M. le Docteur Carl Peters

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M. le Docteur Carl Peters
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 673-684).
M. LE DOCTEUR CARL PETERS

Un Allemand me disait : « Nous sommes fiers de notre Wissmann ; nous le sommes moins de notre Peters, et pourtant de ces deux Africains, celui dont nous faisons le moins de cas est peut-être le plus original et le plus remarquable. » Il y a plusieurs sortes de voyageurs et d’Allemands, et M. de Wissmann n’a guère de commun avec le docteur Peters que le courage intrépide et l’esprit d’entreprise. L’un est un soldat qui se laisse encadrer et employer ; l’autre est un irrégulier qui n’en fait qu’à sa tête, un Imaginatif qui n’est bon que pour les tâches qu’il s’impose à lui-même.

Les irréguliers ont beaucoup d’ennemis ; mais quand ils savent narrer leurs aventures, on les écoute avec plaisir. En même temps que le major de Wissmann racontait son second voyage à travers l’Afrique équatoriale, le docteur Peters publiait dans un gros et beau volume le récit détaillé de l’expédition qu’il entreprit en 1889 pour porter secours à Emin-Pacha. Le major a le style net, concis, court, rapide, d’un vrai militaire ; le docteur a beaucoup de verve, de naturel, de chaleur et le don de l’émotion communicative ; son livre est assurément l’un des récits de voyages les plus curieux et les plus captivans qu’ait inspirés le continent noir, A deux reprises, le bruit courut en Europe qu’il avait péri en route avec tout son monde, et il y eut des Allemands que cette nouvelle n’attrista point. Heureusement elle était fausse. Après de nombreux hasards, le docteur avait atteint l’Uganda ; de Mengo il se rabattit sur le sud pour gagner Bagamoyo, qu’il atteignit au mois de juillet 1890. Comme il traversait le lac Victoria, il se croisa avec une embarcation qui conduisait des missionnaires français à l’île Sesse. Les bateaux s’accostèrent, le docteur se nomma. — « Quoi donc! le docteur Peters en personne ! s’écria l’un des missionnaires. Vous n’êtes donc pas mort? — Non, messieurs, je ne suis pas mort du tout. » Il l’a bien prouvé en écrivant son livre ; rarement plume de Saxon fut plus vivante[1].

Si l’on ne regarde qu’au résultat, on peut dire que son expédition, faite aux frais d’un comité allemand, fut une entreprise tout à fait manquée. On l’avait chargé de se rendre dans le Wadelaï pour y prêter main-forte à Émin-Pacha, qu’on croyait sur le point d’être écrasé par le mahdi. Comme il se flattait déjà de toucher au terme de son laborieux voyage, il eut le chagrin d’apprendre que depuis longtemps la cage était vide, qu’Émin avait été délivré ou enlevé par Stanley et, de gré ou de force, emmené par lui à la côte. Pour se consoler de son mécompte et faire œuvre utile, M. Peters obtint que le sultan du riche pays d’Uganda s’engageât à abolir l’esclavage dans ses états et conclût un traité d’amitié avec l’empereur d’Allemagne. La première chose qu’il apprit en arrivant à Bagamoyo fut qu’en vertu de la convention signée entre l’Angleterre et l’Allemagne, l’Uganda revenait à la première de ces puissances et qu’il avait travaillé pour la reine Victoria. A travers mille dangers et au prix des plus grands efforts, il n’était allé chercher en Afrique que deux grandes déconvenues.

Ce voyage improductif a eu du moins l’utilité de montrer tout ce que peut faire d’étonnant un docteur saxon, au visage taillé en couteau, à l’œil impérieux et plein de mystère, essayant sur les choses comme sur les hommes la puissance magnétique de son regard, type étrange de casse-cou philosophe qui, en courant les aventures, aime à se répéter avec Horace : Æquam memento,.. ou avec Schiller: « C’est dans ton cœur que luit l’étoile de ton destin, » ou avec Goethe : « Dieu ne fait pas la paie à la fin de chaque semaine. » Mais les épigraphes qu’il a placées en tête des chapitres de son livre en apprennent moins sur lui que ce passage d’une lettre qu’il écrivait le 24 août 1889 : « j’ai eu l’art de me rendre désagréable à une foule de gens. Selon sa coutume, l’Allemagne, pour qui je travaille, sera furieuse contre moi. Je n’ai rien à attendre de personne, mais rien ne me fera reculer. La faim, la canaille noire, la pluie, le vent, la maladie, tout obstacle qui se croirait de force à m’arrêter me paraît absolument risible... Si je succombe, ce sera en combattant et après avoir prouvé que je suis un homme. »

Au début, il avait tout contre lui, M. de Bismarck qui le goûtait peu et dont il ne pouvait attendre ni aide ni protection, et l’Angleterre qui voyait de mauvais œil un Allemand se portant au secours d’un autre Allemand dont elle aspirait à se débarrasser. Il avait résolu de remonter le Tana. Ce fleuve de l’Afrique orientale reçoit ses premiers affluens des mêmes plateaux qui alimentent le Nil, et après avoir, comme le Nil, traversé dans son cours moyen des steppes où il forme de nombreux rapides et créé dans son cours inférieur de riches terrains d’alluvion, il se jette dans l’Océan-Indien au sud du royaume de Witu. Avant que M. Peters pût atteindre Witu, les Anglais lui avaient donné mille ennuis et s’étaient permis de lui confisquer une partie de ses armes et de ses marchandises d’échange. Il se proposait d’emmener 100 soldats et 600 porteurs. Il dut en rabattre et réduire sa caravane à 16 chameaux, 8 ânes, 1 cheval, 2 chiens, 80 porteurs, 13 porteuses, 25 soldats somalis, 4 chameliers, 8 domestiques, cuisiniers et marmitons.

Plus tard, son arrière-garde tardant à le rejoindre, il se lancera avec 60 hommes en tout dans des régions inconnues et souvent mal habitées. Il s’était dit qu’une petite troupe accoutumée à une exacte et sévère discipline en vaut une grande, qu’un chef qui tient en main ses hommes peut s’en promettre des merveilles, qu’il se forme entre eux et lui ce qu’il appelait « un lien démoniaque, ein fast dæmonisches Band. » Il ne négligea rien pour dresser son monde; toute peccadille était rigoureusement châtiée, et il ne levait jamais une punition. Il n’avait d’indulgence que pour ses chameaux, que, par le conseil de ses chameliers, il entretenait en santé en leur administrant du bouillon de mouton et qu’il finit par décharger de tout fardeau, les laissant cheminer à leur aise, « comme de vrais gentlemen, » ce qui ne les empêcha pas de mourir l’un après l’autre.

Le second principe du docteur Peters, qui en a beaucoup, est qu’en Afrique, lorsqu’on ne dispose pas de moyens suffisans, il faut y suppléer non-seulement par la discipline, mais par une absence complète de scrupules dans la façon de traiter les indigènes, que, s’ils refusent de se laisser réquisitionner contre paiement, il faut leur prendre de force tout ce dont on a besoin, que le droit de vivre prime tous les autres. Dans le Murdoï, un jour que sa troupe avait faim, il reconnut à des traces de pas que des femmes étaient venues puiser de l’eau dans le Tana, et il fit mettre quelques-uns de ses hommes en embuscade. Au bout d’une demi-heure, onze jeunes filles, appartenant à la tribu des Wandorobbos, apparurent, leur cruche sur la tête. Grande fut leur surprise en se voyant cernées. « Elles nous regardaient avec beaucoup plus d’étonnement et de curiosité que de crainte, et ne résistèrent point quand je leur enjoignis de me suivre dans notre camp; c’est le droit de la guerre dans ces pays, et les femmes savent qu’en pareil cas, ce n’est pas leur vie qui est en jeu. » M. Peters leur déclara qu’il les mettrait en liberté dès que leur tribu aurait consenti à lui fournir de la viande et des guides. Les Wandorobbos n’entendirent pas raison ; ils attaquèrent le camp, on les dispersa à coups de fusil, un d’eux resta sur le carreau. « La question Wandorobbo devenait brûlante. J’étais parti en chasse et n’avais rapporté que deux maigres ramiers. Enfin, vers quatre heures, les Wandorobbos m’amenèrent cinq moutons. Nous nous crachâmes à plusieurs reprises sur les mains et au visage pour nous donner un gage de nos bonnes intentions réciproques, et nous commençâmes à négocier. Ils durent me regarder comme un piètre homme d’affaires, car je leur vendis pour cinq moutons toutes leurs femmes, et dans ce pays une femme vaut jusqu’à cinquante moutons. »

Le docteur avait cru que les Wandorobbos seraient touchés jusqu’aux larmes de son généreux procédé. Ils n’ont pas le cœur sensible, ils refusèrent de passer de nouveaux marchés. Leur sultan étant venu voir M. Peters, il s’empara de lui et le retint prisonnier. Le sultan poussa tout à coup son cri de guerre, semblable au hurlement d’un chacal, et son escorte fit pleuvoir les flèches empoisonnées sur la caravane. M. Peters le mit aussitôt aux fers et le plaça devant lui, pour qu’il lui servît de bouclier. Les Wandorobbos, n’osant plus tirer, recommencèrent à négocier, et de nouveau on se cracha dans les mains et au visage. Ils avaient promis dix moutons, qui tardèrent à venir; on leur en prit deux cent cinquante, et cette fois on eut le cœur en joie, on se reput, on fit bombance, on chanta, on dansa ; on était sorti du noir pays de misère. Les Wandorobbos ne reparurent plus. Le docteur, en négociant avec eux, avait eu soin de mettre ses lunettes noires, qui leur firent une vive impression. Ils avaient fini par se persuader que le diable était venu leur rendre visite en personne et en grand appareil, et sans demander leur reste, ils déguerpirent. Dans plusieurs endroits de son livre, le docteur se plaint que les voyageurs ne s’attachent pas assez à donner aux Africains une haute idée de la civilisation européenne. Ce fut ainsi que pour sa part, aidé de ses lunettes noires, il s’appliqua à civiliser les Wandorobbos.

Sans compter les combats plus ou moins meurtriers qu’il eut à livrer en revenant à la côte, le docteur Peters s’est battu successivement avec les Wagallas, les Wadsaggas, les Wakikujus, les Wakamasias, les Wa-Elgejos, les Mangatis. Mais, de toutes les affaires qu’il a cherchées et facilement trouvées, la plus chaude, assurément, la plus disputée, la plus dangereuse fut celle qu’il eut avec les Massaïs, sur le haut plateau de Leikipia, qui s’étend à l’est du lac Baringo. C’est, selon lui, un des morceaux de la croûte terrestre qui ont vu les premiers la lumière du soleil. Il le compare, dans sa langue imagée, « à une femme ridée et décrépite, sèche comme un vieux parchemin et lasse de la vie, désireuse de se replonger, aujourd’hui plutôt que demain, dans l’abîme rafraîchissant du non-être. » Ce triste pays, qui a des airs de mort et des apparences spectrales, est dominé à l’est par le formidable Kenia, haut de 23,000 pieds, que défendent contre toute approche sa triple ceinture de forêts vierges, ses éboulemens désordonnés, ses moraines et ses glaces éternelles. « Le Kenia porte sur son front une couronne royale, aussi étincelante que le plus pur diamant, et il sert de résidence aux sombres génies du monde primitif, qui, de toute éternité, y tiennent leur sabbat. »

Le plateau Leikipia, où la caravane arriva le 18 décembre 1889, est habité par des tribus de Massaïs, race guerrière très redoutée de ses voisins et originaire, pense-t-on, des pays du Haut-Nil. Le docteur Peters explique leur naturel farouche, indomptable, par les mœurs d’un peuple pasteur, qui tue lui-même, pour les manger, les animaux qu’il élève. Dans l’Arcadie des poètes, nous dit-il, les bergers avaient le cœur tendre, parce qu’ils n’étaient pas bouchers ; mais partout où le berger, depuis des centaines de générations, est tueur de moutons et d’agneaux, comme c’était le cas chez les Mongols et les Huns, son âme s’endurcit; c’est cette lui naturelle qui a fait les Attila et les Gengis-Khan. Ajoutez que ces bergers-bouchers sont des nomades, changeant sans cesse de pâturages, et que leur cœur, devenu aussi errant que les troupeaux qu’ils conduisent, ne connaît plus la douceur des possessions fixes et des longs attachemens. Pour aimer l’homme, il faut commencer par aimer la terre.

Ajoutez encore qu’établis sur de hauts plateaux, où l’hiver et l’été ne se succèdent pas dans l’espace de douze mois, mais toutes les douze heures, l’un régnant du soir au matin, l’autre du matin au soir, les Massaïs sont insensibles à toutes les inégalités de température et que, maîtres de leurs nerfs, il n’est plus d’archet capable de pincer les cordes de leur violon. Le moindre d’entre eux sent tout ce qu’il vaut. Orgueilleux, pleins d’eux-mêmes, leur religion leur enseigne qu’eux seuls sont d’origine divine et que, par une grâce d’en haut, ils ont un droit de propriété sur tous les troupeaux de l’univers; quiconque se permet de n’être pas Massaï et de posséder du bétail est un voleur qui mérite la mort. Se considérant comme une sorte d’aristocratie noire, ils abandonnent aux races inférieures le commerce et ses caravanes, les industries, les métiers manuels, et ils ont des serfs pour soigner leurs troupeaux, dont ils ne se réservent que la garde. Le docteur tient effectivement les Massaïs pour une race de gentilshommes, ennoblie par l’instinct et l’habitude héréditaire de la domination. Comme on voit, il a beaucoup de sympathie pour eux; il en a tué un bon nombre, il n’a garde de leur en vouloir : les petits massacres entretiennent l’amitié. Les villages ou kraals des Massaïs se composent de huttes de terre, de forme arrondie, attenantes les unes aux autres, enfermées dans une enceinte de broussailles et d’épines qui atteint jusqu’à trois ou quatre mètres de hauteur et dans laquelle ils percent quelques portes. Ce rempart est aussi difficile à forcer que les haies de cactus dont s’entourent les villages arabes de l’Afrique du nord. Ainsi que tous les peuples pasteurs, les Massaïs vivent sous le régime patriarcal, et ce sont leurs anciens qui les gouvernent. Mais ce qui les distingue de toute autre peuplade, c’est le célibat qu’ils imposent à leurs guerriers, nommés Elmoran, lesquels forment une classe spéciale et privilégiée, comme dans la république de Platon. Toujours sous les armes, préposés à la garde de la tribu et de ses troupeaux, ils sont entretenus à ses frais et ils sont la gloire de la cité. Ainsi que les femmes, les hommes mariés, qui ne servent qu’à propager l’espèce, sont libres de manger ce qui leur plaît. Tout aliment végétal est interdit aux Elmoran, comme indigne d’eux; ils doivent se nourrir exclusivement de fait et de viande, et avant de passer de la viande au fait, ils prennent un vomitif pour qu’il ne se fasse pas de mélange incongru dans leur noble estomac.

Les Elmoran habitent des kraals réservés à eux seuls ; ils n’y sont pas malheureux, les unions libres embellissent leur vie. Les jeunes filles de la tribu ont le droit de se choisir parmi eux un amant, et le plus recherché est celui qui a tué le plus d’ennemis ou s’est le plus signalé dans les razzias. Ces Elmoran sont de vrais chevaliers. Quand ils partent pour une expédition, leur longue lance à la main droite, portant au bras gauche leur bouclier peint de signes héraldiques, nus comme des singes ou laissant flotter sur leur épaule une fourrure très courte brodée de perles, leur principal souci est d’honorer par leurs prouesses la dame de leurs pensées, dont ils sont jaloux comme des tigres et qu’ils obligent à se vêtir jusqu’à la gorge. Comme le remarque M. Peters, tandis que, au nord-est du Victoria-Nyanza, les tribus efféminées des Bantus laissent aller leurs femmes toutes nues, les Somalis, les Gallas, les Massaïs entendent garder pour eux et protéger contre toute curiosité indiscrète les charmes qui leur ont pris le cœur. A la vérité, si l’Elmoran surveille attentivement sa maîtresse, le Massaï qui épouse n’y regarde pas de si près et laisse ses femmes légitimes sur leur bonne foi ; mari commode, il n’est jaloux que de ses vaches et de ses brebis.

Si farouches que soient les Massaïs, il y a pourtant manière de les prendre. Un Anglais, M. Thomson, avait traversé naguère leur pays sans avoir d’affaire sérieuse avec eux. Il en fut quitte pour souffrir quelques petites avanies, quelques familiarités déplaisantes; il les laissa jouer avec lui comme le chat avec la souris et ne s’offusqua de rien. Il finit par les amuser et leur imposer à la fois en exécutant devant eux des tours de gobelet et de magie blanche; mais ce qui excita surtout leur admiration, ce fut de le voir ôter et remettre à volonté son faux râtelier. Un jour, l’un d’eux le secoua vigoureusement par le nez pour s’assurer s’il était aussi facile à enlever que ses dents. M. Thomson ne se fâcha point, et quand les Elmoran lui dirent : — « Tu es un peu sorcier; crache sur nous pour nous prouver que tu ne nous en veux pas ! » — Il s’exécuta bien vite, et il est à croire que de toutes les complaisances qu’il pouvait avoir pour eux, ce fut celle qui lui coûta le moins.

Si quelque Elmoran à l’âme candide et connaissant peu son monde s’était avisé de toucher au nez du docteur Peters, et que tout le plateau de Leikipia eût été mis à feu et à sang, je n’y trouverais rien à redire. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. De temps immémorial, les Massaïs se sont arrogé le droit de lever un tribut sur toute caravane qui emprunte leur territoire, et le docteur Peters avait juré sur son honneur de Saxon, de civis romanus, qu’il ne se laisserait jamais mettre à contribution. Comme nous l’avons vu, son opinion très arrêtée était qu’un voyageur européen ne doit jamais se plier aux usages africains, qu’on se dégrade en se laissant molester, que la patience est la plus sotte des vertus, que les débonnaires, les bons enfans, buana wasuri, hériteront peut-être du royaume des cieux, mais qu’ils n’entendent rien aux affaires d’ici-bas. — « Le grand principe, nous dit-il, qui règne dans tout l’univers, même dans la nature inorganique, est le principe de la justice inconditionnelle. » — Je doute qu’un Saxon se conforme aux prescriptions de la justice inconditionnelle quand il enlève des jeunes filles pour les échanger contre des moutons, et je ne crois pas qu’en Europe, un homme qui passe d’un pays à l’autre se dégrade en acquittant les droits de douane. Mais le docteur Peters est un entêté qui ne démord jamais, et jamais, fausse ou vraie, il n’est revenu d’une seule de ses idées : une fois le clou planté, on peut y pendre tout ce qu’on voudra, et en voilà pour la vie. Il reproche à Stanley d’avoir eu, à plusieurs reprises, la déplorable condescendance de payer le tribut; et il est le premier, je pense, qui ait accusé Stanley de pécher par un excès de débonnaireté. Allons au fond des choses, le docteur estime qu’un civilisé, qui porte en bandoulière un bon fusil, se déshonore en concédant la moindre bagatelle à un sauvage tout nu, armé d’une lance ou d’un arc. Ce qu’il a voulu sauver, ce n’est pas la justice inconditionnelle ni la gloire de l’empire allemand, c’est l’honneur du fusil à répétition.

Il avait mal débuté chez les Massaïs. Pour leur donner de prime abord une haute idée de son fusil, il tira deux fois sur un vautour et deux fois il le manqua, sur quoi les femmes qui se trouvaient là éclatèrent de rire, en jetant sur leurs fils un regard d’orgueilleuse complaisance : ces guenons, nous dit-il, adorent leurs petits. Piqué au vif, il se promit de le prendre de haut, et à peine fut-il arrivé au grand Kraal d’Elbejet, il tint aux anciens ce discours : « Vous devez savoir que les blancs comme les noirs se divisent en races très diverses. Il y a cinq ans, un Européen a séjourné chez vous; mais il appartient à une espèce aussi différente de la nôtre qu’un Wakikuju peut différer d’un Massaï. Ce blanc était un Anglais, et vous l’avez traité sous jambe. Moi qui vous parle, j’appartiens à la race des Allemands, des Badutschi, et sachez bien qu’un Allemand meurt plutôt que de souffrir qu’on se moque de lui. Si vous ne voulez pas accepter mes propositions pacifiques, me fournir des guides pour aller au lac Baringo et me vendre quelques ânes, vous n’avez qu’à le dire et vous aurez la guerre. Quant au tribut, je ne le paierai jamais. »

Le docteur Peters a encore pour principe, — comme on sait, il en a beaucoup, — qu’à la guerre il faut toujours prendre l’offensive. Il se procura facilement un casus belli, et dans la nuit, accompagné de trente-cinq de ses hommes, il surprit Elbejet, où tout dormait. Après une courte résistance, hommes, femmes, vieillards, enfans s’enfuirent en désordre, laissant sept morts sur le terrain. Le docteur se trouvait maître d’Elbejet, qui commande tout le pays, et il s’était emparé d’un troupeau de plus de deux mille têtes. Il retourna aussitôt à son camp, et donna à sa colonne l’ordre de se mettre en marche. On avait une forêt à traverser; on s’y heurta contre les fiers Elmoran, accourus comme une troupe de loups pour venger leur affront. L’affaire fut très chaude; mais une fois de plus le fusil à répétition triompha des lances empoisonnées, et le vainqueur mit le feu aux quatre coins d’Elbejet : « Au moment où en Allemagne toutes les cloches de l’Avent appelaient les fidèles dans les églises, nous entendions le crépitement sauvage des flammes qui s’élevaient de toutes parts au-dessus du grand kraal. » Dans ce second combat, près de 120 Massaïs avaient succombé, tous frappés par devant; on coupa la tête aux cadavres, on fit rouler ces têtes du haut de la colline en bas, et le docteur croyait toujours entendre le tintement lointain des cloches de l’Avent, qui murmuraient: « Paix au ciel et sur la terre! « s’il aime passionnément les batailles, il n’aime pas moins les ironiques contrastes qui parlent à l’imagination.

Son triomphe lui coûtait cher : il avait perdu sept hommes, et ce qui était plus grave, ses Somalis avaient brûlé 900 cartouches, il n’en restait que 600. Il s’écriait avec Pyrrhus : « Encore une victoire, et c’en est fait de nous! » On continua d’avancer, sans guide, presque au hasard ; la marche était pénible ; on avait soif, on ne trouvait point d’eau. On incendia d’autres kraals, mais les vengeances ne désaltèrent point. On était suivi à la piste par les Massaïs, hurlant comme des hyènes. Le docteur se consolait en pensant que ses ennemis n’auraient pas sa vie, que la dernière balle de son revolver lui servirait à se brûler la cervelle. On atteignit le bord d’une rivière, on passa un gué, on gravit une colline, et pendant quelques heures on se flatta que les hyènes avaient renoncé à leur poursuite et regagné leur tanière. A la première halte, M. Peters se sentit l’esprit assez libre pour jouer à l’écarté avec son lieutenant, M. de Tiedemann. Mais on entendit crier : « Massaï wanakuja ! les Massaïs arrivent! » Il semblait prouvé cette fois qu’ils arrivaient déterminés à tuer ou à mourir, qu’ils feraient un effort désespéré pour anéantir la colonne, qu’il faudrait se battre corps à corps, qu’on succomberait sous le nombre, qu’on était perdu.

Tout à coup, vers cinq heures, le soleil commença à s’obscurcir. Une grande ombre mystérieuse envahit tout le plateau ; elle allait s’épaississant de minute en minute; le Kenia n’apparaissait plus à l’horizon que comme un vague fantôme; le monde semblait prêt à rentrer dans la nuit éternelle. Ce phénomène imprévu frappa d’épouvante les Massaïs; ils l’attribuèrent aux redoutables enchantemens de l’homme aux lunettes noires; et quand la lumière reparut, on les vit au loin se retirant par petits groupes détachés, tristes et honteux comme des fauves qui ont flairé le sang et n’ont pas bu. Le docteur ne pensait plus aux cloches de l’Avent; il se disait que nous sommes en vérité d’étranges créatures, que chacun de nous se croit le centre de l’univers, le nombril de ce vaste monde, que nos obscures destinées n’intéressent pourtant que nous-mêmes, que jamais ni le Kenia ni les astres ne se sont dérangés pour arracher un docteur allemand aux vilaines griffes d’une tribu sauvage.

L’homme aux lunettes noires avait été sauvé par une éclipse totale de soleil; c’était jouer de bonheur, on n’en a pas toujours à sa disposition. Il parvint à sortir vivant du pays des Massaïs, lui et sa troupe; il atteignit le lac Baringo, et après avoir franchi un autre plateau, il descendit dans le bassin du Nil, sur la rive nord du Victoria-Nyanza. M. de Wissmann avait déclaré dans le temps qu’essayer de s’ouvrir un passage à travers le territoire des Massaïs, c’était tenter l’impossible. Le docteur Peters se donna, chemin faisant, le malin plaisir de baptiser du nom de collines Wissmann les hauteurs qui forment la limite orientale de l’Usoga et qui de loin paraissent infranchissables, quoique dans le fait l’ascension en soit aisée. Dans toutes les tribus qu’il traversait, on célébrait sa gloire ; on disait : « Voilà celui qui a battu les Elmoran ! » Mais si ses hommes admiraient son courage, ils admiraient un peu moins son bon sens, et pour tout dire, ils le trouvaient encore plus étonnant qu’admirable. Ils l’avaient surnommé Kupanda Scharo, l’escaladeur de fortifications. Était-il sûr que Kupanda Scharo eût la tête bien saine? Quand ils apprirent qu’il se disposait à les emmener dans le Soudan égyptien, ils lui députèrent le chef des Somalis, Hussein, qui lui dit : « Décidément tu es trop bouillant, c’est le cri universel, et qui t’accompagne court à sa perdition. » Il se mit en frais d’éloquence, les ramena, les persuada, s’en fit suivre; mais chaque jour un de ses porteurs désertait. On peut croire, sans lui faire tort, que s’il avait poussé jusque dans le Wadelaï, il y serait arrivé seul, si par miracle il y était arrivé.

Quand il apprit que l’homme qu’il était venu chercher n’y était plus, il eut un accès de désespoir. Eh ! quoi, tant de peines perdues ! tant de souffrances inutilement endurées! tant de Massaïs massacrés pour rien ! « Ce soir-là, je restai plus longtemps que d’habitude assis devant ma tente, occupé à m’entretenir mélancoliquement avec M. de Tiedemann. Le bois de bananiers, éclairé d’une lueur vague, incertaine, esquissait devant mes yeux des figures grotesques. Dans le lointain, retentissaient les tambours et les chants des Wasogas. Quand je me fus mis au lit, un sentiment infini d’abandon et une profonde pitié pour moi-même envahirent mon cœur. Je pensais à ma patrie, qui avait souffert qu’une puissance étrangère me privât des moyens d’arriver en temps utile pour remplir ma mission. Je me faisais l’effet d’un enfant rejeté par sa mère. Le violent chagrin qui me rongeait ne tarda pas à se résoudre dans un sanglot convulsif. La brise de la nuit glissait à travers les feuilles frémissantes des bananiers; les cimes du haut figuier sous lequel ma tente était dressée s’inclinaient par intervalles, en murmurant d’étranges mélodies. Bercée par cette musique, mon âme finit par se calmer, par se résigner, et comme les arbres se courbent sous le vent, je me courbai, moi aussi, sous les éternels et insondables arrêts de la destinée. »

Si nous sommes tous malheureux de ne pouvoir faire notre volonté, personne ne sent ce chagrin aussi vivement que le docteur Peters. Il ne s’est jamais trouvé dans l’impuissance d’agir sans en éprouver une douleur cuisante, aiguë, et ce sont les seules occasions où il s’attendrisse. Un crocodile mangea l’un de ses hommes qui se baignait dans le lac Victoria; ce qui l’affligea surtout, c’est qu’il ne put tuer le crocodile. Chose curieuse, ce grand volontaire, cet homme pour lequel dire : « Je veux ! » est la joie suprême, la seule qui donne du prix et du sel à l’existence, est en même temps un grand fataliste. Il aime à se persuader que tous les incidens de notre destinée ont été réglés d’avance, qu’un décret souverain pèse sur nous et décide de l’heur et du malheur de nos actions. Il incline même à penser que les puissances mystérieuses qui nous gouvernent nous donnent des avertissemens secrets, dont nous aurions tort de ne pas tenir compte. Il prend ses rêves au sérieux ; il nous rapporte tout au long celui qu’il fit à Angata et comme quoi il crut en dormant entrer dans une maison où des inconnus lui dirent : — « Pourquoi cherchez-vous Émin dans l’Afrique centrale? Il est à Berlin. » — Au même instant, il entendit comme un grondement surnaturel, comme un bourdonnement de fantômes. Il croit aux signes, aux oracles. Dans un moment où il hésitait encore s’il attendrait son arrière-garde ou partirait sans elle, il éprouva le besoin de recourir aux sorts. Il avait une boîte à musique; il en changea le rouleau dans l’obscurité, à l’aveuglette, en se promettant de tenir pour un présage l’air de musique qu’il allait entendre. La boîte joua la marche de Carmen, et il ne balança plus à se mettre en route. C’est ainsi que les hommes les plus audacieux, les plus résolus, tremblent quelquefois de demeurer tête à tête avec leur volonté et prient le hasard de se mettre en tiers entre leurs deux moi.

Si instructif que soit le livre du docteur Peters, ce qu’on y trouve de plus intéressant, c’est bien le docteur lui-même, qui s’y montre à visage découvert, avec sa nature complexe, riche en contrastes. Quoique le repos soit à son sens l’état d’âme auquel il est le plus difficile de s’accoutumer, cet homme d’esprit se demande par intervalles s’il était né pour agir ou pour rêver, pour casser des têtes ou pour approfondir les grands problèmes de l’univers. Il y a dans sa vie des heures de détente, d’apaisement, où sa volonté le laisse tranquille et où son âme devient « l’œil contemplatif des mondes, » selon l’expression de son cher Schopenhauer, qu’il avait emporté en Afrique. Un jour, chez les Massaïs, comme la caravane à demi morte de soif venait enfin de trouver de l’eau, il exposa à M. de Tiedemann la théorie de la négativité dans la sensation du plaisir. Un autre jour, en relisant les Parerga, il médita longtemps sur tout ce qu’il y a d’intentionnel dans notre destinée et de vain dans nos projets, et il pensait au mot de Goethe : « N’aime pas trop le soleil et les étoiles, et tiens-toi prêt à me suivre dans le sombre royaume. » Mais s’il goûte beaucoup la métaphysique de Schopenhauer, il goûte moins sa morale, et la pitié n’est pas pour lui la première des vertus. Après tout, l’existence étant un mal ou une erreur, n’est-ce pas rendre service à un Elmoran que de lui procurer à la fois la joie de ne plus être, et la gloire d’être mort de la main d’un docteur allemand ? Il y a des idéalistes au cœur doux et débonnaire ; l’idéalisme du docteur Peters est un peu brutal ; c’est la métaphysique des durs à cuire, assez semblable à la philosophie de certains califes pour qui tous les hommes étaient des insectes, ou à celle de certains fauves, qui mangent les moutons à la seule fin de leur démontrer que la vie est une illusion.

Cependant il a l’esprit trop généreux pour ne pas apprécier chez les autres les qualités qu’il n’a pas. Comme M. de Wissmann, il a rendu un chaleureux hommage à nos Pères blancs, dont les bons offices lui ont été souvent précieux. Il loue l’organisation de leur ordre, qui fait grand honneur au génie tout pratique de leur éminent directeur, le cardinal Lavigerie. Il loue l’élégance austère qui règne dans leurs installations. Il admire les procédés par lesquels ils enseignent aux indigènes toutes les industries et en font des agriculteurs, des charpentiers, des maçons, des charrons, des armuriers. Il admire surtout leur entier dévoûment à leur œuvre : ils ont épousé l’Afrique, et ils ne divorceront jamais. Il leur demandait s’ils ne retourneraient pas quelque jour en Europe. Ils répondirent : « Tant que nous nous porterons bien, nous ne voudrons pas y retourner, et quand nous serons malades, nous ne pourrons plus. » — « Nous autres voyageurs, dit-il au père Lourdel, nous faisons beaucoup parler de nous; dans le fond, vos aventures sont bien plus héroïques que les nôtres; vous vous sacrifiez à une idée, sans aucune vue d’ambition personnelle, et vos noms sont à peine connus. »

Les Massaïs ont joué de malheur; la philosophie de Schopenhauer s’est présentée chez eux pour la première fois sous la figure remarquable, mais peu avenante du docteur Peters, et ils ont fait là une fâcheuse connaissance. Ils se seraient mieux trouvés d’avoir affaire à un autre docteur, M. Edouard Schnitzer, devenu fameux sous le nom d’Émin-Pacha. Il venait d’entrer au service de l’Allemagne et il remontait vers le nord quand l’homme aux lunettes noires le rencontra à Mpuapua et lui fit le grand plaisir de lui céder les Parerga et d’autres volumes du célèbre philosophe. Émin-Pacha paraît, lui aussi, goûter beaucoup Schopenhauer, ce qui ne l’empêche pas d’être à la fois un homme fort distingué et aussi doux, aussi humain, dit-on, que savant. Il en est de la philosophie comme du christianisme, comme de toute religion ; les mêmes dogmes et les mêmes idées produisent tour à tour des fruits d’une exquise douceur ou amers comme l’absinthe, selon le caractère, le tempérament de ceux qui les professent et qui leur donnent la couleur de leur âme. Comment se fait cette mixture d’une âme et d’un dogme ? C’est un grand mystère. « Si un homme, a dit Voltaire, à qui on sert un plat d’écrevisses qui étaient toutes grises avant la cuisson, et qui sont devenues toutes rouges dans la chaudière, croyait n’en devoir manger que lorsqu’il saurait précisément comment elles sont devenues rouges, il ne mangerait d’écrevisses de sa vie. » Si rouges que fussent les écrevisses, il était écrit que les Massaïs les mangeraient.


G. VALBERT.

  1. Die deutsche Emin-Pascha-Expedition, von Dr Carl Peters. Munchen und Leipzig, 1891.