifs qu’elle a pu obtenir. Or, nous contenterons-nous de répondre que ce reproche vient d’une vue superficielle des choses, et qu’un regard plus pénétrant démêle l’harmonie et le progrès sous l’apparence de la contradiction et de l’immobilité, lorsqu’en fait nous voyons les philosophes remettre perpétuellement toutes choses en question, se demander, tantôt si le principe de causalité est un principe nécessaire ou une habitude d’esprit, tantôt, si le libre arbitre est une apparence subjective ou une réalité ? Y a-t-il une question qui soit véritablement résolue, lorsque sont pendantes celles-là mêmes d’où dépendent toutes les autres ? Cette science a donc l’infirmité singulière d’en être, aujourd’hui encore, à chercher sa voie, à attendre une vérité de quelque importance qui soit universellement admise. Aussi l’histoire de la philosophie est-elle l’objet des interprétations les plus diverses. Tandis que M. Zeller la construit étage par étage, de manière à en former un édifice harmonieux et solide, tel philosophe[62] estime que l’ancienne physique est, en somme, supérieure à toute la philosophie ultérieure, laquelle n’a eu d’autre rôle que de montrer l’impuissance de la méthode subjective à atteindre le but objectif, judicieusement posé par les premiers physiciens. Tel autre[63] met hors de pair l’antique Héraclite, pour avoir entrevu l’identité de l’être et du non-être. Les matérialistes ne voient pas que la philosophie proprement dite ait sérieusement progressé depuis Démocrite. Les panthéistes trouvent l’hylozoïsme antique très-supérieur au dualisme cartésien. Chacun, en un mot, apporte à l’étude de l’histoire de la philosophie des opinions personnelles, et place l’apogée de la philosophie à ce point, voisin ou reculé, de l’espace et du temps, où s’est réalisée la doctrine qui lui agrée le plus.

Vient-on, d’ailleurs, à considérer un système philosophique quelconque, même moderne, on est frappé de la différence qu’il présente avec une œuvre véritablement scientifique. Si la philosophie d’Aristote est, aujourd’hui encore, pleine de mystères, pouvons-nous dire que le système de Kant soit uniformément compris ? Nous assistons en ce moment à une réforme du Kantisme tendant à établir que les principes du maître ont été faussés par ses continuateurs, et que c’est le réalisme, non l’idéalisme, qui est le fruit légitime de la critique kantienne. Il arrive à Kant, conformément à une loi qu’il a lui-même posée, ce qui arrive à tous les grands philosophes : chacun y trouve, en définitive, ce qu’il y cherche, chacun y voit ce qu’il y met. Le texte qu’il nous offre demande à être interprété par un esprit ; et l’esprit n’y rencontre point ces formules et ces raisonnements véritablement scientifiques, qui enchaînent sa liberté. La littérature a une part, et une part importante, jusque chez un philosophe aussi sévère que Kant ; et les magnifiques invocations de l’homme d’honneur au devoir et à la vertu désintéressée sont peut-être des arguments plus puissants que les subtiles déductions du logicien et du critique. Reste-t-il bien sur le terrain de la science, celui qui, pour définir la marche générale de sa philosophie, n’hésite pas à dire[64] : « Ich musste also das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen ? »

En dépit des efforts d’un Spinoza et d’un Hegel, la philosophie n’a nullement atteint, même chez eux, cette précision, cette clarté, cette rigueur de déduction, cette forme abstraite exclusive des images et des métaphores, qui caractérise les expositions scientifiques.

Ces objections que fait la raison vulgaire à la philosophie considérée comme science, ne sont-elles que les sophismes de l’esprit léger et paresseux, qui, pour se dispenser de chercher la vérité, retourne contre elle, soit l’insuffisance de ses interprètes, soit même la contradiction qu’elle rencontre de la part de l’erreur ? Certes, la diversité des systèmes, en ce qui concerne l’histoire de la philosophie, ne saurait, non plus que l’obscurité des philosophes, suffire à prouver que la philosophie n’est pas une science. Il y a du moins lieu de soumettre la question à l’examen, et de voir si la thèse qui fait de la philosophie une science se concilie avec les conditions essentielles de l’histoire de la philosophie et de la philosophie elle-même.

Or la thèse dont il s’agit a pour premier inconvénient de détruire l’intérêt de l’histoire de la philosophie. Qui s’inquiète aujourd’hui de la manière dont Euclide démontrait les éléments de la géométrie ? qui songerait à étudier la mécanique céleste dans Newton, la chimie dans Lavoisier ? En matière scientifique, on n’a recours aux ouvrages dès inventeurs que si l’on espère y trouver quelque indication non encore exploitée par les successeurs. Quant aux portions qui sont du domaine public, c’est chez les savants les plus récents que l’on en cherche l’exposition ; et le vulgarisateur moderne le moins original sera, à cet égard, préféré à Newton. Si la philosophie est une science, elle est toute dans les systèmes actuels, dont les systèmes antérieurs ne sont que les informes ébauches ; connaître la philosophie actuelle, c’est, à fortiori, connaître tout ce qui, dans les philosophies passées, mérite d’être connu.

Dira-t-on qu’il faut effectivement renoncer à étudier la philosophie dans Platon ou dans Aristote, mais que l’histoire de la philosophie n’en conserve pas moins son intérêt à titre d’histoire de l’esprit humain ?

Cette opinion n’est pas aussi plausible à l’égard de l’histoire de la philosophie qu’elle peut l’être en ce qui concerne l’histoire de la physique ou de l’astronomie. Ces sciences, en effet, ont pour objet des choses étrangères à l’homme, et ainsi on y distingue très-légitimement les doctrines et leurs auteurs. Ceux-ci peuvent nous intéresser, alors que celles-là nous paraissent rudimentaires ou erronées. Car la source de l’intérêt qu’a pour nous l’histoire de l’esprit humain, c’est la parenté de nature que nous sentons entre nous et nos devanciers, et cette parenté peut se manifester dans la forme de la science à travers la diversité des résultats. Mais la philosophie n’est pas tournée vers les choses extérieures, elle a en définitive pour objet l’esprit humain lui-même ; elle est le regard de la conscience et de la réflexion promené sur le monde intérieur. Ici la doctrine et l’auteur ne font qu’un, et ne diffèrent que comme le conscient peut différer de l’inconscient. On ne voit donc pas comment l’histoire de l’esprit antique pourrait conserver de l’intérêt, si la philosophie ancienne, comme telle, en était dépourvue. Pour que nous nous retrouvions dans le philosophe, il faut que nous reconnaissions nos idées dans sa philosophie, qui ne fait qu’un avec lui-même.

Funeste à l’histoire de la philosophie, qu’elle dépouille de sa valeur, la thèse rationaliste n’est pas moins grave à l’égard de la philosophie elle-même.

Cette thèse met la philosophie et la science positive en présence l’une de l’autre sur le même terrain. Celle-ci va du multiple à l’un, celle-là de l’un au multiple. Sans doute, à l’origine, les lois empiriquement établies sont si peu générales, et les principes métaphysiques sont si peu développés, que l’esprit ne songe pas à se demander dans quelle mesure se concilient les inductions de la science et les déductions de la philosophie. Mais, grâce à leurs progrès respectifs, science et philosophie arrivent à se joindre et à se confronter mutuellement. Or, s’il y a désaccord, il n’est pas douteux que c’est la philosophie qui succombera. La raison se met du côté où elle trouve la démonstration la plus rigoureuse ; et la métaphysique, avec ses principes transcendants et ses termes mal définis, ne peut égaler la force et la précision d’un raisonnement fondé sur des faits, et réglé sur le simple principe des causes efficientes. Quel est, dès lors, le rôle qui restera à la métaphysique ? On admettra ses conclusions, quand elles seront celles-là mêmes de la science ; on conviendra qu’elle dit vrai, quand elle se bornera à répéter ce que la science démontre. Encore ajoutera-t-on que dans la bouche du métaphysicien, l’assertion n’a aucune valeur parce qu’elle est destituée de ses preuves légitimes. Et si l’on tolère la métaphysique, ce ne sera qu’à titre de servante de la science, admise à lui suggérer çà et là des hypothèses instigatrices.

En un mot, la philosophie qui prend le nom de science descend imprudemment sur un terrain où, tôt ou tard, elle sera refoulée par un adversaire mieux armé qu’elle pour la lutte ; et la seule attitude qui dès lors lui convienne, ce sera celle du positivisme qui, faisant de nécessité vertu, prend à tâche de conférer à la science positive, du haut de ses principes, des droits que celle-ci s’arroge d’elle-même sans son congé.

La raison théorique, telle que le temps l’a faite, ne se confie désormais qu’à la méthode expérimentale. Elle ne reconnaît plus ceux qui, se réclamant d’elle, pratiquent une autre méthode. Si donc la raison théorique est la mesure dernière et unique de la valeur des choses, le progrès de la philosophie ne peut consister qu’à prendre de plus en plus conscience de la vanité de ses prétentions, et à s’effacer de plus en plus devant la science positive.

Mais la philosophie est-elle effectivement placée sur ce terrain de la raison théorique où la science revendique la domination ? Est-ce à la seule pensée qu’elle emprunte ses principes, est-ce dans le seul champ de la pensée qu’elle s’exerce ? Cette idée du tout, de l’un, de l’harmonie universelle, qui est le mobile suprême de la philosophie, émane-t-elle uniquement de cette raison théorique, qui ne dispose que des intuitions sensibles, et est, par là même, à tout jamais enfermée dans le particulier et le contingent ? Cette idée ne serait-elle pas plutôt une aspiration du sentiment, un acte de cette volonté libre et infinie, qui, dans son opération interne, se soustrait aux entraves des lois réalisées, et s’élance du réel vers l’idéal ? Si l’idée du tout a dans la raison sa matière, n’aurait-elle pas sa forme dans la volonté ? La philosophie, en un mot, au lieu de se placer sur le terrain des sciences, ne demande-t-elle pas précisément quelle est la signification et la valeur de la science, et dans quelle mesure elle peut prétendre à représenter l’absolu dans l’esprit humain ? Ne démêle-t-elle pas l’existence d’une activité pratique distincte de la science et possédant des principes qui lui sont propres, tels que le devoir ou le beau, qui diffèrent radicalement du fait et des lois physiques ? Ne poursuit-elle pas, en définitive, d’abord la distinction de la chose donnée et de l’agent, créateur de l’objet et du sujet, de la raison et de la volonté, de la science et de la morale, ensuite le rapprochement et la réunion de ces deux termes en un principe suprême ?

S’il en était ainsi, la philosophie aurait sans doute un lien de parenté avec la science, mais elle en aurait un aussi avec la religion et l’art, qui sont les créations plus ou moins immédiates de l’activité pratique ; et cette double parenté constituerait son caractère propre. Elle ne serait fondée exclusivement, ni comme la science, sur les principes de la raison théorique, ni, comme la religion, sur les principes de la volonté. Elle participerait de la volonté et de la raison, cherchant si l’une doit être élevée au-dessus de l’autre, ou si toutes deux doivent être mises au même rang, si elles doivent être ramenées à l’unité, et de quelle manière. Elle renfermerait et des éléments scientifiques, et des éléments religieux ; et elle aurait pour mission spéciale de déterminer les rapports qui existent entre ces éléments. Dès lors, sans empiéter en aucune façon sur les sciences ou les religions positives, qui, pour elles, constituent les faits, elle aurait sa place légitime dans une sphère distincte, où résideraient les principes de la raison et de la volonté.

Cette conception de la philosophie explique et justifie le mélange de symétrie et d’incohérence que présente cette forme de la spéculation humaine. Nul ne s’étonne que l’art et la religion ne progressent pas d’une manière contenue et méthodique. Nul ne songe à nier la valeur de l’art, sous prétexte que les œuvres de Phidias n’ont pas été égalées après lui, ou la valeur de la religion, sous prétexte qu’elle est stationnaire ou sujette à la décadence. Or, si dans la philosophie, l’élément rationnel ne fait qu’un avec un élément mystérieux, propre à la volonté libre et infinie, on ne peut retourner contre elle l’irrégularité invincible qui paraît dans sa marche. Cette irrégularité de développement, moindre d’ailleurs pour la philosophie que pour l’art et la religion, est chez elle, comme dans les domaines voisins, la suite naturelle et légitime de l’intervention de la liberté.

La transcendance relative de la philosophie explique de même ce singulier phénomène, qu’à travers tous les progrès des sciences positives, la plupart des grandes solutions essayées même par les anciens sont, en somme, dans leurs principes essentiels, demeurées possibles. Certes, la forme et l’expression de l’hylozoïsme, du mécanisme ou du dualisme ne peuvent demeurer ce qu’elles étaient chez un Thalès, un Démocrite ou un Platon ; mais aujourd’hui encore, on voit des philosophes ramener les choses, soit à une force intelligente et en même temps inconsciente, qui rappelle la matière vivante de Thalès, soit à une pluralité infinie de forces aveugles qui rappelle les atomes de Démocrite, soit à une opposition du réel et de l’idéal qui rappelle le platonisme. Jusque chez les philosophes les plus versés dans les sciences positives et les plus soucieux de mettre leur métaphysique en accord avec les faits, nous voyons se produire des théories qui, dégagées de leur enveloppe scientifique, ne diffèrent guère des théories antiques que par un degré supérieur de précision, de méthode et de développement. Il est clair que la sélection s’exerce beaucoup moins dans le domaine de la métaphysique que dans celui des sciences positives. Quel critique circonspect oserait préjuger les opinions philosophiques d’un homme d’après ses connaissances scientifiques ? Inexplicable si la philosophie était proprement une science, ce caractère n’a rien d’étonnant si la philosophie participe de l’art et de la religion, lesquels ne disposent, eux aussi, que d’un petit nombre de formes essentielles, applicables d’ailleurs aux matières les plus différentes.

On comprend par là l’intérêt que présentent, aujourd’hui encore, les plus antiques solutions métaphysiques, considérées en elles-mêmes. Elles répondent à des aspirations qui, appartenant à la volonté libre, sont supérieures au temps et à l’espace. Tandis que l’entendement moderne, synthèse dynamique des efforts accumulés de nos devanciers, ne peut penser comme l’entendement primitif, la volonté libre peut embrasser les mêmes objets qui ont séduit les premiers hommes, s’attacher au même idéal. À cet égard, c’est le génie de l’auteur bien plus que le contenu de sa doctrine qui exerce sur nous une attraction. Aussi préférons-nous invinciblement les maîtres aux disciples, la source vive à la rivière canalisée. Peu nous importe que la monadologie soit plus méthodiquement et plus clairement exposée chez Wolff que chez Leibniz ? C’est chez Leibniz que nous l’étudierons. Si érudits que soient les commentateurs et les disciples de Platon et d’Aristote, nous voulons bien qu’ils nous éclairent, nous leur refusons le droit de s’interposer entre les maîtres et nous. Dans la philosophie, comme dans la religion et l’art, c’est en restaurant le passé qu’on réforme le présent ; et les révolutions les plus fécondes sont celles qui ressuscitent les œuvres les plus antiques. Ne voyons-nous pas en ce moment la philosophie critique revenir à Kant, et telle autre école de philosophie rétrograder au-delà des Kant, des Descartes, des Aristote et des Platon, pour remonter jusqu’à Héraclite. « Philosophia duce regredimur,  » telle est la devise profonde que l’on lit sur une médaille frappée en l’honneur d’un philosophe de l’école de Padoue[65].

Enfin, c’est cette double source de la philosophie qui explique la subsistance invincible de la philosophie, malgré ses échecs sans nombre et le peu d’évidence de ses progrès. Déjà Cicéron a dit (de Finibus, I, i) qu’une fois admise, elle ne peut être contenue et arrêtée dans sa marche. Elle recommence éternellement son œuvre, comme l’artiste, qui ne se propose pas de compléter, par un détail nouveau, la part de beauté qu’ont pu réaliser ses prédécesseurs, mais qui prétend exprimer, pour son propre compte, et d’un seul coup, le beau total, tel qu’il le conçoit, La philosophie est œuvre personnelle. En un sens, elle ne se transmet pas. Chaque homme se fait son système, qui n’est autre chose que la mesure dans laquelle il sait prendre conscience de ses dispositions et de son degré de culture intellectuelle et morale. Aussi la philosophie n’a-t-elle rien à redouter de son impuissance à se constituer définitivement. Si elle ne répondait qu’à un besoin scientifique, les raisonnements des anciens sophistes ou des anciens sceptiques auraient dès longtemps suffi à la ruiner ; car ils valent, à coup sûr, la plupart des objections qu’élèvent contre elle ses ennemis modernes.

Mais elle répond précisément au besoin de mesurer la portée et la valeur de la connaissance scientifique, et de déployer cette faculté d’initiative et de création qui se sent à l’étroit dans le réel et le nécessaire ; et comme cette faculté n’est pas moins essentielle ni moins noble que la raison théorique, à laquelle d’ailleurs elle est indispensable, elle assure la permanence de la philosophie, témoignage de ses vues élevées, comme de sa libre marche qui déjoue les calculs.

La philosophie est donc inexpugnable si, refusant de descendre sur un terrain qui n’est pas le sien, elle s’établit d’abord dans cette région supérieure de l’unité suprême et idéale où doivent se concilier les maximes de la pratique et les lois de la spéculation. Ainsi, mais seulement ainsi, elle justifie pleinement son existence, et imprime à ses œuvres, ce double caractère scientifique et artistique, qui leur assure une place d’honneur parmi les créations de l’esprit humain.

Em. Boutroux.
  1. Strauss, Baur, Zeller, Erdmann, Prantl, Kuno Fischer, etc.
  2. Nous avons entrepris la traduction française de cet ouvrage. Le premier volume paraîtra dans le courant de cette année (librairie Hachette).
  3. Zeitsch. f. Philos. u. Spekulat. Theol. hgg. von Dr. J. H. Fichte, 13e vol. (1844), p. 123-141 : art. de Brandis sur le 1er vol. de l’ouvrage de Zeller. — Cf. Jahrbücher d. Gegenw., hgg. v. Dr A. Schwegler, août-oct. 1844 : Die Philos, d. Griechen, mit Rücksicht auf Zeller’s Gesch. derselb., v Dr Wirth.
  4. Die Zeit, ancien journal de Francfort-sur-le-Main, supplém. au n° 222 (20 déc 1861) : art. non signé.
  5. Gesch. d. neuesten deutsch. Lit. von 1830, bis auf d. Gegenw., 1872, p. 920, b.
  6. Revue Critique, 14 mai 1870, p. 312.
  7. Paru en 1835-1836.
  8. D. F. Strauss in seinem Leben u. seinen Schriften geschildert, 1874.
  9. Vortraege u. Abhandlungen. Leipz., 1865, p. 354-434.
  10. Preuss. Jahrbücher, vol. VII et VIII, art. reproduits dans Vort. u. Abh., loc. cit.
  11. Baur publia en 1837 (Zeitschr. f. Theol.) un article sur le côté chrétien du Platonisme, où il exposait que l’élément relativement pratique de l’État platonicien avait été réalisé dans l’Église chrétienne, et cela en vertu de la doctrine de la substantialité de l’idéal, commune à Platon et au christianisme.
  12. Auteur d’un ouvrage intitulé : Die mensckl. Freih. in ihr. Verhaeltn. z, Sünde u. gœttl. Gnade, 1841. M. Zeller traita en 1846-47, un sujet analogue (Theol. Juhrb, V, VI. V. la note suivante).
  13. Cette revue contient, entre autres études philosophiques de M. Zeller, une série de trois articles intitulée : Ueber d. Freiheit d. menschl. Wiltens, dus Bœse, u. d. moralische Wettordnung (Theol. Jahrb., V, VI, 1846, 1847).
  14. Allant jusqu’à Socrate inclusivement.
  15. Die Zeit, Frankfurt a. M., 20 déc. 1861, loc. cit.
  16. Ueber die Bedeut. u. Aufgabe der Erkentniss theorie, Heidelberg, 1862.
  17. Ueber die Aufgabe d. Philos, u. ihre Stellung zu den übrigen Wissensch., Heidelb., 1868.
  18. Voici la liste de ses principaux ouvrages : Platonische Studien. Tübingen, 1839. — Die Philosophie der Griechen, 1er édit., 4 vol. 1844-1852 ; 2e édit., 5 vol. : Leipzig, 1856-1868 ; 3e édit. : vol. Ier, Leipz., 1869, vol. IIe, Leipz., 1875 ; 4e édit. : Vol. 1er, Leipz, 1877. — Gesch. d. christl. Kirch., Stuttg., 1847. — Eine Uebersetz. u. Erlaeuter. v. Plato’s Gastmahl. Marburg 1847. — Das theolog.' System Zwingli’s. Tüb., 1853. — Die Apostelgesch. nach. ihr. Inhalt u. Ursprung, Stuttg., 1851. — De Hermodoro Ephesio et Hermodoro Platonico. Marburg, 1859. — Vortræge u. Abhandl., Leipz., 1865 ; 2e édit., Leipz., 1875. — Gesch. d. deutsch. Philos, seit Leibniz. München, 1873, 2e édit. 1875. — Staat u. Kirche, Vorlesungen an d. Univ. zu Berlin gehalten, Leipz., 1873. — Dr Strauss in sein. Leben u. sein. Schriften geschildert. 1874.
  19. Phil. d. Gr. (4e éd.) Ier Introd., p. 8, ss.
  20. Phil. d. Gr., 4e éd., vol.Ier (1876), p. 9.
  21. Ueber Willensfr. u. Determinismus, Bern, 1835.
  22. Philos. Schr. I, 417, 59.
  23. Glaubenslehre, II, 363.
  24. Zeller, D. Phil. d. Griech. (4e éd.). I, p. 14.
  25. Zeller, D. Phil. d. Griech, (4 « éd.). I, p. 17.
  26. Desc, Médit., IV, 7.
  27. Ueb. d. Bedeut. u. Aufg. d. Erkenntnisstheorie, Disc. acad. Heildelberg, 1862.
  28. Phil. d. Gr., ii, a, 407 (3e éd.).
  29. II, a, 384.
  30. II, a, 412.
  31. I. 189 (4e édit.).
  32. Cette distinction des sources mortes et des sources vives préside notamment à l’histoire entière du pythagorisme (I, 254).
  33. I, 192.
  34. I. 453 599.
  35. M. Zeller démontre de même, avec une grande rigueur (III, a, 557, 2e éd.) que le περὶ ϰόσμου attribué à Aristote, n’est, ni d’Aristote, ni de Chrysippe, ni de Posidonius, ni d’Apulée ; qu’il faut renoncer à en trouver l’auteur, pour se borner à déterminer l’école et l’époque auxquelles il appartient ; et, que d’après son contenu, cet ouvrage doit être d’un péripatéticien stoïcisant et dater d’une époque comprise entre le commencement de la seconde moitié du premier siècle avant J.-C. et la fin du premier siècle après J.-C.
  36. I, 153.
  37. I, 190.
  38. I, 178.
  39. I, 195.
  40. I, 512-514.
  41. Ueb. d. Bedeut. u. Aufg. d, Erkenntnissth., Heidlb., 1862.
  42. III, a, 323 (2e éd.).
  43. I, 491, sq.
  44. I, 436. — 2. I, 431 sqq.
  45. I, 110-146.
  46. I, 508.
  47. I, 673. — I, 758.
  48. I, 142.
  49. Par exemple il caractérise (I, 137, 142) les trois périodes de la philosophie grecque postérieure à Aristote par les expressions : unmittelbar auf’s Objekt gerichtete Philosophie, Philosophie aus Begriffen, et abstrakte Subjektivitaet.
  50. t. I, 139.
  51. H. Heine, De l’Allemagne, 1, 70.
  52. Ueb. d. Freiheit, etc. (op. cit.), Theol. Jahrb. VI (1874), 2. Das Bœse.
  53. Ibid., p. 223.
  54. Die Phil. d. Gr., I, p. 6.
  55. I, 22.
  56. I, Vorwort, iv.
  57. I, 123, 145, 149.
  58. I, 151, sqq.
  59. Cf. Theol. Jahrb, ' VI, 222.
  60. Theol. Jahrb, VI, 81.
  61. Theol. Jahrb. VI, 257.
  62. Lewes, The history of Phil., I, 103, et pass.
  63. Lassalle.
  64. Kant. Krit.d. r. Vern., Vorrede. 2me Ausg.
  65. Victor Egger : Sur une médaille frappée en l’honneur d’un philosophe de l’École de Padoue (Mémoires de la société académique de Maine-et-Loire,tome xxxiii)